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Date : 20200615


Dossier : T‑2025‑11

Référence : 2020 CF 691

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2020

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

BOMBARDIER PRODUITS RÉCRÉATIFS INC.

demanderesse/

défenderesse reconventionnelle

et

ARCTIC CAT, INC. et ARCTIC CAT SALES, INC.

défenderesses/

demanderesses reconventionnelles

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

(Jugement et motifs confidentiels rendus le 15 juin 2020)

[1] Un procès de 10 semaines a donné lieu à un jugement de 607 paragraphes (2017 CF 207). Bombardier Produits récréatifs Inc. (BRP ou Bombardier) alléguait qu’Arctic Cat., Inc. et Arctic Cat Sales, Inc. (AC ou Artic Cat) contrefaisaient quatre de ses brevets. Ces quatre brevets (nos 2293106, 2485813, 2411964 et 2350264) ont tous trait à des motoneiges. Les trois premiers revendiquent une nouvelle configuration pour une motoneige, amenant le conducteur à une position plus avancée lorsqu’il est assis sur la motoneige. Le quatrième brevet (no 2350264 ou le brevet 264) porte sur un châssis destiné à divers véhicules, dont des motoneiges. Il est dit que la conception et la construction d’un châssis faciliteront la construction de véhicules avec un meilleur positionnement du conducteur.

[2] Sur les 247 revendications que comptaient les quatre brevets en litige, 49 étaient toujours invoquées à la fin du procès. En fin de compte, la Cour a conclu que les revendications invoquées des brevets nos 2293106, 2485813 et 2411964 étaient — et avaient été — invalides et qu’elles étaient donc nulles. Quant au brevet 264, la Cour a conclu qu’AC n’avait pas contrefait les revendications qu’invoquait BRP, parce que ses motoneiges ne comportaient pas l’un des éléments constitutifs essentiels, le berceau de moteur.

[3] La décision de notre Cour a été portée en appel devant la Cour d’appel fédérale. Dans son jugement (2018 CAF 172), cette dernière n’a pas modifié celui de notre Cour sur les trois brevets concernant ce qui a été appelé la « position avancée du conducteur ». Elle a toutefois critiqué la partie du jugement concernant le brevet 264, celle liée au cadre‑support. La Cour d’appel n’a pas souscrit à la conclusion de notre Cour selon laquelle les motoneiges d’AC ne comportaient pas de « berceau de moteur », ainsi que l’exigeait le brevet 264. De ce fait, elle a renvoyé l’affaire à notre Cour pour que celle‑ci se prononce sur la validité ou non du brevet 264 (notre Cour ayant décidé que les motoneiges d’AC ne contrefaisaient pas le brevet 264, parce qu’elles ne comportaient pas le « berceau de moteur » requis, la question de la validité du brevet 264 n’avait pas été tranchée) et que, si ce brevet était valide, qu’elle détermine quelles étaient les réparations qu’il convenait d’accorder.

[4] AC a sollicité une autorisation de pourvoi à l’encontre du jugement de la Cour d’appel fédérale. L’autorisation a été rejetée par la Cour suprême du Canada en mai 2019.

[5] Il s’ensuit que notre Cour doit maintenant se pencher sur la question de la validité du brevet 264. Si ce dernier est valide, la Cour déterminera ensuite les réparations qu’il conviendra d’accorder dans les circonstances.

I. La décision initiale de la Cour fédérale

[6] En décembre 2011, Bombardier, un fabricant de motoneiges ayant son siège au Canada, a intenté une action en contrefaçon sous le régime de la Loi sur les brevets (LRC 1985, c P 4) contre Arctic Cat, Inc. et sa filiale en propriété exclusive Arctic Cat Sales, Inc., relativement aux brevets canadiens nos 2293106 (le brevet 106), 2485813 (le brevet 813), 2411964 (le brevet 964) et 2350264 (le brevet 264).

[7] Il y a, en l’espèce, deux types de brevets en jeu. Le brevet 264 concerne le châssis devant être utilisé dans la construction de divers véhicules, comme des motoneiges et des véhicules tout‑terrain, tandis que les brevets 106, 813 et 964 (appelés, collectivement, les brevets sur la position avancée du conducteur ou brevets PAC) se rapportent à de supposées inventions semblables, qui donnaient essentiellement lieu à de nouvelles configurations pour une motoneige, en faisant occuper au conducteur, assis sur la motoneige, une position plus avancée vers l’avant.

[8] Le 24 février 2017, dans la décision Bombardier Produits Récréatifs Inc c Arctic Cat Inc, 2017 CF 207, la Cour fédérale a rejeté l’action en contrefaçon de brevets de Bombardier. Elle a conclu qu’Arctic Cat n’avait pas enfreint le brevet 264, parce qu’il n’avait pas été démontré que les motoneiges visées par les allégations de contrefaçon comportaient l’un des éléments essentiels de l’invention revendiquée : le « berceau de moteur » du brevet 264. Quant aux brevets PAC, la Cour fédérale a conclu que, bien que Bombardier ait établi que les divers modèles de motoneige que vendait Arctic Cat contrefaisaient certaines revendications de chacun de ces trois brevets, ces revendications étaient invalides. En fait, elle a conclu que le brevet 106, le brevet 813 et le brevet 964 n’étaient pas conformes au paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets, en ce sens que leur divulgation ne répondait pas aux conditions selon lesquelles ils devaient décrire les inventions et définir la façon dont elles étaient produites ou construites. La Cour fédérale a de ce fait prononcé une déclaration d’invalidité relativement aux revendications invoquées.

[9] La Cour a conclu que, bien que la divulgation faite dans le brevet 264 ait été suffisamment générale pour englober des véhicules autres que les motoneiges, les revendications se limitaient au châssis des motoneiges. Étant donné que l’invention cherchait à renforcer la rigidité des véhicules qui fonctionnaient sur une vaste gamme de terrains différents et dans une variété de conditions, mais que les revendications qui entouraient le monopole demandé étaient limitées aux motoneiges, la Cour a conclu que le brevet 264 s’adressait aux personnes versées dans l’art qui devaient comprendre le type de véhicule qui devait être amélioré au moyen de cette invention. Par conséquent, il aurait été approprié que la personne versée dans l’art ait, à tout le moins, une expérience dans le domaine de la conception des motoneiges. La personne versée dans l’art posséderait, il va sans dire, une expertise en génie mécanique ou une expertise équivalente acquise au long de nombreuses années d’expérience dans la conception des motoneiges.

[10] Après avoir déterminé les caractéristiques de la personne versée dans l’art, la Cour fédérale a dû établir quelles auraient été les connaissances générales courantes de cette personne. Elle a décrété que celle‑ci savait que les motoneiges comportaient des selles, des bandes latérales de configurations différentes utilisées par les conducteurs pour placer leurs pieds, ainsi qu’un dispositif de direction raccordé aux skis. De plus, la personne versée dans l’art aurait été au fait de deux termes couramment utilisés, les « berceaux de moteur » et les « tunnels », et que la motoneige utilise une selle. La personne versée dans l’art saurait que les motoneiges n’utilisent pas de moteur arrière : le moteur sera situé à l’avant du conducteur. En outre, le fait que dans les années 1980 et 1990, la plupart des motoneiges étaient conçues d’une manière assez semblable aurait fait partie des connaissances courantes. Les différences étaient davantage d’ordre stylistique. La personne versée dans l’art serait également au fait des lois de la physique dans le cadre des connaissances générales; les concepts du centre de gravité, de la centralisation des masses et du moment d’inertie ne sont pas nouveaux et auraient été bien connus des ingénieurs en mécanique. La personne versée dans l’art connaîtrait bien aussi le concept de la rigidité du châssis, ainsi que les divers moyens d’accroître cette rigidité. Vu l’expérience de la personne versée dans l’art dans le fonctionnement des motoneiges, la Cour a considéré que cette personne savait conduire une motoneige, et connaissait donc la conduite active. La personne versée dans l’art devait avoir une compréhension des facteurs humains ou de la biomécanique dans la conception d’un nouveau véhicule, par exemple une motoneige, parce que la position du conducteur change, d’un trajet à l’autre et pendant les trajets.

[11] Tout en gardant ces facteurs à l’esprit, la Cour fédérale a interprété un certain nombre de termes qui étaient considérés comme essentiels au brevet. Il y avait un certain nombre de termes figurant dans le brevet 264 qui devaient être interprétés. Il s’agissait des suivants : a) [traduction] « berceau de moteur à l’avant du tunnel », b) [traduction] « sous‑châssis », [traduction] « sous‑châssis à l’avant du berceau de moteur », [traduction] « un châssis comprenant un sous‑châssis à l’avant d’un berceau de moteur », c) [traduction] « colonne supérieure s’étendant vers le haut depuis le châssis », d) [traduction] « ensemble de renfort pyramidal », e) [traduction] « former un apex qui n’est pas à l’avant du moteur » et f) [traduction] « jambes ». Notre Cour a donné aux termes [traduction] « motoneige » et [traduction] « selle disposée sur le tunnel » les mêmes sens que ceux présentés dans les trois autres brevets.

[12] Après avoir interprété les revendications, la Cour fédérale a examiné la contrefaçon possible des quatre brevets en litige. Après avoir analysé le brevet 264, la Cour a conclu que ce dernier envisageait exclusivement un berceau de moteur muni de parois. De l’avis de la Cour fédérale, cet élément distinguait les motoneiges d’AC, qui n’utilisaient pas de berceaux de moteur munis de parois. De ce fait, Bombardier ne s’était pas acquittée de son fardeau de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les moteurs des motoneiges d’Arctic Cat étaient situés dans un [traduction] « berceau de moteur », conformément au brevet 264. Cela suffisait pour trancher la question. La Cour d’appel a exprimé son désaccord.

[13] Quant aux trois autres brevets, l’argument d’Arctic Cat était que les brevets PAC étaient invalides pour cause d’insuffisance et d’ambiguïté. Selon la Cour, les brevets étaient dénués des détails et des paramètres qui permettaient de savoir ce qu’était l’invention et de mettre celle‑ci en pratique. En fait, le poids de la preuve faisait pencher clairement la balance en faveur de la thèse selon laquelle la divulgation ne disait pas à la personne versée dans l’art de quelle manière reconfigurer la motoneige, ni même ce que cette reconfiguration pouvait être. L’absence d’indication quant à la manière dont la nouvelle motoneige était fabriquée pour faciliter la nouvelle position faisait en sorte que les brevets PAC revendiquaient un résultat. Les actions en contrefaçon des quatre brevets ont été rejetées avec dépens.

II. L’appel

[14] Bombardier a fait valoir devant la Cour d’appel fédérale que notre Cour avait commis des erreurs : 1) en concluant que la divulgation des brevets PAC était insuffisante et 2) en limitant le sens ordinaire du terme de l’art « berceau de moteur » aux types de berceaux de moteur décrits dans la section sur les variantes préférées du brevet 264.

[15] La Cour d’appel a rejeté l’argument relatif à l’insuffisance, tranchant cette partie de l’appel en se fondant sur la question de savoir si les divulgations des brevets PAC étaient suffisantes ou non pour permettre à la personne versée dans l’art de réaliser l’invention visée par les revendications en litige. La Cour d’appel fédérale a conclu qu’« il était loisible à la Cour fédérale, au regard du dossier de preuve, de tirer les conclusions de fait qu’elle [avait] tirées » et que cette dernière n’avait pas « commis une erreur manifeste et dominante en concluant que la personne versée dans l’art, qui voulait réaliser l’invention revendiquée dans chacun des brevets PAC, devrait entreprendre un grand projet de recherche (c’est‑à‑dire déployer des efforts indus) en raison de l’insuffisance des divulgations de ces brevets » (au para 95).

[16] En revanche, la Cour d’appel a bel et bien conclu qu’il y avait un motif pour faire droit à l’appel, relativement au sens du terme de l’art « berceau de moteur ». Elle a exprimé son désaccord avec la manière dont la Cour fédérale avait interprété les revendications en litige.

[17] Premièrement, la Cour d’appel a déclaré que, pour interpréter le libellé des revendications du brevet 264 — [TRADUCTION] « un cadre comprenant un tunnel et un berceau de moteur à l’avant du tunnel » — et plus précisément le terme [TRADUCTION] « berceau de moteur » –, « il [fallait] établir, non pas l’intention subjective de [l’inventeur], mais son intention objective, comme elle ressort du brevet, et comme l’entendrait la personne à qui il est destiné (Free World Trust, par. 58‑67; Whirlpool, par. 49) » (arrêt de la CAF, au para 23). Un tribunal ne devrait donc prendre en considération que la preuve « permettant de déterminer comment la personne versée dans l’art interpréterait cette revendication, à la lumière de ses connaissances générales courantes en la matière et du mémoire descriptif dans son ensemble » (arrêt de la CAF, au para 24). Une preuve extrinsèque, comme d’autres brevets, des demandes de brevet ou le témoignage des inventeurs, n’est pas considérée comme une « preuve applicable » et ne peut pas éclairer l’interprétation des revendications. Comme la Cour fédérale avait défini la personne versée dans l’art, relativement au brevet 264, comme une personne ayant « une expérience dans le domaine de la conception de motoneiges » et « une expertise en génie mécanique ou l’expertise équivalente acquise au long de nombreuses années d’expérience dans la conception des motoneiges » (décision de la CF, au para 283), la Cour d’appel fédérale a considéré qu’il ne convenait d’accorder aucun poids au témoignage d’un expert en génie mécanique et en conception de véhicules, y compris la conception de châssis de véhicules, sur lequel le juge du procès s’était fondé. Lors de son contre‑interrogatoire, l’expert avait confirmé qu’il n’avait jamais travaillé sur des motoneiges et qu’il avait formé sa conception d’un « berceau de moteur » au début de sa carrière, d’une durée de 33 ans, dans le domaine des tracteurs et des gros engins agricoles (arrêt de la CAF, au para 32). De l’avis de la Cour d’appel fédérale, « [m]ême si [l’expert] a revu des documents d’art antérieur fournis par l’avocat d’AC, cela ne suffit pas pour le rendre compétent pour se prononcer sur les connaissances générales courantes que possédait la personne versée dans l’art en 2000, y inclus le sens à donner au terme de l’art utilisé dans le libellé des revendications » (au para 33).

[18] La Cour d’appel fédérale a conclu que notre Cour « était contrainte de conclure que ce terme de l’art [« berceau de moteur »] s’entendait de toute structure rigide servant de réceptacle ou de compartiment pour accueillir le moteur, et pouvait aussi faire partie du cadre » et que, comme il était indiqué dans le rapport d’expert de BRP, le terme pourrait être une structure délimitée par des parois solides ou une structure ouverte (au para 34). La Cour d’appel fédérale a statué que le sens ordinaire du terme « berceau de moteur » n’était pas restreint par une définition quelconque dans la divulgation du brevet 264 et que cette divulgation « indiqu[ait] clairement que les variantes préférées ne décriv[aient] pas l’invention revendiquée au complet » (au para 43). De plus, la Cour d’appel a déclaré que le paragraphe 00112 de la divulgation, qui « explique que la structure pyramidale inclue [sic] dans toutes les revendications du brevet 264 a notamment pour avantage d’améliorer la force et la rigidité du cadre, de sorte que le tunnel et le berceau de moteur peuvent être fabriqués avec des pièces moins robustes », appuie « l’opinion voulant que d’autres configurations connues du berceau de moteur — avec des parois plus courtes, plus minces ou munies de très grandes ouvertures ou sans parois — puissent également être incluses dans les revendications telles qu’elles sont libellées » (au para 48).

[19] En résumé, la Cour d’appel fédérale a conclu que le terme « berceau de moteur » ne se limitait pas à un berceau de moteur muni de parois. Le terme ne pouvait donc pas se limiter aux variantes préférées décrites et illustrées dans le mémoire descriptif, parce que ces limites n’étaient pas prévues dans les revendications. La conclusion de la Cour fédérale selon laquelle Arctic Cat n’avait pas contrefait le brevet 264 a donc été annulée. Il a été demandé à la Cour fédérale de traiter de la question de la validité du brevet 264 qui lui était renvoyée, ainsi que des réparations susceptibles de découler de sa contrefaçon.

[20] Arctic Cat a sollicité l’autorisation de se pourvoir devant la Cour suprême du Canada contre le jugement de la Cour d’appel fédérale sur la contrefaçon, mais cela lui a été refusé le 16 mai 2019.

[21] Avant d’examiner les deux questions que la Cour d’appel fédérale a renvoyées à notre Cour, il y a une question préliminaire à aborder : Arctic Cat souhaite modifier sa défense et demande reconventionnelle. BRP s’est bien sûr opposée à cette requête. Les questions relatives à la validité du brevet 264 et à la réparation qu’il convient d’accorder pour la contrefaçon de ce brevet, ou de certaines de ses revendications, s’il est conclu qu’il est valide, seront analysées ensuite.

III. La requête en modification de la défense et demande reconventionnelle

[22] Après un procès de dix semaines, un appel en partie défavorable à son endroit et une demande d’autorisation infructueuse devant la Cour suprême du Canada, AC souhaite maintenant modifier sa défense et demande reconventionnelle.

[23] Dans sa requête, Arctic Cat souhaite déposer une nouvelle défense et demande reconventionnelle modifiée. Plus précisément, elle [traduction] « souhaite modifier sa défense et demande reconventionnelle modifiée, datée du 9 janvier 2015, avant la tenue de l’audience relative au renvoi devant notre Cour, en vue d’y inclure une allégation selon laquelle il est interdit à Bombardier de faire valoir que la motoneige modifiée T/S, un élément de l’art antérieur sur lequel Arctic Cat s’était fondée dans l’instance canadienne, ne divulgue pas la totalité des éléments mentionnés dans la revendication 1 du brevet 264 » (avis de requête, p 2, au para 5). Cela, fait valoir AC, rend cette revendication antériorisée et évidente. Le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche de remettre en litige une question qui a été tranchée de manière concluante et définitive dans le cadre d’un litige antérieur opposant les mêmes parties ou leurs ayants droit. Arctic Cat fait valoir que ce principe s’applique en l’espèce à cause d’une décision définitive qu’a rendue la Cour de district des États‑Unis pour le district du Minnesota et dans laquelle, de l’avis d’Arctic Cat, la même question de fond a été plaidée. Cela semble être une thèse assez nouvelle quant à son champ d’application : un tribunal canadien ne pourrait donc pas trancher, selon le droit canadien, une question qui lui est soumise, parce qu’un tribunal étranger, dans une procédure étrangère assujettie à une loi étrangère, aurait déjà tranché la question. Ce qui est plus inusité encore, c’est que cette affaire a été tranchée par un jury dans l’État du Minnesota, sans que ce jury ait clairement indiqué les motifs pour ce faire, vu que les jurys ne motivent pas leurs décisions.

A. La requête en modification

[24] Nul ne conteste que les requêtes en modification sont régies par l’article 75 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Comme la requête survient après l’audition de l’affaire, c’est le paragraphe 75(2) des Règles qui s’appliquerait :

Conditions

Limitation

75(2) L’autorisation visée au paragraphe (1) ne peut être accordée pendant ou après une audience que si, selon le cas :

75(2) No amendment shall be allowed under subsection (1) during or after a hearing unless

a) l’objet de la modification est de faire concorder le document avec les questions en litige à l’audience;

(a) the purpose is to make the document accord with the issues at the hearing;

b) une nouvelle audience est ordonnée;

(b) a new hearing is ordered; or

c) les autres parties se voient accorder l’occasion de prendre les mesures préparatoires nécessaires pour donner suite aux prétentions nouvelles ou révisées.

(c) the other parties are given an opportunity for any preparation necessary to meet any new or amended allegations.

[25] L’arrêt Canderel Ltée c Canada (CA), [1994] 1 CF 3, continue d’être la source de la thèse selon laquelle une modification devrait être autorisée « à tout stade de l’action aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu, notamment, que cette autorisation ne cause pas d’injustice à l’autre partie que des dépens ne pourraient réparer, et qu’elle serve les intérêts de la justice » (à la p 10) (voir Enercorp Sand Solutions Inc c Specialized Desanders Inc, 2018 CAF 215 [Enercorp Sand Solutions] au para 19). Cependant, avant d’atteindre ce stade, il y a une condition préliminaire à laquelle AC se doit de répondre. Il faut d’abord montrer qu’une modification une possibilité raisonnable de succès. Comme l’a indiqué de manière si éloquente la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Teva Canada Limitée c Gilead Sciences Inc, 2016 CAF 176 [Gilead Sciences Inc], « il est illogique qu’un tribunal accorde une modification qui est vouée à l’échec » (au para 28).

[26] La possibilité raisonnable de succès est devenue une condition préalable, et son examen requiert plus qu’une chance mathématique de succès. Dans l’arrêt Gilead Sciences Inc, la Cour d’appel fédérale écrit que, « [p]our décider si une modification présente une possibilité raisonnable de succès, il faut examiner ses chances dans le contexte du droit et du processus judiciaire et adopter un point de vue réaliste » (au para 30; renvoi omis). À mon avis, AC n’a pas rempli cette condition.

[27] Il ne sera donc pas nécessaire d’envisager de mettre en balance divers facteurs pour déterminer ce qui servira le mieux l’intérêt de la justice. Néanmoins, il n’est pas dépourvu d’intérêt de signaler quels peuvent être certains de ces facteurs. Dans l’arrêt Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 242, et, ultérieurement, dans l’arrêt Enercorp Sand Solutions (précité), la Cour d’appel s’est dite d’accord avec la Cour canadienne de l’impôt :

[3] Dans une requête en modification, il convient d’appliquer le critère exposé dans la décision Continental Bank Leasing Corp. c. La Reine, [1993] A.C.I. no 18 (QL) (Continental), et cité par notre Cour dans Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, [2004] 2 R.C.F. 459, au paragraphe 30, autorisation d’appel à la C.S.C. refusée, no 30193 (6 mai 2004) (voir les motifs du juge dans le dossier A‑380‑13, au paragraphe 10) :

[…] je préfère tout de même examiner la question dans une perspective plus large : les intérêts de la justice seraient‑ils mieux servis si la demande de modification ou de rétraction était approuvée ou rejetée? Les critères mentionnés dans les affaires entendues par d’autres tribunaux sont évidemment utiles, mais il convient de mettre l’accent sur d’autres facteurs également, y compris le moment auquel est présentée la requête visant la modification ou la rétractation, la mesure dans laquelle les modifications proposées retarderaient l’instruction expéditive de l’affaire, la mesure dans laquelle la thèse adoptée à l’origine par une partie a amené une autre partie à suivre dans le litige une ligne de conduite qu’il serait difficile, voire impossible, de modifier, et la mesure dans laquelle les modifications demandées faciliteront l’examen par la Cour du véritable fond du différend. Il n’existe aucun facteur qui soit prédominant, ou dont la présence ou l’absence soit nécessairement déterminante. On doit accorder à chacun des facteurs le poids qui lui revient dans le contexte de l’espèce. Il s’agit, en fin de compte, de tenir compte de la simple équité, du sens commun et de l’intérêt qu’ont les tribunaux à ce que justice soit faite.

[Non souligné dans l’original.]

B. L’argument d’AC

[28] Avant d’examiner la possibilité de succès, il faut d’abord comprendre la requête et son contexte.

[29] Le 15 décembre 2011, le même jour où Bombardier a introduit l’action pour contrefaçon contre Arctic Cat au Canada, elle a aussi engagé une action aux États‑Unis, en lien avec quatre brevets. Parmi les questions en litige, il y avait la validité et la contrefaçon du brevet américain no 7124847 (le brevet 847 américain). Le litige a été introduit devant la Cour de district des États‑Unis pour le district Nord de l’Illinois, mais Arctic Cat a présenté avec succès une requête pour que l’affaire soit transférée à la Cour de district du Minnesota. L’instance américaine a été instruite devant un jury de la Cour de district du Minnesota à la fin de 2017 et, après un procès de trois semaines, le 6 décembre 2017, le jury a rendu un verdict en faveur d’Arctic Cat.

[30] Selon AC, BRP se heurte aujourd’hui à une fin de non‑recevoir au Canada, parce que la question de la validité de la revendication 1 du brevet 264 a été tranchée par le verdict d’un jury dans le cas d’un brevet américain équivalant au brevet 264 canadien, ce jury ayant conclu, de l’avis d’AC, qu’eu égard à la motoneige modifiée T/S, cette revendication était antériorisée et évidente.

