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Date : 20200603


Dossier : T-541-20

Référence : 2020 CF 663

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2020

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

FONDATION SIERRA CLUB CANADA FONDS MONDIAL POUR LA NATURE (CANADA) ET ECOLOGY ACTION CENTRE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Nature de l’instance

[1]  Les demandeurs sont trois (3) organisations environnementales. Ils ont demandé le contrôle judiciaire du rapport du Comité de l’évaluation régionale intitulé Évaluation régionale du forage exploratoire extracôtier pétrolier et gazier à l’est de Terre-Neuve-et-Labrador, daté du 29 février 2020 [le rapport]. Parallèlement, les demandeurs ont déposé une requête visant à obtenir une ordonnance provisoire de la Cour en vertu de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7. L’ordonnance provisoire interdirait au ministre défendeur de prendre un règlement fondé sur le rapport avant que la Cour ne rende une décision quant à la demande de contrôle judiciaire sous-jacente. À titre subsidiaire, si le ministre prend un règlement avant que la Cour ne rende une décision quant à la requête, les demandeurs sollicitent une ordonnance provisoire suspendant l’effet du règlement jusqu’à ce que la Cour rende sa décision quant à la demande de contrôle judiciaire sous-jacente.

[2]  Les défendeurs ont présenté une requête incidente demandant à la Cour de radier l’avis de demande de contrôle judiciaire des demandeurs au motif que le rapport n’est pas une décision susceptible de contrôle.

[3]  Étant donné que les deux (2) requêtes sont liées, j’ai décidé de les trancher dans un (1) seul exposé des motifs.

II.  Contexte

[4]  Le 15 avril 2019, le ministre défendeur a mis sur pied un comité composé de cinq membres [le Comité] aux termes de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), LC 2012, c 19, art 52 [la LCEE 2012], alors en vigueur. Le Comité devait effectuer une évaluation régionale des effets des forages exploratoires extracôtiers existants et prévus à l’est de Terre-Neuve-et-Labrador [l’évaluation régionale]. Le mandat du Comité et les facteurs desquels il devait tenir compte ont été énoncés dans une entente [l’entente] signée en mars 2019 par le ministre défendeur, le ministre de Ressources naturelles Canada, ainsi que le ministre des Ressources naturelles et le ministre des Affaires intergouvernementales et autochtones de Terre-Neuve-et-Labrador. L’entente prévoyait qu’elle demeurerait valide même si la LCEE 2012 était abrogée et remplacée par une nouvelle loi. En août 2019, les dispositions de la LCEE 2012 ont été abrogées, et la Loi sur l’évaluation d’impact, LC 2019, c 28, art 1 [la LEI], a été adoptée.

[5]  La planification et la réalisation de l’évaluation régionale ont nécessité la participation de plusieurs intervenants, y compris des ministères et organismes gouvernementaux, des groupes autochtones, l’industrie, et d’autres groupes et organisations. Les demandeurs ont présenté une demande de financement et ont reçu des fonds pour faciliter leur participation au processus d’évaluation régionale.

[6]  Le 10 janvier 2020, l’entente a été modifiée afin d’accorder au Comité un délai supplémentaire de deux (2) mois pour présenter son rapport final. Le 23 janvier 2020, conformément à l’entente, le Comité a mis son rapport préliminaire à la disposition du public pour une période de commentaires de 30 jours. Le rapport préliminaire a ensuite été achevé, et le Comité a présenté son rapport final aux quatre (4) ministres le 29 février 2020. Le rapport a été publié le 4 mars 2020.

[7]  Dans le rapport, le Comité a formulé des recommandations sur divers sujets touchant diverses parties, y compris le ministre défendeur, l’Office Canada-Terre-Neuve-et-Labrador des hydrocarbures extracôtiers, d’autres ministères et organismes gouvernementaux, et d’autres organisations.

