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Date : 20200617


Dossier : IMM-1744-20

Référence : 2020 CF 695

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 juin 2020

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

ABEER QITA

demanderesse

et

CONSEIL DE RÉGLEMENTATION DES CONSULTANTS EN IMMIGRATION DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  La demanderesse a présenté une requête en sursis à l’exécution de la décision rendue le 17 avril 2020 par un jury du Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada (CRCIC), qui faisait suite à une décision du CRCIC datée du 20 janvier 2020, jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue relativement à la présente demande de contrôle judiciaire. Dans sa décision du 17 avril 2020, le jury a révoqué l’adhésion de la demanderesse au CRCIC et a imposé plusieurs autres sanctions [la décision relative aux sanctions]. Dans sa décision du 20 janvier 2020, le CRCIC a conclu à une inconduite de la part de la demanderesse [la décision disciplinaire].

[2]  Par la présente demande de contrôle judiciaire, la demanderesse cherche à faire annuler la décision disciplinaire. Le 4 mai 2020, à la demande de la demanderesse, la Cour a convenu d’examiner la présente requête en priorité et a subséquemment endossé l’échéancier présenté conjointement par les parties.

[3]  Le ministre canadien de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, qui n’est pas un défendeur en l’espèce conformément à la décision de la juge Heneghan, dont la référence est 2020 CF 671, a avisé par écrit qu’il ne prend pas position sur la présente requête.

[4]  La requête en sursis de la demanderesse est rejetée pour les motifs qui suivent.

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[5]  Dans la décision disciplinaire du 20 janvier 2020, le CRCIC a conclu que la demanderesse a manqué à ses responsabilités éthiques aux termes du Code d’éthique professionnelle des consultants en immigration.

[6]  La décision relative aux sanctions datée du 17 avril 2020 établit les sanctions. La décision prévoyait notamment les sanctions suivantes :

  • L’adhésion de la demanderesse au CRCIC est révoquée sans possibilité de redemander l’adhésion pour une période de deux ans;

  • La demanderesse est tenue d’aviser tous ses clients actuels de cette révocation;

  • Elle est tenue de rembourser la somme de 678 $ à certains clients dans un délai de 180 jours et de fournir une preuve de ce remboursement;

  • Elle est tenue de verser au service de conduite professionnelle du CRCIC la somme de 50 000 $ CA à titre de dépens.

III.  Question à trancher

[7]  La seule question à trancher est celle de savoir s’il y a lieu de surseoir à l’exécution de la décision relative aux sanctions. Un sursis est accordé uniquement si la Cour est convaincue qu’il existe une question sérieuse à juger, que le demandeur subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé et que la prépondérance des probabilités penche en faveur du demandeur (RJR-MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR]). Le critère est conjonctif, en ce sens qu’il faut satisfaire aux trois volets pour avoir droit à une réparation (Abbvie Corporation c Janssen Inc., 2014 CAF 112, au par. 14 [Abbvie]).

[8]  Les parties conviennent du critère à appliquer, mais ne s’entendent pas sur la question de savoir si la demanderesse satisfait au critère conjonctif à trois volets dans les circonstances.

IV.  Positions des parties

A.  Position de la demanderesse

[9]  La demanderesse soutient qu’elle satisfait aux trois volets du critère conjonctif. Dans ses observations orales et écrites, elle s’est donné beaucoup de peine à rappeler les étapes procédurales qui ont mené à l’instruction de la requête en sursis. Elle s’est également efforcée de démontrer que la question de savoir quel règlement du CRCIC s’appliquait à sa situation se pose toujours. Sans entrer dans les détails de ses observations, j’ai estimé qu’il s’agissait d’arguments visant à déterminer s’il existe une question sérieuse à trancher.