[31] À l’appui de sa requête, AC a présenté la preuve de deux témoins. Niall A. MacLeod est un avocat américain qui a pris part au litige au Minnesota à titre d’avocat principal pour le compte d’AC. Il a fourni des renseignements sur le procès, dont des requêtes de BRP et d’AC en vue de l’obtention d’un jugement sommaire partiel (la requête d’AC a été rejetée). Après un procès de trois semaines, le jury a conclu que les revendications 1 et 6 à 8 du brevet américain étaient invalides pour cause d’antériorité ou d’évidence. Le témoin prend soin de mentionner seulement qu’un exemplaire de la motoneige modifiée T/S était disponible pour examen et inspection. À la suite du verdict, BRP et AC ont toutes deux déposé des requêtes postérieures au procès pour jugement en droit; les deux requêtes ont été rejetées. En particulier, la Cour de district a conclu qu’il y avait [traduction] « assez d’éléments de preuve permettant à un jury de conclure, au moyen d’une preuve claire et convaincante, que les revendications 1 et 6 du brevet 847 [étaient] antériorisées par la motoneige modifiée T/S » (jugement de la Cour de district des États‑Unis, aux p 20‑21, pièce D de l’affidavit de Me MacLeod). Je signale que le témoin n’est jamais allé plus loin que ce qui était énoncé dans le jugement : [traduction] « assez d’élément de preuve permettant à un jury de conclure, au moyen d’une preuve claire et convaincante, que […] ». Jamais la Cour ne se substitue au jury ni n’entérine la conclusion tirée.

[32] La même formulation est employée pour le facteur de l’évidence, sauf qu’elle se rapporte aux revendications 1 et 6 à 8 du brevet 847.

[33] Me MacLeod prétend que BRP n’a pas contesté la conclusion d’antériorité de la revendication 1, ce qui, selon lui, est une concession.

[34] Le second affidavit est celui de M. John Whealan, vice‑doyen, Comité consultatif de la propriété intellectuelle, Études en droit de la propriété intellectuelle, Faculté de droit de l’Université George Washington. Il témoigne au sujet du droit des brevets des États‑Unis en matière d’antériorité et du caractère définitif de la décision, ainsi que de la conclusion selon laquelle la revendication 1 du brevet 847 américain est antériorisée. Il le dit au paragraphe 47 de son affidavit, parce que la Cour de district a conclu que [traduction] « chacun des éléments de la revendication 1 a été divulgué dans la motoneige modifiée T/S ». Il ajoute que la [traduction] « décision de la Cour de district sur l’antériorité est une question de fait, et non une question de droit ». En fait, c’est la décision que le jury a rendue.

[35] La requête d’AC se résume à faire valoir que le brevet américain et le brevet canadien sont [traduction] « équivalents ». Au procès qui s’est déroulé aux États‑Unis, elle a prétendu que les revendications du brevet 847 américain étaient antériorisées par la motoneige modifiée T/S. Le juge de la Cour de district ayant décrété après le procès qu’il y avait assez d’éléments de preuve permettant à un jury de conclure, au moyen d’une preuve claire et convaincante, que la revendication 1 était antériorisée (AC fait référence à quelques termes qui ont été interprétés, comme [traduction] « ensemble de renfort pyramidal », [traduction] « apex », [traduction] « colonne supérieure », mais l’appréciation de quelques autres termes qui n’ont pas été interprétés, comme [traduction] « motoneige » et [traduction] « skis », a été laissée au soin du jury), AC semble se borner à faire valoir que le cadre canadien de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique sur ce fondement.

[36] De l’avis d’AC, il ne semble pas important que la décision qu’elle invoque soit celle d’un jury qui n’explique pas comment il est arrivé à son verdict, un verdict rendu dans un pays étranger qui applique la législation qui lui est propre, définie par le témoin d’AC, M. Whealan, comme étant [traduction] « des lois, des règlements et des décisions jurisprudentielles des cours fédérales (et en particulier, la Cour suprême et la Cour d’appel pour le circuit fédéral des États‑Unis) » (affidavit de M. Whealan, au para 50). Comme on le sait, le cadre canadien de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée a été confirmé dans l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 460 [Danyluk] au para 25 :

25 Les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ont été énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité, p. 254 :

(1) que la même question ait été décidée;

(2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la [préclusion] soit finale; et

(3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la [préclusion] est soulevée, ou leurs ayants droit.

[37] Au mieux, AC prétend que le droit de l’antériorité aux États‑Unis reflète celui qui s’applique au Canada. Étonnamment, elle ne peut faire référence à aucune affaire en matière de brevets au Canada où l’argument de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée a été retenu. AC ne peut invoquer qu’une seule affaire canadienne, Connaught Laboratories Ltd c Medeva Pharma Ltd, [1999] ACF no 1989 (CF 1re inst), conf par [2000] ACF no 561 (CF sect d’appel) [Connaught], à l’appui de la thèse que la doctrine de la préclusion s’applique peut‑être. Dans cette affaire, la Cour faisait référence à une remarque incidente du lord juge Aldous, de la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays‑de‑Galles, qui n’écartait pas la possibilité que la doctrine de la préclusion puisse être viable dans certains cas, lesquels semblaient survenir dans des circonstances appropriées relativement restreintes :

[traduction]
J’envisage des cas dans lesquels le principe de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige (
issue estoppel) pourrait être invoqué dans une affaire de brevet. Ainsi, la même question peut se poser dans différents pays, par exemple la question de savoir si un effet scientifique particulier se produit lorsque l’invention ou un procédé de fabrication est réalisé ou la façon dont un produit contrefait est fabriqué ou encore les propriétés d’un produit ou de sa composition. Le présent jugement ne devrait donc pas être considéré comme établissant que le principe de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige ne peut pas être invoqué dans une affaire de brevet. Au contraire, je crois qu’il peut l’être dans les cas appropriés.

(Kirin‑Amgen Inc v Boehringer Mannheim GMBH, [1997] FSR 289 à la p 314)

[Non souligné dans l’original.]

Le lord Reid, à la Chambre des lords, avait fait une mise en garde semblable, trente ans plus tôt, dans l’arrêt Carl‑Zeiss‑Stiftung v Rayner and Keeler, Ltd and others (No 2), [1966] 2 All ER 536 (CL) [Carl‑Zeiss‑Stiftung] à la p 555 :

[traduction]
En principe, je ne puis voir pourquoi nous devrions rejeter la possibilité d’invoquer le principe de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige (issue estoppel) à l’égard d’un jugement étranger, mais il me semble qu’il existe au moins trois raisons pour lesquelles nous devrions faire preuve de prudence dans un cas particulier. Premièrement, nous ne connaissons pas les formes de procédure qui existent dans de nombreux pays étrangers, et il n’est peut‑être pas facile de nous assurer qu’une question particulière a été tranchée ou que sa détermination constituait le fondement du jugement étranger plutôt que d’être une simple remarque incidente.

[Non souligné dans l’original.]

Il est convenu dans la décision Connaught que l’argument de la préclusion peut être invoqué, mais les circonstances dans lesquelles cela peut se faire paraissent restreintes. En définitive, il semble donc que la décision Connaught soit liée à une série restreinte de circonstances dans lesquelles l’argument pourrait être pris en considération. Comme il est indiqué au paragraphe 25 :

[25] Je suis d’accord pour dire que des résultats incompatibles sont peut‑être inévitables à cause de différences entre les règles de fond et les règles de procédure en matière de brevets. En fin de compte, la validité d’un brevet accordé conformément à la législation canadienne ne peut pas être déterminée par le régime légal d’un autre pays.

[Non souligné dans l’original.]

Il n’est donc pas surprenant qu’il ne semble pas y avoir une seule affaire de brevet que l’on puisse citer à l’appui de la thèse générale qu’avance AC, puisque les sources sur lesquelles cette dernière se fonde se sont vite taries. En fait, il n’en existe aucune qui puisse étayer l’argument selon lequel la décision d’un jury, dans un pays étranger, pourrait empêcher un tribunal canadien d’examiner une affaire sous le régime du droit canadien. Dans le paragraphe qui suit, la Cour semble nettement restreindre la portée de ce qui était examiné dans cette affaire :

[26] Toutefois, je ne comprends pas pourquoi des incohérences, dans des conclusions de fait qui sont tirées par différents tribunaux, devraient être tolérées s’il est possible de les éviter sans enfreindre les règles de fond ou de procédure. Connaught a simplement tenté de soutenir que, dans ce cas‑ci, il est erroné en principe pour Medeva d’être autorisée à prendre des positions contradictoires sur des questions de fait précises qui sont en litige en l’espèce et qui ont déjà été plaidées ailleurs.

[Non souligné dans l’original.]

[38] Vu la portée restreinte des sources sur lesquelles AC se fonde, qu’est‑ce que cette dernière fait valoir? Comment enfile‑t‑elle l’aiguille? En fait, AC affirme simplement que des tribunaux canadiens ont décrété à maintes reprises que, dans un litige en matière de brevets, il était possible d’invoquer la doctrine de la préclusion. Elle ne traite pas de la condition préliminaire que constitue la possibilité de succès, mais fait plutôt valoir qu’il n’est pas évident et manifeste — c’est le critère qui s’applique à une requête en radiation — que l’argument de préclusion sera rejeté.

[39] En ce qui concerne l’argument même, AC traite du critère à trois volets énoncé dans l’arrêt Danyluk. Nul ne conteste que, dans l’instance canadienne et dans l’instance américaine, les parties sont les mêmes. AC semble également se soucier du fait qu’il y aurait un appel en instance devant la Cour d’appel des États‑Unis pour le circuit fédéral. Cependant, BRP n’a pas porté en appel la décision relative à la revendication 1 du brevet 847 américain, et cette décision est donc définitive. AC laisse également entendre qu’il existe un précédent selon lequel un appel à lui seul ne transforme pas une décision définitive en quelque chose d’autre.

[40] Le point plus complexe est celui de savoir si la même question a été décidée ou non. L’argument d’AC consiste à plaider l’existence d’une origine commune pour le brevet 817 (et le brevet 264), ainsi que la similitude alléguée du droit de l’antériorité au Canada et aux États‑Unis. Cela devrait suffire, soutient‑elle, pour que BRP ne puisse pas faire valoir que la revendication 1 du brevet 264 n’est pas antériorisée. Enfin, AC laisse entendre que l’affaire américaine exigeait un fardeau de preuve d’un niveau supérieur à cause de la condition relative aux éléments de preuve clairs et convaincants. Sur ce point, il est possible d’écarter rapidement cet argument, puisqu’il ne tient pas compte de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Procureur général) c Hôtels Fairmont Inc, 2016 CSC 56, [2016] 2 RCS 720 [Fairmont], dans lequel la Cour suprême confirme une fois de plus qu’au Canada, il existe une seule norme de preuve civile (la prépondérance des probabilités). Cependant, il ne faudrait pas confondre le fardeau avec la qualité de la preuve requise pour pouvoir s’acquitter de ce fardeau. Dans l’arrêt Fairmont, la Cour suprême réitère, au paragraphe 36, que « la preuve doit toujours être claire et convaincante » (FH c McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 RCS 41 au para 46) pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités. Il est loin d’être évident que la norme américaine est moindrement différente de la nôtre. La condition de la « preuve claire et convaincante » semble être commune aux deux pays.

[41] AC n’a pas traité non plus de l’avertissement formulé dans l’arrêt Danyluk, à savoir que les « règles régissant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne doivent pas être appliquées machinalement » parce que l’objectif de l’argument « est d’établir l’équilibre entre l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges et l’autre intérêt public qui est d’assurer que, dans une affaire donnée, justice soit rendue » (au para 33).

C. L’argument de BRP

[42] Comme on pouvait s’y attendre, BRP ne voit pas la situation du même œil qu’AC. Elle commence par déclarer, avec grandiloquence, qu’il est [traduction] « surprenant qu’une société américaine laisse entendre qu’un juge canadien nommé par le gouvernement fédéral doit s’en remettre à un jury formé de simples citoyens du Minnesota, qui ont examiné la question de l’antériorité sous le régime du droit américain » (mémoire des faits et du droit, au para 1). BRP présente ensuite ses arguments juridiques, en cascade, semble‑t‑il.

[43] BRP a produit le témoignage par affidavit de Me Robert Groethals, qui a représenté BRP dans le cadre du litige américain. Celui‑ci a expliqué que les parties avaient soumis à la Cour 31 termes à interpréter. Cependant, le nombre de ces termes a été réduit à un total de 10 pour tous les brevets en litige, et pas seulement pour le brevet 847 américain : de ce fait, les termes [traduction] « skis » et [traduction] « motoneige » n’ont pas été interprétés par le juge de la Cour de district. Dans ses directives au jury, le juge du procès a demandé aux jurés d’appliquer leur sens commun aux mots, dans des revendications, pour lesquels aucune définition n’était par ailleurs donnée.

[44] Le témoin a déclaré que la requête d’AC en jugement sommaire visait à obtenir un jugement portant que les revendications de brevet américaines concernant le cadre n’étaient pas valides pour cause d’antériorité et d’évidence par rapport à la motoneige modifiée T/S. L’une des raisons invoquées pour rejeter la requête était que la déposition d’un témoin à l’appui de la motoneige modifiée T/S était [traduction] « “loin d’être incontestée” et ne constituait pas une preuve claire et convaincante d’antériorité » (affidavit de Me Groethals, au para 29).

[45] Au procès, aucun exposé n’a été fait au jury sur les règles de droit étrangères. En fait, la Cour a donné instruction aux avocats de ne pas faire référence à [traduction] « l’état ou au fond » du litige canadien.

[46] Pour ce qui est de l’antériorité et de l’évidence, ce n’est pas seulement la motoneige modifiée T/S qui a été soumise au jury à titre d’art antérieur, mais quatre autres motoneiges antérieures. La Cour n’a pas permis à BRP de faire inscrire dans le verdict sur quel élément de l’art antérieur reposait le verdict d’invalidité.

[47] Les requêtes postérieures au procès pour jugement en droit se bornent à vérifier s’il existe une preuve légalement suffisante pour appuyer le verdict. En réponse à l’argument de BRP selon lequel la preuve était insuffisante pour conclure que le brevet américain relatif au cadre était antériorisé, AC a soutenu que soit la motoneige modifiée T/S soit la motoneige Blade pouvait justifier le verdict. BRP fait valoir que nul ne sait comment le jury est arrivé à son verdict et quels sont les éléments de l’art antérieur qui ont été pris en compte.

[48] BRP n’a pas porté en appel la conclusion selon laquelle la revendication 1 du brevet 847 américain était antériorisée, mais elle a porté en appel celle selon laquelle la revendication 6 était antériorisée. De plus, la conclusion selon laquelle les revendications 1 et 6 à 8 sont évidentes a été portée en appel.

[49] Il est allégué qu’aucun des deux témoins d’AC dans le cadre de la requête en modification n’a été reconnu à titre d’expert en droit comparé au Canada : il n’existe donc aucune preuve quant à l’équivalence du droit canadien et du droit américain en matière de brevets.

[50] Selon BRP, la réponse à la question préliminaire de savoir si les modifications que souhaite obtenir AC ont une possibilité raisonnable de succès est un « non » catégorique. Tout d’abord, ce n’est pas la même question qu’il faut trancher. La préclusion fondée sur le verdict d’un jury américain ne peut s’appliquer à une antériorité de la revendication 1 du brevet 264 canadien. Un verdict américain concernant la validité d’un brevet américain sous le régime du droit américain, où il est interdit de même faire mention du droit canadien, ne peut pas être la même question que celle qu’il est nécessaire de trancher sous le régime du droit canadien, conformément à la preuve produite, et admissible, devant un tribunal canadien.

[51] Nos tribunaux, prétend BRP, reconnaissent de longue date qu’un litige en matière de brevet étranger ne donne pas lieu à un argument de préclusion à l’égard de la validité d’un brevet canadien. Elle renvoie la Cour à l’arrêt Lubrizol Corp c Imperial Oil Ltd, [1992] ACF no 1110 (CAF), ainsi qu’à la décision Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, [1998] ACF 382 (CF 1re inst). La Cour suprême du Canada a conclu dans cette affaire (2002 CSC 77, [2002] 4 RCS 153) qu’« étant donné les différences qui existent entre nos lois sur les brevets respectives, l’issue du litige américain en ce qui concerne le présent brevet a peu d’importance en l’espèce » (au para 40). Cette conclusion semble refléter l’attitude générale qui prévaut au Canada.

[52] Cette attitude n’est pas réellement changée par la décision Connaught, une décision de notre Cour qui remonte maintenant à plus de 20 ans, et sur laquelle AC se fonde. Premièrement, le tribunal saisi de cette affaire a reconnu que « la validité d’un brevet accordé conformément à la législation canadienne ne peut pas être déterminée par le régime légal d’un autre pays » (Connaught, au para 25). Ce que cette affaire autorise est la préclusion à l’égard des conclusions de nature purement factuelle. Dans la décision Connaught, la Cour a trouvé appui pour ce genre d’ouverture dans la jurisprudence anglaise (lord juge Ardous), où l’on n’analysait que des conclusions de fait, et non l’interprétation de revendications et, de façon plus générale, le droit national en matière de brevets, qu’il s’agisse de contrefaçon ou de validité.

[53] BRP fait ensuite référence à des affaires qui ont suivi la décision Connaught et dans lesquelles les cours ont toutes refusé d’être liées par des tribunaux étrangers ayant examiné des brevets correspondants (Eli Lilly Canada Inc c Apotex Inc, 2007 CF 455; Johnson & Johnson Inc c Boston Scientific Ltd, 2008 CF 552; Eli Lilly Canada Inc c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2015 CF 17). Une affaire particulièrement intéressante, de l’avis de BRP, est l’arrêt E Mishan & Sons, Inc c Supertek Canada Inc , 2015 CAF 163 :

[7] Tout comme l’affaire dont le tribunal australien était saisi devait être tranchée sur le fondement de la preuve présentée à ce tribunal et du droit australien applicable, le juge de la Cour fédérale a dû rendre sa décision à partir de la preuve qui lui a été présentée et du droit applicable au Canada. Il s’ensuit que les décisions australienne et britannique présentent peu d’utilité en l’espèce.

[54] Cela semble coïncider avec le point de vue exprimé par la jurisprudence américaine. Une décision étrangère portait sur une question différente, allant ainsi à l’encontre de l’arrêt Danyluk. Dans l’arrêt Stein and Associates Inc v Heat and Control Inc, 748 F2d 653, la Cour d’appel des États‑Unis pour le circuit fédéral a conclu, au paragraphe 7 :

[traduction]
[…] Seul un tribunal britannique, appliquant le droit britannique, peut se prononcer sur la validité et la contrefaçon d’un brevet britannique. Le droit britannique étant différent du nôtre, et les tribunaux britanniques et américains étant indépendants les uns des autres, le règlement de la question de savoir si les brevets américains sont valides ne pourrait avoir aucun effet obligatoire sur la décision du tribunal britannique.

Dans le même ordre d’idées, si la décision rendue par la Cour de district pouvait donner lieu à une préclusion au Canada, cela voudrait clairement dire qu’un tribunal américain se trouverait à se prononcer sur un brevet canadien. Les questions de principe en jeu sont les mêmes que celles dont il a été question dans l’arrêt Voda v Condis Corp, 476 F3d 887, où la Cour d’appel des États‑Unis pour le circuit fédéral, sous la rubrique [traduction] « Courtoisie judiciaire et relations entre souverains », a écrit :

[traduction]
[…] Premièrement, le Dr Voda n’a fait mention d’aucune obligation internationale, et nous n’en avons trouvé aucune, qui exigerait que notre système judiciaire tranche des allégations de contrefaçon de brevets étrangers. Comme il a été mentionné plus tôt, à la partie III.A.2.a, bien que les États‑Unis aient signé la Convention de Paris, le Traité de coopération en matière de brevets et l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), rien dans ces instruments n’envisage qu’un pays puisse se prononcer sur les brevets d’un autre ni ne l’autorise. […] Troisièmement, pour ce qui est des droits de nos citoyens, le Dr Voda n’a pas montré que des tribunaux étrangers ne protégeront pas comme il faut les droits que lui confèrent les brevets étrangers. En fait, nous ne voyons pas pourquoi des tribunaux américains devraient supplanter des tribunaux britanniques, canadiens, français ou allemands pour ce qui est d’interpréter et d’appliquer des brevets britanniques, canadiens, européens, français ou allemands. Voir
Empagran, 542 US à la p 165, 124 SCt 2359 (où il a été conclu qu’il n’y avait aucune raison de permettre que « la loi [antitrust] américaine supplante, par exemple, les décisions du Canada, de la Grande‑Bretagne ou du Japon quant à la meilleure façon de protéger les consommateurs canadiens, britanniques ou japonais contre une conduite anticoncurrentielle »).

[55] BRP prétend que, dans la présente affaire, les différences entre le Canada et les États‑Unis abondent et qu’elles ressortent clairement à la lecture du dossier :

  • L’antériorité est considérée comme une question de fait aux États‑Unis, selon le témoin d’AC, M. Whealan, alors que ce n’est pas le cas au Canada;

  • Dans le cadre de l’affaire américaine, les termes [traduction] « motoneige » et [traduction] « skis » n’ont pas été interprétés par le juge lors de l’interprétation des revendications; ils l’ont été au Canada;

  • Pour ce qui est de l’antériorisation, le droit canadien exige qu’il y ait à la fois divulgation et caractère réalisable : les deux aspects doivent être pris en compte. La preuve d’AC n’établit pas clairement la question du caractère réalisable aux États‑Unis;

  • La personne versée dans l’art n’était pas la même dans le procès canadien que dans le procès américain, car aucune expertise en matière de motoneiges n’était exigée de cette personne. En fait, cette expertise a fini par faire une différence dans l’affaire canadienne;

  • Non seulement l’affaire américaine était‑elle limitée à 10 termes sur le plan de l’interprétation des revendications (éliminant ainsi [traduction] « motoneige » et [traduction] « skis »), mais le droit américain admet la preuve extrinsèque ou la préclusion « fondée sur les notes apposées au dossier », relativement à l’interprétation des revendications.

Cela amène BRP à conclure qu’il existe des différences marquantes et qu’on ne peut pas dire que nous avons affaire à la « même question ».

[56] Quoi qu’il en soit, AC n’a pas réussi à prouver que le verdict rendu aux États‑Unis était fondé sur l’antériorité de la motoneige T/S. Rien ne prouve, dans le dossier de la Cour américaine, que le jury s’est fondé sur la T/S. Il n’y a eu aucune décision de cette nature. Dans le meilleur des cas, dans la décision qu’il a rendue après le procès (requête pour jugement en droit) le juge du procès décrète simplement qu’il y a eu suffisamment d’éléments de preuve produits pour justifier le verdict du jury. La motoneige T/S soulevait des questions de fait et le jury était en droit de les prendre en compte pour arriver à son verdict. On ignore si le jury l’a fait ou pas. BRP souhaitait obtenir un verdict plus détaillé et elle a perdu. Cela est important, car AC faisait valoir que les brevets américains étaient invalides par rapport à cinq motoneiges (T/S, Hetteen, 1975 Trail Cat, Fox Trac et Blade) et, une fois que le procès a pris fin, AC a insisté pour dire devant le juge du procès que le verdict d’antériorité pouvait se justifier sur le fondement des motoneiges T/S et Blade.

[57] BRP fait valoir, en invoquant les arrêts R c Mahalingan, 2008 CSC 63, [2008] 3 RCS 316 [Mahalingan], et R c Punko, 2012 CSC 39, [2012] 2 RCS 396 [Punko], deux affaires de nature criminelle tranchées par le verdict d’un jury, qu’un argument de préclusion peut être invoqué, mais uniquement si l’on satisfait à un critère quelque peu sévère. Il faudrait que ce même critère s’applique dans d’autres domaines du droit. Le critère en question consiste à se demander si « le verdict d’acquittement suppose logiquement l’existence d’une conclusion favorable à l’accusé ». C’est sous cet angle que la question est exposée dans l’arrêt Punko :

7 Dans l’affaire Mahalingan, notre Cour devait décider s’il fallait conserver, en droit criminel canadien, la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Notre Cour a décidé à la majorité qu’il fallait la conserver, mais sous une forme restreinte. Ce ne sont pas toutes les questions soulevées dans un procès antérieur qui peuvent donner lieu à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Le ministère public est plutôt seulement préclus de remettre en cause les questions tranchées en faveur de l’accusé dans le procès antérieur (par. 22, 31 et 33). Par ailleurs, « [l]es conclusions du juge du procès ou l’acquittement doivent nécessairement impliquer » qu’une question a été tranchée en faveur de l’accusé (par. 52).