[8]  Le même jour où le Comité a publié le rapport, le ministre défendeur a publié le Document de travail sur un projet de règlement ministériel visant à désigner le forage exploratoire extracôtier à l’est de Terre-Neuve-et-Labrador aux fins d’exclusion en vertu de la Loi sur l’évaluation d’impact [le document de travail]. Se fondant sur le pouvoir accordé au ministre par l’alinéa 112(1)a.2) et l’article 112.1 de la LEI, le document de travail proposait un règlement qui exempterait les projets de forage exploratoire pétrolier et gazier des exigences d’évaluation de la LEI dans la zone visée par l’évaluation régionale. L’annexe 1 du document de travail proposait également des conditions que les promoteurs devraient respecter pour aller de l’avant avec leurs projets de forage, plutôt que la nécessité habituelle d’une évaluation d’impact au titre de la LEI.

[9]  Le 11 mai 2020, les demandeurs ont déposé un avis de demande de contrôle judiciaire à l’égard du rapport du Comité. Dans leur demande, les demandeurs sollicitent une ordonnance déclarant que le rapport n’est pas une « évaluation régionale » au sens de la LEI parce qu’il n’est pas conforme au paragraphe 102(1) et aux articles 92 ou 93 et 96 à 103 de la LEI, ainsi qu’aux exigences de l’entente. Ils demandent à la Cour d’annuler le rapport et de le renvoyer au Comité pour qu’il soit évalué de façon exhaustive et conforme à l’entente et à la LEI. Les demandeurs sollicitent également une ordonnance interdisant au ministre défendeur de prendre un règlement fondé sur le rapport, qui exempterait de l’évaluation au titre de la LEI certaines activités de forage exploratoire extracôtier dans l’océan Atlantique, à l’est de Terre-Neuve-et-Labrador.

[10]  Entre-temps, les demandeurs ont déposé une requête visant à interdire au ministre défendeur de prendre le projet de règlement avant que leur demande de contrôle judiciaire ne soit tranchée. À titre subsidiaire, si le projet de règlement entre en vigueur avant que la Cour ne statue sur la requête, ils demandent une ordonnance suspendant l’effet de ce règlement. Les demandeurs ont demandé que la requête soit entendue d’urgence parce qu’ils s’attendaient à ce que le projet de règlement soit achevé d’ici la fin de mai 2020.

[11]  Le 20 mai 2020, les défendeurs ont déposé une requête en radiation de l’avis de demande de contrôle judiciaire au motif que le rapport du Comité n’est pas une décision susceptible de contrôle.

[12]  Les défendeurs ont depuis informé la Cour que le projet de règlement devrait être publié d’ici le 4 juin 2020.

III.  Analyse

[13]  Afin d’obtenir gain de cause dans une requête en injonction provisoire, la partie requérante doit satisfaire aux exigences du critère conjonctif tripartite énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’affaire RJR – MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, aux pages 348 et 349 [RJR – MacDonald]. Les demandeurs doivent démontrer (1) qu’il y a une question sérieuse à juger, (2) qu’ils subiront un préjudice irréparable si la mesure provisoire est refusée, et (3) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’ordonnance.

A.  Question sérieuse

[14]  Les demandeurs soutiennent que leur demande de contrôle judiciaire soulève des questions sérieuses quant à savoir si le Comité n’a pas respecté son mandat et sa loi habilitante de sorte que son rapport ne puisse servir d’« évaluation régionale » aux fins de la LEI. Plus précisément, ils soutiennent que le Comité n’a pas évalué les risques et les effets cumulatifs des forages exploratoires, ce qui constitue un élément essentiel de son mandat.

[15]  Le principal argument des défendeurs est que le rapport du Comité n’est que de nature consultative et que, par conséquent, il n’est pas susceptible de contrôle devant la Cour. Pour ce motif, ils cherchent à faire radier la demande de contrôle judiciaire.

[16]  Les défendeurs soutiennent que les décisions faisant autorité de la Cour d’appel fédérale imposent que les rapports de cette nature ne soient pas susceptibles de contrôle parce qu’ils n’entraînent aucune conséquence juridique. Plus particulièrement, ils s’appuient sur les arrêts Nation Gitxaala c Canada, 2016 CAF 187 [Gitxaala], Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2018 CAF 153 [Trans Mountain] et Taseko Mines Limited c Canada (Environnement), 2019 CAF 319 [Taseko Mines].

