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Date : 20200618


Dossier : IMM-3100-19

Référence : 2020 CF 708

Montréal (Québec), le 18 juin 2020

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

MAHAMAT MAHAMAT SOULEYMAN BACHIR ADAM MAHAMAT CHIMA

Demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

  1. Aperçu

[1]  Les demandeurs, Monsieur Mahamat Mahamat Souleyman et son épouse Madame Bachir Adam Mahamat Chima, sont citoyens du Tchad. Ils se pourvoient à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] datée du 23 avril 2019 [Décision] dans laquelle la SAR confirme le rejet, par la Section de la protection des réfugiés [SPR], de la demande d’asile de M. Souleyman et son épouse et le refus de leur accorder le statut de réfugié ou de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Alors que la SPR avait refusé la demande d’asile en raison du manque de crédibilité des demandeurs, la SAR l’a rejetée au motif que M. Souleyman et son épouse disposent d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Moundou, une ville située à 400 kilomètres de la capitale du Tchad, N’Djamena.

[2]  M. Souleyman et son épouse s’adressent maintenant à la Cour pour obtenir le contrôle judiciaire de la Décision. Ils affirment que la Décision est déraisonnable et que la SAR a conclu à tort qu’ils disposaient d’une PRI viable à Moundou, une ville qu’ils ne connaissent pas et où, selon eux, leurs agents de persécution pourraient les retracer aisément. Ils demandent à la Cour d’annuler la Décision et de retourner l’affaire devant la SAR pour une nouvelle audience devant un tribunal différemment constitué.

[3]  La seule question en litige est de savoir si les conclusions de la SAR sur la viabilité d’une PRI à Moundou sont raisonnables.

[4]  Pour les motifs qui suivent, je vais accueillir la demande de contrôle judiciaire de M. Souleyman et son épouse. Compte tenu de la preuve qui lui a été présentée et du droit applicable, je ne suis pas persuadé que les motifs retenus par la SAR pour conclure qu’il n’était pas déraisonnable pour les demandeurs de se réfugier à Moundou possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent en regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Dans les circonstances, cela suffit pour justifier l’intervention de la Cour.

  1. Contexte factuel

    1. Les faits

[5]  M. Souleyman et son épouse sont des citoyens du Tchad, de l’ethnie gorane et de religion musulmane. Ils habitaient en Arabie Saoudite, où leurs parents y vivent comme travailleurs émigrés tchadiens.

[6]  En 2012, les demandeurs deviennent amoureux, et la famille de M. Souleyman introduit la demande en mariage auprès de la famille de sa future épouse, Mme Chima. Après quelques mois, en octobre 2012, la demande est refusée parce que, ostensiblement, M. Souleyman est de la caste des forgerons, une caste considérée comme étant inférieure.

[7]  En janvier 2013, M. Souleyman déménage au Tchad où il travaille pour amasser de l’argent afin que sa future épouse puisse venir l’y rejoindre. À cette époque, il travaille comme vendeur dans une boutique de son oncle à N’Djamena. Mme Chima rejoint M. Souleyman au Tchad en septembre 2015, sans l’accord de sa famille. Les demandeurs se marient ce même mois dans une mosquée de N’Djamena, à l’insu de leurs familles.

[8]  Quand les oncles de Mme Chima apprennent la nouvelle du mariage, ils tentent de retrouver les nouveaux mariés au Tchad pour annuler l’union. Craignant d’être tués par la famille de Mme Chima, les demandeurs fuient au Canada en janvier 2016, en passant par les États-Unis.

[9]  En février 2016, ils déposent leur demande d’asile auprès des autorités canadiennes. Ils y allèguent ne pas pouvoir retourner au Tchad ou en Arabie Saoudite, quoique leurs formulaires de Fondement de demande d’asile indiquent uniquement un risque de préjudice grave au Tchad. Les demandeurs précisent que l’employeur de M. Souleyman à N’Djamena, son oncle, aurait été menacé par les parents de son épouse pour avoir été complice de leur fuite du Tchad.