8 Pour appliquer la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée lorsque le procès antérieur s’est tenu devant un jury, « [i]l faut [. . .] se demander si le verdict d’acquittement suppose logiquement l’existence d’une conclusion favorable à l’accusé » (Mahalingan, par. 53 (je souligne)), et non si les circonstances générales de l’affaire portent à croire que le jury a tranché la question en faveur de l’accusé. Par conséquent, des facteurs tels que les questions posées par le jury, le moment où celui‑ci a rendu son verdict ou les conclusions tirées par le juge chargé d’infliger la peine ne sont pas directement pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer si le jury a tranché une question en faveur de l’accusé. Ces facteurs ne peuvent être utilisés que pour renforcer la conclusion d’un raisonnement consistant à déterminer si la résolution de la question était logiquement nécessaire. Dans les cas où il ressort du dossier et des allégations des parties qu’il existe plus d’une explication logique au verdict du jury et où l’une de ces explications n’exige pas que le jury ait résolu la question pertinente en faveur de l’accusé, le verdict ne pourra servir de fondement valable à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Une approche qui incite les juges à s’interroger sur les délibérations intérieures et le raisonnement des jurés doit être rejetée.

C’est précisément le cas en l’espèce, prétend BRP : [traduction] « [u]ne partie qui propose deux théories différentes en sa faveur ne peut pas affirmer plus tard qu’il n’y a qu’une seule explication pour le verdict du jury » (mémoire des faits et du droit de BRP, au para 74).

[58] Poursuivant son argumentation « en cascade », BRP prétend que l’argument de la préclusion serait une tentative déguisée de la part d’AC pour rejeter une décision définitive de notre Cour. À ce stade, l’argument repose sur la manière dont notre Cour a défini les termes [traduction] « motoneige » et [traduction] « skis ». Elle a décrété que le modèle T/S n’était pas une motoneige et qu’il n’était pas muni de skis, mais plutôt de lames aiguisées. Ces décisions antérieures auraient été en fait infirmées par le verdict du jury aux États‑Unis, où, manifestement, le jury a dû arriver à une conclusion différente. Cela revient à l’argument selon lequel la preuve, dans les deux affaires, est nettement différente. Cet argument mine le caractère définitif du jugement canadien et constitue une attaque indirecte.

[59] En présumant qu’il n’a pas préséance sur son examen approfondi de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, BRP affirme ensuite qu’il y a lieu d’exercer le pouvoir discrétionnaire disponible selon l’arrêt Danyluk pour rejeter la modification. Cette affirmation fait suite à l’argument précédent selon lequel la préclusion sert à promouvoir le principe du caractère définitif : il faudrait que certaines conclusions que notre Cour a tirées et qui n’ont pas été modifiées en appel soient infirmées. En fait, de manière plus fondamentale, c’est l’indépendance du régime de brevet canadien qui est minée. BRP expose son argument de manière éloquente au paragraphe 89 de son mémoire des faits et du droit :

[traduction]
Compte tenu de la jurisprudence canadienne claire qui existe sur la préclusion et la validité d’un brevet à l’étranger, compte tenu du jugement rendu par la Cour d’appel des États‑Unis pour le circuit fédéral dans Voda, et compte tenu de l’ordonnance interdisant aux deux parties de faire mention de quelque manière de l’affaire canadienne, ni BRP ni Arctic Cat ne se seraient raisonnablement attendues à ce que le litige américain soit déterminant quant à la question de la validité du brevet canadien de BRP.

[60] BRP a signalé que les modifications qu’AC souhaitait obtenir allaient au‑delà du fait qu’il était interdit à BRP de faire valoir que la revendication 1 du brevet 264 n’était pas antériorisée par la motoneige modifiée T/S. AC a demandé qu’on empêche aussi BRP de faire valoir que cette même motoneige ne rend pas évident l’objet de la revendication 1 du brevet 264. La raison en est que, si l’objet est antériorisé, cela devrait logiquement mener à la conclusion que l’objet de la revendication 1 est évident. Suivant la même logique, AC ferait aussi décréter que toutes les autres revendications invoquées du brevet 264 sont invalides, parce qu’elles incluent l’objet, lequel est soit antériorisé soit rendu évident par la motoneige T/S ou les connaissances générales courantes. C’est ce que l’on appelle l’« effet boule de neige ».

[61] BRP soutient que l’argument de l’évidence souffre des mêmes lacunes que celui qui a été invoqué au sujet de l’antériorité. La modification ne mène pas à de meilleurs résultats et n’a pas de possibilité raisonnable de succès. On peut en dire autant au sujet de l’invalidité des autres revendications invoquées.

[62] BRP fait valoir, pour faire bonne mesure, que les tribunaux canadiens ont confirmé que l’antériorité et l’évidence sont des aspects différents et distincts. Elle rejette également l’idée que les revendications 2‑3, 5‑10, 12‑18, 20‑26 et 41‑43 sont touchées par la préclusion (advenant que la Cour soit disposée à suivre AC). Elle ajoute que, en plus des autres arguments, AC va trop loin, puisque le tribunal américain n’a examiné que la validité des revendications 1 et 6 à 8 : aucun jugement américain ne porte sur d’autres revendications. Non seulement existe‑t‑il des revendications indépendantes autres que la revendication 1, d’où découlent des revendications dépendantes différentes, et il n’a pas été conclu que celles‑ci étaient invalides, mais même l’invalidité d’une revendication indépendante, qui est d’une plus grande portée, ne touche pas les revendications dépendantes. L’évaluation doit être faite revendication par revendication, parce qu’« il est possible que la revendication dépendante plus restreinte échappe à l’art antérieur et demeure inventive » (Safe Gaming System c Société des loteries de l’Atlantique, 2018 CF 542 au para 161).

[63] BRP sollicite les dépens afférents à la requête sur la base avocat‑client.

D. Analyse

[64] À mon avis, les modifications qu’AC propose n’ont aucune possibilité raisonnable de succès. J’ai présenté de manière assez détaillée les arguments qu’ont invoqués les deux parties, parce qu’une fois qu’on les passe en revue, il devient évident que la couche de glace sur laquelle AC patine est fort mince. Il est surprenant qu’elle n’ait pas été capable de mentionner une seule affaire de brevet dans laquelle sa thèse avait eu ne serait‑ce qu’un certain degré de succès. La décision la plus pertinente qu’elle cite est Connaught (précitée), dans laquelle notre Cour admet que la préclusion peut être une doctrine viable, mais où, en fin de compte, elle reconnaît que « la validité d’un brevet accordé conformément à la législation canadienne ne peut pas être déterminée par le régime légal d’un autre pays » (au para 25); c’est pourtant le résultat que les modifications proposées visent à obtenir. La décision Connaught permet d’éviter des incohérences dans les conclusions de fait, tant qu’on évite de contrevenir aux règles de fond ou aux normes de procédure. Dans cette décision, la Cour a trouvé appui dans la remarque incidente d’une source telle que le lord juge Aldous dans l’arrêt Kirin‑Amgen Inc (précité). Mais, comme BRP l’a signalé, les exemples donnés dans cette affaire ([traduction] « par exemple la question de savoir si un effet scientifique particulier se produit lorsque l’invention ou un procédé de fabrication est réalisé ou la façon dont un produit contrefait est fabriqué ou encore les propriétés d’un produit ou sa composition ») sont tous loin de donner à entendre qu’un pays étranger peut se prononcer sur la validité d’un brevet canadien, un brevet dont la validité dépend de règles de droit canadiennes, appliquées aux faits qui sont admissibles devant un tribunal canadien.

[65] La question n’est pas tant de savoir si la préclusion n’est pas viable en tant que telle, mais plutôt si, vu sa nature, elle doit être d’une application restreinte. Comme le lord Reid l’a fait remarquer dans Carl‑Zeiss‑Stiftung (précité), il convient de faire preuve de prudence lorsqu’on examine si elle peut être d’une aide quelconque et à quel moment. Plus de 20 ans après la décision Connaught et 50 ans après l’arrêt Carl‑Zeiss‑Stiftung, AC a été manifestement incapable de présenter une seule décision en matière de droit des brevets qui puisse étayer le point de vue très large qu’elle a adopté au sujet de la préclusion. J’admets ne pas avoir été capable d’en trouver une non plus. La décision Connaught semble être le point culminant, et ce point culminant, qui ne semble pas avoir été atteint de nouveau depuis, ne serait pas suffisant pour qu’AC obtienne le résultat qu’elle souhaite en l’espèce.

[66] Fait plus important selon moi, dans le récent arrêt Actavis Group PTC EHF v ICOS Corporation, [2019] UKSC 15, [2020] 1 All ER 213 [Actavis], le lord Hodge, s’exprimant au nom de la Cour suprême du Royaume‑Uni (la CSRU) à l’unanimité, avait à commenter le fait que divers tribunaux européens s’étaient prononcés de manière différente sur un brevet semblable, pour ne pas dire identique. L’affaire portait sur le critère de l’évidence, relativement à un brevet lié à une forme posologique. Loin de laisser entendre que la préclusion pouvait s’appliquer, la CSRU a reconnu que des tribunaux nationaux différents arriveront à des résultats différents :

[traduction]
97. La Cour a entendu des arguments au sujet des jugements rendus par les tribunaux d’autres pays signataires de la [Convention sur le brevet européen], relativement à des processus de révocation parallèles contre le brevet 181. Les demanderesses se sont fondées principalement sur les jugements rendus aux Pays‑Bas et en Allemagne, dans lesquels, dans chaque cas, le tribunal national a révoqué le brevet pour cause d’évidence. On nous a aussi renvoyés à des jugements d’autres pays sur le même brevet, dont la Belgique et le Portugal, qui ont confirmé le facteur de l’évidence, ainsi que le Danemark, la Pologne et la République tchèque, qui sont arrivés à un point de vue différent. Je ne trouve pas que les jugements soient particulièrement utiles. Bien qu’il soit souhaitable que les tribunaux nationaux des États signataires de la Convention abordent de manière uniforme les questions de principe, nous ne sommes pas liés par les jugements d’autres tribunaux nationaux, et il se peut que des tribunaux nationaux appliquant les mêmes règles de droit arrivent à des conclusions différentes, et ce, pour diverses raisons : Conor v Angiotech (précité), au para 3, lord Hoffmann; Dr Reddy’s Laboratories (UK) Ltd v Eli Lilly (précité), aux para 79‑82, lord juge Jacob, au para 92, lord Neuberger MR; Actavis UK Ltd v Eli Lilly & Co [2017] UKSC 48; [2017] RPC 21 au para 52, lord Neuberger.

Et la Cour a conclu en ces termes sa section sur les jugements étrangers :

[traduction]
101. À cause des différences dans les éléments de preuve produits, de la manière dont ils sont vérifiés et des conclusions différentes auxquels ils donnent lieu, il est possible de s’inspirer de la manière d’aborder la question et des modes de raisonnement d’autres tribunaux nationaux, mais jamais il ne faudrait se fier au résultat sans esprit critique.

[67] Cet arrêt important peut aider à régler les questions en litige, en ce sens que, par principe, il est difficile de voir comment des tribunaux nationaux pourraient bien être subordonnés à d’autres tribunaux, ce qui créerait inévitablement une course aux jugements. Il faudrait, me semble‑t‑il, une démonstration des plus solides pour que l’on admette que la question en litige a été tranchée de manière concluante par un jury dans un pays étranger, où sa propre législation est appliquée par ses propres tribunaux, de telle sorte que le verdict rendu interdirait de remettre la question en cause devant un tribunal canadien, ce qui empêcherait celui‑ci d’examiner la validité d’un brevet canadien, en recourant à ses propres règles procédurales et de fond, et en entendant des éléments de preuve admissibles canadiens.

[68] Une fois que l’on prend en compte les exigences de l’argument, il est impossible de s’assurer qu’un jury a tranché la même question. Divers éléments de l’art antérieur ont été soumis à ce jury. En fait, il semble évident que la preuve soumise au jury n’était pas identique à celle dont notre Cour a été saisie. Un exemple évident de cela est que le créateur de la motoneige modifiée T/S a longuement témoigné au Minnesota et qu’il a parlé de la rigidité supplémentaire de son ensemble pyramidal. Ce n’est pas le cas dans la présente affaire, où il n’a pas témoigné et où, évidemment, il n’a pas été contre‑interrogé. Une autre différence marquée entre les deux affaires est que notre Cour a défini les termes [traduction] « motoneige » et [traduction] « skis », ce que n’a pas fait la Cour de district, compte tenu du nombre restreint de termes qu’elle a autorisé à définir. C’est ainsi que le jury a décidé par lui‑même si la T/S modifiée était une motoneige et était munie de skis. De façon plus générale, il vaut la peine de réitérer que le témoin d’AC, M. Whealan, a déclaré que [traduction] « le droit des brevets américain se compose des lois, des règlements et des décisions jurisprudentielles des tribunaux fédéraux (et, en particulier, de la Cour suprême et de la Cour d’appel pour le circuit fédéral des États‑Unis) » (affidavit, au para 50). Comme on le sait bien, une loi étrangère doit être plaidée en tant que fait, et non débattue avec le soutien d’une preuve d’expert. En l’espèce, AC déclare simplement, avec assez d’audace, que le droit de l’antériorité dans les deux pays est fort semblable. Cela n’est le cas ni ici ni là‑bas sans une preuve d’expert sur le droit comparé qui peut être contestée. Par conséquent, ce n’est pas juste que le genre d’emploi qu’AC souhaite faire de la préclusion dépasse nettement l’ouverture faite, dans certaines décisions jurisprudentielles, à une forme restreinte de préclusion, mais aussi que, au vu des faits de l’espèce, il lui a été impossible d’établir qu’on a tranché la même question. Comme l’a montré BRP, on ne sait même pas clairement sur quoi le jury s’est fondé pour arriver à sa conclusion, compte tenu de l’art antérieur qu’il devait prendre en considération.

[69] Par ailleurs, la Cour suprême du Canada a conclu dans l’arrêt Mahalingan, et réaffirmé dans l’arrêt Punko (précité), qu’une fois qu’un jury intervient dans une affaire, la doctrine de la préclusion ne peut pas être invoquée, sauf si l’on peut dire que la conclusion est logiquement nécessaire au verdict. Et, en l’espèce, ce n’est pas le cas.

[70] Dans l’arrêt Danyluk (précité), la Cour suprême a mis en garde contre le fait d’appliquer machinalement la doctrine, parce que l’« objectif fondamental est d’établir l’équilibre entre l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges et l’autre intérêt public qui est d’assurer que, dans une affaire donnée, justice soit rendue » (au para 33). S’il avait fallu que je me rende jusqu’à la question du pouvoir discrétionnaire, j’aurais été tenté d’exercer ce dernier pour écarter la réparation demandée, car, si son « objectif est de faire en sorte que l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée favorise l’administration ordonnée de la justice, mais pas au prix d’une injustice concrète dans une affaire donnée » (Danyluk, au para 67), il serait assez remarquable qu’un long procès où les règles du jeu selon la législation canadienne étaient bien comprises puisse être contrecarré par le verdict d’un jury sur un brevet différent, sous le régime d’une législation étrangère, avec des éléments de preuve qui semblent être nettement différents de ceux qui ont été entendus en l’espèce. Dans la présente affaire, cela n’aurait servi ni l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges ni l’intérêt public qui est d’assurer que justice soit rendue au vu des faits soumis à notre Cour. L’exercice d’équilibre qui, est‑il dit, constitue l’objet sous‑jacent de la doctrine est absent.

[71] Il n’est nul besoin de faire intervenir le pouvoir discrétionnaire, car, dans le présent dossier, les conditions à remplir pour que la doctrine s’applique n’ont clairement pas été remplies. La requête qu’AC a déposée est vouée à l’échec : elle n’a aucune possibilité raisonnable de succès. De ce fait, la requête en autorisation de modifier la défense et demande reconventionnelle modifiée est rejetée. La question des dépens sera réglée dans le cadre des observations relatives aux dépens, une fois que l’on aura traité du bien‑fondé des arguments relatifs à l’invalidité.

IV. La validité du brevet 264

[72] Il incombe bien sûr à AC de convaincre la Cour que le brevet 264 est invalide. AC fait valoir que les revendications du brevet 264 sont invalides pour cause d’antériorité, eu égard à la T/S, qu’AC qualifie de motoneige, et, subsidiairement, que la totalité des revendications invoquées sont censément évidentes, en ce sens que la personne versée dans l’art comblerait l’écart entre la T/S et l’objet des revendications du brevet 264, en faisant appel aux connaissances générales courantes.

[73] Dans le cadre du renvoi, AC invite notre Cour à revoir le débat entourant l’interprétation des revendications qu’elle a faite dans sa décision initiale. Quatre termes sont visés : [traduction] « motoneige », [traduction] « ensemble de renfort pyramidal », [traduction] « colonne supérieure » et, dans une moindre mesure, de l’avis d’AC, [traduction] « skis ». À l’évidence, AC voudrait que l’on interprète ces termes de manière à pouvoir retenir son argument selon lequel la T/S a été construite de telle manière qu’elle antériorisait la motoneige visée par le brevet 264 que revendique BRP. Si la Cour ne retient pas son argument, AC se fonde alors sur le facteur de l’évidence pour combler, dans ce cas, l’écart entre l’invention alléguée et la T/S.

[74] La Cour n’entend pas répéter ce qui figure dans sa décision initiale. Il y a néanmoins quelques informations de base qu’il est nécessaire de présenter au départ. Premièrement, le brevet 264 a trait à un [traduction] « cadre‑support pour véhicule », comme son titre l’indique. Le champ de l’invention englobe les motoneiges, mais aussi les véhicules tout‑terrain et d’autres véhicules semblables. Cependant, dans le cas présent, seules 25 des 43 revendications du brevet 264 sont, comme l’invoque BRP, contrefaites. Les revendications invoquées concernent exclusivement les motoneiges et, de ce fait, c’est sur ces dernières que la présente affaire est axée. AC a avancé que la Cour devait prendre en compte les revendications 1 et 7 lors de son examen des revendications invoquées, car il y a d’autres revendications invoquées dans la présente affaire qui sont dépendantes de ces deux‑là. Il en est ainsi, parce que les termes à examiner figurent dans ces deux revendications. Les mots [traduction] « motoneige », [traduction] « ensemble de renfort pyramidal » et [traduction] « skis » sont présents dans les revendications 1 à 3, 5 et 6, 9 et 10, 12 et 13, 16 à 18, 20 et 21, 24 à 26 ainsi que 41 et 43. Quant aux revendications comportant une [traduction] « colonne supérieure », il s’agit des nos 7, 8, 14, 15, 22 et 23.

[75] AC laisse entendre que l’issue de l’affaire est essentiellement régie par la revendication 1 indépendante et la revendication 7, laquelle comporte ses propres revendications dépendantes. Ces deux revendications sont reproduites ci‑dessous par souci de commodité :

[traduction]
1. Une motoneige, comprenant :

un châssis comprenant un tunnel et un berceau de moteur à l’avant du tunnel;

un moteur monté dans le berceau de moteur;

une chenille d’entraînement disposée dessous et soutenue par le tunnel et liée fonctionnellement au moteur pour la propulsion de la motoneige;

des skis gauche et droit disposés sur le châssis;

une selle disposée sur le tunnel au‑dessus de la chenille d’entraînement et à l’arrière du moteur;

une paire de repose‑pieds soutenus par le châssis;

une colonne de direction raccordée de façon mobile au châssis sans tubulure de tête et raccordée fonctionnellement aux deux skis;

un guidon raccordé à la colonne de direction;

un ensemble de renfort pyramidal raccordé au châssis, l’ensemble comprenant ce qui suit :

des jambes arrière gauche et droite qui s’étendent vers l’avant et vers le haut depuis le tunnel, chacune des jambes arrière gauche et droite ayant une extrémité avant et une extrémité arrière, les extrémités arrière des jambes arrière étant plus espacée l’une de l’autre que les extrémités avant des jambes arrière, et les jambes avant gauche et droite s’étendant vers l’arrière et vers le haut depuis le châssis à l’avant du tunnel, chacune des jambes avant gauche et droite ayant une extrémité avant et une extrémité arrière, les extrémités avant des jambes avant étant plus espacées l’une de l’autre que les extrémités arrière des jambes avant.

7. La motoneige de la revendication 6, comprenant en outre une colonne supérieure s’étendant vers le haut depuis le châssis.

La revendication 6 est elle‑même dépendante de la revendication 1.

[76] BRP a semblé contester l’approche suggérée par AC, parce que, dit‑elle, il y a des différences entre les diverses revendications et que la contrefaçon d’une seule revendication valide suffit. Cela est sans doute vrai. Toutefois, je me suis dit que la thèse qu’avançait AC n’était rien d’autre que ce qui est résumé dans la décision Frac Shack Inc c AFD Petroleum Ltd, 2018 CF 1047, au paragraphe 42 :

[42] La CAF a indiqué, au paragraphe 47 de sa décision, que je devrais garder à l’esprit que l’évidence doit être évaluée pour chaque revendication. Il semble être évident que c’est bien ce que j’ai fait. De plus, il est bien établi en droit que s’il est jugé qu’une revendication indépendante n’est pas évidente, alors les revendications dépendantes ne peuvent l’être non plus. À l’opposé, si une revendication indépendante est tenue pour évidente, la Cour doit alors procéder à l’évaluation de l’évidence de chaque revendication dépendante puisque ces revendications ajoutent des éléments qui peuvent être évidents ou non à la lumière de la technique antérieure ou des connaissances générales courantes de la PVA à la date pertinente.

Malheureusement, BRP n’a jamais indiqué quelle revendication particulière, autre que les revendications 1 et 7, ferait une différence. En fin de compte, cette question n’est pas déterminante.

A. Les conclusions de fait

[77] Dans son mémoire sur la validité du brevet 264, Arctic Cat prie notre Cour de revoir son interprétation des revendications. S’appuyant sur la nouvelle interprétation qu’elle propose, Arctic Cat soutient que [traduction] « chaque revendication est invalide pour cause d’antériorité, eu égard à la motoneige T/S » (mémoire des faits et du droit des défenderesses sur la validité du brevet canadien 2350264, au para 2). Elle soutient, subsidiairement, que la motoneige T/S [traduction] « rend évident l’objet de toutes les revendications invoquées », car [traduction] « la personne fictive versée dans l’art aurait su combler n’importe quel écart étroit entre la motoneige T/S et l’objet des revendications du brevet 264 en se fondant uniquement sur les connaissances générales courantes » (au para 3). Plus précisément, elle demande à notre Cour de revoir l’interprétation des termes [traduction] « motoneige », [traduction] « ensemble de renfort pyramidal », [traduction] « colonne supérieure » et [traduction] « skis », en prenant pour base l’interprétation générale que fait la Cour d’appel du terme [traduction] « berceau de moteur » et le raisonnement qu’elle a suivi.

[78] De l’avis de Bombardier, Arctic Cat tente de [traduction] « substituer de nouvelles questions litigieuses aux véritables questions qui ont fait l’objet d’un renvoi à la Cour et pour lesquelles il faut rendre une décision » (mémoire en réponse de BRP sur le renvoi – validité, au para 1). Bombardier fait valoir que l’interprétation de ces quatre termes a été décidée au procès, non modifiée en appel, et qu’elle a valeur de chose jugée. De plus, Bombardier soutient que le principe du dessaisissement empêche de rouvrir l’interprétation de revendications et qu’une telle mesure serait inéquitable, parce qu’elle permettrait à Arctic Cat de revoir la position stratégique qu’elle a adoptée en appel, où la question n’a pas été soulevée. Enfin, Bombardier ajoute que souscrire à la nouvelle interprétation que fait Arctic Cat des revendications violerait le principe de base du droit des brevets qui a été analysé dans l’arrêt Whirlpool Corp c Camco Inc, 2000 CSC 67, [2000] 2 RCS 1067, à savoir qu’« une règle fondamentale d’interprétation des revendications a toujours voulu que les revendications reçoivent une seule et même interprétation à toutes les fins » et que « [o]n ne saurait permettre que l’interprétation des revendications devienne une interprétation axée sur des résultats […] » (au para 49). Selon Bombardier, AC aurait pu contester la manière dont ces termes avaient été interprétés, et elle ne l’a pas fait. Les termes, selon la façon dont notre Cour les avait interprétés, suivaient l’interprétation téléologique qu’exige la loi et ils ont été admis en tant que tels par la Cour d’appel, puisque celle‑ci a conclu à la contrefaçon du brevet 264.