[17]  Dans l’arrêt Gitxaala, la Cour d’appel fédérale a examiné le rapport rédigé par une commission d’examen, connue sous le nom de Commission d’examen conjoint, qui agissait au titre de la LCEE 2012 et de la Loi sur l’Office national de l’énergie, LRC 1985, c N-7, dans sa version modifiée [la LONE]. La Commission d’examen conjoint a effectué une évaluation environnementale au titre de la LCEE 2012, et elle a préparé un rapport au titre de l’article 52 de la LONE, qui comprenait des recommandations au gouverneur en conseil. Le gouverneur en conseil a accepté la recommandation de la Commission d’examen conjoint et a pris un décret enjoignant à l’Office national de l’énergie [l’ONE] de délivrer deux (2) certificats d’utilité publique à l’égard du projet Northern Gateway, sous réserve de certaines conditions. Les parties ont demandé le contrôle judiciaire du rapport de la Commission d’examen conjoint et de la décision du gouverneur en conseil.

[18]  Après avoir examiné le régime législatif en place, la Cour d’appel fédérale a conclu que, en matière d’examen, c’était le gouverneur en conseil qui était le seul décideur important. Elle a souligné que, avant que le gouverneur en conseil ne rende sa décision, d’autres personnes regroupent les renseignements, les analysent, les évaluent, les étudient et préparent un rapport qui énonce des recommandations que le gouverneur en conseil examine, puis décide ou non d’appliquer. Elle a aussi souligné que l’évaluation environnementale au titre de la LCEE 2012 n’a joué aucun rôle si ce n’est que de faciliter l’élaboration des recommandations soumises au gouverneur en conseil. Il a été conclu que le contrôle judiciaire ne visait pas le rapport de la Commission d’examen conjoint parce que, selon le régime législatif, aucune décision n’avait été prise au sujet d’un quelconque intérêt juridique ou pratique. Toute lacune dans le rapport de la Commission d’examen conjoint devait être examinée uniquement par le gouverneur en conseil, et non par la Cour. Par conséquent, la Cour d’appel a rejeté les demandes de contrôle judiciaire du rapport de la Commission d’examen conjoint (Gitxaala, aux paragraphes 5, 120 à 123, 125 et 342).

[19]  Dans l’arrêt Trans Mountain, l’ONE avait publié un rapport recommandant au gouverneur en conseil d’approuver le projet d’agrandissement du réseau pipelinier de Trans Mountain. L’ONE a fondé sa recommandation sur ses conclusions selon lesquelles l’agrandissement du pipeline était dans l’intérêt public du Canada et que l’agrandissement n’était pas susceptible d’entraîner d’importantes conséquences environnementales négatives, moyennant l’adoption de certaines mesures de protection de l’environnement et d’atténuation, ainsi que le respect de certaines conditions. Le gouverneur en conseil a accepté la recommandation de l’ONE et pris un décret enjoignant à l’ONE de délivrer un certificat d’utilité publique approuvant la construction et l’exploitation du projet d’agrandissement, sous réserve du respect des conditions recommandées par l’ONE. De nombreuses demandes de contrôle judiciaire ont été déposées à l’égard du rapport de l’ONE et du décret. Trans Mountain Pipeline ULC a présenté une requête en radiation des demandes de contrôle judiciaire contestant le rapport de l’ONE au motif qu’il n’était pas susceptible de contrôle judiciaire.