[10]  Dans une décision rendue en mars 2017, la SPR conclut que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait d’établir l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution s’ils retournaient au Tchad. En particulier, la SPR a identifié plusieurs omissions et contradictions dans le témoignage des demandeurs et dans leur récit. Les demandeurs portent cette décision en appel devant la SAR, alléguant que la décision de la SPR comporte de nombreuses erreurs quant à l’évaluation de leur crédibilité.

  1. La Décision de la SAR

[11]  Avant de rendre sa Décision, la SAR a demandé à M. Souleyman et son épouse de répondre à deux nouvelles questions en litige, soit l’existence d’une PRI viable à Moundou et la suffisance de la preuve au dossier quant à une possibilité sérieuse de persécution advenant un retour au Tchad.

[12]  Dans un court affidavit d’à peine quelques paragraphes, M. Souleyman affirme que son épouse et lui ne pourraient pas être en sécurité à Moundou puisque la famille de Mme Chima est toujours à leur recherche et que la naissance de leur fille au Canada a détérioré leur situation. En appui à l’affidavit, les demandeurs se sont contentés de soumettre deux courts articles tirés du site Wikipédia au sujet de la tribu à laquelle appartient M. Souleyman, le peuple Haddad. Ces documents sont admis par la SAR selon les critères du paragraphe 110(4) de la LIPR.

[13]  Dans sa Décision, la SAR rejette l’appel et confirme la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs n’ont ni la qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger. Toutefois, la SAR le fait pour des raisons autres que celles qu’avait retenues la SPR. En effet, la SAR s’est d’abord dite d’accord avec la plupart des arguments des demandeurs quant au caractère erroné de l’analyse de la SPR sur leur crédibilité. Qu’à cela ne tienne, la SAR conclut cependant que M. Souleyman et son épouse disposent d’une PRI viable à Moundou, la deuxième ville du Tchad où habitent plus de 100,000 personnes. Concernant le risque dans cette ville et la possibilité sérieuse d’y être persécuté, la SAR détermine que la famille de Mme Chima n’a pas démontré la motivation ni la capacité de retrouver les demandeurs à Moundou. La SAR estime par ailleurs qu’il n’est pas déraisonnable pour les demandeurs de chercher refuge à Moundou, compte tenu du fait que M. Souleyman est éduqué et s’est installé seul à N’Djamena, où il a trouvé un emploi de chargé de vente. La SAR souligne également qu’outre la vocation commerciale de la ville, les demandeurs n’ont pas allégué de difficultés spécifiques en lien avec la vie quotidienne à Moundou.

  1. La norme de contrôle

[14]  Il est bien établi que la norme de la décision raisonnable doit être appliquée par la Cour lorsqu’elle révise les conclusions de la SAR portant sur l’existence d’une PRI (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35; Kaisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 789 [Kaisar] au para 11). Depuis l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le cadre d’analyse repose désormais sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas. Cette présomption ne peut être réfutée que dans deux types de situations. La première est celle où le législateur a prescrit la norme de contrôle applicable ou a prévu un mécanisme d’appel de la décision administrative devant une cour de justice; la seconde est celle où la question faisant l’objet du contrôle tombe dans l’une des catégories de questions à l’égard desquelles la primauté du droit commande un contrôle selon la norme de la décision correcte (Vavilov aux para 10, 17; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] au para 27).

[15]  Aucune des situations justifiant de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce. La Décision de la SAR est donc assujettie au contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Les parties ne le contestent pas.