[79] Il y a bien des choses à dire en faveur de la position de BRP. La Cour d’appel n’a pas modifié l’interprétation qui a été faite de ces termes. AC soutient que l’interprétation qu’a faite la Cour d’appel du [traduction] « berceau de moteur », dans le cadre de laquelle il a été conclu que notre Cour s’était fondée indûment sur des variantes préférées des inventions ainsi que sur une preuve extrinsèque, dont d’autres brevets et d’autres demandes, devrait guider notre Cour dans le cadre de la nouvelle interprétation des termes, une interprétation qui favorise AC en donnant à ces termes l’interprétation large qu’ils méritent. Elle n’a donc pas eu à porter des termes en appel, puisque les indications de la Cour d’appel sont bien suffisantes.

[80] Néanmoins, même si la Cour examinait à nouveau ce que signifie le terme [traduction] « motoneige », le résultat serait le même dans le cas de la T/S : ce n’est pas la motoneige que vise le brevet 264.

[81] Contrairement aux affirmations d’AC, les revendications du brevet 264 ne donnent pas à entendre que la motoneige du brevet 264 est celle qui est la plus variée possible. En fait, AC continue de se fier à la preuve de M. Cowley, qui a écrit au paragraphe 86 de son rapport (D‑82) que [traduction] « une motoneige est un véhicule autopropulsé et adapté pour se déplacer dans la neige ou sur la glace »; AC paraphrase cette définition au paragraphe 18 de son mémoire des faits et du droit sur le renvoi, se fiant encore une fois au témoignage de M. Cowley. Ce dernier manquait d’expertise dans le domaine des motoneiges. La Cour privilégie l’expertise reconnue de M. Breen en matière de motoneiges. En fait, dans la présente affaire, la Cour d’appel a émis l’avis qu’il fallait accorder peu de poids, sinon aucun, au témoignage de M. Cowley sur les motoneiges, à cause de son manque d’expertise et d’expérience connexes (2018 CAF 172, au para 26; jugement de notre Cour, 2017 CF 207, au para 309).

[82] La motoneige du brevet 264 est une motoneige classique qui a été conçue pour fonctionner, à tout le moins, dans la neige. La question n’est pas un choix entre l’une ou l’autre des options. Il ne suffit pas de dire que la motoneige fonctionne sur la glace, comme le suggère la définition offerte par AC. Dans son rapport d’expert, M. Breen a écrit :

[TRADUCTION]

[82] La motoneige décrite dans les brevets de BRP en litige est un véhicule conçu pour être conduit par une personne de taille adulte dans une grande gamme de différents terrains (p. ex. sentiers lisses entretenus, terrains accidentés non entretenus ou pistes de course) et dans diverses conditions d’enneigement (p. ex. neige molle, neige épaisse, neige damée, surfaces recouvertes de glace ou neige compactée). La motoneige peut être utilisée pour le tourisme, le transport général, pratiquer le sport de la motoneige ou les courses au cours desquelles il faut tourner dans les deux directions pour manœuvrer autour d’obstacles.

La motoneige T/S peut seulement fonctionner sur la glace : elle a été conçue pour courir sur la glace, comme le montrent les deux patins montés sur les châssis. La preuve au procès, y compris l’inspection par la Cour de la T/S, n’était pas ambiguë : elle reposait sur des déplacements sur la glace, et non sur la neige. D’autre part, selon la divulgation du brevet 264, il est évident que la motoneige visée est [traduction] « conçue avec des ensembles de châssis et des suspensions qui absorbent facilement les chocs créés par les obstacles rencontrés dans les sentiers entretenus et dans la neige épaisse. Ces composants sont également conçus pour résister à la force exercée lorsque la motoneige est conduite de manière agressive (p. ex. dans des conditions de course). De plus, les ensembles de châssis sont conçus pour assurer une direction et un rendement optimaux dans la neige, dans des sentiers de motoneige entretenus (neige damée) ou non entretenus et hors‑piste (neige poudreuse ou naturelle) » (brevet 264, au para 0003). En fait, la divulgation correspond à la compréhension de ce qu’est une motoneige, soit un véhicule utilisé pour se déplacer sur la neige. Cela ne constitue pas une réalisation. Il s’agit plutôt d’une description de la motoneige visée, c’est‑à‑dire une motoneige qui se déplace sur la neige, dans des sentiers entretenus ou non entretenus. La motoneige T/S est incapable de fonctionner dans ces conditions. Telle était la conclusion que notre Cour a tirée dans sa décision initiale, et elle n’a pas été modifiée en appel.

[83] Il n’y a pas lieu de mettre fin au débat en tranchant si les [traduction] « skis » sont un élément essentiel de l’invention, car, selon cet argument, ils ne rendent pas le châssis plus robuste. Ce qui est pertinent, cependant, c’est que la revendication 1 porte sur une motoneige qui compte un certain nombre d’éléments, dont des skis disposés sur le châssis. Ces skis doivent permettre à la motoneige de se déplacer sur la neige. Le fait que la T/S n’ait pas de skis aide à confirmer qu’il ne s’agit pas de la motoneige envisagée par l’invention, car elle ne peut pas se déplacer sur la neige ou sur la neige épaisse, ou dans des sentiers accidentés, au besoin. La description de la motoneige T/S qui se trouve aux paragraphes 512 et 513 du jugement de notre Cour est encore pertinente :

[512] En ce qui concerne la motoneige T/S de 1991 et la motoneige Twin Track pour la course de glace en ovale, je conviens avec la demanderesse qu’il ne s’agit pas de motoneiges au sens des revendications dans les brevets invoqués. Il ne s’agit pas du type de motoneiges pouvant être examiné par rapport au REV, car la construction de ces motoneiges, d’après un simple examen visuel de celles‑ci, vise manifestement une autre fin : ce sont des machines de courses construites pour des pistes de course où les véhicules tournent à gauche (dans le sens antihoraire). Comme la preuve l’a montré, elles ne circulent pas sur la neige, puisqu’elles sont construites pour courir sur la glace, et les surfaces inégales comme les bosses et les sentiers, et doivent être exclues. Leur construction est asymétrique, l’idée étant qu’elles sont construites pour prendre les virages vers la gauche à des vitesses élevées. Le conducteur ne s’assied pas exactement au centre du véhicule afin de faire contrepoids lorsque le véhicule prend des virages.

[513] Je retiens la preuve de Gerard Karpik, pour le compte de BRP, qui signale que la T/S et la Twin Track ne sont pas munies de skis, mais plutôt de lames aiguisées créées afin d’avoir une bonne traction sur les surfaces glacées des pistes. Si on les conduit sur des sentiers accidentés, les lames s’enfoncent dans la neige. Il a témoigné que si l’on tente de prendre un virage vers la droite à une vitesse élevée, ces véhicules basculent en raison de la géométrie particulière de la suspension. Effectivement, il semble que le faible débattement de ces suspensions les rende inappropriées pour circuler sur des bosses et sur un terrain généralement accidenté (P‑121).

[84] Par conséquent, la preuve de M. Breen et de Gerald Karpik doit être privilégiée pour conclure que la T/S ne peut pas être conduite sur la neige. Les commentaires de M. Gerard Karpik dans son rapport d’expert (P‑121) en disent beaucoup et portent précisément sur la T/S :

[traduction]

Motoneiges T/S et Twin Track pour la course de glace en ovale

50. Ces véhicules spécialisés sont tous deux utilisés dans un environnement très particulier, soit sur des pistes de course de glace en ovale lors de courses à vitesse élevée. Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, j’ai eu l’occasion de conduire la Twin Track de Bombardier pour la course de glace en ovale. Par exemple, au lieu d’être munis de skis, ces véhicules ont des profilés très petits et courts qui ont des lames très aiguisées et qui portent le nom de lames au carbure. Les lames sont aiguisées pour assurer une bonne traction sur les surfaces glacées à des vitesses élevées. Ces véhicules peuvent atteindre des vitesses de 100 mi/h et sont conduits dans un circuit ovale fermé, dans le sens horaire et toujours dans une courbe vers la gauche.

54. En raison de leur construction, ni la T/S ni la Twin Track ne peut circuler dans des sentiers accidentés. Les petits profilés servant de skis s’enfonceraient dans la neige et leur petite taille signifie que ces véhicules risqueraient de rester coincés dans la neige si on les conduisait dans un sentier. Ils ne peuvent pas tourner efficacement vers la droite et, si on tentait de prendre un virage vers la droite à une vitesse élevée, ces véhicules basculeraient en raison de la géométrie de la suspension avant. En effet, le très faible débattement des suspensions sur ces motoneiges les rend inappropriées pour circuler sur des bosses et sur un terrain accidenté.

[Non souligné dans l’original.]

Gerard Karpik a témoigné dans le même sens le 24 mars 2015. Son témoignage a un lien direct avec le brevet 264, à savoir que la motoneige doit être capable de circuler sur la neige, ce qui n’est pas le cas pour la T/S, avec ses patins. Comme M. Karpik l’a dit dans son témoignage principal lorsqu’il a décrit la T/S et ses skis, [traduction] « [s]es skis ne sont pas vraiment des skis ». Ce n’est donc pas tant que les skis sont un élément essentiel, car ils rendent le véhicule plus robuste, mais plutôt que la motoneige de la revendication 1 doit comporter des skis qui permettent de circuler sur la neige.

[85] Arctic Cat ne s’est pas acquittée de son fardeau de montrer que la T/S est une motoneige, comme il est envisagé dans le brevet 264. Comme nous le verrons plus loin, cela réfute l’argument selon lequel la T/S antériorise le brevet 264.

[86] Une autre raison pour laquelle la T/S n’antériorise pas le brevet 264 est qu’elle n’est pas munie d’un [traduction] « ensemble de renfort pyramidal », comme il est exigé pour toutes les revendications invoquées. En fait, l’ensemble de renfort pyramidal se situe au cœur même de l’invention.

[87] Si je comprends bien, AC prétend que le terme [TRADUCTION] « ensemble de renfort pyramidal » [TRADUCTION] « fait référence à une structure pyramidale qui ajoute une certaine rigidité à la motoneige » (mémoire des faits et du droit de la défenderesse sur la validité du brevet canadien 2350264, au para 20) et que notre Cour ne peut pas considérer que la motoneige doit fonctionner sans une limite de déformation dans les revendications. Bombardier rétorque qu’Arctic Cat tente d’écarter le mot [TRADUCTION] « renfort » dans l’interprétation du terme en regardant du coin de l’œil la T/S, car le châssis de la motoneige ne renforce pas le véhicule et n’accroît pas sa rigidité. Bombardier affirme que notre Cour a reconnu que l’ensemble de renfort pyramidal était au cœur de l’invention et que le brevet 264 concernait la construction d’un châssis en vue d’accroître la robustesse de la motoneige et la capacité de ces véhicules de circuler sur des terrains difficiles. De l’avis de Bombardier, cette conclusion de notre Cour [traduction] « s’appuie sur une interprétation téléologique » (mémoire en réponse de BRP sur le renvoi – validité, au para 25), puisqu’elle reflète l’objet et l’objectif du brevet 264, considéré dans son ensemble, et que le témoignage de M. Breen l’étaye amplement.

[88] À mon avis, BRP a raison de faire remarquer que l’interprétation par AC des termes fait abstraction du mot [TRADUCTION] « renfort » et qu’alors l’invention n’est considérée qu’être une forme quelconque d’ensemble pyramidal qui ajoute une certaine rigidité. Cela constitue la seule interprétation qui pourrait permettre à AC de soutenir que la T/S est munie d’une forme quelconque d’ensemble pyramidal qui pourrait satisfaire au brevet 264. En fait, il n’est pas contesté que la T/S a une structure pyramidale. La vraie question est plutôt de savoir si l’ajout d’une certaine rigidité, comme il est réputé sur la T/S, satisfait à l’exigence d’ensemble de renfort pyramidal.

[89] Ce que l’on appelle l’ensemble de renfort pyramidal a pour objet de répartir le poids chargé sur une motoneige. Le brevet 264 vise avant tout à accroître la robustesse de la motoneige et la capacité de cette dernière de fonctionner sur des terrains difficiles; cette rigidité accrue améliore la conduite.

[90] AC a présenté la preuve de David Karpik et de M. Cowley. David Karpik a parlé d’un niveau de rigidité structurelle. Ni M. Karpik ni M. Cowley n’a fourni beaucoup d’informations sur la mesure de rigidité et comment celle‑ci peut servir de renfort. En fait, David Karpik n’a pas fourni de rapport après son inspection de la T/S ou effectué d’essais de torsion; son rapport repose sur des photos et ne compte pas de mesures. Les affirmations étaient non étayées : elles semblaient plutôt fondées sur des impressions que sur l’expertise ou des essais.

[91] D’autre part, M. Breen, pour BRP, a directement traité de la question dans ses rapports et au cours du procès en décrivant ce que la personne versée dans l’art comprendrait par le terme [TRADUCTION] « renfort »:

[traduction]
[150] Un « renfort pyramidal » serait compris par une personne versée dans l’art comme étant une ou plusieurs pattes ou surfaces d’une pyramide qui offre un soutien structurel dans une ou plusieurs directions. Un « ensemble de renfort pyramidal » serait compris de la même manière comme étant un ensemble de pattes ou de surfaces d’une pyramide qui offre un soutien structurel dans une ou plusieurs directions et qui compte un ou plusieurs composants fixés les uns aux autres.

[…]

[154] Le terme « renfort » est très connu dans le domaine et désigne un élément qui repose contre et/ou soutient une structure, habituellement pour rendre celle‑ci plus rigide. Une personne versée dans l’art estimerait donc que le terme « renforts » exclut les éléments qui ne servent pas de soutien structurel.

[155] De plus, au paragraphe [00113] du mémoire descriptif, les inventeurs confirment les caractéristiques structurales importantes de l’ensemble de renfort pyramidal, qui est au cœur du brevet : « les forces exercées sur les amortisseurs gauche et droit sont transmises (depuis l’avant du véhicule) au châssis », puis aux renforts arrière qui sont « orientés par rapport à la suspension arrière ». Ce paragraphe se conclut ainsi : « Le positionnement de ces éléments, de manière à ce qu’ils transmettent les forces exercées à l’avant, au milieu et à l’arrière du véhicule à un apex, crée un véhicule très stable qui est capable de résister à presque toute force exercée sur celui‑ci pendant son fonctionnement, et ce, sans compromettre à son rendement. »

[156] La personne versée dans l’art comprendrait donc que l’« ensemble de renfort pyramidal » envisagé dans le brevet est un composant qui joue un rôle important dans le comportement structural du châssis de la motoneige.

(Rapport de Kevin Breen, P‑39)

[Non souligné dans l’original.]

La notion de renfort n’est pas d’ajouter une [TRADUCTION] « certaine » rigidité. En effet, une certaine rigidité peut être ajoutée sans [TRADUCTION] « renfort ». Il s’agit plutôt [TRADUCTION] « [d’]une partie importante du comportement structural du châssis de la motoneige » : M. Breen a donné son avis sur le type de rigidité envisagé dans le brevet 264, au paragraphe 161 :

[traduction]

[161] Après avoir lu le brevet 264 dans son ensemble, particulièrement les paragraphes [00109] à [00114], la personne versée dans l’art conclurait que l’effet de cette structure pyramidale est d’accroître la rigidité du châssis d’une motoneige équipée d’un tel ensemble de renfort pyramidal. Autrement dit, un tel châssis ne se déformerait pas autant lorsqu’il est soumis à une charge semblable, tel qu’il est illustré dans le graphique de la figure 35 qui compare le châssis construit avec un ensemble de renfort pyramidal, comme il est précisé dans le brevet 264, à des châssis de motoneiges de l’art antérieur. Cette configuration élimine essentiellement la déformation du châssis, à la fois la torsion et la déformation dans le sens longitudinal. Elle permet également à la force exercée d’être transmise plutôt en tension et en compression.

[Non souligné dans l’original.]

[92] Comme il a été longuement discuté à l’audience relative au renvoi, l’ajout d’une certaine rigidité ne suffira pas. L’ajout de ruban adhésif peut ajouter une certaine rigidité, mais ce n’est pas le type de contribution au comportement structural du châssis de la motoneige envisagé par un renfort. La pyramide constatée dans la T/S, comme l’a déclaré M. Breen (le 23 mars 2015), n’offre aucun soutien structurel. La raison est évidente. La structure pyramidale de la T/S est :

[traduction]
[…] essentiellement un dispositif qui maintient la colonne de direction et le guidon en place et c’est tout. Elle n’offre aucun soutien structurel à la motoneige, car, si je pousse sur celle‑ci, le châssis bouge, et, pareillement, si je tourne le guidon et que je me penche sur celui‑ci, la structure bouge.

Alors elle est simplement trop petite pour avoir une valeur réelle comme structure. Elle est parfaite pour maintenir l’arbre de direction et le guidon en place, car c’est son rôle. Toutefois, elle n’est pas là pour empêcher la déformation sous celle‑ci, car ce n’est tout simplement pas sa fonction, étant donné qu’il s’agit d’une motoneige de course.

(Kevin Breen, interrogatoire principal, le 23 mars 2015, à la p 42.)

[93] AC a fait valoir que ce sur quoi M. Breen a témoigné était simplement la variante préférée de l’invention. Je ne suis pas d’accord. Le renfort est un élément fondamental de l’invention. M. Breen a témoigné, et il a été contre‑interrogé, sur ce qui constitue un renfort. Son témoignage a été cohérent, car il portait carrément sur la question. Il s’ensuit que la T/S n’est pas dotée de l’ensemble de renfort pyramidal que requiert le brevet 264.

[94] Finalement, la revendication 7 ajoute à la motoneige de la revendication 1 (avec son ensemble de renfort pyramidal) une colonne supérieure. Est‑ce que la T/S est équipée de la colonne supérieure envisagée dans le brevet 264? Arctic Cat soutient que le terme « colonne supérieure » représente [TRADUCTION] « une structure s’étendant vers le haut qui soutient le guidon et l’ensemble de renfort pyramidal » (mémoire des faits et du droit de la défenderesse sur la validité du brevet canadien 2350264, au para 23) et qu’il ne doit pas être interprété comme étant une structure généralement en forme de U inversé.

[95] Ici, le débat semble être axé sur l’interprétation par AC selon laquelle la colonne de direction de la T/S correspond à la colonne de direction dans le brevet 264. Son interprétation s’appuie principalement sur la preuve de David Karpik qui, encore une fois, est satisfait de l’ajout d’une certaine rigidité, et ce, sans se soucier de l’exigence selon laquelle la structure doit être un ensemble de renfort pyramidal. Le fait que M. Karpik n’a pas inspecté la T/S rend sa preuve moins convaincante.

[96] De l’avis de Bombardier, cette interprétation voudrait dire assimiler une [traduction] « colonne supérieure » à la [traduction] « colonne de direction » de la T/S, ce qui serait inexact, puisque les revendications du brevet 264 comportent les deux termes et qu’il est bien établi en droit que les brevetés se servent de mots différents dans le but de faire référence à des concepts différents : ABB Technology AG c Hyundai Heavy Industries Co, Ltd, 2013 CF 947 [ABB Technology] au para 29, conf. expressément sur ce point par 2015 CAF 181 au para 46. Le brevet 264 fait la différence entre les deux. La motoneige visée par le brevet 264 comporte, parmi l’un de ses éléments, [traduction] « une colonne de direction raccordée de façon mobile au châssis sans tubulure de tête et raccordée fonctionnellement aux deux skis » (revendications 1, 16 et 24). On trouve en fait, tout au long du libellé du brevet 264, des mentions de la [traduction] « colonne de direction ». Ce n’est pas par inadvertance que l’on emploie des termes différents : la [traduction] « colonne de direction » n’est pas la [traduction] « colonne supérieure » de la revendication 7.

[97] La difficulté est qu’il appartenait à AC de montrer, selon la norme civile de preuve de la prépondérance des probabilités, que la colonne de direction de la T/S correspondait à la colonne supérieure du brevet 264 : le brevet me semble indiquer clairement qu’il ne s’agit pas de la même chose. Dans l’affaire ABB Technology (précitée), les cours fédérales étaient toutes deux d’accord. La Cour d’appel fédérale, au paragraphe 46, a précisément souscrit à l’opinion du juge Barnes, de notre Cour :

[46] À mon avis, la Cour fédérale avait raison d’éviter d’interpréter le brevet d’une manière qui aurait indûment fait abstraction de son libellé. Lorsque le libellé du brevet peut avoir plusieurs significations plausibles, il faut l’interpréter de « façon raisonnable […], de façon à accorder à l’inventeur l’exclusivité de ce qu’il a inventé de bonne foi » (Consolboard, précité, à la page 521). Mais, c’est à bon droit que la Cour fédérale a affirmé que ce principe ne signifie pas que, dans tous les cas, elle doive retenir « une interprétation discutable ayant pour effet de maintenir le brevet ». La Cour fédérale a ajouté (au paragraphe 29) :

Dans la plupart des cas, le libellé, interprété de façon contextuelle et objective, permettra d’établir son objet et d’assurer ainsi sa réalisation. J’ajouterai que l’approche téléologique n’invite pas la Cour à ignorer les règles courantes de la grammaire et de la syntaxe. Si la caractéristique essentielle d’un brevet est définie de manière spécifique, et qu’un autre terme plus général susceptible d’englober cette caractéristique spécifique est aussi employé, normalement on ne déduira pas que les deux termes veulent dire la même chose. L’utilisation de termes différents sert habituellement à distinguer les caractéristiques les unes des autres et non pour exprimer une synonymie.

[Non souligné dans l’original.]

[98] Je n’ai pas été en mesure de trouver des éléments de preuve démontrant comment la colonne de direction de la T/S, tel qu’elle est définie par AC, est devenue la colonne supérieure dans le brevet. La colonne supérieure est un terme précis qui ne peut être considéré comme équivalant à la colonne de direction. Lorsqu’une revendication parle d’une colonne supérieure, elle doit se voir attribuer un sens. Elle ne doit pas être simplement une structure s’étendant vers le haut qui soutient le guidon. Elle doit être un élément structurel. C’est ce que M. Breen a expliqué lorsqu’il a décrit la colonne de direction de la T/S. J’accepte l’explication élaborée fournie par M. Breen dans son rapport en contre‑preuve (P114), que je reproduis dans son intégralité :

[traduction]
(c) La T/S pour les courses sur des pistes ovales n’a pas de « colonne supérieure ».

[335] Au paragraphe 113 de son rapport, M. Karpik soutient que le tube de la colonne de direction de la T/S pour les courses sur des pistes ovales fournit une certaine rigidité au véhicule. De même, M. Warner affirme, aux paragraphes 178 à 186, que la colonne de direction fonctionnerait avec les tubes avant et arrière de l’ensemble de soutien de la colonne de direction pour permettre au véhicule de mieux résister au tordage et à la déformation. Dans la pièce M de son rapport, aux points 7 et 8, M. Warner fait valoir que la « colonne de direction » de la T/S pour les courses sur des pistes ovales correspond à la « colonne supérieure » des revendications du brevet 264.

[336] À mon avis, les interprétations de M. Karpik et de M. Cowley sont indéfendables, pour de multiples raisons.

[337] La « colonne supérieure » est mentionnée dans certaines revendications dépendantes du brevet 264. Ces revendications dépendent de revendications indépendantes qui mentionnent toutes l’élément « colonne de direction » raccordé aux deux skis. À mon avis, l’élément « colonne supérieure » des revendications dépendantes en litige ne peut pas être le même élément que la « colonne de direction ». Selon moi, la colonne de direction de la T/S pour les courses sur des pistes ovales correspond à la « colonne de direction » des revendications du brevet 264, et non pas à la « colonne supérieure ».