[20]  Après avoir fait référence à sa conclusion dans l’arrêt Gitxaala, selon laquelle le contrôle judiciaire ne visait pas les rapports rédigés au titre de l’article 52 de la LONE, la Cour d’appel fédérale a fait remarquer que tous les demandeurs, sauf un, qui contestaient le rapport de l’ONE contestaient également la décision du gouverneur en conseil. La Cour a souligné sa propre jurisprudence selon laquelle on doit recourir avec parcimonie aux requêtes en radiation des demandes de contrôle judiciaire, car les contrôles judiciaires sont conçus pour être tranchés rapidement selon une procédure sommaire. Par conséquent, l’intérêt de la justice est mieux servi lorsque la Cour est en mesure de traiter ensemble toutes les questions soulevées dans une demande. La Cour fait également remarquer que cette justification s’appliquait particulièrement à l’affaire dont elle était saisie : même si la Cour radiait les demandes contestant le rapport de l’ONE, la Cour effectuerait un contrôle de la décision du gouverneur en conseil et les demandeurs pourraient continuer à faire valoir des lacunes dans le rapport de l’ONE dans ce contexte. La Cour a conclu qu’il n’était guère utile de trancher les requêtes en radiation puisque les arguments qui les étayaient seraient examinés plus loin dans les mêmes motifs pour statuer au fond sur les demandes. La Cour d’appel fédérale a donc rejeté les requêtes en radiation (Trans Mountain, aux paragraphes 135 à 142).

[21]  La Cour d’appel fédérale a rejeté l’argument formulé par l’un des demandeurs, selon lequel le véritable contrôle devait porter sur le rapport de l’ONE puisque le gouverneur en conseil n’était pas un organisme juridictionnel. Comme dans l’arrêt Gitxaala, la Cour a fait remarquer (1) qu’il incombait au gouverneur en conseil d’examiner toute lacune dans le rapport qui lui est présenté, et (2) que la décision du gouverneur en conseil pouvait ensuite faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour en application de l’article 55 de la LONE. Si la décision du gouverneur en conseil reposait sur un rapport qui comporte d’importantes lacunes, elle pouvait être annulée pour ce motif. La Cour d’appel fédérale a conclu que le rapport de l’ONE n’était pas justiciable, et a rejeté les demandes de contrôle judiciaire qui contestaient le rapport (Trans Mountain, aux paragraphes 4, 201 et 202).

[22]  La dernière affaire invoquée par les défendeurs est l’arrêt Taseko Mines. Dans cette affaire, Taseko Mines Limited a interjeté appel d’une décision dans laquelle la Cour a rejeté sa demande de contrôle judiciaire à l’égard du rapport final publié par une Commission fédérale [la Commission] qui a été formée en application de l’ancienne Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, LC 1922, c 37, et maintenue en application de la LCEE 2012. La Commission avait conclu que le projet en question était susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants.

[23]  La Cour d’appel fédérale, semble-t-il de sa propre initiative, a examiné la question de savoir si le rapport final de la Commission était susceptible de contrôle judiciaire à la lumière des décisions dans les arrêts Gitxaala et Trans Mountain. La Cour d’appel fédérale a examiné l’argument soulevé par les parties selon lequel le régime législatif en cause était sensiblement différent de celui des arrêts Gitxaala et Trans Mountain. Les parties avaient fait valoir que, dans ces deux (2) affaires, la Cour avait abordé un code complet comportant un recours interne efficace prévu par le régime. Le gouverneur en conseil pouvait renvoyer à ces autorités toute recommandation de la commission d’examen conjoint ou de l’ONE aux fins de réexamen. Les parties ont comparé cela avec le cadre législatif qui s’appliquait dans l’arrêt Taseko Mines, lequel ne permettait pas un réexamen. En fait, cela a simplement permis au ministre de demander à la Commission fédérale de préciser les conclusions et les recommandations énoncées dans son rapport. La Cour d’appel fédérale a rejeté cet argument, concluant que la distinction entre les deux (2) régimes soulignés par les parties ne changeait rien au fait que le rapport final, en soi, ne touchait aucun droit et n’entraînait aucune conséquence. Que l’on ait pu ou non demander à la Commission d’examiner ses conclusions et ses recommandations, le rapport final ne servait qu’à aider le ministre ou le gouverneur en conseil à prendre ses décisions. La Cour d’appel fédérale a conclu que le rapport final n’était pas susceptible de contrôle judiciaire. Elle a toutefois précisé que cela ne signifiait pas que le rapport final était à l’abri d’un contrôle. La Cour a réitéré que le rapport final pouvait être examiné si une demande de contrôle judiciaire était présentée à l’égard des décisions du ministre ou du gouverneur en conseil (Taseko Mines, aux paragraphes 35 à 45).

