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Date : 20200506


Dossier : IMM‑1248‑19

Référence : 2020 CF 595

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 mai 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

THOMAS OPPONG NTI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Thomas Nti prétend que l’homme qui a usurpé le trône de sa famille royale au Ghana a assassiné une douzaine de ses parents de sexe masculin. Il ajoute que s’il était renvoyé au Ghana, il serait le seul héritier de sexe masculin du trône et serait également assassiné. Pour ce motif, il a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR).

[2]  Un agent d’ERAR a rejeté la demande de M. Nti, accordant « peu de poids » à chacune des lettres déposées à l’appui de la demande en raison d’un manque de corroboration et de certaines disparités dans les documents. L’agent a également estimé que M. Nti pouvait refuser le titre de chef, si bien que l’usurpateur n’aurait plus aucune raison de le cibler; s’il ne le refusait pas, il pouvait encore obtenir, si nécessaire, la protection du Ghana.

[3]  Je conviens avec M. Nti que la décision de l’agent d’ERAR était déraisonnable. Bien qu’il n’ait tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité de M. Nti ou des lettres de soutien qu’il a déposées, l’agent d’ERAR a néanmoins accordé aux documents « peu de poids » pour des motifs liés à leur authenticité. Il était déraisonnable que l’agent d’ERAR évite de tirer une conclusion sur la crédibilité tout en affirmant accorder « peu de poids » à la preuve sur la base de motifs effectivement liés à la crédibilité.

[4]  Le traitement par l’agent d’ERAR de la preuve documentaire a également entaché son évaluation du caractère adéquat de la protection de l’État, attendu qu’il n’a pas tenu compte de la preuve des multiples assassinats dont la famille de M. Nti a été victime lorsqu’il a conclu que la police pouvait adéquatement le protéger. Par ailleurs, l’agent d’ERAR s’est attardé à tort sur l’existence d’organismes de surveillance de la police pour contrer la preuve importante attestant l’inefficacité de la police au Ghana. Chacune de ces lacunes rend déraisonnable son analyse de la protection de l’État.

[5]  Par conséquent, il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire et la demande d’ERAR de M. Nti est renvoyée pour réexamen.

II.  Questions à trancher et norme de contrôle

[6]  Les préoccupations au cœur de la demande de contrôle judiciaire de M. Nti sont les suivantes :

  1. L’agent a‑t‑il de façon déraisonnable accordé peu de poids à chacune des lettres déposées à l’appui de la demande d’ERAR de M. Nti?

  2. L’agent a‑t‑il mal compris la nature du risque auquel M. Nti est exposé au Ghana?

  3. L’évaluation par l’agent de la protection de l’État au Ghana était‑elle déraisonnable?

[7]  Chacune de ces questions appelle l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable : Benko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1032, au paragraphe 15. Les parties conviennent que c’est cette norme qui s’applique, et ce choix est conforme à la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, après que la présente affaire a été plaidée : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux paragraphes 16, 17, 23 à 25.

III.  Analyse

A.  L’agent d’ERAR a de façon déraisonnable accordé « peu de poids » à la preuve.

[8]  L’agent d’ERAR a accordé « peu de poids » aux neuf lettres, aux deux permis d’inhumation, et à une déclaration de M. Nti. Ce dernier conteste chacune de ces évaluations. L’évaluation du poids qu’il convient d’accorder à la preuve est essentielle à la fonction d’établissement des faits du tribunal administratif. Elle suppose nécessairement l’exercice d’un jugement. La Cour qui examine une telle évaluation dans le cadre d’un contrôle judiciaire ne doit pas y substituer son propre jugement, et n’intervenir que si la conclusion a été tirée de manière déraisonnable, c’est‑à‑dire qu’elle ne tient pas compte de la preuve ou est fondée sur des motifs injustifiés : Benko, aux paragraphes 21 à 23. Afin de déterminer si c’est ce qui s’est produit, la preuve doit être considérée dans son contexte factuel et procédural.