[338] De plus, je suis d’avis que la colonne de direction de la T/S pour les courses sur des pistes ovales ne joue pas un rôle dans la rigidité globale du châssis. M. Karpik et M. Cowley affirment tous les deux que la colonne de direction est maintenue en position verticale par des supports supérieurs et inférieurs, ce qui limiterait le mouvement de bas en haut de la colonne de direction par rapport au châssis.18

[339] En théorie, ces interprétations sont peut‑être vraies, mais ce n’est pas le cas en réalité. Comme M. Warner l’a mentionné et illustré au paragraphe 178 de son rapport, la colonne de direction de la T/S pour les courses sur des pistes ovales est fixée aux supports supérieurs et inférieurs de la colonne de direction au moyen de bagues sphériques. Ces bagues sphériques permettent le déplacement de la colonne de direction par rapport aux supports de la colonne de direction, tel qu’il est illustré dans la photo suivante qui a été prise au cours de mon inspection des diverses motoneiges le 3 décembre 2014. De plus, le support en aluminium, qui retient la bague sphérique supérieure, est fixé à la structure de soutien de la colonne de direction au moyen d’un seul boulon, à l’extrémité arrière du support. Cela permet vraisemblablement le mouvement de bas en haut de la colonne de direction de la T/S.

[340] Étant donné qu’un déplacement vertical est permis entre la colonne de direction et les supports supérieurs et inférieurs de la colonne de direction, la colonne de direction ne peut pas fonctionner en tension ou en compression, comme l’ont laissé entendre M. Karpik et M. Cowley.

[Renvoi omis.]

[Non souligné dans l’original.]

[99] M. Breen a témoigné au procès dans le même sens. Il a mentionné la présence de [traduction] « bagues flexibles sur la colonne de direction, vers le haut et vers le bas, qui permettent à la colonne de tourner et de pivoter un peu vers le haut et vers le bas. Il s’agit de petites pièces rapportées en plastique, qui ne fixent pas du tout la colonne de direction à cette structure. Elles servent de soutien, mais elles ne fixent pas ces composants ensemble » (interrogatoire principal, le 23 mars 2015, à la p 54). Une démonstration a été faite par M. Breen lorsque la T/S a été inspectée plus tard ce jour‑là, et celle‑ci était très convaincante. La colonne de direction de la T/S n’a pas été construite pour jouer un rôle dans la rigidité globale du châssis.

[100] De même, M. Gerard Karpik a témoigné de façon très convaincante dans le même sens le 24 mars. Je reproduis le paragraphe 62 de son rapport en contre‑preuve (P‑121) :

[traduction]
62. Au paragraphe 178 de son rapport, M. Cowley affirme que la colonne de direction de la T/S est un membre structurel et, au paragraphe 182, il dit qu’il s’agit d’un « élément structurel qui améliore la rigidité globale du châssis ». Ces affirmations sont très surprenantes. J’ai conduit des motoneiges pour la course de glace ovale (j’en ai même écrasé une!) et je sais que le conducteur doit agir instantanément en tout temps pendant la conduite à vitesse élevée qui, comme je l’ai mentionné, peut atteindre 100 mi/h sur une surface glacée. Si l’une de ces motoneiges se heurte à une crête ou à un autre obstacle mineur en circulant à de si grandes vitesses, le conducteur doit réagir immédiatement avec la direction pour conserver la maîtrise du véhicule. Si la colonne de direction était un membre structurel, la direction pourrait se bloquer et ne pas réagir au mouvement du conducteur. Voilà probablement pourquoi la colonne de direction sur la T/S est équipée de bagues sphériques, soit pour assurer une liberté totale dans tous les axes de la colonne de direction par rapport à la structure de la motoneige. Les bagues sphériques en question sont illustrées au paragraphe 178 du rapport de M. Cowley.

[Non souligné dans l’original.]

[101] En fin de compte, il incombait à AC de montrer que la colonne de direction de la T/S était plus que la colonne de direction du brevet 264, de sorte qu’il s’agit d’un élément structurel qui atteint le niveau de la colonne supérieure de la revendication 7, mais elle ne l’a pas fait. La colonne de direction de la T/S n’est rien de plus qu’une colonne de direction.

[102] En définitive, la T/S pour la course en ovale ne satisfait à aucune des trois exigences suivantes :

  • a) Ce n’est pas une motoneige, comme il est revendiqué dans le brevet 264;

  • b) Elle n’a pas d’ensemble de renfort pyramidal, comme il est revendiqué dans le brevet 264;

  • c) Elle n’a pas de colonne supérieure, comme il est revendiqué dans le brevet 264.

[103] Compte tenu de ces conclusions, la Cour doit maintenant décider si le brevet en litige est antériorisé par la motoneige T/S ou s’il serait évident, aux yeux de la personne versée dans l’art, de combler l’écart avec l’art antérieur – la motoneige T/S, selon AC – en recourant aux connaissances générales courantes pour réaliser l’invention que revendique BRP.

B. Antériorité

[104] Le droit de l’antériorité a été examiné de manière assez détaillée dans la décision 2017 CF 207 (aux para 478‑492). Fondamentalement, une absence de nouveauté donnera lieu à une conclusion d’invalidité des revendications que comporte un brevet (art. 28.2 de la Loi sur les brevets). Aux termes de l’alinéa 28.2(1)a), « l’objet que définit la revendication d’une demande de brevet ne doit pas […] avoir fait […] l’objet d’une communication qui l’a rendu accessible au public au Canada ou ailleurs ». C’est ce qu’AC fait valoir en l’espèce. L’invention décrite dans le brevet 264 n’est pas nouvelle. Un élément de l’art antérieur, la motoneige T/S, antériorise le brevet 264, ce qui fait que celui‑ci est invalide.

[105] Dans l’arrêt Apotex Inc c Sanofi‑Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265 [Sanofi], la Cour suprême du Canada a enseigné que, pour établir l’antériorité, il était nécessaire de répondre à deux exigences : la divulgation antérieure de l’objet, ce qui se solderait nécessairement par une contrefaçon, et le caractère réalisable, ce qui signifie que la personne versée dans l’art aurait été capable de réaliser l’invention (Sanofi, aux para 25‑26). La Cour a précisément indiqué quels étaient les essais permis, et le paragraphe 27 est particulièrement explicite :

[27] Dès lors que l’objet de l’invention est divulgué dans un brevet antérieur, on suppose que la personne versée dans l’art est disposée à procéder par essais successifs pour arriver à l’invention. Bien que de tels essais soient exclus à l’étape de la divulgation, ils ne le sont pas pour les besoins du caractère réalisable, car la question n’est plus de savoir si la personne versée dans l’art saisit la teneur de la divulgation du brevet antérieur, mais bien si elle est en mesure de réaliser l’invention.

Quels que soient les essais requis, ils doivent pouvoir se faire sans trop de difficultés (Sanofi, aux para 33, 35).

[106] C’est donc dire que le critère auquel il faut satisfaire pour établir l’antériorité n’est pas facile à remplir. Ce qui complique également la situation est le fait que la divulgation doit être suffisante pour permettre au public de faire ou d’obtenir l’invention. Par exemple, il est loisible à l’acquéreur d’un objet de l’examiner et de découvrir l’invention.

[107] En l’espèce, BRP prétend qu’il manquait à la T/S plusieurs éléments du brevet 264, de sorte que l’objet de l’invention donnerait forcément lieu à une contrefaçon. Il ne peut pas y avoir divulgation de l’invention si l’art antérieur sur lequel une partie se fonde ne comporte pas les éléments requis.

[108] AC concède que, pour que l’on puisse retenir son argument relatif à l’antériorité, il lui faut établir que la T/S est une motoneige et qu’elle est munie d’un ensemble de renfort pyramidal et d’une colonne supérieure (mémoire des faits et du droit des défenderesses sur la validité du brevet canadien 2350264, au para 28). Cela s’explique par le fait qu’AC, pour avoir gain de cause, doit montrer qu’un seul élément de l’art antérieur satisfait aux deux exigences que sont la divulgation antérieure et le caractère réalisable (Sanofi). Comme il a été indiqué plus tôt dans les présents motifs, notre Cour a conclu que la T/S n’était pas une motoneige, qu’elle n’était pas dotée de l’ensemble de renfort pyramidal requis et que, bien qu’elle soit munie d’une colonne de direction, il n’a pas été établi que celle‑ci était assimilable à la colonne supérieure du brevet 264 dans les revendications où elle est exigée. Contrairement à ce qu’AC affirme, ce n’est pas une question de variante préférée que la motoneige du brevet 264 soit capable de fonctionner dans la neige : il s’agit de l’essence même de l’invention revendiquée. Dans le même ordre d’idées, le fait de disposer d’un certain type d’ensemble pyramidal n’est pas suffisant; il faut aussi que cet ensemble joue un rôle de renfort, et AC n’a pas fait cette démonstration dans le cas de la T/S, comme il lui incombait de le faire. Il ressort plutôt de la preuve que c’est le châssis de la T/S qui est destiné à soutenir une colonne de direction. Il n’a jamais été prouvé que la colonne de direction de la T/S était la colonne supérieure du brevet 264 : le fait que le brevet 264 fasse la distinction entre une [traduction] « colonne de direction » et la [traduction] « colonne supérieure » est révélateur. Les témoignages de MM. Cowley et Karpik qu’AC a produits pour soutenir que la colonne de direction de la T/S était également une [traduction] « colonne supérieure » ratent la cible. Il incombe à AC d’établir l’invalidité au regard de la présomption de validité d’un brevet (para 43(2) de la Loi sur les brevets). Cela suffit pour trancher la question.

[109] Cela dit, notre Cour n’a pas été convaincue non plus que l’exigence du caractère réalisable ait été respectée dans le dossier en l’espèce. AC semble s’appuyer sur le fait que la T/S était présentée au public, habituellement après des courses. Le public était en mesure d’observer le châssis pyramidal. Toutefois, le brevet antérieur doit renfermer l’information qui permet de recréer l’invention sans fardeau indu. Ici, l’invention est liée au renfort du châssis, et non simplement au fait qu’une structure pyramidale est superposée sur le châssis et simplement attachée à celui‑ci. Dans l’arrêt Sanofi, il est dit que « [l]orsqu’il est nécessaire de franchir une étape inventive, la divulgation antérieure ne satisfait pas au critère du caractère réalisable » (au para 37). L’antériorité par divulgation découlant d’une utilisation antérieure alléguée par AC n’est rien de plus qu’un ensemble de soutien de la colonne de direction de forme pyramidale. Ce genre de divulgation ne permet pas à la personne versée dans l’art de créer l’invention qui requiert l’effet de renfort expliqué par M. Breen et G. Karpik. La personne versée dans l’art verrait les tubes de moins d’un pouce de la T/S se flexer sous une pression inférieure à la moyenne (comme il a été démontré à la Cour). Le brevet 264 ne concerne pas simplement un ensemble de tubes sous forme de pyramide, mais plutôt une structure façonnée et dimensionnée pour supporter les charges. L’invention est liée à la construction des motoneiges (dans la présente affaire, il s’agit des seules revendications), c’est‑à‑dire la construction du châssis et des éléments structuraux qui améliorent la capacité des motoneiges à fonctionner dans une grande gamme de différents terrains, notamment la neige, dans des sentiers de motoneige entretenus ou hors‑piste. AC n’a pas montré dans le présent dossier comment l’ensemble de soutien de la colonne de direction de la T/S renforçait une motoneige.

[110] BRP prétend qu’en fait, AC n’a produit en l’espèce aucune preuve du caractère réalisable : non seulement est‑il nécessaire, en droit, qu’il y ait divulgation, mais il doit aussi y avoir une preuve du caractère réalisable. BRP dit qu’il n’y a aucune preuve que ce soit.

[111] AC rétorque en faisant valoir que [traduction] « le caractère réalisable est en général inhérent si l’art antérieur est un objet physique publiquement disponible, et la nouveauté disparaît si cet objet est une réalisation de la revendication » (mémoire des faits et du droit des défenderesses sur la validité du brevet canadien 2350264, au para 7). Elle dit se fonder sur l’arrêt Baker Petrolite Corp c Canwell Enviro‑Industries Ltd, 2002 CAF 158, [2003] 1 CF 49 au para 42. Ce sur quoi AC s’appuie dans ce paragraphe n’est pas des plus évidents.

[112] Le paragraphe 42 résume les aspects qu’il faut prendre en compte au moment d’analyser l’antériorité dans le contexte d’une divulgation par utilisation antérieure. Voici certains des principes qui y sont résumés :

  • a) « […] l’utilisation par le public ne suffit pas à elle seule à prouver l’antériorité. Pour qu’il y ait antériorité […] il est nécessaire de prouver qu’il y a eu divulgation de l’invention ». Autrement dit, l’utilisation du produit constitue une divulgation dans les cas où l’on rend accessibles les renseignements qui décrivent l’invention;

  • b) « [p]our qu’une […] utilisation antérieure constitue une antériorité opposable à une invention, il doit s’agir d’une divulgation qui permet de réaliser celle‑ci », ce qui veut dire que [TRADUCTION] « la divulgation doit permettre de réaliser l’invention »;

  • c) « […] dans les cas où un procédé de rétroingénierie est nécessaire et permet de découvrir l’invention, une invention devient accessible au public lorsqu’un produit qui la renferme est vendu à un membre du public qui peut l’utiliser comme bon lui semble ».

C’est donc dire que la Cour d’appel ne limite pas ses observations à une publication écrite de l’état antérieur de la technique. En l’espèce, il n’y en a aucune. Ici, AC tente de contrer la prétention de BRP qu’il n’existe aucune preuve du caractère réalisable en laissant entendre qu’il y avait une [traduction] « divulgation habilitante ». Ce n’est pas la preuve qui a été soumise à la Cour. La preuve indique plutôt que la motoneige était mise en montre après les courses. Il n’existe aucune preuve de divulgation de l’invention : « l’usage d’un produit fait d’une invention un élément de l’état de la technique, c’est‑à‑dire qu’il équivaut à la divulgation, uniquement dans la mesure où il rend accessibles les renseignements » (Merrell Dow Pharmaceuticals Inc and Anr v H N Norton & Co Ltd, [1996] RPC 76 (CL), décision citée dans l’arrêt Baker Petrolite, au para 42). En outre, il n’y a aucune preuve qu’un procédé de rétroingénierie aurait été possible, car la T/S a seulement été mise en montre. Par ailleurs, la divulgation et le caractère réalisable ne sont pas la même chose. Dans l’arrêt Sanofi (précité), le juge Rothstein, qui est aussi l’auteur de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Baker Petrolite, écrit : « [l]orsque l’exigence de la divulgation est remplie, le second élément établissant l’antériorité est le “caractère réalisable”, à savoir la possibilité qu’une personne versée dans l’art ait pu réaliser l’invention » (au para 26). Et d’ajouter la Cour suprême :

[27] Dès lors que l’objet de l’invention est divulgué dans un brevet antérieur, on suppose que la personne versée dans l’art est disposée à procéder par essais successifs pour arriver à l’invention. Bien que de tels essais soient exclus à l’étape de la divulgation, ils ne le sont pas pour les besoins du caractère réalisable, car la question n’est plus de savoir si la personne versée dans l’art saisit la teneur de la divulgation du brevet antérieur, mais bien si elle est en mesure de réaliser l’invention.

Dans la présente affaire, il n’y a eu aucune preuve de caractère réalisable. La T/S ne divulguait pas non plus l’objet de l’invention. À l’évidence, si la même invention a déjà été réalisée, comme le prétend AC dans le cas de la T/S, parce qu’elle ne tient pas compte du besoin d’un effet de renfort, il n’est même pas nécessaire de faire des essais : l’invention a déjà été réalisée. Mais ce n’était pas le cas.

[113] Il s’ensuit que la Cour n’a pas été convaincue que la T/S avait antériorisé le brevet 264. Le fait que la T/S ne divulgue pas une motoneige munie d’un ensemble de renfort pyramidal raccordé au châssis avec, dans le cas de certaines revendications, une colonne supérieure écarte la prétention. Par ailleurs, ni l’exigence de divulgation ni celle du caractère réalisable n’ont été remplies. L’antériorité n’a donc pas été prouvée.

C. L’évidence

[114] AC soutient que, même si l’argument de l’antériorité n’est pas retenu, elle devrait tout de même avoir gain de cause, parce que le brevet 264 est évident. Encore une fois, notre Cour a procédé à un examen du droit de l’évidence dans sa décision (2017 CF 207, aux para 522‑526). Il n’est pas nécessaire d’y revenir en détail.

[115] AC prétend qu’il suffit d’apprécier l’écart entre l’objet d’une revendication et l’art antérieur, la motoneige T/S en l’occurrence, pour déterminer s’il peut être comblé par la personne versée dans l’art, qui appliquerait les connaissances générales courantes. Cet argument ne s’écarte pas de l’approche que la Cour suprême a reconnue dans l’arrêt Sanofi (précité), au paragraphe 67 :

[traduction]

(1) a) Identifier la « personne versée dans l’art »;

b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

(2) Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

(3) Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

(4) Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

[116] La Cour d’appel fédérale a donné quelques éclaircissements sur l’application du cadre dans l’arrêt Ciba Specialty Chemicals Water Treatments Limited’s c SNF Inc, 2017 CAF 225 [SNF]. À l’étape 3, l’idée originale doit être comparée à l’art antérieur [« l’état de la technique »], de façon à relever les différences possibles. Cet art antérieur est quelque peu restreint, comme il est précisé au paragraphe 60 :

[60] Pour conclure, je vais dire un mot au sujet de « ce qui ferait partie de l’état de la technique” », l’expression utilisée dans Pozzoli et Plavix. Ce qui fait partie de l’état de la technique est simplement l’art antérieur qu’invoque la partie qui prétend qu’il y avait évidence. L’évidence n’est pas déterminée par rapport à l’état de la technique en général. La personne invoquant l’évidence doit renvoyer à un ou plusieurs éléments de l’art antérieur qui rend l’invention contestée évidente. Le choix des éléments de l’état de la technique relève entièrement de la partie invoquant l’évidence, sous réserve de l’article 28.3 de la Loi, qui établit la date limite pour l’état de la technique. En fait, la partie contestant le brevet peut se fonder sur plusieurs éléments de l’état de la technique selon la théorie de la « mosaïque » quant à l’évidence : Wenzel Downhole Tools Ltd. c. National‑Oilwell Canada Ltd., 2012 CAF 333, [2014] 2 R.C.F. 459, au paragraphe 87.

L’art antérieur qu’identifie AC est la motoneige T/S. Cela signifie qu’elle dit pouvoir convaincre la Cour qu’il serait évident aux yeux de la personne versée dans l’art de passer des enseignements de la motoneige T/S à l’invention alléguée, une fois que l’on a déterminé les différences entre l’objet faisant partie de l’état de la technique et l’idée originale de la revendication (étape 3). C’est à l’étape 4 que les connaissances générales courantes deviennent pertinentes. Comme l’a conclu la majorité dans l’arrêt SNF (la juge Woods s’est abstenue de souscrire aux paragraphes 51 à 63), au paragraphe 62 :

[62] […] si l’écart entre l’idée originale (ou la revendication telle qu’interprétée) et l’état de la technique peut être franchi par une personne versée dans l’art à l’aide de ses seules connaissances générales courantes, « l’invention » est évidente : Société Bristol‑Myers Squibb Canada c. Teva Canada limitée, 2017 CAF 76, au paragraphe 65. C’est à ce moment que les connaissances générales courantes sont pertinentes. La personne versée dans l’art peut avoir recours à ses connaissances générales courantes ainsi qu’à l’art antérieur qui peut être repéré lors d’une recherche raisonnablement diligente […] À mon sens, cette démarche va au‑delà de chercher à savoir si les différences visées sont évidentes en soi ou non.

[117] Enfin, la Cour d’appel fait quelques observations sur la notion d’« idée originale ». Quelle est l’idée originale qui doit être prise en considération avec l’art antérieur pour déterminer si la différence peut être comblée au moyen des connaissances générales courantes, de pair avec les renseignements que la personne versée dans l’art aurait pu obtenir « lors d’une recherche raisonnablement diligente » (au para 68)? La Cour d’appel reconnaît la difficulté que pose ce que doit être [traduction] « [l’]idée originale de la revendication ». C’est pour cela qu’il vaut peut‑être mieux interpréter la revendication :

[77] Il peut y avoir des cas où l’idée originale peut être comprise sans difficulté, mais il me semble que puisque l’expression « idée originale » n’est toujours pas définie, la recherche de l’idée originale a entraîné une confusion considérable dans la règle de l’évidence. Cette confusion peut être réduite en évitant tout simplement l’idée originale et en interprétant plutôt la revendication. Jusqu’à ce que la Cour suprême soit en mesure d’élaborer une définition pratique de l’« idée originale », cela me semble être une utilisation plus judicieuse du temps des parties et de la Cour fédérale que de perdre son temps et s’engager dans un débat périphérique superflu.

[118] AC revient avec l’argument, selon son interprétation des revendications, que les revendications du brevet 264 [traduction] « concernent une structure pyramidale qui fournit un certain niveau de rigidité au châssis d’une motoneige » (mémoire des faits et du droit de la défenderesse sur la validité du brevet canadien 2350264, au para 45). AC parle d’appliquer les enseignements de la T/S à une motoneige classique. Toutefois, la difficulté se pose pour les enseignements de l’élément d’art antérieur choisi par AC, soit la motoneige T/S. Comme je l’ai déjà mentionné, la T/S n’a pas d’ensemble de renfort, comme le prévoit le brevet 264. AC soutient qu’aucun niveau de rigidité n’est précisé, alors tout ajout de rigidité est suffisant. Toutefois, cela ne tient pas compte de l’exigence selon laquelle il doit y avoir un ensemble de renfort, et non seulement un ensemble qui est superposé sur le châssis. En effet, AC tente de transformer l’exigence de l’ensemble de renfort en quelque chose qui ajouterait de la rigidité, et ce, même si cette dernière est minimale.

[119] Notre Cour a déjà conclu, à la lumière de la preuve abondante, que l’ensemble de renfort pyramidal est au cœur de l’invention revendiquée. La construction de ce châssis est en vue « d’accroître la robustesse de la motoneige et la capacité de ces véhicules de circuler sur des terrains difficiles » (2017 CF 207, au para 355). Il ne s’agit pas simplement d’ajouter une certaine rigidité. L’ensemble a un but : répartir le poids chargé sur la motoneige. Le renfort est constitué de barres qui composent le châssis, ce qui sert à accroître la robustesse du châssis. Ces conclusions tirées par la Cour n’ont pas été portées en appel par AC et elles n’ont, évidemment, pas été réfutées. L’objet défini par les revendications du brevet 264 comprend l’exigence d’ensemble de renfort pyramidal. La preuve de M. Breen montre que la personne versée dans l’art comprendrait que [traduction] « [l]e terme “renfort” est très connu dans le domaine et désigne un élément qui repose contre une structure et/ou soutient celle‑ci, habituellement pour la rendre plus rigide. Une personne versée dans l’art estimerait donc que le terme “renforts” exclut les éléments qui ne servent pas de soutien structurel » (rapport d’expert, P‑39, au para 154). Il a exprimé cela encore plus carrément au paragraphe 156 :

[traduction]

[156] La personne versée dans l’art comprendrait donc que « l’ensemble de renfort pyramidal » envisagé dans le brevet est un composant qui joue un rôle important dans le comportement structural du châssis de la motoneige.