[16]  Quant au contenu lui-même de la norme de la décision raisonnable, Vavilov s’inscrit dans la continuité du cadre d’application de cette norme, tracé par l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] et ceux qui l’ont suivi. Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes aux para 2, 31). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99, citant Dunsmuir aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

  1. Analyse

[17]  Le critère permettant d’évaluer la viabilité d’une PRI comporte deux volets. Le premier consiste à s’assurer qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile soit persécuté dans la région proposée pour le refuge interne. Le second exige que les conditions régnant dans la région identifiée soient telles qu'il ne serait pas déraisonnable, à la lumière de toutes les circonstances en cause, y compris la situation personnelle du demandeur d’asile, que ce dernier s’y réfugie (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] CF 589 (CA), 109 DLR (4th) 682 [Thirunavukkarasu] au para 12; Rasaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA), 140 NR 138 au para 47; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 350 aux para 10, 26; Mora Alcca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 236 au para 5).

[18]  Ce critère à deux volets assure que le Canada se conforme aux normes internationales en matière de PRI. Comme je l’ai indiqué dans Kaisar, l’analyse d’une PRI repose sur le principe voulant que la protection internationale ne puisse être offerte aux demandeurs d’asile que dans les cas où le pays d’origine est incapable de fournir à la personne qui demande l’asile une protection adéquate partout sur son territoire. Il est bien établi que la protection internationale est une mesure de dernier recours; un demandeur d’asile doit d’abord tenter d’obtenir la protection de son propre pays et, au besoin, se relocaliser dans son pays avant de rechercher la protection d’un pays tiers. Il incombe à un demandeur d’asile de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans tout son pays d’origine et qu’il lui est déraisonnable de s’établir dans une PRI (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164, 266 NR 380 [Ranganathan] au para 13; Thirunavukkarasu au para 2). Dans la Décision, la SAR réfère expressément à ce test bien établi pour déterminer la viabilité d’une PRI, et rien ne peut lui être reproché au niveau du critère juridique retenu pour son analyse.

[19]  Toutefois, les demandeurs soutiennent que la SPR a erré dans son évaluation des deux volets du critère.

[20]  Au niveau du premier volet, les demandeurs reprochent notamment à la SAR d’avoir minimisé la crainte soulevée dans l’affidavit de M. Souleyman suite aux questions de la SAR. Dans son affidavit, M. Souleyman a déclaré que la famille de son épouse a rendu visite à son oncle et lui a formulé des menaces. M. Souleyman s’est exprimé en ces termes :

Ils me rapportent que la famille de mon épouse vient toujours chez moi, ou [sic] réside mon oncle pour s’enquérir de mes nouvelles et savoir ou [sic] nous sommes.

[…]

Les membres de sa famille disent que si mon épouse ne revient pas et qu’ils nous croisent, nous « paierons », qu’ils ont été déshonorés par cette union. Ils disent que nous serons punis, qu’ils donneront mon épouse à un autre homme. Je crains pour ma vie ;

Mon épouse et moi-même sommes originaires de N’Djamena. Cependant, nous ne pouvons pas être en sécurité à Moundou. II s'agit d’une petite ville économique, de commerce. Les goranes sont de grands commerçants et il est évident qu’un jour ou l’autre, quelqu’un nous reconnaîtra et en fera part à sa famille ;

Je joins à la présente des articles qui mentionnent la situation des forgerons.

[21]  Dans son analyse sur le premier volet, la SAR a retenu que la famille de Mme Chima n’a jamais recherché les demandeurs hors de N’Djamena. Elle a aussi noté l’absence de communications entre les demandeurs et la famille de Mme Chima en Arabie Saoudite, l’ambivalence de la mère de Mme Chima, et le fait que le dossier ne faisait pas état de menaces ou d’actes de violence ciblés. La SAR a aussi référé au passage de l’affidavit de M. Souleyman soulignant que son épouse serait donnée à un autre homme. Elle en a conclu que les menaces contre les demandeurs sont trop vagues et générales pour représenter une possibilité sérieuse de persécution, et que les membres de la famille de Mme Chima n’auraient pas la motivation ou l’intérêt voulus pour les retrouver.