(1)  La demande d’ERAR de M. Nti

[9]  M. Nti est membre de la deuxième des quatre maisons royales de la famille royale Mansen à Wamfie, une ville de la région Brong Ahafo au Ghana. Suivant la tradition, le titre de chef est attribué à tour de rôle aux quatre maisons. Lorsque le chef, un membre de la première maison, est décédé en 1980, c’est un membre de la maison de M. Nti qui devait monter sur le trône. Cependant, un membre de la troisième maison, un certain Ansu Agyei a endossé le rôle de chef. M. Nti affirme qu’Ansu Agyei a depuis assassiné de nombreux parents de sexe masculin de la deuxième maison royale ainsi que d’autres personnes qui s’opposaient à lui ou menaçaient son titre, parmi lesquels son père, assassiné en 1989, un événement qui a amené M. Nti à fuir le Ghana.

[10]  M. Nti se trouve au Canada depuis 1992. La demande d’asile qu’il a présentée à l’époque n’a pas abouti, vu qu’il n’avait pas prouvé son identité. Il ne s’est pas présenté en vue de son renvoi et les autorités ignoraient où il se trouvait jusqu’à son arrestation par l’Agence des services frontaliers du Canada en 2013. Il a ensuite présenté une demande d’ERAR sur le fondement de l’article 112 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. L’ERAR permet à celui qui est visé par une mesure de renvoi de demander une protection, malgré le rejet d’une demande d’asile antérieure : article 112 de la LIPR; Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, aux paragraphes 8 à 10. En présumant qu’aucun problème de criminalité ou de sécurité nationale ne se pose, le demandeur qui satisfait à la définition de « réfugié au sens de la Convention » énoncée à l’article 96 de la LIPR, ou à celle de « personne à protéger » énoncée à l’article 97 de la LIPR au moment de la demande d’ERAR se verra conférer le droit d’asile : alinéa 113c), paragraphe 114(1) de la LIPR; Raza, au paragraphe 11.

[11]  L’agent ayant examiné la demande d’ERAR de M. Nti en 2013 a reconnu que la famille de ce dernier était mêlée à un conflit de chefs de clans et que plusieurs de ses parents avaient été assassinés, mais il a refusé la demande au motif qu’il existait une protection de l’État au Ghana et qu’il pouvait déménager à Accra.

[12]  M. Nti a présenté une autre demande d’ERAR en 2018, laquelle fait l’objet de la présente demande. Conformément à l’alinéa 113a) de la LIPR, cette demande devait être tranchée sur la base de la preuve survenue depuis le rejet de 2013. Pendant les années écoulées entre‑temps, M. Nti se trouvait en détention de l’immigration au Canada parce qu’il refusait de signer une demande de titre de voyage pour le Ghana. Sa propre preuve concernant des événements récents survenus au Ghana provenait donc nécessairement de renseignements transmis par des connaissances, des amis et des parents au Ghana et ailleurs. Certains de ces individus ont rédigé des lettres décrivant les renseignements qu’ils avançaient; ces lettres ont été déposées à l’appui de la demande d’ERAR de M. Nti.

[13]  La demande d’ERAR que M. Nti a présentée en 2018 était étayée par son affidavit, son certificat de naissance, les permis d’inhumation de deux de ses cousins morts le même jour en juillet 2014, la preuve des conditions au Ghana, et six lettres de soutien :

  • - Une lettre de décembre 2013 rédigée par un ami et indiquant que l’oncle de M. Nti et ses deux fils ont été assassinés en octobre 2013;

  • - Deux lettres du premier chef de la région traditionnelle Dormaa : la première remonte au début de 2014 et évoque le conflit des chefs de clans et la mort du père, du frère, de deux oncles et de six cousins de M. Nti. La seconde, datant de 2015, indique que M. Nti est, du fait du décès de l’un de ses oncles et de deux de ses cousins, l’héritier légitime du trône Mansen; cette lettre mentionne à nouveau le décès d’autres membres de la famille et évoque la mort de deux autres cousins (dont le nom est mentionné dans les permis d’inhumation), assassinés dans un incendie criminel;