[10]  En premier lieu, la demanderesse soutient qu’il existe une question sérieuse à trancher. Elle souligne que l’exigence relative à cette question se limite à démontrer que la requête n’est pas « vouée à l’échec » et qu’elle n’est « ni futile ni vexatoire », citant Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, au par. 11; et RJR, à la p. 337. Elle soulève un certain nombre de questions dans la demande sous-jacente qui, selon elle, font état de cette réalité, y compris l’historique des procédures et la question de savoir si un règlement de 2015 ou de 2019 a été correctement appliqué par le jury du CRCIC.

[11]  En second lieu, la demanderesse soutient qu’elle subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé. Elle fait remarquer les éléments suivants :

  • Elle est (et sera) incapable de pratiquer en tant que consultante en immigration;

  • Elle perdra ses clients actuels et ses revenus;

  • Elle est mère monoparentale et ne pourra subvenir aux besoins de ses trois enfants;

  • Elle sera forcée d’enfreindre l’ordonnance du CRCIC puisqu’elle ne possède pas les fonds nécessaires pour payer les sommes précisées par le comité de discipline;

  • Sa réputation professionnelle sera irrémédiablement atteinte.

[12]  La demanderesse soutient que, dans la décision Camp c Canada (Procureur général), 2017 CF 240, au par. 28 [Camp], la Cour a reconnu que l’atteinte à la réputation d’un demandeur peut se poursuivre même après la tenue d’une audience publique.

[13]  En troisième lieu, la demanderesse soutient que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis. Elle souligne les éléments suivants :

  • Sa réputation continuera d’être entachée;

  • Ses clients subiront également un préjudice, puisqu’ils devront dépenser de l’argent pour se trouver de nouveaux consultants;

  • Les allégations d’inconduite en l’espèce concernaient des mesures d’immigration temporaires qui ont été levées au début de l’année 2017, ce qui signifie qu’il n’y a aucun risque continu que la demanderesse se comporte de façon similaire avec ses clients actuels;

  • Il n’y a pas de véritables moyens d’obtenir des dommages-intérêts de la part du CRCIC.

[14]  Finalement, la demanderesse souligne que l’octroi du sursis ne causerait aucun préjudice réel au CRCIC. Elle évoque le temps qu’il a fallu au CRCIC pour mener à bien les procédures.

B.  Position du défendeur

[15]  Le défendeur fait valoir qu’il n’y a pas lieu d’accueillir la requête en sursis de la demanderesse.

[16]  Premièrement, le défendeur soutient qu’il n’y a pas de question sérieuse à trancher, car certains des arguments de la demanderesse sont trop vagues pour répondre aux conditions minimales établies dans la jurisprudence pour déterminer qu’il existe une « question sérieuse ». Le défendeur fait remarquer que les volumineux documents fournis par la demanderesse ne s’intéressent réellement qu’au volet du critère relatif à la question sérieuse. Le défendeur cite de nombreux exemples qui montrent selon lui que la demanderesse n’a pas fourni « un énoncé complet et concis des motifs invoqués », comme l’exige l’alinéa 301e) des Règles des Cours fédérales. Le défendeur soutient également que la demanderesse soulève maintenant des arguments qui ne figuraient pas dans son avis de requête. En outre, le défendeur fait valoir que les arguments concernant l’historique procédural n’ont aucune incidence sur la requête en sursis.

[17]  Deuxièmement, le défendeur soutient que la demanderesse n’a pas établi qu’elle subira un préjudice irréparable en raison de ses pertes financières. Il souligne que les professionnels qui perdent leurs permis d’exercice épongent presque toujours des pertes financières et que ce facteur est [traduction« généralement loin d’être déterminant », citant Sazant v College of Physicians & Surgeons (Ontario), 2011 CarswellOnt 15914, au par. 11 (C.A. Ont.).

[18]  Le défendeur souligne en outre que la demanderesse n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve non spéculatifs. Ses arguments selon lesquels elle a subi des pertes financières ne sont pas étayés par la preuve, puisque son revenu total déclaré pour les trois dernières années se situait entre 18 000 $ et 26 000 $ par année. Si ces déclarations de revenus sont véridiques, alors elle ne subira aucun préjudice irréparable. Elle peut facilement trouver un travail dont le salaire est similaire.