[22]  Les demandeurs prétendent que la SAR a omis d’aborder la question de la menace récente soulevée dans l’affidavit et s’est plutôt concentrée sur les menaces antérieures. De plus, les demandeurs contestent l’affirmation de la SAR selon laquelle les menaces soulevées seraient vagues et générales. Ce faisant, disent-ils, la SAR a fermé l’œil sur les affirmations contenues à l’affidavit de M. Souleyman faisant référence au fait que les menaces perdurent toujours, à la crainte pour sa vie, et à la menace bien concrète de les faire payer, de les punir et de donner son épouse à un autre homme.

[23]  Je comprends que, selon M. Souleyman et son épouse, la preuve qu’ils ont soumise traduit à leurs yeux un intérêt continu de la part de la famille de Mme Chima pour les retrouver et l’expression de menaces soutenues des agents de persécution à leur endroit. Toutefois, une lecture attentive de la Décision me convainc que la SAR s’est penchée sur les diverses affirmations contenues dans l’affidavit de M. Souleyman et pouvait en retenir que les menaces soulevées par les demandeurs demeuraient vagues et générales et manquaient de spécificité. Certes, je concède que la SAR aurait pu élaborer davantage, mais je ne considère pas pour autant qu’elle a ignoré la preuve dont elle disposait. Au final, les arguments avancés par les demandeurs expriment d’abord et avant tout leur désaccord sur l’appréciation de la preuve effectuée par la SAR sur le premier volet de l’évaluation de la PRI, et invitent en fait la Cour à préférer leur opinion et leur redécoupage de la preuve à l’analyse faite par la SAR. Or, ce n’est pas là le rôle d’une cour de révision en matière de contrôle judiciaire.

[24]  La norme de contrôle de la décision raisonnable signifie que la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard des décisions factuelles de la SAR, lorsqu’elles trouvent appui dans la preuve (Vavilov aux para 125-126). Cela implique qu’il ne m’incombe pas d’évaluer la décision qu’a rendue la SAR par rapport à celle que j’aurais peut-être rendue si j’avais été à sa place. En l’espèce, il m’est possible de comprendre sur quelle preuve se base le SAR pour conclure comme est l’a fait sur la possibilité sérieuse de persécution des demandeurs à Moundou. Je ne partage donc pas l’avis des demandeurs à l’effet que les conclusions de la SAR sur le premier volet de la PRI sont déraisonnables.

[25]  L’analyse du second volet de la viabilité de la PRI pose cependant plus de problème. La Décision de la SAR à ce chapitre est passablement plus laconique, se limitant à un seul paragraphe. En quelques lignes à peine, la SAR conclut qu’il n’est pas déraisonnable pour les demandeurs de chercher refuge à Moundou compte tenu de la population relativement élevée de ville, de l’expérience de M. Souleyman à N’Djamena, et de l’absence de difficultés spécifiques identifiées par les demandeurs concernant une installation à Moundou. Il est utile de reproduire le court passage de la Décision à cet égard. Il se lit comme suit :

Je conclus qu’il n’est pas déraisonnable pour les appelants de chercher refuge à Mondou [sic]. Il s’agit de la deuxième plus grande ville de [sic] Tchad avec plus de 100 000 habitants. L’appelant est éduqué et s’est installé seul à N’Djamena, où il a obtenu le poste de chargé de vente. Les appelants n’ont pas allégué des difficultés spécifiques en lien avec la vie quotidienne à Mondou, [sic] à part le fait qu’il s’agit d’une petite ville axée sur le commerce. Dans ces circonstances, je conclus qu’il n’est pas déraisonnable d’exiger que les appelants déménagent à Mondou [sic].

[26]  M. Souleyman et son épouse reprochent à la SAR d’avoir erronément conclu, sans explication à l’appui, qu’il n’était pas déraisonnable de leur demander de se réfugier dans une ville où ils n’ont aucun lien ni personne pour les aider, d’avoir ignoré les difficultés auxquelles ils feront face en raison de l’origine ethnique de M. Souleyman et du caractère commercial de la ville, et d’avoir incorrectement noté que ce dernier s’était installé seul à N’Djamena.