  • - Une lettre de 2015 rédigée par un faiseur de rois originaire de la région traditionnelle, vivant lui‑même dans la peur en Côte d’Ivoire, qui confirme le décès de l’oncle de M. Nti et de ses deux fils et affirme que les tueurs à gages d’Ansu Agyei continuent de cibler les membres de sexe masculin de la deuxième maison royale;

  • - Une lettre de 2017 de sa mère, rédigée avec de l’aide et qu’elle a signée avec l’empreinte de son pouce, vu qu’elle ne peut écrire en anglais; elle indique qu’il serait assassiné s’il revenait au Ghana en raison du conflit des chefs de clans et décrit certains des litiges en cours à Wamfie;

  • - Une lettre de 2017 d’un membre des « Citoyens inquiets de Wamfie » (en anglais « Concern Citizens of Wamfie »), un groupe de citoyens opposés à des actes allégués de corruption d’Ansu Agyei, qui décrit le conflit des chefs de clans et la menace à laquelle M. Nti s’exposerait s’il retournait au pays.

[14]  La demande d’ERAR de M. Nti a été refusée en 2018, mais le ministre a accepté de soumettre la demande à un réexamen après que M. Nti eut contesté ce refus. Avant le réexamen en question, M. Nti a déposé un autre affidavit, une preuve mise à jour sur les conditions dans le pays ainsi que trois autres lettres de soutien :

  • - Deux lettres émanant du même membre des Citoyens inquiets de Wamfie, datées respectivement de novembre et de décembre 2018, indiquant qu’Ansu Agyei a réduit en cendres le domicile familial de M. Nti où résidait sa mère, que sa photo était affichée sur un babillard public et que la police avait escorté Ansu Agyei lors d’une visite à Wamfie, affichant ainsi le soutien qu’elle lui apportait;

  • - Une lettre d’un journaliste décrivant ses recherches dans la région au sujet du conflit des chefs de clans et les discussions qu’il a eues avec des parents de la famille royale et des membres de la collectivité, durant lesquelles la prétention de M. Nti au trône et l’incendie de sa maison ont été évoqués.

(2)  Les conclusions tirées par l’agent d’ERAR relativement à la preuve

[15]  L’agent d’ERAR a tiré six conclusions distinctes dans lesquelles il a accordé « peu de poids » à la preuve, laquelle était collectivement composée des neuf lettres décrites précédemment, des permis d’inhumation et d’une déclaration provenant de l’affidavit de M. Nti :

  • - Les lettres de l’ami, du premier chef et du faiseur de rois se sont toutes vues attribuer peu de poids, car a) elles n’étaient accompagnées d’aucune pièce d’identité permettant d’établir l’identité de leurs auteurs; b) il n’y avait pas d’enveloppe timbrée indiquant d’où elles avaient été envoyées; c) elles n’étaient accompagnées d’aucun rapport de police ni coupure de presse alors qu’elles évoquaient au moins sept meurtres;

  • - Les deux permis d’inhumation des cousins qui auraient été assassinés dans un incendie criminel se sont vus accorder peu de poids parce qu’ils ont été délivrés le jour même de leur décès et de leur enterrement, et parce que [TRADUCTION« peu d’éléments au dossier décrivaient la cause du décès ou faisaient état d’enquêtes menées sur la mort de ces hommes »;

  • - La lettre de la mère de M. Nti s’est vue accorder peu de poids, étant donné qu’elle ne pouvait ni lire ni écrire l’anglais et qu’elle ne pouvait donc pas comprendre le contenu de la lettre;

  • - Les trois lettres du membre des Citoyens inquiets de Wamfie se sont vues accorder peu de poids, étant donné que son second prénom n’était pas orthographié de la même façon que sur sa carte d’identité de la commission électorale et que, sur l’un des documents, le nom présentait une erreur typographique apparente; aussi, les lettres n’étaient accompagnées d’aucune enveloppe timbrée indiquant leur origine;

  • - La lettre de l’étudiant en journalisme s’est vue accorder peu de poids, car l’auteur n’inclut aucune [TRADUCTION« référence en matière de journalisme » ni le projet achevé sur lequel il travaillait, et parce qu’elle n’était accompagnée d’aucune pièce d’identité;

  • - La déclaration de M. Nti selon laquelle sa résidence familiale a été réduite en cendres à la suite d’un incendie criminel allumé par les hommes d’Ansu Agyei s’est vue accorder peu de poids, étant donné qu’elle n’était accompagnée d’aucun document justificatif comme un rapport de la police ou des pompiers.