[24]  En l’espèce, les défendeurs soutiennent que le rapport du Comité est de la même nature que le rapport visé dans l’arrêt Taseko Mines. Les demandeurs ne sont pas d’accord. Les demandeurs soutiennent que, dans l’arrêt Taseko Mines, la Cour était saisie d’une [traduction] « évaluation à l’échelle des projets » au titre de l’ancienne LCEE 2012, tandis que la présente affaire concerne une « évaluation régionale » au titre de la LEI. Selon les demandeurs, les évaluations régionales effectuées au titre de la LEI ont des effets juridiques et pratiques indépendants que les évaluations à l’échelle des projets n’ont pas. Contrairement à d’autres rapports qui ne font que recommander un plan d’action en vue d’une seule décision, les évaluations régionales sont des [traduction] « décisions ou [des] ordonnances » en soi. Elles touchent des droits juridiques – comme les droits de participation accordés par la LEI et certaines approbations au titre de cette loi –, la planification et la gestion des effets cumulatifs dans une région donnée, ainsi que l’orientation de la planification future du développement régional. Les demandeurs font également remarquer que l’arrêt Taseko Mines n’a pas été tranché dans le contexte d’une requête en radiation, mais seulement après une audience sur le fond.

[25]  Une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire ne devrait être accueillie que dans ces cas exceptionnels, soit lorsque la demande est « manifestement irréguli[ère] au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli[e] » (David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc, [1995] 1 CF 588, à la page 600 (CA)). En outre, le critère applicable à une requête en radiation d’une demande, tel qu’énoncé, consiste à s’attacher à la question de savoir s’il est évident et manifeste que la demande est vouée à l’échec (Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199, au par. 65) ou si la demande est fondamentalement viciée (Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250, au par. 91).

[26]  Les défendeurs soutiennent que « l’existence d’un précédent allant directement à l’encontre de la thèse sur laquelle repose la demande de contrôle judiciaire peut être considérée comme une circonstance exceptionnelle si la demande en question n’invoque aucun fait nouveau » (LJP Sales Agency Inc c Canada (Revenu national), 2007 CAF 114, au par. 8). Ils soutiennent que les décisions dans les arrêts Gitxaala, Trans Mountain et Taseko Mines sont des précédents qui démontrent que le contrôle judiciaire ne visait pas le rapport du Comité.

[27]  Par contre, les demandeurs soutiennent que, si la question soulevée par la partie requérante pour justifier le rejet de la demande peut « faire l’objet d’un débat », les circonstances ne justifient pas le rejet de la demande à un stade préliminaire (Apotex Inc c Canada (Santé), 2010 CF 1310, aux par. 12 et 13).

[28]  Le rapport du Comité, qui comprend cent quatre-vingt-seize (196) pages, semble être un rapport consultatif qui guidera les décisions éventuelles, comme la décision du ministre défendeur d’exercer son pouvoir aux termes de l’alinéa 112(1)a.2) de la LEI. En soi, le rapport ne semble toucher aucun droit juridique et n’entraîne aucune conséquence juridique. Des conséquences juridiques ne surviendraient que si le projet de règlement était pris. Bien que j’estime les décisions rendues dans les arrêts Gitxaala, Trans Mountain et Taseko Mines très convaincantes, à ce stade de l’instance, je ne peux pas conclure que la demande de contrôle judiciaire est « manifestement irréguli[ère] au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli[e] ». Je ne peux pas non plus conclure que la demande peut être considérée comme l’un des « cas exceptionnels » qui justifient une décision rapide. L’argument des demandeurs concernant les distinctions à faire entre le cadre juridique applicable en l’espèce et les régimes législatifs examinés par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Gitxaala, Trans Mountain et Taseko Mines soulève une question méritant d’être débattue qui nécessitera une analyse des deux cadres et du dossier factuel. Pour ce motif, je suis d’avis que la question de savoir si le rapport du Comité est susceptible de contrôle judiciaire devrait être tranchée par le juge qui entendra la demande sur le fond.