[27]  Je partage l’avis des demandeurs. En égard au second volet de la PRI, l’analyse de la SAR trébuche selon moi à deux niveaux. D’une part, la SAR s’est méprise sur une partie de la preuve qui lui a été soumise et n’a pas tenu compte de certains éléments au dossier. D’autre part, la SAR n’a pas expliqué comment les éléments retenus pouvaient l’amener à conclure comme elle l’a fait.

[28]  Il ne fait pas de doute que, selon la preuve au dossier, M. Souleyman avait reçu l’aide de son oncle pour s’installer à N’Djamena, que ce dernier lui avait trouvé du travail et qu’il était son employeur à N’Djamena. Aussi, l’affirmation de la SAR à l’effet que M. Souleyman s’était installé seul dans la capitale du Tchad ne trouve donc aucun ancrage factuel dans la preuve. Sur ce point, il est manifeste que la SAR s’est fondamentalement méprise sur la preuve qui lui a été soumise. Par ailleurs, la SAR semble rejeter du revers de la main le fait que la ville de Moundou soit axée sur le commerce. Or, aux dires des demandeurs, le fait que la ville de Moundou ait une vocation commerciale faisait en sorte qu’ils pourraient aisément y être retrouvés en tant que membres de l’ethnie gorane, une ethnie de commerçants, et qu’il n’était donc pas raisonnable pour eux de penser pouvoir s’y installer en sécurité. À la lecture des motifs de la Décision, tout indique que la SAR n’a pas tenu compte de la pertinence de ces éléments, ou du moins n’a pas expliqué pourquoi ils ne méritaient aucun poids.

[29]  Je conviens que l’affidavit de M. Souleyman est avare de détails sur les difficultés que pourraient rencontrer les demandeurs à Moundou. Il eût certes été souhaitable que M. Souleyman étoffe davantage ses propos, avec plus de force et de clarté. Mais, ici, les motifs de la SAR sont tout aussi timides et ne se penchent pas sur le mérite des arguments soulevés par les demandeurs. En regard de la preuve sur l’aide dont a bénéficié M. Souleyman à N’Djamena et du caractère commercial de Moundou qui rendait plus probable le repérage de personnes appartenant de l’ethnie gorane, je dois conclure que ces motifs ne me permettent pas de comprendre comment la SAR a pu parvenir à la conclusion, sur la foi des faits au dossier, qu’il n’était pas déraisonnable pour les demandeurs de s’installer à Moundou. Appliquant la norme de la décision raisonnable aux faits et aux circonstances de la présente affaire, je suis donc d’avis qu’il y a lieu d’intervenir et de casser la décision de la SAR.

[30]  Je ne conteste pas que le fardeau de démontrer qu’une PRI est déraisonnable dans un cas donné est un fardeau qui incombe aux demandeurs d’asile, et qu’il est très exigeant (Singh au para 42; Jean Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1106 au para 21 ; Pineda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1446 au para 14 ; Molina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 349 au para 14). En effet, il leur faut démontrer l’existence de conditions qui mettraient en péril leur vie et leur sécurité là où ils pourraient se relocaliser. La preuve que les demandeurs doivent apporter à cet égard doit être réelle et concrète (Ranganathan au para 15 ; Siliya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 120 au para 8). Je concède aussi que les articles fournis par M. Souleyman ne sont pas tellement détaillés et que la preuve apportée est plutôt mince. Mais les demandeurs avaient néanmoins soumis des éléments de preuve et des arguments qui contredisent les deux raisons éventuellement retenues par la SAR pour déterminer que M. Souleyman et son épouse pouvaient raisonnablement se réfugier à Moundou.