[120] L’argument d’AC repose sur l’idée que la T/S ajoute une certaine rigidité qui, d’après elle, n’est rien de moins que l’invention du brevet 264. Mais là n’est pas la question. AC semble prétendre que l’élément essentiel est l’ajout d’une certaine rigidité. Dans son mémoire des faits et du droit sur le renvoi, AC résume sa position en quelques mots, au paragraphe 45 : [traduction] « Dans son analyse, il devient évident que les revendications concernent une structure pyramidale qui fournit un certain niveau de rigidité au châssis d’une motoneige ». Ce n’est pas le cas. Elles concernent plutôt un renfort qui, à son tour, accroît la rigidité de la structure. La rigidité est accrue au moyen d’un renfort, et non grâce à un autre type de structure superposée sur le châssis conçue pour un objectif différent. Comme il y a des tubes assemblés sous forme pyramidale, AC affirme qu’à toutes fins utiles, c’est tout ce qu’il y a à savoir au sujet du brevet 264. L’écart entre la T/S et les revendications du brevet 264 est par conséquent faible. Comme je l’ai indiqué précédemment, l’opinion de M. Breen sur ce qui constitue un renfort est à privilégier : l’ensemble de renfort pyramidal du brevet 264 doit faire plus que soutenir une composante comme la colonne de direction, ce qui est tout ce que l’on peut dire de la T/S. Les avocats de BRP ont raison de dire que l’argument d’AC voulant que l’opinion de M. Breen soit [traduction] « erronée » (mémoire des faits et du droit de la défenderesse sur la validité du brevet canadien 2350264, au para 35) est tout simplement non fondé. AC n’a présenté aucune preuve pour établir que la T/S était plus qu’un ensemble de soutien de la colonne de direction de forme pyramidale. AC se fie à son interprétation des revendications, qui ne tient pas compte de la nécessité d’un renfort, pour affirmer en fin de compte [traduction] « [qu’]il n’y a pas de différence entre la structure pyramidale de la T/S et ce qui est requis par le brevet 264. Ainsi, il n’y a pas d’écart que la personne versée dans l’art doit combler et la revendication est évidente » (mémoire des faits et du droit de la défenderesse sur la validité du brevet canadien 2,350,264, au para 51). Il ne peut en être ainsi, car cela ne tient pas compte de l’exigence la plus fondamentale, que l’ensemble soit non seulement de forme pyramidale, mais qu’il s’agisse d’un ensemble de renfort pyramidal. Le témoignage de Gerard Karpik et de M. Breen, selon lequel la personne versée dans l’art ne serait pas inspirée par la T/S pour concevoir une motoneige conformément aux revendications du brevet 264, est à privilégier par rapport à la preuve écartée de M. Cowley. En effet, ni lui ni David Karpik n’a inspecté la T/S, ce qui veut dire que leur preuve doit être traitée avec prudence. La preuve de M. Breen et de Gerard Karpik ne souffre pas de la même limite.

[121] C’est donc dire que l’écart entre l’idée originale, ou l’objet défini par les revendications, et la T/S est nettement plus large que ce qu’AC affirme. Il incombait dans ce cas aux défenderesses d’établir à l’aide d’une preuve suffisamment claire et convaincante que les différences constituent des étapes qui auraient été évidentes aux yeux de la personne versée dans l’art (étapes considérées sans connaissance aucune de l’invention revendiquée). Au contraire, on ne peut pas voir en quoi il est évident de combler l’écart entre un ensemble de soutien et un ensemble de renfort. Il ne s’agit pas d’une différence de degré, mais d’une différence de nature. AC déclare qu’il s’agit de renforcer les tubes : AC ne présente aucune preuve qui peut être utilisée à cet effet. En fait, elle tente encore de réduire l’invention à une structure pyramidale qui a simplement besoin de tubes plus gros et plus robustes. Encore une fois, il n’y a pas de reconnaissance du fait qu’il doit y avoir un renfort. La T/S n’inspirerait pas la personne versée dans l’art de transformer une structure qui soutient une colonne de direction en un ensemble de renfort pyramidal : le simple fait qu’il y a un ensemble de soutien de la colonne de direction de forme pyramidale ne signifie pas qu’il s’agit d’un ensemble de renfort de la structure. De toute façon, il y a un manque de preuve pour contrebalancer la preuve présentée par BRP pour faire en sorte que l’écart pourrait être comblé. BRP a raison de faire valoir qu’il incombait à AC de démontrer le bien‑fondé de ses arguments à l’aide d’éléments de preuve : les observations sans preuve claire et convaincante ont peu de poids. Je conclus qu’il n’était pas évident de transformer un ensemble de soutien de la colonne de direction de forme pyramidale en un ensemble de renfort pyramidal fixé au châssis. L’ensemble doit être fixé au châssis, et non pas simplement superposé sur celui‑ci, et il doit renforcer la structure.

[122] BRP a également fait valoir que des facteurs secondaires donnent à penser que son invention n’est pas évidente. Selon la preuve abondante (P‑32) présentée au procès qui a montré le succès du REV; un certain nombre de pièces présentées en preuve faisaient expressément référence au nouveau châssis, lequel est considérablement plus rigide (parmi de nombreux articles de presse spécialisée, mentionnons un passage du numéro d’avril 2002 de SnowTech qui se lit ainsi : [traduction] « Comme le dit le nom, un ensemble pyramidal sur le châssis aide à répartir les forces exercées lorsque la motoneige passe sur des bosses que le triangle de la suspension avant transférerait sinon au caisson avant […] Le châssis REV est 600 p. 100 plus résistant aux déformations de torsion que la plate‑forme ZX déjà rigide, tout en étant 13 p. 100 plus léger, et on dit qu’il est dix fois (1 000 p. 100) plus résistant aux déformations de torsion que la 2002 ZR!) ». En effet, la rigidité accrue de 600 p. 100 est mentionnée dans de nombreuses publications, ainsi que la forme pyramidale du nouveau châssis. Par exemple, dans le numéro de mars 2003 de SnowTech, on peut lire : [traduction] « La structure pyramidale du REV convient bien à la randonnée en montagne – lorsque vous tirez sur le guidon pour faire faire un virage à la motoneige, vous tirez essentiellement sur le châssis au complet par l’entremise de la structure pyramidale, et non pas juste la colonne de direction et ses points de fixation ».

[123] Une telle preuve n’est manifestement pas déterminante – la reconnaissance de l’industrie et le succès commercial ajoutent peu de choses à l’appui d’une conclusion que le brevet n’est pas évident. Les sept facteurs que la juge Snider a énumérés dans la décision Jay‑Lor International Inc c Penta Farm Systems Ltd, 2007 CF 358, favorisent BRP et son brevet. Les voici :

  1. L’invention était‑elle nouvelle et supérieure à ce qui existait avant elle?

  2. Depuis son introduction sur le marché, l’invention a‑t‑elle eu un usage large et a‑t‑elle été préférée aux autres dispositifs?

  3. Des concurrents ou des experts du domaine ont‑ils déjà pensé à la combinaison?

  4. La collectivité a‑t‑elle manifesté de l’étonnement à la première publication de l’invention?

  5. L’invention a‑t‑elle connu un succès commercial?

  6. Y a‑t‑il eu des imitations de l’invention depuis son introduction sur le marché?

  7. L’inventeur est‑il arrivé facilement à l’invention?

Ces facteurs secondaires ne font qu’ajouter du confort, sans plus.

[124] On ne m’a pas convaincu que la personne versée dans l’art serait arrivée à l’invention du brevet 264 en comblant l’écart entre la motoneige T/S et l’idée originale, ou les revendications interprétées. Pour reprendre les propos de la Cour d’appel dans l’arrêt SNF, « si l’écart entre l’idée originale (ou la revendication telle qu’interprétée) et l’état de la technique peut être franchi par une personne versée dans l’art à l’aide de ses seules connaissances générales courantes, “l’invention” est évidente » (au para 62). Cette démonstration n’a pas été faite.

V. Les réparations

[125] La Cour est arrivée à la conclusion que le brevet 106, le brevet 813 et le brevet 964 (2017 CF 207), qui ont été appelés les « brevets concernant la position avancée du conducteur », étaient invalides; il restait à déterminer si le brevet 264, appelé le « brevet concernant le châssis pyramidal », était valide. La Cour a confirmé que oui, car AC n’avait pas réussi à prouver que ce brevet était antériorisé ou évident.

[126] Il faut donc que la Cour évalue ce qui constitue une réparation convenable pour la contrefaçon du brevet 264 valide. L’article 55 de la Loi sur les brevets rend le contrefacteur responsable de tous les dommages subis. C’est le paragraphe 55(1) qui s’applique :

Contrefaçon et recours

Liability for patent infringement

55 (1) Quiconque contrefait un brevet est responsable envers le breveté et toute personne se réclamant de celui‑ci du dommage que cette contrefaçon leur a fait subir après l’octroi du brevet.

55 (1) A person who infringes a patent is liable to the patentee and to all persons claiming under the patentee for all damage sustained by the patentee or by any such person, after the grant of the patent, by reason of the infringement.

A. Les dommages subis

[127] BRP soutient qu’elle peut prouver que la contrefaçon de son brevet concernant le châssis pyramidal a causé des pertes de ventes qui ont été réalisées par AC dans le cas d’un certain nombre de motoneiges visées par les allégations de contrefaçon. Quant au reste des motoneiges visées par ces allégations, il faudrait imposer une redevance appropriée.

[128] Les parties ne me semblent pas être en désaccord au sujet des règles de droit en matière de dommages‑intérêts dans le contexte de la Loi sur les brevets. Pas plus qu’au sujet de certains des faits fondamentaux. Par contre, elles sont loin de s’entendre sur la question de savoir si l’approche des profits perdus que BRP a adoptée est appropriée, et elles arrivent à des chiffres nettement différents sur ce que devrait être une redevance appropriée. J’ai passé en revue avec grand soin les observations et la preuve qu’elles ont fournies, tant dans le cadre du renvoi que dans celui du procès. La difficulté à laquelle se heurte BRP est que ses arguments relatifs aux dommages subis reposaient principalement sur la contrefaçon des quatre brevets en litige. En fait, dans sa déclaration elle considère que le brevet 264 complète l’invention décrite dans les trois autres brevets :

[traduction]
9. Quant au brevet 264, il révèle et revendique une nouvelle configuration de châssis pour une motoneige, qui complète l’invention réalisée par les brevets susmentionnés.

La difficulté consiste bien sûr à prouver que la contrefaçon d’un brevet qui complète la nouvelle configuration de motoneiges a causé des pertes de ventes, par opposition à celles attribuables à la contrefaçon des quatre brevets. En définitive, les arguments en faveur de la perte de profits n’ont pas été établis. En revanche, l’argument d’AC selon lequel la redevance doit être réduite le plus possible n’atteint pas non plus la cible, tandis que les arguments de BRP à cet égard ont été convaincants.

1) Les règles de droit applicables

[129] La Cour, dans l’affaire apparentée Arctic Cat Inc c Bombardier Produits Récréatifs Inc, 2016 CF 1047, a noté un extrait souvent cité, tiré de la décision JR Short Milling Co (Canada) Ltd c Continental Soya Co and George Weston Bread and Cakes, Ltd (1943‑44), 3 Fox’s Patent Cases 18 à la p 29 :

[traduction]
Dans pratiquement tous les dossiers rapportés, les juges mentionnent les difficultés auxquelles ils sont confrontés dans de telles circonstances [sic] et de l’impossibilité de calculer un montant avec une quelconque exactitude mathématique. Lord Shaw déclare que ce calcul sera possible « dans une large mesure en faisant appel à une vive imagination et à une détermination approximative ». Les mots de Lord Shaw sont simplement une autre façon d’affirmer que l’exactitude était impossible et qu’il faut faire preuve d’imagination, que ce soit ou non à l’avantage du demandeur. Cela ne signifie pas de faire preuve de générosité, puisque les dommages‑intérêts ont pour objet d’indemniser le demandeur et non de constituer une pénalité ou une sanction à l’encontre du défendeur.

[Non souligné dans l’original.]

BRP insiste pour dire qu’il n’est pas nécessaire de faire preuve d’exactitude mathématique. Mais il est vrai aussi qu’il faut une vive imagination.

[130] Le paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets traite du dommage que la contrefaçon a fait subir. Cela signifie que ce dommage doit être dû à la contrefaçon du brevet valide. En l’espèce, seule la contrefaçon du brevet 264 mérite une indemnisation. Ce n’est également que le dommage causé par la contrefaçon de ce seul brevet qui peut être indemnisé.

[131] L’obligation de causalité est décrite en ces termes : « le demandeur doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, que, “n’eût été” le comportement répréhensible du défendeur, il n’aurait pas subi de perte » (Apotex Inc c Merck & Co, Inc, 2015 CAF 171 [Merck] au para 45). Le lien de causalité doit être apprécié en fonction de la preuve soumise à la Cour, car il s’agit d’une « question de fait ». Ainsi, il s’agit « essentiellement [d’]une question de fait pratique à laquelle on peut mieux répondre par le bon sens ordinaire plutôt que par une théorie métaphysique abstraite » (Snell c Farrell, [1990] 2 RCS 311 à la p 328). Comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Merck (précité), et en se reportant à l’arrêt Clements c Clements, [2012] 2 RCS 181, 2012 CSC 32, « [l]e critère de la condition essentielle [« n’eût été »] doit être appliqué de “manière décisive et logique” » (au para 45).

[132] La demanderesse doit établir la probabilité raisonnable qu’il y a eu des pertes de ventes et donc des pertes de profits, à cause de la contrefaçon de son brevet 264, et non des brevets concernant la position avancée du conducteur (ou les brevets concernant le REV).

2) Quelques faits de base

[133] AC a vendu en tout 20 934 motoneiges qui contrefont le brevet 264. BRP soutient que, sur ce nombre total, 2 536 ont été des ventes perdues qu’elle aurait par ailleurs réalisées. Il est quelque peu ironique qu’après avoir fait valoir qu’il ne pouvait pas y avoir d’exactitude mathématique, BRP présente quand même un chiffre qui donnerait malheureusement l’illusion qu’il y a une certaine exactitude mathématique au modèle qui est présenté en l’espèce.

[134] BRP réclame les profits perdus sur les 2 536 motoneiges contrefaisantes et, quant aux autres 18 398 motoneiges qu’AC a vendues, elle prétend qu’elle a droit à une redevance raisonnable de 135 $ par motoneige. Pour ce qui est des profits perdus, la formule est assez simple : les 2 536 motoneiges sont multipliées par la marge sur coûts directs qui aurait été réalisée.

[135] Étant donné qu’il n’y aurait pas eu d’augmentation des frais fixes si BRP avait eu à fabriquer les 2 536 motoneiges supplémentaires (BRP avait la capacité supplémentaire requise pour fabriquer les motoneiges supplémentaires), et que BRP soutient que l’expert d’AC s’est dit d’accord avec son propre expert au sujet de la marge sur coûts directs, le seul désaccord porterait donc sur le fait de savoir s’il peut être établi ou pas que BRP a perdu des ventes par suite de la contrefaçon de son brevet concernant le châssis pyramidal. Et ce désaccord est réel.

3) Les ventes perdues de motoneiges au titre du brevet 264

[136] AC soutient, avec succès selon moi, que BRP n’a pas établi qu’elle avait perdu des ventes uniquement en raison du châssis pyramidal du brevet 264. Cela s’explique par l’interaction entre les brevets qui ont établi la configuration du REV selon laquelle le conducteur est assis dans une position avancée, qui a été jugée invalide, et la structure pyramidale moins visible, qui complémente simplement les trois brevets concernant la position avancée du conducteur. Il n’y a aucune preuve d’un cas où on peut dire qu’une motoneige fabriquée par AC a été vendue en raison du fait qu’elle comprenait un ensemble de renfort pyramidal. Il n’a pas été démontré à l’aide d’une preuve directe que des ventes ont été perdues du fait de la contrefaçon d’un seul brevet. AC souligne avec raison qu’il n’y a aucune preuve qu’elle a réalisé ne serait‑ce qu’une seule vente parce qu’elle a mis en pratique le brevet 264 (pièce D‑155, extraits financiers consignés d’AC, à la p 17/95). Il n’y a aucune preuve sous forme d’études de marché, ou même d’un consommateur qui aurait été incité à acheter une motoneige par le fait de la structure pyramidale sous le capot. BRP s’appuie plutôt exclusivement sur [traduction] « l’approche axée sur la part de marché » de son expert, comme substitut à la preuve directe.

[137] Selon l’approche que BRP a choisie et qu’elle privilégie, pour pouvoir s’acquitter de son fardeau il lui faudrait établir :

  • a) la demande suscitée par l’invention (et non par la nouvelle configuration de motoneiges attribuable à ses trois autres brevets);

  • b) le lien de causalité;

  • c) une quantification raisonnable des profits;

  • d) la capacité de fabrication et de mise en marché.

La Cour admet que BRP aurait eu la capacité de fabrication et de mise en marché requise pour vendre quelque 2 500 nouvelles motoneiges : la preuve à cet égard est solide (M. Guy, pour le compte de BRP) et n’a pas été vraiment contestée. Les trois autres éléments sont toutefois nettement problématiques.

[138] BRP a tenté de convaincre la Cour que la structure pyramidale était un moteur de la demande pour ses produits. Cependant, cette tentative reposait principalement sur la preuve liée à ce que la demanderesse appelait son invention. Ce qu’il faut, c’est que le brevet 264 soit lui‑même le moteur de la demande pour les produits de BRP. Cette preuve n’existe pas.

[139] BRP s’est fiée uniquement sur la preuve présentée par son expert lors du procès. Malheureusement pour BRP, la preuve de l’expert concerne les consommateurs qui préfèrent la position avancée/agressive du conducteur revendiquée dans les brevets en litige (P‑131, rapport d’expert de Keith R. Ugone, aux para 70‑73). La preuve ne fait pas la distinction dans le but de mettre l’accent sur le brevet 264. La preuve présentée montre que la nouvelle configuration, selon laquelle le conducteur est assis de façon très avancée, était la vraie configuration pour le conducteur. Il ne fait aucun doute qu’il existe une liste impressionnante de publications de l’industrie qui font l’éloge du REV, mais le REV n’est pas le brevet 264. M. Ugone, aux paragraphes 70 à 88 de son rapport (P‑131), fait grandement référence à la qualité de la [traduction] « conduite » ([traduction] « une conduite en douceur et confortable »), au rendement et à la maniabilité, à la position assise avancée, au style de motoneige qui permet au conducteur de se lever, à la masse centralisée radicale et à l’ergonomie. En effet, l’expert, au paragraphe 80 de son rapport, fait allusion au succès d’AC en ce qui a trait à son nouveau châssis (le châssis de la Twin Spar), qui a été dévoilé dans sa gamme de motoneiges de modèle 2007. Cela dit, le nouveau châssis de la Twin Spar de 2007 ne comprenait même pas une structure pyramidale. AC a ajouté une structure pyramidale cinq ans plus tard. L’expert de BRP s’est concentré sur les brevets en litige, de façon générale, et non sur le brevet 264 et sa capacité à susciter une demande.

[140] Il a été soutenu que le matériel de marketing [traduction] « mettait en évidence » la structure pyramidale. Il est vrai qu’une partie du matériel de marketing mentionne la structure, mais je n’accepte pas la proposition selon laquelle le matériel de BRP ou d’AC la mettait en évidence. En fait, lorsqu’elle est prise en compte avec d’autres caractéristiques techniques louées dans le matériel de marketing, la structure pyramidale n’est rien de plus que les autres caractéristiques techniques comme la suspension améliorée, le système d’entraînement ou les technologies de freinage qui sont souvent présentés ensemble dans les brochures.

[141] BRP a fait référence, dans sa présentation, aux rapports annuels produits par Arctic Cat pour les années 2011 et 2012 (mémoire de BRP sur le renvoi – réparations, au para 16). En fait, les deux paragraphes du message du PDG cités dans le compendium soulignent tous les deux la nouvelle suspension, le système d’entraînement et les technologies de freinage.

[142] La preuve en l’espèce n’établit pas que la structure pyramidale était un moteur de la demande pour les produits. Il n’y a aucune preuve directe que même un consommateur a acheté une motoneige après avoir pris en considération la structure pyramidale. Aucune étude produite n’a tendance à montrer qu’elle serait prise en considération, et encore moins qu’elle constituerait une considération importante. La demanderesse a dû recourir au matériel qui faisait référence aux caractéristiques techniques pour tenter de laisser entendre que la structure pyramidale était un moteur de la demande. En fait, c’est plutôt le REV, avec sa nouvelle configuration, qui a suscité la rétroaction positive observée dans l’industrie. Toutefois, il n’a pas été démontré que la structure pyramidale pouvait être responsable de la rétroaction positive. La seule preuve présentée par l’expert de BRP ne contribue pas, à mon avis, à établir que le brevet 264, à lui seul, ait eu une incidence sur la demande, et encore moins le type d’incidence de nature à stimuler la demande.

[143] BRP doit également montrer que, n’eût été les ventes de produits contrefaisants réalisées par AC, elle aurait effectué un certain nombre de ventes supplémentaires; elle a donc droit aux profits réalisés sur ces ventes.

[144] Pour ce qui constitue une thèse cruciale, à savoir que le brevet 264 a causé la perte de plus de 2 500 ventes de motoneiges, la demanderesse ne peut se fier qu’au rapport de son expert, aux paragraphes 89 et 90 (P‑131). Mais le lien de causalité qui doit être établi est entre le brevet 264 et les ventes perdues, et non les brevets en litige (les trois brevets déclarés invalides, plus le brevet 264) et les pertes alléguées de ventes. La seule preuve à l’appui de cet argument est que [traduction] « [l]e lien de causalité économique avec les profits perdus est établi par le fait que BRP fabrique et vend des motoneiges incorporant les enseignements revendiqués des brevets en litige sur le marché canadien, et que ces motoneiges concurrencent directement les produits d’Arctic Cat qui sont visés par les allégations de contrefaçon » (au para 89). M. Ugone parle des quatre brevets; jamais il ne particularise l’effet du brevet 264. Et c’est ce lien particularisé qu’il faut prouver pour pouvoir établir l’existence d’un lien de causalité quelconque. Autrement dit, M. Ugone parlait d’un lien, tandis que la présente affaire, dans le cadre du renvoi, s’intéresse à un lien différent, à propos duquel il n’existe aucune preuve. Il n’est pas nécessaire de faire preuve d’un « solide bon sens » pour conclure que la demanderesse ne s’est pas acquittée de son fardeau, à savoir que, n’eût été l’utilisation par AC du châssis pyramidal du brevet 264, elle aurait réalisé des ventes attribuées à AC.

[145] Même si l’on pouvait dire que le châssis pyramidal était peut‑être le moteur de la demande, ce qui est manifestement un élément clé, et que, n’eût été l’utilisation de l’invention brevetée, c’est BRP qui aurait réalisé un certain nombre de ventes, la demanderesse aurait quand même eu à établir quelles auraient été ces ventes. Autrement dit, n’ayant pas établi l’existence d’une seule vente due à la structure pyramidale, BRP aurait à expliquer de quelle façon 2 500 de ces ventes auraient pu avoir eu lieu.

[146] L’expert de BRP s’est servi de sa propre méthode pour estimer les ventes que BRP a perdues aux mains d’AC : la supposée [traduction] « analyse des parts de marché ». L’application de cette méthode laissait grandement à désirer.

[147] L’analyse des parts de marché est fondée sur une proposition assez simple. Elle postule que, si le nombre de motoneiges vendues au cours d’une année est connu, ce qui est le cas, et que la part de marché d’AC et de BRP est connue, ce qui est le cas, il est possible d’estimer le nombre d’unités qui auraient été vendues « n’eût été » la contrefaçon. En fait, il s’agit d’une équation simple :

nombre d’unités découlant de l’utilisation de l’invention brevetée

=

(unités vendues x part n’eût été la contrefaçon) ‑ unités vendues

part de marché

Le nombre d’unités vendues et la part de marché sont connus. Le plus difficile est d’établir la « part n’eût été la contrefaçon ». Il est nécessaire de faire quelques hypothèses importantes. Et c’est là, en l’espèce, le talon d’Achille de l’entreprise.

[148] Premièrement, les hypothèses. Comme le montre l’équation, la « part n’eût été la contrefaçon » du marché doit être inférieure à la part de marché. Si les deux parts de marché sont identiques, ou à peu près identiques, le résultat sera de zéro unité vendue par suite de l’utilisation de l’invention (les unités vendues, multipliées par x/y, moins les unités vendues seront toujours égales à 0 si x = y). Autrement dit, il doit y avoir une différence dans les parts de marché, et l’équation sera sensible au numérateur, la « part n’eût été la contrefaçon ». Cela indiquerait donc qu’il faille faire preuve d’une certaine rigueur dans l’évaluation de la « part n’eût été la contrefaçon ». Comme il a été démontré lors du procès, un petit changement dans le numérateur peut entraîner une différence importante. Il est donc essentiel d’évaluer rigoureusement la part de marché qui resterait si l’invention n’avait pas été réalisée.