[29]  Ayant tiré cette conclusion, je reviens au premier volet du critère utilisé pour accorder une injonction provisoire. Les demandeurs n’ont qu’à démontrer le sérieux de la prétention juridique lors de l’examen préliminaire. Le seuil est faible et n’appelle pas un examen exhaustif sur le fond. Si l’instance n’est ni futile ni vexatoire, la Cour doit analyser le prochain volet du critère, soit le préjudice irréparable (RJR – MacDonald, aux pages 337 et 338).

[30]  Les défendeurs soutiennent que la demande de contrôle judiciaire et la requête en mesures provisoires sont toutes deux prématurées parce que le ministre défendeur n’a pas encore pris un règlement et que la Cour n’a pas compétence pour empêcher le ministre de prendre un règlement, qui constitue une fonction législative. De plus, si le règlement était déjà en vigueur, il jouirait d’une présomption de validité. Bien que je sois d’accord avec les principes soulevés par le défendeur, je remarque que les demandeurs sollicitent également une déclaration selon laquelle le rapport du Comité n’est pas une « évaluation régionale » au sens de la LEI. Ils demandent à la Cour de renvoyer le rapport au Comité pour qu’il soit évalué de façon exhaustive et conforme à l’entente et à la LEI. Si on laisse de côté la question de savoir si le rapport du Comité est susceptible de contrôle judiciaire, compte tenu du faible seuil que les demandeurs doivent atteindre, je suis convaincue que le premier volet du critère tripartite a été satisfait.

B.  Préjudice irréparable

[31]  Selon le deuxième volet du critère, la Cour doit déterminer si les demandeurs ont fourni une preuve claire et convaincante démontrant, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils subiront un préjudice irréparable entre aujourd’hui et le moment où une décision quant à la demande de contrôle judiciaire sous-jacente sera rendue. La Cour d’appel fédérale a déterminé que, pour « établir l’existence du préjudice irréparable, il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé. Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante » (Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255, au par. 31; Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, aux par. 15 et 16).

[32]  Les demandeurs soutiennent qu’ils subiraient un préjudice irréparable si la mesure provisoire n’est pas accordée. Ils affirment que, si le projet de règlement entre en vigueur, celui-ci causera un préjudice irréparable aux demandeurs et à l’intérêt public, car il exemptera les forages exploratoires d’une évaluation environnementale plus approfondie avant que la Cour ne puisse déterminer si le fondement de cette exemption est vicié. Les demandeurs ont participé activement à l’évaluation de plusieurs projets dans la zone extracôtière de Terre-Neuve, qui, selon eux, prendront fin si le projet de règlement entre en vigueur. Ils perdront leurs droits de participation et leur attente légitime de contribuer à l’évaluation des dangers du forage. Les demandeurs soutiennent également que de graves préoccupations environnementales subsistent dans l’évaluation régionale et le projet de règlement. Le milieu marin sera endommagé si le préjudice irréparable que subiraient les oiseaux, les coraux, les éponges et les aires protégées vulnérables n’est pas abordé. Les déversements d’hydrocarbures sont également un problème récent, fréquent et persistant dans la zone visée par l’évaluation régionale – un déversement important se produit chaque année depuis 2004.

[33]  À mon avis, les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau d’établir un préjudice irréparable.

[34]  Premièrement, le préjudice environnemental allégué par les demandeurs n’est pas un préjudice qui résulterait du rapport ou de la prise d’un règlement par le ministre défendeur. Le préjudice allégué résulterait en fait de possibles activités de forage.

[35]  Deuxièmement, en vertu du paragraphe 181(1) de la LEI, les évaluations environnementales entamées par l’Agence canadienne d’évaluation environnementale au titre de la LCEE 2012 continuent d’être réalisées en vertu de cette loi. Elles ne seraient pas exemptées par le projet de règlement. Les demandeurs soutiennent que les promoteurs de projets faisant l’objet d’une évaluation au titre de la LCEE 2012 peuvent retirer leur demande et en présenter une nouvelle en vertu du projet de règlement. Malgré cela, à ce stade-ci, cette possibilité demeure une hypothèse, ce qui n’est pas suffisant pour établir un préjudice irréparable.