[16]  Étant parvenu à ces conclusions, l’agent d’ERAR a estimé que la preuve étayant l’allégation de M. Nti portant qu’il sera persécuté par Ansu Agyei était « négligeable ». Je conviens avec le ministre que cette déclaration peut raisonnablement passer pour une conclusion portant que M. Nti avait déposé une preuve insuffisante pour établir sa demande d’asile.

[17]  Je conviens également que l’agent d’ERAR n’a tiré aucune conclusion en matière de crédibilité. M. Nti affirme avec insistance que sa preuve a été reconnue comme étant crédible, et souligne le fait que l’agent d’ERAR a admis qu’il était issu de la famille royale Mansen, qu’il pouvait succéder à l’ancien prétendant au titre de chef et que Ansu Agyei [TRADUCTION« avait en quelque sorte endossé le rôle de chef ». Le ministre concède qu’aucune conclusion défavorable en matière de crédibilité n’a été tirée. Ainsi, la question qui se pose est la suivante : était‑il raisonnable que l’agent d’ERAR accorde à la preuve [TRADUCTION« peu de poids » alors qu’il a en réalité reconnu qu’elle était crédible?

[18]  La réponse à cette question réside à la fois dans la nature de la preuve évaluée par l’agent et dans les motifs pour lesquels elle a été écartée. Même si toutes les conclusions de l’agent relatives à la preuve sont formulées en indiquant que celle‑ci a reçu « peu de poids », ces conclusions peuvent être considérées comme étant de deux natures différentes : celles qui concernent l’authenticité de la preuve et celles qui touchent à sa valeur probante. La contestation par M. Nti de ces conclusions rend nécessaire de considérer le lien entre les concepts de poids, de crédibilité, de valeur probante et de suffisance de la preuve.

(3)  Poids, crédibilité, valeur probante, suffisance

[19]  Le juge Grammond, de la Cour, a utilement examiné ces concepts et leur interdépendance dans la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14. Compte tenu du caractère exhaustif de cette analyse, il n’est pas nécessaire de la reproduire ici. En guise de résumé, le juge Grammond décrit le poids de la preuve comme étant une fonction de sa crédibilité (sa fiabilité) et de sa valeur probante (sa capacité à établir le fait en cause) : Magonza, aux paragraphes 16 à 31. Il laisse entendre qu’« un décideur ne peut pas tirer de conclusion à l’égard du poids sans avoir au préalable apprécié la crédibilité ou la valeur probante ou les deux », Magonza, au paragraphe 29. Ayant évalué le poids qu’il convient d’accorder à la preuve en s’appuyant sur ces principes, le juge des faits détermine si les éléments de preuve sont collectivement suffisants pour satisfaire aux critères applicables : Magonza, aux paragraphes 32 à 35.

[20]  Le ministre cite toutefois une déclaration du juge Zinn dans la décision Ferguson portant qu’« [i]l est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité » : Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 26; Herman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 629, au paragraphe 17. Cette déclaration semble à première vue contredire celle du juge Grammond dans la décision Magonza, selon laquelle aucune conclusion ne peut être tirée à l’égard du poids sans évaluer la crédibilité. Cependant, ayant lu la citation dans son contexte, je ne crois pas que ce soit le cas. Le juge Zinn a relevé par ailleurs les circonstances dans lesquelles il convient de « passer directement à une évaluation du poids » sans statuer sur la crédibilité :

Cela arrive nécessairement lorsque le juge des faits estime que la réponse à la première question n’est pas essentielle parce que la preuve ne se verra accorder que peu, voire aucun poids, même si elle était considérée comme étant une preuve fiable. Par exemple, la preuve des tiers qui n’ont pas les moyens de vérifier de façon indépendante les faits au sujet desquels ils témoignent se verra probablement accorder peu de poids, qu’elle soit crédible ou non.