[149] Deuxièmement, il faut supposer que le « bond », à savoir la différence entre la part de marché réelle d’AC et sa part de marché attribuable aux ventes des produits visés par les allégations de contrefaçon, découle uniquement de la réalisation de l’invention. Si d’autres facteurs entrent en jeu, il sera difficile, voire impossible, de déterminer quel facteur influe sur quel élément et, surtout, dans quelle mesure. Il serait normal de penser que, si l’invention entraînait une perte de ventes, le phénomène serait observé à l’échelle des différentes gammes de produits. Il existe peut‑être une raison pour laquelle l’invention n’a eu aucune incidence sur une gamme de produits; or, l’on s’attendrait à obtenir quelques explications. Si aucune n’est fournie, ce pourrait être que d’autres facteurs sont en jeu : un autre facteur pourrait expliquer le « bond », le cas échéant.

[150] Troisièmement, M. Ugone a choisi de supposer qu’AC aurait maintenu la même part de marché qu’avant la contrefaçon. Il s’agit d’un choix qu’il a lui‑même fait. Enfin, le modèle suppose que les ventes additionnelles réalisées par AC par suite de sa contrefaçon du brevet 264 ne doivent pas être attribuées à BRP, mais plutôt que les concurrents sur le marché qui réalisent l’invention en auraient profité dans une proportion égale à leur part de marché (les proportions doivent bien sûr être rajustées en fonction de la perte de part de marché d’AC).

[151] La véritable difficulté survient au moment de déterminer la part de marché « n’eût été la contrefaçon », qui doit être entièrement attribuable à l’invention. Il s’agit d’une étape essentielle à la validité du modèle. En l’espèce, la preuve montre qu’AC vantait les mérites de diverses autres caractéristiques technologiques. En effet, le bond, si le bond allégué par BRP s’est réellement produit, était‑il le résultat de la réalisation des trois autres brevets en litige (qu’AC a intégrés dans certains segments en 2007), d’une combinaison des quatre brevets, de certaines autres innovations d’AC, de ses efforts de mise en marché pour vendre ses motoneiges améliorées, ou d’autres facteurs conjoncturels? En outre, comment l’invention pouvait‑elle entraîner un « bond » dans certains segments seulement?

[152] Il existe six segments dans l’industrie de la motoneige : montagne, crossover, cross‑country, Grand Sport, touring et utilitaire. Le modèle s’applique théoriquement à chacun de ces segments. Il n’est pas nécessaire de définir les différents segments pour nos besoins, bien qu’une définition convenable figure dans le rapport d’expert de BRP (P‑131), au tableau 9. L’intégration des quatre brevets en litige par AC a été échelonnée dans le temps. Selon BRP, depuis 2007, AC a réalisé trois brevets jugés non valides, d’une manière qui s’est intensifiée au fil du temps. Toutefois, AC a commencé à utiliser le brevet 264 pour le modèle 2012; à l’inverse, BRP avait commencé à utiliser les quatre brevets en litige bien avant (dès 2003, rapport d’expert de Keith R. Ugone, P‑131, au para 86). Cela rend la comparaison des parts de marché difficiles.

[153] Ce qui ajoute à la difficulté, et ce qui est frappant dans la méthode appliquée de manière mécanique par l’expert de BRP, est le fait que des règles différentes finissent par être appliquées aux différents segments. Il a expliqué ce qui suit au paragraphe 116 de son rapport :

[TRADUCTION]

a) La part de marché rajustée d’Arctic Cat

116. Pour estimer quelles auraient été les parts de marché d’Arctic Cat en l’absence de la contrefaçon alléguée (c.‑à‑d. les parts de marché rajustées d’Arctic Cat), j’ai appliqué les processus d’estimation suivants pour les segments au sein desquels la part de marché d’Arctic Cat avait augmenté au cours de la période visée par les allégations de contrefaçon par rapport à la période antérieure à la contrefaçon :

a) pour les segments au sein desquels la part de marché d’Arctic Cat était relativement stable avant la contrefaçon (p. ex. les segments touring et utilitaire), j’ai maintenu la même tendance pour la période visée par les allégations de contrefaçon;

b) pour les segments au sein desquels la part de marché antérieure à la contrefaçon d’Arctic Cat affichait une nette tendance à la baisse avant la période visée par les allégations de contrefaçon (p. ex. les segments crossover et cross‑country), j’ai extrapolé sa part de marché à une année supplémentaire (c.‑à‑d. à la première année de la période visée par les allégations de contrefaçon) et j’ai maintenu cette part de marché extrapolée constante pour la suite139;

c) pour les segments au sein desquels aucune tendance constante ne se dégageait avant la contrefaçon (p. ex. les segments de montagne et Grand Sport), j’ai utilisé la part de marché d’Arctic Cat de l’année précédant la contrefaçon alléguée pour estimer sa part de marché en l’absence de la contrefaçon.

[Souligné dans l’original.]

[Renvoi omis.]

Il n’y a eu aucune tentative de comprendre pourquoi les tendances variaient. Nous nous retrouvons donc avec des [traduction] « processus d’estimation ».

[154] Ces estimations proviennent d’une matrice de chiffres, figurant au tableau 15 du rapport d’expert, composée des parts de marché détenues par BRP et AC dans les six différents segments depuis 1999. L’expert exclut complètement deux segments des considérations ultérieures, soit les segments touring et utilitaire.

[155] L’approche préconisée par l’expert dans les quatre autres segments consiste à laiiser supposer une corrélation systématique entre ce qu’il perçoit comme une augmentation de la part de marché, au moment de la réalisation de l’invention par AC, par rapport aux lignes de tendance antérieures à la contrefaçon qu’il a estimées. Comme l’indique M. Ugone dans son rapport (P‑131), au paragraphe 114, il a estimé l’augmentation de la part de marché dont a profité la défenderesse par suite de la contrefaçon. Il est donc essentiel d’examiner et de bien comprendre comment cette « estimation » a été réalisée. Il s’avère qu’elle est fondée sur ce que l’expert a appelé son [traduction] « inspection visuelle » des chiffres de sa matrice. Dans le cadre du contre‑interrogatoire au procès, M. Ugone a justifié son application de la méthode, qui comprend une [traduction] « inspection visuelle », en s’appuyant uniquement sur ses années d’expérience en tant qu’économiste. Voici un échange ayant eu lieu le 31 mars 2015 :

[traduction]

Me CRINSON : C’est le chiffre que vous avez choisi? Vous avez jeté un coup d’œil à la matrice, et vous avez choisi ce chiffre?

M. UGONE : Oui.

Me CRINSON : D’accord.

Aucun calcul ni aucun tracé, ou graphique n’indique la raison pour laquelle vous avez choisi ce chiffre dans votre rapport, n’est‑ce pas?

M. UGONE : L’explication figure au paragraphe 116.

Me CRINSON : Je vois les mots, mais il n’y a aucune analyse mathématique ou numérique expliquant la raison pour laquelle vous êtes arrivé à ce résultat. Il n’y a que l’explication par les mots.

M. UGONE : Oui, mais, lorsqu’il y avait une tendance stable, j’ai considéré ou maintenu la tendance stable. Quand il n’y a que ces points de données, vous n’avez pas besoin de – il n’y a pas de mauvais calculs ou de statistiques à faire.

Me CRINSON : Comment pouvez‑vous – déterminer si c’est une tendance stable? Il suffit d’observer et…

M. UGONE : Oui. C’est ce que j’appelle une inspection visuelle, quand vous avez – comme je le disais avant, je peux regarder ces données, je veux dire, je suis économiste depuis 30 ans. Je peux voir qu’il y a une bande de 43 à 48 ou 47. Et toutes ces années étaient au sein de cette bande.

Me CRINSON : D’accord.

M. UGONE : Ou si les chiffres sont 10, 10 et 11, cela me semble stable. Si les chiffres sont 15, 17, 16, il y a une certaine variation, mais ce sont des parts de marché stables, relativement stables.

Me CRINSON : Donc pour une personne, un économiste, un expert, serait‑il tout aussi valable d’avoir choisi 15?

M. UGONE : S’ils – je n’aurais pas choisi 15.

Me CRINSON : Non, je peux voir que vous avez choisi 16.

M. UGONE : Oui.

Me CRINSON : Mais ce que je vous demande, c’est si vous avez simplement exercé votre jugement et choisi 16?

M. UGONE : Je dirais que je – c’était une combinaison de 30 années d’expérience en tant qu’économiste, et de toutes les études de parts de marché que j’ai menées au cours de ces 30 années, et en regardant les données.

Et la partie quantitative était peut‑être dans ma tête. Je n’ai pas, vous savez, je n’ai pas – les chiffres sont l’équivalent d’un dessin ou d’une ligne, et j’ai déterminé 10 pour le segment utilitaire et 16 pour le segment touring.

Me CRINSON : Donc, la réponse à ma question est que vous avez seulement exercé votre jugement, c’est bien ça? C’est sur votre jugement que votre décision repose?

M. UGONE : C’était fondé sur la poursuite d’une tendance stable. C’était…

Me CRINSON : Selon votre jugement?

M. UGONE : Oui.

Me CRINSON : Regardons le segment utilitaire. Et ici nous voyons 10, 10, 11. Et vous décidez que ça revient à 10?

M. UGONE : Oui.

Me CRINSON : N’aurait‑il pas été tout aussi valable de choisir 11?

M. UGONE : J’ai choisi 10, parce que lorsque vous regardez l’ensemble des points de données, quelqu’un qui choisirait 11 devrait justifier 11. J’ai choisi 10 en fonction des points de données que j’ai observés et j’ai estimé, en fonction de mes 30 années d’expérience et de l’ensemble des données, que 10 était un chiffre convenable.

Me CRINSON : Et serait‑il également valable de dire 11?

M. UGONE : L’expert doit justifier pourquoi il a choisi 11. Je ne veux pas parler de la validité, parce que je ne sais pas comment l’expert pourrait justifier sa décision. Alors, cela dépend de la façon dont vous justifiez votre décision.

En substance, l’expert utilise des « processus d’estimation » en vue d’établir des lignes de tendance dans les parts de marché de la période précédant la contrefaçon, accélérant ainsi certains déclins, et il visualise ensuite des bonds dans certains segments, mais pas dans d’autres. Aucune analyse statistique ou autre méthode de quantification n’a été appliquée. C’est un peu surprenant, compte tenu de l’importance du calcul du quotient obtenu au moyen de la division de la « part de marché n’eût été la contrefaçon » par la part de marché réelle. Il n’y a aucune tentative visant à déterminer ce qui peut expliquer les bonds perçus, l’expert supposant qu’ils découlent d’une invention qui est largement invisible sous le capot et qui ne fait que compléter les trois autres brevets qui ont créé le REV.

[156] L’approche est encore plus problématique dans le segment crossover. La part de marché réelle d’AC a affiché une baisse de 2007 à 2011, passant d’un sommet de |  p. 100 en 2007 à |  p. 100 en 2011. Toutefois, la part de marché d’AC, dans le segment crossover, est revenue à |  p. 100. L’inspection visuelle menée par l’expert l’a amené à conclure que la « part de marché n’eût été la contrefaçon », en 2012, aurait encore baissé pour s’établir à |  p. 100. S’il avait choisi de maintenir la part de marché à |  p. 100 pour 2012, le nombre de motoneiges vendues par AC obtenu au moyen du calcul aurait été de 668 en 2012 au lieu des 1 054 déclarées, étant donné l’accélération du déclin de la part de marché d’AC. L’expert ne tient pas compte du fait que la part de marché de BRP a également diminué au cours de la même période, alors qu’elle utilisait ses quatre brevets, étant passée de 52 p. 100 en 2007 à 45 p. 100 en 2011.

[157] Mais surtout, l’accroissement de la part de marché en 2012, dans le segment crossover, qui est passée de |  p. 100 en 2011 (l’expert prévoyait une nouvelle baisse à |  p. 100) à |  p. 100 en 2012, ne semble pas résulter uniquement de la mise en pratique du brevet 264 en 2012, car AC a également introduit les caractéristiques de position avancée du conducteur. La pièce 15 du document P‑131 situe en 2012 le bond résultant de la contrefaçon visant au moins les brevets concernant la position avancée du conducteur dans le segment crossover (le tableau 25, au paragraphe 178 du document P‑131, indique qu’il y a eu une introduction limitée des caractéristiques de position avancée du conducteur en 2010‑2011, mais [traduction] « le premier lancement important » a eu lieu en 2012). La pièce 16, qui est censée représenter la [traduction] « contrefaçon visant le brevet concernant le châssis pyramidal uniquement » montre en fait les mêmes chiffres que ceux de la pièce 15, qui représente la [traduction] « contrefaçon visant au moins les brevets concernant la position avancée du conducteur ». Le retour à une part de marché de |  p. 100 en 2012, pour AC, pourrait donc ne pas résulter de la mise en pratique du brevet 264, mais plutôt d’une combinaison de facteurs, dont les brevets concernant la position avancée du conducteur et le brevet 264, qui ont tous été introduits en force en 2012. Le même phénomène est aussi observé dans le segment de montagne. En effet, la comparaison des pièces 15 et 16 ne montre pas de différence entre les deux ensembles de brevets, les brevets concernant la position avancée du conducteur et le brevet 264. Il s’agit de toute évidence d’une lacune grave, qui rend l’utilisation du modèle peu fiable.

[158] En outre, il est dérangeant de constater que le modèle ne s’appliquerait pas tout à fait aux segments touring et utilitaire. L’expert déclare ce qui suit au paragraphe 116 de son rapport (P‑131) : [traduction] « pour les segments où la part de marché détenue par Arctic Cat avant la contrefaçon était relativement stable (p. ex. les segments touring et utilitaire), j’ai maintenu cette tendance au cours de la période visée par les allégations de contrefaçon ». Il est très difficile de voir comment l’inspection visuelle a mené à conclure à une part de marché relativement stable (dans le segment touring, la part de marché réelle d’AC, de 2007 à 2014, était de |  p. 100, de |  p. 100, de |  p. 100, de |  p. 100, de |  p. 100, de |  p. 100, de |  p. 100, de |  p. 100). Sans affinement ni explication, le modèle tel qu’il est utilisé dans ce cas apparaît quelque peu arbitraire. En tout état de cause, les segments touring et utilitaire n’affichent aucune perte de ventes attribuable au brevet concernant le châssis pyramidal, mais le segment utilitaire a perdu des ventes de 2012 à 2014, en raison de la « contrefaçon visant au moins les brevets concernant la position avancée du conducteur », à la pièce 15.

[159] Dans le segment cross‑country, l’expert observe une tendance à la baisse. Il n’apparaît pas clairement comment l’inspection visuelle révèle une tendance à la baisse : la part de marché d’AC pour les années 2007 à 2011 était de |  p. 100, de |  p. 100, de |  p. 100, de |  p. 100 et de |  p. 100. Il semblerait qu’elle ait été stable, voire en hausse entre 2008 (|  p. 100) et 2011 (|  p. 100). L’expert a choisi de considérer que la part de marché d’AC attribuable aux ventes des produits visés par les allégations de contrefaçon demeurait à |  p. 100, ne reconnaissant donc pas une tendance à la hausse. En 2012, la part de marché d’AC est passée à |  p. 100, une augmentation (ou « bond ») censée résulter de la mise en pratique du brevet 264. Toutefois, la même année, la part de marché de BRP est passée de 45 p. 100 à 51 p. 100 selon le tableau 15. Si AC gagnait des parts grâce à la mise en pratique de l’invention, l’on pourrait s’attendre à ce que BRP ait souffert de ce bond. Il convient de répéter que l’hypothèse de base du modèle postule qu’un bond soudain résulte uniquement de la mise en pratique de l’invention par la défenderesse. Or, comment expliquer un autre « bond » observé dans le segment cross‑country en 2014, lorsque la part de marché d’AC est passée de |  p. 100 à |  p. 100? L’expert ne rend pas compte de ce bond inexpliqué et applique la formule pour l’année 2014 [(nombre d’unités vendues x |  /|  ) ‑ nombre d’unités vendues], ce qui produit une différence non négligeable.

[160] Il ne s’agit pas ici de dire qu’une [traduction] « approche axée sur la part de marché » ne doit jamais être utilisée pour évaluer les dommages subis par une demanderesse. Le fait est plutôt que l’application de ce modèle en l’espèce comporte des lacunes telles qu’elle ne permet pas d’établir avec fiabilité une quantification raisonnable des bénéfices perdus. La preuve selon laquelle le brevet 264, pris isolément, est un moteur de la demande et a entraîné des pertes de ventes pour BRP était loin d’être satisfaisante. Le modèle de quantification présenté à la Cour montre en fait la même lacune. Pour l’un des principaux segments ayant entraîné des pertes de ventes (le segment crossover), aucune distinction n’est établie entre les brevets concernant la position avancée du conducteur et le brevet 264, selon la preuve dont dispose la Cour. Ce chiffre représente à lui seul 68 p. 100 des ventes unitaires perdues alléguées par BRP. Le segment de montagne présente la même lacune grave. L’autre principal responsable des pertes de ventes unitaires de BRP, le segment cross‑country, comporte également des lacunes majeures. En fait, cela donne fortement à penser que le bond ne saurait s’expliquer seulement par la mise en pratique du brevet 264. La Cour doit chercher à établir les ventes qui ont été perdues uniquement en raison de la mise en pratique du brevet 264. À la lumière de la preuve présentée en l’espèce concernant le brevet 264, il n’est pas possible d’affirmer que le brevet est la cause unique de la demande suscitée par cette invention ni que cette invention a entraîné des pertes de ventes pour BRP. En fin de compte, il n’a pas été prouvé que les bénéfices perdus, le cas échéant, peuvent être raisonnablement quantifiés en l’espèce.

4) La redevance raisonnable

[161] Bien qu’il ne soit pas possible d’évaluer les bénéfices perdus en raison de la mise en pratique du brevet 264, il n’en demeure pas moins que le brevet 264 a été contrefait. Selon BRP, une redevance pour l’utilisation de son invention lui était due sur le reste des ventes jusqu’à 2014 (18 398 unités = ventes totales de motoneiges visées par les allégations de contrefaçon, soit 20 934 unités ‑ pertes de ventes alléguées équivalant à 2 536 unités) ou, si la Cour devait conclure qu’il n’était pas possible d’évaluer les bénéfices perdus, la redevance s’appliquerait à la totalité des motoneiges visées par les allégations de contrefaçon. Par conséquent, la Cour doit évaluer la redevance raisonnable qui aurait été payable par AC à BRP pour son utilisation du brevet 264 valide.

[162] Les parties ne s’entendent toutefois pas sur le montant qui constitue une redevance raisonnable. BRP évalue ce montant à un minimum de 135 $ par motoneige visée par des allégations de contrefaçon. AC suggère un montant considérablement inférieur. À mon avis, un montant de 135 $ par motoneige est une redevance adéquate.

[163] Pour déterminer une redevance raisonnable, « [l]a question est de savoir quel taux découlerait des négociations entre un concédant consentant et un porteur de brevet consentant » (AlliedSignal Inc c du Pont Canada Inc, [1998] ACF no 190 [AlliedSignal]; Jay‑Lor International Inc c Penta Farm Systems Ltd, 2007 CF 358 [Jay‑Lor]). Il me semble que la justification est résumée de manière utile au paragraphe 126 de la décision Jay‑Lor (précitée) :

[126] Cette notion repose sur l’hypothèse selon laquelle la personne qui souhaite employer une technologie brevetée en aurait normalement demandé l’autorisation et aurait été disposée à verser une redevance pour cet emploi. Le breveté, s’il est disposé à accorder une licence sur son invention, négocierait alors les conditions de la licence, notamment le montant des redevances, avec le licencié envisagé. Cette hypothèse est manifestement artificielle dans la mesure où l’auteur de la contrefaçon, en l’espèce, n’a pas choisi de demander l’autorisation du breveté lorsqu’il a commencé à exploiter la technologie brevetée dans son propre dispositif. Il faut faire des suppositions sur la façon dont les parties auraient pu négocier. Cependant, l’attribution d’une licence est une pratique très courante dans le domaine de la propriété intellectuelle et est devenue un champ d’étude universitaire. Il semble que la méthodologie soit bien établie et relativement cohérente. Par conséquent, on dispose d’éléments de preuve sur la manière dont les parties négocient des ententes de licence et sur la théorie applicable aux négociations. En d’autres termes, en nous appuyant sur ce qui se passe dans le monde réel des pratiques en matière de licences et en appliquant une méthodologie généralement acceptée aux faits connus dans une affaire donnée, nous pouvons nous former une opinion sur les résultats de négociations hypothétiques entre les parties en l’espèce.

[164] L’approche décrite dans la décision Jay‑Lor (précitée) consiste à estimer la marge bénéficiaire accrue qu’anticipe le titulaire de licence par suite de l’utilisation du brevet. La notion est décrite de la manière suivante au paragraphe 138 :

[138] Comme l’a exposé M. Friedlander, le point de départ de l’approche analytique est que l’auteur de la contrefaçon, avant la contrefaçon, avait une certaine marge bénéficiaire et qu’après la contrefaçon, sa marge bénéficiaire anticipée augmentera. Comme l’augmentation est attribuable à l’invention brevetée, la redevance payable au concédant de licence est la hausse de la marge bénéficiaire.

[165] Une fois la redevance initiale établie, il s’agit de mener une négociation fictive entre les protagonistes en utilisant des facteurs qui pourraient exercer une pression à la hausse comme à la baisse sur la redevance. Une liste de 13 facteurs a été dressée dans la décision AlliedSignal (précitée), mais cette liste n’est ni exhaustive ni applicable dans tous les cas.

[166] L’approche proposée par BRP, qui est assez couramment utilisée, est acceptée par AC. Cependant, la redevance initiale fait l’objet d’un désaccord : BRP fait état d’une redevance initiale correspondant à 50 p. 100 de 271 $ (la marge sur coûts directs), alors qu’AC fait état de 42 p. 100 de 94 $, soit 40 $. Les deux parties conviennent que les 13 facteurs énoncés dans la décision AlliedSignal ne modifient pas, en fin de compte, le montant de la redevance qui serait payable.

[167] M. Ugone, pour le compte de BRP, a fait une distinction entre l’estimation de la redevance initiale attribuable aux brevets concernant la position avancée du conducteur (450 $ par motoneige vendue par AC) et au brevet 264. Pour arriver au chiffre de 450 $, l’expert a comparé le profit additionnel réalisé par AC au moment du lancement de son châssis « Twin Spar » en 2007, qui, comme l’a allégué BRP, était l’exécution, par AC, de ses brevets concernant la position avancée du conducteur; il a été jugé que ces brevets étaient invalides. En appliquant la même méthode à l’exécution du brevet 264, l’expert a établi les profits additionnels attribuables au brevet 264, en comparant les profits réalisés sur les produits intégrant le châssis Twin Spar à ceux réalisés sur les produits intégrant les châssis Pro Cross et Pro Climb en 2012, lesquels intégraient l’ensemble de renfort pyramidal.

[168] Selon moi, cette approche est adéquate. Fondamentalement, M. Ugone a examiné trois segments et, en faisant la moyenne, sur une base pondérée, des diverses augmentations des profits additionnels par unité, il est arrivé à un montant de 271 $. Les parties à ce type de négociation sauraient que le châssis pyramidal doit être utilisé dans toutes les gammes de produits. L’invention est la même, qu’elle soit utilisée pour le segment crossover, cross‑country, Grand Sport ou tout autre. AC laisse entendre que BRP s’est limitée aux segments crossover, cross‑country et Grand Sport pour en conclure que la redevance initiale correspond à 271 $ par unité. Je ne vois pas ce qui est répréhensible. Il s’agit d’une détermination approximative. Nous cherchons à établir une redevance raisonnable fondée sur une marge sur coûts directs. Dans la négociation fictive, AC examinerait l’augmentation de sa rentabilité non seulement dans un nombre limité de segments, mais de façon générale. C’est l’augmentation de la rentabilité dans l’ensemble des gammes de produits qui serait prise en compte. Si la concurrence est telle que le profit additionnel par unité s’en trouve réduit dans certains segments, cela n’a aucune importance sur le cours de la négociation, car celle‑ci doit être globale; l’invention, qui ne change pas d’un segment à l’autre, est faite pour être utilisée dans toutes les gammes de produits. Le concédant de licence et le licencié examineraient la valeur de l’invention en fonction de son utilisation, et ce, par rapport à tous les produits. Autrement dit, ce qui est évalué est la rentabilité que l’invention conférera aux produits auxquels elle sera intégrée.