[31]  La SAR se devait d’expliquer sa décision sur ce deuxième volet de la viabilité de la PRI, et je ne suis pas persuadé qu’elle l’a fait. Somme toute, les motifs laconiques de la SAR ne me permettent pas d’être satisfait que la SAR a expressément tenu compte de la situation particulière des demandeurs, et qu’elle a adéquatement analysé leurs prétentions et leurs craintes. Lorsque je lis les motifs en corrélation avec le dossier, il m’est impossible de comprendre le raisonnement de la SAR sur un point central de la Décision (soit le second volet de la viabilité de la PRI), et je n’y retrouve pas un cheminement rationnel de la preuve au résultat retenu. Au vu du dossier qui était devant elle, je ne suis pas convaincu que la SAR s’est raisonnablement penchée sur le risque particulier que M. Souleyman et son épouse couraient en s’installant à Moundou.

[32]  Suite à l’arrêt Vavilov, une attention particulière doit désormais être portée au processus décisionnel et à la justification des décisions administratives. Un des objectifs préconisés par la Cour suprême du Canada dans l’application de la norme de la décision raisonnable est de « développer et renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov aux para 2, 143). Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (Vavilov au para 86). En bout de ligne, la cour de révision doit « s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur » et déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99). Suite à l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par les décideurs administratifs constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause », à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite » et à se prémunir contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov au para 79). En somme, ce sont les motifs qui permettent d’établir la justification de la décision.

[33]  Or, dans le cas de M. Souleyman et son épouse, je suis d’avis que les motifs de la SAR ne justifient pas la Décision sur le deuxième volet de la PRI viable de manière transparente et intelligible. Ils indiquent au contraire que la SAR semble avoir fait abstraction de la preuve au dossier et de la pertinence des arguments des demandeurs, qu’elle n’a pas suivi un raisonnement rationnel, cohérent et logique dans son analyse et que la Décision n’est pas conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le résultat et sur la question en litige (Société canadienne des postes au para 30 ; Vavilov aux para 105-107).

[34]  Je reconnais que, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour n’est pas autorisée à apprécier à nouveau la preuve ou à substituer sa propre évaluation des faits à celle du décideur administratif. La déférence envers un décideur administratif inclut une déférence à l’égard de ses conclusions de fait et de son appréciation de la preuve (Société canadienne des postes au para 61). Dans la même veine, j’accepte que le caractère raisonnable des motifs ne se mesure pas au poids. Il n’est pas nécessaire que les motifs d’une décision soient exhaustifs. En revanche, il faut qu’ils soient compréhensibles et justifiés. Quel que soit le nombre de mots utilisés par le décideur ou quelle que soit la concision de la décision, le critère demeure le même : les motifs doivent être justifiés, transparents et intelligibles, et doivent expliquer à la Cour et aux parties pourquoi la décision a été rendue. Le problème, ici, c’est que la preuve au dossier, aussi mince soit-elle, n’appuie pas la courte analyse et les conclusions de la SAR à l’effet qu’il ne serait pas déraisonnable pour M. Souleyman et son épouse de s’installer à Moundou, et que ses motifs s’expliquent pas pourquoi et comment elle a pu aboutir à ce résultat. Ceci suffit, à mon sens et dans les circonstances bien particulières de la présente affaire, pour annuler la décision de la SAR et lui retourner l’affaire pour qu’elle la considère de nouveau.

  1. Conclusion

[35]  Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de M. Souleyman et son épouse est accueillie. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de questions à certifier. Je suis d’accord qu’il n’y a pas matière à le faire en l’espèce.

 


JUGEMENT au dossier IMM-3100-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée.

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 23 avril 2019, rejetant la demande d’asile des demandeurs, est annulée et l’affaire est retournée à ce tribunal, différemment constitué, pour qu’elle soit considérée de nouveau sur la base des présents motifs.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER:

IMM-3100-19

 

INTITULÉ

MAHAMAT MAHAMAT SOULEYMAN ET BACHIR ADAM MAHAMAT CHIMA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE:

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE:

LE 11 juin 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS:

LE 18 JUIN 2020

 

COMPARUTIONS:

Me Stéphanie Valois

 

Pour le demandeurS

 

Me Annie Flamand

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Stéphanie Valois

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeurS

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

 

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