[19]  Le défendeur souligne que l’adhésion de la demanderesse au CRCIC a été révoquée le 2 mai 2020, de sorte qu’elle n’avait plus de clients à perdre.

[20]  Le défendeur fait remarquer que les allégations d’atteinte à la réputation de la demanderesse n’établissent pas l’existence d’un préjudice irréparable. Il souligne que l’atteinte à la réputation qui a déjà eu lieu, comme dans le cas de la demanderesse, ne peut justifier un sursis. Le défendeur cite les décisions Yazdanafar v College of Physicians and Surgeons of Ontario, 2012 ONSC 2422, au par. 65, et Bansal c Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada, 2019 CF 1273 [Bansal]. Il soutient en outre que les décisions en question du CRCIC ont été rendues publiques depuis un certain temps déjà. Par ailleurs, les allégations d’atteinte à la réputation de la demanderesse sont fondées sur des conjectures.

[21]  Finalement, le défendeur fait valoir que la prépondérance des inconvénients favorise l’application de la décision du CRCIC relative aux sanctions. Compte tenu de l’inconduite de la demanderesse, l’exécution de la décision relative aux sanctions est importante pour éviter de causer d’autres torts au public. Les clients actuels de la demanderesse ne subiront pas de préjudice si le sursis n’est pas accordé, puisque la CRCIC exige de ses membres qu’ils désignent quelqu’un d’autre pour les remplacer advenant leur absence. Le défendeur soutient que si la demanderesse s’était conformée aux dispositions de la décision du CRCIC relative aux sanctions, elle aurait déjà désigné un autre membre pour la remplacer.

[22]  Le défendeur souligne que les lacunes de la demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse favorisent également le refus du sursis.

V.  Analyse

[23]  Je conviens avec les parties que le critère énoncé dans l’arrêt RJR s’applique en l’espèce (RJR, aux p. 337-342). Le critère est conjonctif, ce qui signifie qu’il faut satisfaire à chacune des trois exigences (Abbvie, au par. 14). Comme je l’ai indiqué au départ, la demanderesse n’a pas satisfait au critère conjonctif à trois volets applicable pour déterminer s’il y a lieu d’accorder le sursis.

A.  Question sérieuse à juger

[24]  Le seuil applicable pour conclure à l’existence d’une question sérieuse est peu exigeant. De façon générale, si une demande n’est « ni futile ni vexatoire », elle peut satisfaire au critère (R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, au par. 12).

[25]  En dépit des arguments du défendeur, compte tenu des circonstances, je suis convaincu qu’il y a une question sérieuse à juger en l’espèce. Ainsi, je suis convaincu que les questions soulevées dans la demande sous-jacente ne sont ni futiles, ni vexatoires. La demanderesse a atteint ce seuil peu élevé.

B.  Préjudice irréparable

[26]  Un préjudice irréparable est un préjudice qui « ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (Shoan c Canada (Procureur général), 2016 CF 1031, au par. 33). Il doit être fondé sur une preuve claire qui ne repose pas sur des conjectures (United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200, au par. 7).

[27]  La demanderesse n’a pas établi qu’elle subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé. Dans la décision Bansal, qui traitait de circonstances similaires, la juge McDonald a conclu ce qui suit aux paragraphes 23 à 28 :

M. Bansal prétend qu’il subira un préjudice irréparable sous forme de perte de revenu et d’atteinte à sa réputation professionnelle et commerciale si le sursis n’est pas accordé […]

Je tiens à souligner que, nonobstant le sursis, rien n’empêche M. Bansal d’occuper un autre emploi que celui de consultant en immigration […] Je ne suis pas convaincue que toute perte de revenu pouvant être subie par M. Bansal atteint le niveau de préjudice irréparable qui ne peut par ailleurs être réparé par une attribution de dommages-intérêts dans le cas où la suspension serait jugée illégale (décision Watto v Immigration Consultants of Canada Regulatory Council, 2018 ONSC 4825 au paragraphe 21).