[Non souligné dans l’original.]

[21]  En d’autres termes, il est possible que la preuve dont la valeur probante est négligeable ne doive se voir accorder que peu de poids même en présumant qu’elle est crédible, ce qui pourrait nier la nécessité d’apprécier la crédibilité : Ferguson, aux paragraphes 26 et 27; Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305, au paragraphe 18. Je ne crois certainement pas que le juge Grammond dans la décision Magonza a voulu dire qu’un décideur doit évaluer la crédibilité même si cette évaluation est dépourvue de pertinence au regard de la question ultime du poids : Magonza, aux paragraphes 29 à 31. Je ne crois pas non plus que le juge Zinn dans la décision Ferguson a voulu dire qu’un décideur peut directement passer à l’évaluation du poids sans apprécier la crédibilité lorsque la preuve est à première vue probante. Nous ne pouvons pas dire que dans de telles affaires, la réponse à la question de la crédibilité « n’est pas essentielle » : Ferguson, au paragraphe 26. Il en va de même de la déclaration de la juge Kane dans la décision Sallai, invoquée par le ministre, selon laquelle le décideur peut conclure qu’une déclaration solennelle est insuffisante même si sa crédibilité n’est pas en doute : Sallai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 446, aux paragraphes 51 à 57.

[22]  Cela est conforme à la décision rendue par le juge Norris dans la décision Osikoya, citée à la fois par le juge Grammond et M. Nti : Osikoya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 720; Magonza, aux paragraphes 30 et 31. Dans cette affaire, le juge Norris se penchait sur une lettre justificative à laquelle, de prime abord, « on ne pouvait [qu’]accorder une grande valeur probante », étant donné qu’elle donnait une description directe des événements corroborant la demande de protection de la demanderesse. Dans une telle affaire, la question du poids dépend de l’authenticité de la lettre qui « est authentique, ou [...] pas » : Osikoya, au paragraphe 51. Le juge Norris a jugé déraisonnable d’accorder à la lettre un « poids minimal » sans se prononcer sur son authenticité : Osikoya, aux paragraphes 51 à 53. Ce faisant, il a repris à son compte l’observation de la juge Mactavish, qui siégeait alors à la Cour, et que M. Nti invoque également, selon laquelle « [l]es tribunaux ne devraient pas critiquer l’authenticité d’un document et ensuite tenter de couvrir leurs arguments en accordant ‘peu de poids’ au document » : Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082, au paragraphe 20 [Sitnikova #2]; voir aussi Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390, au paragraphe 27.

[23]  Je souligne en passant que je ne puis accepter l’argument du ministre selon lequel l’analyse du juge Norris dans la décision Osikoya est incidente, étant donné qu’il avait déjà relevé d’autres erreurs susceptibles de contrôle. Le juge Norris a clairement indiqué que la décision était déraisonnable parce qu’elle s’appuyait sur les trois conclusions jugées déraisonnables, notamment celle concernant la lettre corroborante : Osikoya, aux paragraphes 62 et 63. Quoi qu’il en soit, j’estime que le raisonnement est convaincant et conforme aux décisions Sitnikova #2, Oranye, Ferguson, Magonza et Sallai.

[24]  Nous pouvons déduire de ce qui précède que le poids devant être accordé à la preuve peut dépendre de sa crédibilité, de sa valeur probante, ou d’une combinaison de ces deux facteurs. La nature de la conclusion touchant au « poids » s’avère particulièrement pertinente dans le contexte procédural d’un ERAR. Ceci s’explique par le fait qu’une telle demande se fait par écrit, à moins qu’il n’existe des « éléments de preuve [...] qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur », qui sont importants pour la prise de la décision et qui justifieraient, à supposer qu’il soient admis, de faire droit à la demande : alinéa 113b) de la LIPR; article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227. Si ces exigences sont remplies, une audience doit être tenue : Sallai, aux paragraphes 45 et 46. Comme l’a fait remarquer la juge Kane dans la décision Sallai, ce sujet a engendré une « jurisprudence considérable » sur la caractérisation des conclusions tirées par les agents d’ERAR : Sallai, aux paragraphes 47 à 52.