[36]  Troisièmement, en ce qui concerne les nouveaux projets de forage exploratoire extracôtier, un certain nombre d’étapes doivent être franchies avant que les préjudices allégués ne surviennent. Le projet de règlement doit d’abord être pris. Ensuite, un promoteur de projet devra proposer un projet de forage exploratoire extracôtier dans la zone visée par l’évaluation régionale. Par la suite, le projet proposé devra satisfaire aux conditions énoncées dans le projet de règlement. Le projet proposé devra également obtenir toutes les approbations réglementaires nécessaires avant de commencer. Enfin, le promoteur du projet devra véritablement commencer le projet de forage exploratoire. Les préjudices allégués ne pourraient survenir qu’après toutes ces étapes.

[37]  Quatrièmement, selon l’avis de demande des demandeurs, si le ministre prend le projet de règlement malgré les présentes demande et requête en mesures provisoires, les demandeurs présenteront une autre demande de contrôle judiciaire pour contester le règlement lui-même. Ils fonderaient vraisemblablement cette contestation sur des motifs similaires à ceux soulevés dans la demande qui sous-tend les présentes requêtes, à savoir que le ministre n’a pas examiné une « évaluation régionale » au sens de la LEI ou n’en a pas tenu compte. Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que, si d’autres réparations comme celles en l’espèce sont disponibles, on ne peut pas affirmer que les répercussions du rapport ou de la prise du projet de règlement seraient irréparables.

[38]  Comme la Cour suprême du Canada l’a statué dans l’arrêt RJR – MacDonald, le préjudice irréparable a trait à la question de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du demandeur que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire (RJR – MacDonald, à la page 341). Les demandeurs ne m’ont pas convaincue qu’il y aurait un tel préjudice. Si les demandeurs sont inquiets du retard à statuer sur leur demande de contrôle judiciaire, ils peuvent demander une autorisation visant une instruction accélérée.

[39]  Étant donné que les demandeurs n’ont pas réussi à me convaincre qu’il y aurait un préjudice irréparable avant que la demande de contrôle judiciaire ne soit tranchée sur le fond, je n’ai pas besoin d’examiner le troisième volet du critère conjonctif tripartite.

IV.  Conclusion

[40]  Pour résumer, je conclus que la présente demande ne correspond pas à l’un des cas rares et exceptionnels qui permettraient de radier la demande avant qu’elle puisse être tranchée sur le fond. Les demandeurs m’ont convaincue que la question de savoir si le rapport du Comité est justiciable mérite d’être débattue et devrait être entendue sur le fond. Par conséquent, la requête des défendeurs visant à radier la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[41]  De plus, même si je suis convaincue que les demandeurs ont établi le premier volet du critère conjonctif tripartite énoncé dans l’arrêt RJR – MacDonald, ils n’ont pas réussi à me convaincre qu’un préjudice irréparable résulterait du rapport du Comité avant que la demande de contrôle judiciaire ne soit tranchée sur le fond. Par conséquent, la requête des demandeurs visant à obtenir des mesures provisoires est rejetée.

[42]  Compte tenu de ces résultats mitigés, chaque partie assume ses propres dépens.


ORDONNANCE dans le dossier T-541-20

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La requête en injonction provisoire des demandeurs est rejetée.

  2. La requête des défendeurs visant à radier la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Chaque partie assume ses propres dépens liés aux présentes requêtes.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 18e jour de juin 2020

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-541-20

INTITULÉ :

FONDATION SIERRA CLUB CANADA ET AL c LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE ET AL

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (ONTARIO) ET HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 MAI 2020

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 3 JUIN 2020

COMPARUTIONS :

James Gunvaldsen Klaassen

Joshua Ginsberg

POUR LES DEMANDEURS

Lori Ward

Melissa Grant

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

James Gunvaldsen Klaassen et Joshua Ginsberg

Ecojustice

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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