M. Bansal prétend également qu’il subira une atteinte irréparable à sa réputation professionnelle et commerciale si le sursis n’est pas accordé […] Dans certaines circonstances, le fait de porter atteinte à la réputation professionnelle d’une personne peut constituer un préjudice irréparable. Toutefois, le préjudice qui est déjà survenu au moment de l’examen du sursis ne peut justifier un sursis (décision Douglas c Canada (Procureur général) 2014 CF 1115, aux paragraphes 26 et 28) […] L’adhésion de M. Bansal au CRCIC est suspendue depuis le 28 août 2019. Par conséquent, toute atteinte à sa réputation professionnelle a probablement déjà eu lieu.

[28]  Bien que la présente affaire ne concerne pas une suspension, mais une révocation complète, je suis d’avis que la nature du préjudice irréparable allégué est la même. Comme dans la décision Bansal, je conclus que rien n’indique que la perte des revenus professionnels de la demanderesse constitue un préjudice irréparable. Si l’une ou l’autre des décisions de la CRCIC est jugée illégale par la suite, rien n’empêche la demanderesse de réclamer des dommages‑intérêts. En outre, comme l’a souligné le défendeur, les feuillets T4 présentés en preuve par la demanderesse montrent qu’elle n’a pas essuyé une perte de revenus substantielle et qu’elle serait en mesure de trouver un emploi comparable pour recouvrer les revenus qu’elle craint perdre.

[29]  Je conclus également que l’atteinte à la réputation de la demanderesse a probablement déjà eu lieu en raison de l’instance introduite devant le CRCIC et des articles de presse associés, qui mettaient l’accent sur l’entreprise pour qui elle travaillait à l’époque. Je ne suis pas convaincu que le passage de la décision Camp cité par la demanderesse permet d’affirmer que l’atteinte à sa réputation se poursuivra à la suite de l’instance devant la CRCIC. Je suis convaincu par l’argument du défendeur selon lequel la décision Camp se rapporte aux affaires [traduction« qui tirent à leur fin », où l’instance a été menée à terme, comme c’est le cas en l’espèce.

[30]  En ce qui a trait aux sommes que la demanderesse est tenue de payer, elles peuvent être évaluées en argent et n’établissent pas de préjudice irréparable. Cependant, je souligne que la demanderesse doit payer certaines sommes directement à des clients. De toute évidence, ces sommes seront difficiles à recouvrer puisque de nombreux clients seront concernés. Toutefois, cela ne suffit pas à mon avis pour satisfaire au volet du critère relatif au préjudice irréparable.

C.  Prépondérance des inconvénients

[31]  Dans l’arrêt Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 RCS 110, à la page 129, la Cour suprême a décrit la prépondérance des inconvénients comme un critère qui consiste « à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond ».

[32]  Compte tenu de la nature conjonctive du critère auquel il faut satisfaire pour que le sursis soit accordé, et comme j’ai conclu que la demanderesse n’a pas satisfait au volet du critère relatif au préjudice irréparable, il n’y a pas lieu d’évaluer ce dernier volet du critère.

VI.  Conclusion

[33]  La requête en sursis de la demanderesse est rejetée.

[34]  Aucuns dépens ne sont adjugés.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-1744-20

LA COUR ORDONNE que la requête en sursis de la demanderesse soit rejetée. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de juin 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1744-20

INTITULÉ :

ABEER QITA c CONSEIL DE RÉGLEMENTATION DES CONSULTANTS EN IMMIGRATION DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE À oTTAWA (oNTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 8 juin 2020

ORDONNANCE ET MOTIFS :

le juge FAVEL

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

le 17 juin 2020

COMPARUTIONS :

Obaidul Hoque

POUR LA DEMANDERESSE

 

Jordan Glick

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

OWS Law

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

GlickLaw

Toronto (Ontario)

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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