[25]  Je souligne que M. Nti n’avance pas un argument d’équité procédurale selon lequel une audience aurait dû être tenue parce que l’agent d’ERAR a tiré des conclusions voilées liées à la crédibilité. Il affirme au contraire que sa preuve a été crue. À mon avis, même s’il peut être inéquitable sur le plan procédural de tirer des conclusions liées à la crédibilité dans le cadre d’un ERAR sans tenir d’audience, il est également déraisonnable d’éviter de tirer de telles conclusions – et donc de décider si une audience doit être tenue – en attribuant simplement « peu de poids » à la preuve pour des motifs ayant trait à la crédibilité et à l’authenticité.

(4)  Les conclusions de l’agent d’ERAR en ce qui touche les lettres corroborantes étaient déraisonnables.

[26]  Comme nous l’avons analysé plus haut, la preuve qui présente de prime abord une faible valeur probante peut se voir accorder peu de poids sans égard à sa crédibilité. Les certificats d’inhumation, qui attestent seulement le décès des cousins de M. Nti et non la cause, peuvent à mon avis relever de cette catégorie, surtout lorsqu’ils sont examinés isolément. Ces certificats ne sont pas en eux‑mêmes très probants pour ce qui est d’établir que M. Nti risque d’être persécuté par Ansu Agyei, même s’ils confirment que les cousins en question sont décédés, comme cela a été déclaré.

[27]  S’agissant de la déclaration de M. Nti selon laquelle sa résidence familiale a été réduite en cendres, cette déclaration, ainsi que celles qu’il a faites concernant des événements récents survenus au Ghana, était nécessairement fondée sur des renseignements qui lui ont été fournis par des tiers, étant donné qu’il était en détention au Canada relativement à l’immigration durant les périodes pertinentes. Sa preuve est ainsi celle de tiers qui n’ont « pas les moyens de vérifier de façon indépendante les faits au sujet desquels ils témoignent »; qu’elle soit crédible ou pas, cette preuve peut se voir accorder un poids limité en l’absence de corroboration : Ferguson, au paragraphe 26. La conclusion de l’agent d’ERAR selon laquelle la preuve de M. Nti sur cette question se verrait accorder peu de poids en l’absence de corroboration n’était pas en soi déraisonnable.

[28]  À cet égard, la situation est différente de celle qui prévalait dans la décision Durrani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 167, invoquée par M. Nti. Dans cette affaire, la demanderesse avait témoigné au sujet de questions dont elle avait une connaissance directe, à savoir les menaces qu’elle avait reçues de l’homme qu’elle avait refusé d’épouser dans le cadre d’un mariage arrangé. Dans ce contexte, le juge Zinn s’est appuyé sur le principe énoncé dans l’arrêt Maldonado pour conclure qu’il était déraisonnable d’exiger une corroboration documentaire de la déclaration de la demanderesse en l’absence d’une conclusion défavorable en matière de crédibilité : Durrani, aux paragraphes 2 à 6; Maldonado c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 CF 302 (CA), à la p. 305. Je ne crois pas que la décision Durrani puisse s’appliquer également à la preuve d’un demandeur qui ne fait que reprendre les déclarations non solennelles de tierces parties.

[29]  Le traitement réservé par l’agent d’ERAR aux lettres corroborantes était toutefois déraisonnable. Ces lettres établissaient que leurs auteurs étaient au fait de questions extrêmement probantes, notablement le meurtre de nombreux membres de la famille de M. Nti. À chaque fois, l’agent d’ERAR a soulevé des questions qui ne pouvaient que concerner l’authenticité des lettres : l’absence de pièces d’identité ou d’enveloppes, le fait que des photocopies avaient été fournies, et des fautes d’orthographe. L’agent d’ERAR n’a pourtant pas conclu que les documents n’étaient pas authentiques, une conclusion qui aurait sapé leur crédibilité et celle de M. Nti, compte tenu de ses déclarations au sujet des auteurs et de leurs lettres, et qui aurait sans doute requis la tenue d’une audience. Pour reprendre les termes de la juge Mactavish, l’agent d’ERAR a, au lieu de cela, « critiqué » l’authenticité des documents, et s’est ensuite efforcé de « se couvrir en [leur] accordant ‘peu de poids’ [...] » : Sitnikova #2, au paragraphe 20.

[30]  Ces constatations étaient essentielles au regard des conclusions de l’agent d’ERAR portant que les lettres de soutien de l’ami, du premier chef, du faiseur de roi, du membre des Citoyens inquiets de Wamfie et de l’étudiant en journalisme devaient se voir accorder « peu de poids ». Ces lettres constituaient pour leur part la majeure partie de la preuve justificative et corroborante déposée par M. Nti. J’estime donc que ces erreurs sont suffisantes pour rendre déraisonnable l’évaluation de la preuve par l’agent d’ERAR, sans devoir me pencher sur les arguments de M. Nti concernant son évaluation de la lettre de sa mère ou l’assertion voulant qu’il ait écarté la preuve en se basant sur ce qu’elle ne disait pas plutôt que sur ce qu’elle disait, allant ainsi à l’encontre du raisonnement tenu dans la décision Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 464, aux paragraphes 22 à 24 [Sitnikova #1].

[31]  Comme je le faisais remarquer plus haut, l’agent d’ERAR a estimé en fin de compte qu’il disposait d’une [TRADUCTION« preuve négligeable étayant l’allégation [de M. Nti] selon laquelle il sera persécuté par Ansu Agyei ». Il n’a tiré cette conclusion qu’après avoir estimé que la preuve appuyant l’allégation devait se voir accorder peu de poids. La conclusion ne peut subsister compte tenu du caractère déraisonnable de l’estimation.

B.  L’agent d’ERAR a mal compris la nature du risque auquel M. Nti était exposé.

[32]  L’agent d’ERAR s’est appuyé sur une réponse à une demande d’information (RDI) citant un professeur ayant déclaré que [TRADUCTION« tout intéressé est libre d’accepter ou de refuser le titre de chef n’importe où au Ghana ». L’agent d’ERAR a conclu, en se basant sur cet élément de preuve que M. Nti [TRADUCTION« peut refuser le titre de chef et Ansu Agyei n’aurait alors plus de raison de le prendre pour cible ».

[33]  Je conviens avec M. Nti que cette déclaration atteste une incompréhension du risque qu’il alléguait. M. Nti affirmait qu’il craignait Ansu Agyei avant de devenir le prochain prétendant au trône, et que des membres de la famille et des partisans ont été assassinés même s’ils n’étaient pas des héritiers apparents. Dans ces circonstances, le fait de présumer que le refus du titre de chef réglerait la moindre question paraît une simplification excessive.

[34]  Cependant, je conviens aussi avec le ministre que cette question était en fin de compte sans importance, attendu que la conclusion de l’agent d’ERAR selon laquelle il existait une protection de l’État adéquate postulait que M. Nti ne refuserait pas le titre de chef. Par conséquent, je conclus que l’incompréhension par l’agent d’ERAR de la nature du risque invoqué par M. Nti à cet égard n’a eu aucun impact sur le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble.

C.  La détermination de l’agent d’ERAR quant à la protection de l’État était déraisonnable.

[35]  L’agent d’ERAR a examiné la preuve sur les conditions dans le pays ayant trait à l’existence et à l’adéquation de la protection de l’État. Cette preuve comprenait notamment la RDI citée plus tôt, qui évoquait la protection de l’État dont pouvaient se prévaloir les personnes mêlées à des conflits de chefs de clans ghanéens. L’agent d’ERAR a cité la preuve établissant que le Ghana exerçait un contrôle effectif sur ses forces de sécurité, et conclu qu’aucune preuve claire ou convaincante n’attestait que l’État était incapable d’offrir une protection ou qu’il n’était pas disposé à le faire.

[36]  M. Nti conteste deux aspects de la conclusion de l’agent d’ERAR sur la protection de l’État. Premièrement, il soutient que l’agent s’est irrégulièrement appuyé sur les efforts déployés par l’État pour améliorer la protection, y compris le déploiement de mesures anticorruptions, plutôt que sur l’adéquation opérationnelle de cette protection. Deuxièmement, il soutient que l’agent n’a pas considéré la preuve établissant que jusqu’à 15 parents et partisans de M. Nti ont été assassinés, dont une douzaine de parents de sexe masculin de la deuxième maison royale et cinq depuis la dernière décision relative à l’ERAR, pour déterminer si M. Nti bénéficierait d’une protection adéquate au Ghana.

[37]  Je conviens que l’analyse de la protection de l’État effectuée par l’agent d’ERAR était déraisonnable. L’agent d’ERAR a souligné un certain nombre d’éléments de preuve signalant un usage excessif de la force par la police, des brutalités policières, de la corruption et de l’extorsion, des retards dans la poursuite de suspects, la collaboration de la police avec des criminels et une [TRADUCTION« perception répandue dans le public de l’incompétence de la police ». Pour contrer cela, l’agent d’ERAR n’a pourtant cité que l’existence d’entités chargées d’enquêter sur des allégations d’usage excessif de la force, de violations de droits de la personne et d’inconduite policière. L’agent d’ERAR n’a pas évalué l’impact opérationnel de ces mesures sur la capacité de la police ghanéenne à protéger quelqu’un dans la position de M. Nti, ce qui est la question pertinente : Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367, aux paragraphes. 21, 26. Je conviens avec M. Nti que l’existence d’organes de surveillance qui n’ont pas pour mandat de protéger les citoyens, mais seulement d’enquêter sur les plaintes portées contre la police, ne permet pas de contrer la preuve attestant le caractère inadéquat de la protection policière : Katinszki c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1326, aux paragraphes 14 et 15, citant Zepeda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 491, aux paragraphes 24 et 25. L’agent d’ERAR n’a pas analysé comment de tels organes affectaient la capacité opérationnelle de la police au Ghana, compte tenu en particulier de la preuve qu’il a citée sur l’inefficacité de cette dernière.

[38]  Apparemment, l’agent d’ERAR n’a pas non plus tenu compte de la preuve établissant que le persécuteur allégué avait pu commanditer le meurtre de nombreuses personnes tout en bénéficiant du soutien de la police locale. Cette preuve était clairement pertinente au regard de la question de savoir si la police pouvait fournir une protection de l’État adéquate sur le plan opérationnel; elle n’a pourtant pas été abordée par l’agent d’ERAR. Si cela est dû au fait qu’il lui avait déjà accordé « peu de poids », le caractère déraisonnable de cette conclusion rend alors nécessairement déraisonnable également celle concernant la protection de l’État. Sinon, le fait d’évaluer cette question sans tenir compte de la preuve du danger précis auquel M. Nti était exposé serait tout aussi déraisonnable, vu que l’agent d’ERAR était censé évaluer le caractère adéquat de la protection de l’État en présumant que l’allégation principale de persécution avait été établie.

IV.  Conclusion

[39]  L’agent d’ERAR a de façon raisonnable écarté la preuve corroborante déposée par M. Nti pour des motifs liés à l’authenticité, et sans tirer de conclusions en matière de crédibilité. Son analyse quant à l’existence d’une protection de l’État adéquate était aussi déraisonnable. Par conséquent, j’estime que l’ensemble de la décision est déraisonnable. La décision est infirmée et la demande d’ERAR de M. Nti est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

[40]  Je conviens avec les parties que la présente affaire ne soulève aucune question devant être certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1248‑19

LA COUR STATUE que :

  1. Il est fait droit à la demande. La demande d’examen des risques avant renvoi de M. Nti est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour d’août 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1248‑19

 

INTITULÉ :

THOMAS OPPONG NTI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 SEPTEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 6 MAI 2020

 

COMPARUTIONS :

Chelsea Peterdy

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Crighton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Refugee Law Office

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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