[169] AC a soutenu que BRP avait limité sa démonstration à trois segments, laissant peut‑être ainsi entendre que la redevance initiale pourrait être inférieure à la moyenne pondérée des trois segments utilisés. Je n’accepte pas cette critique : AC aurait pu brosser un portrait différent si les autres segments avaient été pleinement pris en compte. Or, elle ne l’a pas fait. L’utilisation d’une [traduction] « détermination approximative » est une arme à double tranchant. On peut supposer que la redevance initiale aurait pu être supérieure une fois les autres segments pris en compte.

[170] AC a avancé qu’une redevance appropriée serait de 94 $ par motoneige, son point de départ dans la valeur de l’invention considérée isolément : elle prétend que les vertus de l’invention, la rigidité accrue du châssis, la capacité de réduire le poids de certains composants sans perdre de la rigidité du châssis en [traduction] « renforçant » ce dernier, et, de façon générale, la solidité du châssis ne sont pas uniquement attribuables à la seule conception pyramidale. Il est difficile de savoir quelle différence cela ferait dans une négociation de façon à pouvoir utiliser l’invention brevetée.

[171] AC s’est contentée de faire valoir au procès que le châssis pyramidal valait 94 $ par motoneige, mais la position qu’elle a adoptée dans le cadre du renvoi a semblé consister à se servir de la moyenne des économies censément attribuables à l’adoption du châssis pyramidal, ce qui donnerait lieu à une redevance d’un montant variant entre 6 $ et 25 $ par motoneige. AC a admis qu’il n’y avait aucune preuve à cet effet au procès, et je conclus qu’il ne faudrait pas l’examiner davantage.

[172] En ce qui concerne une redevance de 94 $ par unité, les experts se sont généralement entendus sur la méthode. Néanmoins, l’expert d’AC a exclu de la prise en compte 353 unités du segment cross‑country (faisant passer leur nombre de 927 à 574) et 127 unités du segment Grand Sport (faisant passer leur nombre de 432 à 305). Selon le raisonnement d’AC, il faut comparer les modèles similaires d’un segment, ce qui semble exclure les modèles visés par les allégations de contrefaçon équipés de plus gros moteurs. Selon moi, la taille du moteur est un facteur non pertinent, car c’est la valeur de l’invention, indépendamment de la taille des moteurs, qui doit être évaluée sans exactitude mathématique. Le fait qu’un fabricant puisse augmenter la rentabilité de ses produits grâce à des moteurs plus puissants n’influe pas directement sur la valeur d’une invention qui vise à ajouter de la rigidité en renforçant la structure.

[173] Il convient de noter que le modèle présenté par M. Ugone, pour BRP, prenait le bon avec le mauvais : il ne cherchait pas à choisir ce qui lui convenait. Dans le segment crossover, le profit additionnel par unité a été réduit de 204 $ entre 2011 et 2012, lorsque le châssis pyramidal a été installé pour la première fois. Le nombre total d’unités dans ce segment a bondi de 324 à 2 308 en 2012. Cette hausse a exercé une pression à la baisse sur la marge sur coûts directs calculée en fonction des trois segments. J’estime qu’il faudrait tenir compte des 927 unités du segment cross‑country et des 432 unités du segment Grand Sport pour obtenir une meilleure représentation des profits additionnels par unité par segment, au lieu de chercher à retrancher des unités des segments cross‑country et Grand Sport. En tenant compte de ces unités, on obtient une augmentation moyenne pondérée du profit additionnel par unité de 271 $.

[174] La position adoptée au procès et lors du renvoi était que Bombardier devait recevoir une redevance équivalant à 50 p. 100 de 271 $. Ces 50 p. 100 correspondent approximativement à la part de marché détenue par BRP à l’époque. Il est prétendu que [traduction] « BRP aurait adopté la position selon laquelle, en permettant à Arctic Cat de faire concurrence sur le marché avec des motoneiges équipées de la technologie brevetée de BRP stimulant la demande, BRP compromet une vente sur deux de motoneiges vendues au Canada […] Par conséquent, BRP aurait soutenu qu’elle devrait percevoir en guise de redevance une proportion, égale à sa part de marché, des profits additionnels d’Arctic Cat découlant de la vente des produits visés par les allégations de contrefaçon » (mémoire de BRP sur le renvoi – réparations, au para 49). Il n’appartient pas à notre Cour de remettre en question la sagesse de la position adoptée par BRP. En fin de compte, elle demande une redevance de 135 $ par unité pour la mise en pratique de son brevet 264, et non le montant total.

[175] Comme il a été mentionné précédemment, les parties ont convenu qu’un examen des facteurs énoncés dans la décision AlliedSignal n’aurait pas modifié le montant de la redevance après la tenue de la négociation fictive.

[176] En fin de compte, je conclus qu’une redevance de 135 $ par motoneige pour l’utilisation d’un châssis pyramidal est une indemnité raisonnable. Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel en l’espèce, le châssis pyramidal « permet la construction de motoneiges au positionnement amélioré du conducteur, c’est‑à‑dire que celui‑ci est assis plus vers l’avant du véhicule » (au para 5). Cela n’est pas négligeable. Une redevance de 135 $ sur le prix moyen d’une motoneige coûtant 11 200 $ à l’époque représente à peine plus de 1 p. 100.

[177] Il y a, en l’espèce, 20 934 motoneiges contrefaisantes. Une indemnité qui reposerait uniquement sur une redevance représente 2 860 090 $ pour l’utilisation de l’invention à l’égard de laquelle la Cour conclut à la contrefaçon d’un brevet valide, le brevet 264 de BRP.

B. L’injonction permanente

[178] Sur la panoplie de mesures de réparation que BRP demandait au départ (une déclaration portant que son brevet 264 est valide et a été contrefait, une ordonnance de remise et de destruction de tous les produits contrefaisants, des dommages‑intérêts, des dommages‑intérêts punitifs, des intérêts avant et après jugement, ainsi que des dépens établis selon un barème supérieur), AC a accordé une attention spéciale à une demande d’ordonnance empêchant les défenderesses, ainsi que leurs dirigeants, administrateurs, employés, préposés, mandataires, distributeurs et concessionnaires, et toute personne ayant connaissance de l’injonction, de contrefaire le brevet 264. Par ailleurs, l’injonction viserait aussi à empêcher de vendre ou d’offrir en vente, de fabriquer, d’utiliser ou de distribuer au Canada toute motoneige ou composante de motoneige revendiquée dans le brevet 264. Enfin, l’ordonnance demandée revêtirait la forme d’une ordonnance empêchant d’inciter et de faciliter la vente, l’offre de vente, la fabrication, la construction, l’utilisation ou la distribution au Canada de toute motoneige ou composante de motoneige revendiquée dans le brevet 264.

[179] Comme on peut le voir, la réparation est exhaustive, mais limitée du point de vue géographique, comme il se doit. AC soutient qu’il n’y a pas lieu d’accorder une telle injonction. L’essentiel de son argument est qu’il n’est pas dans l’intérêt supérieur de la justice d’accorder ce qui constitue une réparation discrétionnaire et qu’il convient d’aborder avec prudence la réparation sous forme d’injonction que demande BRP.

[180] Je commence par signaler que la Loi sur les brevets prévoit précisément la délivrance d’une injonction. L’article 57 dispose ainsi :

Interdiction

Injunction may issue

57 (1) Dans toute action en contrefaçon de brevet, le tribunal, ou l’un de ses juges, peut, sur requête du plaignant ou du défendeur, rendre l’ordonnance qu’il juge à propos de rendre :

57 (1) In any action for infringement of a patent, the court, or any judge thereof, may, on the application of the plaintiff or defendant, make such order as the court or judge sees fit,

a) pour interdire ou défendre à la partie adverse de continuer à exploiter, fabriquer ou vendre l’article qui fait l’objet du brevet, et pour prescrire la peine à subir dans le cas de désobéissance à cette ordonnance;

(a) restraining or enjoining the opposite party from further use, manufacture or sale of the subject‑matter of the patent, and for his punishment in the event of disobedience of that order, or

b) pour les fins et à l’égard de l’inspection ou du règlement de comptes,

(b) for and respecting inspection or account, and generally, respecting the proceedings in the action.

et d’une façon générale, quant aux procédures de l’action.

and generally, respecting the proceedings in the action.

[181] BRP allègue qu’une injonction est une réparation appropriée, sauf s’il existe des circonstances spéciales, lesquelles sont rares. Après tout, une fois qu’une contrefaçon est établie, permettre à son auteur de poursuivre sa pratique semble plutôt contraire au régime des brevets qui est en vigueur, dans le cadre duquel un monopole est conféré pendant un certain temps. À moins qu’il expire, ce monopole devrait être préservé. Dans la décision Abbvie Corporation c Janssen Inc, 2014 CF 489 [Abbvie], le juge Hughes a déclaré qu’il était possible qu’une injonction permanente donne lieu à une perte de revenus, peut‑être une perte de réputation, « mais il s’agit là d’une conséquence naturelle du déboutement dans une action en brevet » (au para 49).

[182] La seule affaire dans laquelle une demande d’injonction a été rejetée, dit BRP, est Unilever PLC v Procter & Gamble Inc (1993) 47 CPR (3d) 479 [Unilever]. Aucun des facteurs relevés dans cette affaire n’est présent en l’espèce. Rejeter l’injonction permanente demandée reviendrait non seulement à forcer BRP à consentir une licence obligatoire, sans plus, à un gros concurrent, mais aussi à miner l’effet dissuasif du régime des brevets, car cette mesure rendrait intéressante la contrefaçon aux yeux des [traduction] « contrefacteurs éventuels », étant donné que la conséquence possible de leurs actes finirait par être le simple risque d’avoir à payer la redevance que ces contrefacteurs auraient décidé de ne pas demander ou payer.

[183] AC reconnaît pour sa part avoir incité son réseau de concessionnaires indépendants à vendre des motoneiges Arctic Cat au Canada. Elle invoque toutefois un certain nombre d’arguments :

  • a) L’article 57 de la Loi sur les brevets parle d’« interdire ou défendre à la partie adverse de continuer à exploiter, fabriquer ou vendre l’article qui fait l’objet du brevet ». Il n’y est pas fait mention d’inciter à la contrefaçon. AC laisse entendre que [traduction] « la Cour devrait faire preuve de prudence avant d’accorder une réparation en equity en dehors de ces circonstances » [le législateur a prévu l’octroi d’une telle réparation dans des circonstances restreintes] (mémoire des faits et du droit en réponse des défenderesses au sujet des réparations, au para 46).

  • b) La nature discrétionnaire de la réparation demandée devrait servir à s’abstenir, dans l’intérêt supérieur de la justice, d’accorder une injonction injustifiée.

  • (i) D’autres fabricants de motoneiges, soutient AC, exécutent le brevet 264 sans subir de conséquences. Le châssis pyramidal a censément une valeur relativement minime, et il est injuste de s’en prendre exclusivement à AC, alors que d’autres se servent de ce châssis.

  • (ii) En outre, une injonction causerait des difficultés excessives à AC, à son entreprise, à sa marque et à sa réputation : en fait, une injonction l’exclurait du marché canadien pour l’année‑modèle 2021. AC soulève également le spectre du chômage dans la région où elle fabrique ses motoneiges, dans l’État du Minnesota. Les concessionnaires canadiens seraient eux aussi lésés par une injonction.

  • (iii) Par ailleurs, BRP ne subira aucun préjudice irréparable. AC rappelle à la Cour que le PDG de BRP a déclaré au procès que la société était ouverte à l’idée de conclure une entente en faveur d’une licence au bon prix. AC avance que ses [traduction] « motoneiges n’ont pas fait perdre à BRP sa part de marché des ventes réelles, qui ont toutes deux augmenté, en fait, pendant les années qui ont suivi l’intégration par Arctic Cat, en 2012, de son châssis pyramidal » (mémoire des faits et du droit en réponse des défenderesses au sujet des réparations, au para 59).

  • (iv) Enfin, AC prétend qu’il n’y a pas lieu de délivrer une injonction pour un brevet qui expirera sous peu.

[184] À mon avis, aucun de ces arguments n’est convaincant et, même si on les considère collectivement, ils n’ont pas beaucoup de poids.

[185] Il a été conclu qu’il y avait eu contrefaçon du brevet 264. Dans le cadre du renvoi, notre Cour a conclu que la contestation de sa validité avait échoué. BRP a donc droit à des mesures de réparation, dont l’une est une injonction permanente enjoignant à un contrefacteur de mettre fin à sa pratique. Il s’agit d’une réparation qui est habituellement accordée. Pour citer une fois encore le juge Hughes, dans la décision Abbvie : « (u)ne injonction est normalement prononcée dès lors qu’un tribunal conclut qu’un brevet est valide et qu’il a été contrefait » (au para 35). Refuser d’accorder une injonction est une exception, une rare exception en fait. La seule décision faisant autorité qu’AC a citée dans ses documents est l’affaire Unilever, et BRP a affirmé qu’il s’agissait de la seule. Cela est fort bien possible. Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas dans cette affaire le genre de motifs convaincants, en equity, qui auraient amené la Cour à exercer son pouvoir discrétionnaire pour refuser de délivrer l’injonction permanente que la demanderesse souhaite obtenir. La présente affaire n’est pas différente des nombreuses autres dans lesquelles les efforts faits pour amener le tribunal à exercer son pouvoir discrétionnaire et à ne pas accorder une injonction ont été vains (Valence Technology, Inc c Phostech Lithium Inc, 2011 CF 174, juge Gauthier, au para 239).

[186] Pour commencer, on ne peut pas dire que BRP s’est présentée devant la Cour en ayant à se reprocher une faute ou une incurie quelconque. En outre, je conviens avec BRP que les facteurs ayant trouvé faveur auprès de la Cour dans Unilever ne sont pas présents en l’espèce. BRP n’a pas brandi son brevet en tant qu’outil de négociation. Son PDG a déclaré au procès qu’il serait possible de conclure un accord de licence avec AC à un prix approprié; aucune indication n’a été donnée quant à la raison pour laquelle aucun arrangement n’avait été conclu. AC, par l’entremise de son réseau de mandataires et de concessionnaires, exécute l’invention depuis 2012. Non seulement les difficultés dont AC fait état n’ont pas été prouvées devant notre Cour, mais elles ont prévalu devant un jury au Minnesota, son État d’origine, ce qui amoindrit considérablement le risque de subir des difficultés sérieuses aux États‑Unis. Les difficultés que causerait une injonction permanente sont restreintes et auto‑infligées. Il faut se souvenir qu’AC peut vendre des motoneiges au Canada : c’est de vendre des motoneiges contrefaisant le brevet 264 de BRP qui lui est interdit. Je n’accepte pas la proposition selon laquelle AC devrait être récompensée pour avoir contrefait le brevet 264 en concluant maintenant un éventuel accord sur des redevances majorées (mémoire des faits et du droit en réponse des défenderesses au sujet des réparations, au para 64). Comme mon collègue, le juge Martineau, l’a conclu dans la décision Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2012 CF 113 : « l’octroi d’une injonction n’est pas une mesure prise au profit d’une partie qui a gain de cause, mais elle est rendue par la Cour dans l’intérêt du public, afin de garantir le caractère exécutoire du système canadien des brevets » (au para 397).

[187] L’étendue de la protection qu’offre le droit des brevets n’a rien de neuf. Il y a plus d’une centaine d’années, la Cour de l’Échiquier a traité de la question dans l’arrêt Hatton v Copeland‑Chatterson Co, (1906) 10 Ex CR 224 :

[traduction]
18 En vertu du pouvoir accordé par les lettres patentes canadiennes, le breveté, ses représentants légaux et ses ayants droit obtiennent pour la durée prescrite le droit, le privilège et la faculté exclusifs de fabriquer, construire, utiliser et vendre à d’autres, en vue de son utilisation au Canada, l’invention visée par le brevet. Et je n’estime pas aller trop loin en affirmant que toute atteinte à ce droit ou toute violation de ce droit constitue une contrefaçon du brevet. N’est‑ce pas le cas aussi de celui qui, en connaissance de cause et pour ses propres fins, incite ou aide un autre à commettre une telle violation ou atteinte? Le cas échéant, l’acte de celui qui aide ou qui incite ne peut‑il pas proprement être désigné comme une contrefaçon du brevet? Bref, ne contrefait‑il pas lui‑même le brevet celui qui, en connaissance de cause, pour ses propres fins et son propre avantage et au préjudice du breveté, incite ou aide une autre personne à contrefaire un brevet? Il me semble qu’en principe, cela revient au même.

[Non souligné dans l’original.]

Ce point de vue a trouvé écho dans des jugements plus récents de la Cour d’appel et de notre Cour. Dans la décision Bauer Hockey Corp c Easton Sports Canada Inc, 2010 CF 361, la juge Gauthier, qui siégeait à l’époque à la Cour fédérale, a formulé le principe en ces termes :

[181] La règle de droit applicable à la contrefaçon par incitation n’est pas contestée. Dans les arrêts AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), 2002 CAF 421, 298 N.R. 323, 22 C.P.R. (4th) 1, et MacLennan c. Produits Gilbert Inc., 2008 CAF 35, 67 C.P.R. (4th) 161, 389 N.R. 165 (MacLennan), la Cour d’appel fédérale a clairement posé que la personne qui incite ou amène une autre personne à contrefaire un brevet est elle‑même responsable de la contrefaçon du brevet.

AC a contrefait le brevet 264. Des motoneiges Arctic Cat contrefaisantes, 20 934 en tout, ont été vendues au Canada pendant la période qui est en cause en l’espèce. Ceci étant dit avec égards, je ne vois aucun fondement dans la proposition de ne pas accorder une injonction, compte tenu du fait qu’AC a contrefait le brevet 264.

[188] Quant aux autres arguments, qui s’inscrivent sous la rubrique des « intérêts de la justice », leur sort n’est pas meilleur. Il y a, bien sûr, l’important intérêt public qui consiste à garantir le caractère exécutoire du régime des brevets canadien. Je ne vois pas en quoi l’allégation selon laquelle Yamaha et Polaris exécutent l’invention en toute impunité est pertinente. À vrai dire, même en supposant que ces deux concurrents exécutent l’invention, rien ne prouve qu’ils le font impunément, car il peut fort bien y avoir des arrangements entre concurrents, comme cela a été dit au procès. Non seulement cette allégation est‑elle restée ce qu’elle est, une allégation dénuée de preuve, mais c’est la contrefaçon d’AC qui est le sujet du litige.

[189] Dans le même ordre d’idées, AC allègue que le fait de ne pas délivrer une injonction ne causera pas de préjudice irréparable à BRP. Je ne suis pas de cet avis. Premièrement, ce n’est pas une injonction interlocutoire que l’on cherche à obtenir en appliquant le critère tripartite (RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311), qui exige que l’auteur de la demande d’injonction ait subi un préjudice irréparable. L’absence d’un préjudice de cette nature me semble être peu pertinente (Schooff v British Columbia (Medical Services Commission), 2010 BCCA 396; 1711811 Ontario Ltd v Buckley Insurance Brokers Ltd, 2014 ONCA 125 aux para 74‑80). Quoi qu’il en soit, je ne suis pas convaincu qu’AC a établi qu’il n’y avait pas de préjudice irréparable dans le fait que BRP ne soit dorénavant plus capable de s’emparer d’une plus grande part de marché au Canada, ou se trouve à devoir concurrencer un contrefacteur reconnu, advenant que l’injonction habituelle ne soit pas accordée. Par exemple, dans la décision Chic Optic inc c Safilo Canada inc (CS, 2004‑05‑28, 28 mai 2004), la Cour supérieure du Québec a conclu que le fait de devoir faire concurrence causait un préjudice irréparable (au para 18). Le même genre de commentaire a été fait dans la décision Cedrom‑Sni inc c Dose Pro inc, 2017 QCCS 3383 au para 103. BRP avait droit à son monopole pendant un certain temps, et il convient de la replacer dans cette situation jusqu’à l’expiration de son brevet. À dire vrai, il est évident que la tentative d’AC est motivée, en partie, par le souhait d’éviter de perdre une part de marché.

[190] AC déclare que l’avantage pour BRP serait négligeable. Une telle affirmation, sans fondement aucun, est moins que persuasive. En définitive, la demanderesse détient le droit sur son brevet et celui que ce dernier soit dûment appliqué. Je conviens avec BRP qu’AC savait ce qu’impliquait l’incitation, et que c’est à cela qu’il faut mettre fin.

[191] Enfin, AC a fait valoir qu’il n’y avait pas lieu de délivrer une injonction à cause de l’expiration du brevet. J’aurais pensé que, au contraire, ce serait une raison qui favoriserait la délivrance de l’injonction permanente. Ce n’est pas une raison pour ne pas protéger le monopole, et des injonctions sont accordées même lorsque le brevet visé expirera sous peu. Récemment, la Cour supérieure du Québec a délivré une injonction interlocutoire concernant un brevet qui allait expirer au cours des mois suivants (Thermolec ltée c Stelpro Design inc, 2018 QCCS 904).

[192] Par conséquent, une injonction permanente est accordée, conformément aux modalités que propose BRP. Le libellé proposé est assez courant dans les litiges en matière de propriété intellectuelle et il sert à atteindre l’objet que vise la Loi sur les brevets. Les modalités de l’injonction suffisent pour guider AC dans la voie permise. Je suis convaincu qu’AC sait quels sont les paramètres : ils ne sont pas inusités.

[193] Enfin, AC a demandé que notre Cour sursoie à l’exécution de l’injonction afin de lui permettre d’obtenir un sursis devant la Cour d’appel fédérale.

[194] Ce que l’on demande à notre Cour n’est pas un sursis, mais plutôt qu’elle retarde sa propre injonction de 90 jours. La Cour n’est pas prête à suspendre son ordonnance pendant un temps aussi long, car elle n’était pas disposée à souscrire à ce qui a été présenté comme un [traduction] « sursis à l’exécution de l’injonction pendant au moins une année‑modèle » dans les observations écrites qu’AC a présentées au procès (mémoire des faits, du droit et des arguments d’AC – réparations, au para 390). En revanche, la situation sans précédent qui touche actuellement le pays, et certainement ses tribunaux, donne à entendre qu’il serait dans l’intérêt de la justice d’accorder un bref délai afin qu’AC (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 176 au para 18) sollicite son sursis. Je paraphraserais le juge Hughes, dans la décision Abbvie (précitée, au para 92), qui se demandait pourquoi, dans cette affaire, Janssen ne s’était pas soigneusement préparée à faire face à une injonction, compte tenu de l’avertissement. J’en ferais de même ici. Il y a lieu de se demander pourquoi AC ne se serait pas soigneusement préparée à faire face à l’injonction. Dans la décision Abbvie, le juge Hughes a conclu qu’il n’était pas souhaitable d’accorder un « sursis » à l’exécution de l’injonction. Dans la présente affaire, les circonstances sont assez différentes, et tout à fait inédites en raison de la pandémie, pour que l’injonction soit retardée pour une période de 20 jours à compter de la date du présent jugement.

C. Autres réparations

[195] Au départ, la demanderesse sollicitait des dommages‑intérêts majorés, punitifs et exemplaires. Cette demande a été abandonnée dans la dernière demande révisée de réparation du 17 décembre 2019.

[196] BRP sollicite toujours des intérêts avant et après jugement, et il n’y a aucune raison pour ne pas les accorder. Quant aux dépens, les parties ont indiqué qu’il faudrait peut‑être examiner la question plus tard. Les parties sont invitées à s’entendre sur un montant approprié. Les dépens doivent être ordonnés en faveur de la demanderesse dans le cadre du renvoi et dans le cadre de la requête des défenderesses en modification de la défense et demande reconventionnelle qui a été rejetée. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre, elles devront communiquer avec la Cour, par l’entremise de son greffe, en vue d’obtenir des directives.

VI. Post‑scriptum

[197] Les parties ont demandé à la Cour de les autoriser à examiner une ébauche du jugement et des motifs connexes dans le but de suggérer d’éventuelles suppressions destinées à protéger des renseignements sensibles sur le plan commercial qui figurent peut‑être dans les motifs du jugement. BRP n’a suggéré aucune suppression, mais AC en avait quelques‑unes aux paragraphes 156, 157, 158 et 159. Il s’agit essentiellement de chiffres représentant des parts de marché à des moments différents.

[198] J’ai conclu que la suppression de ces chiffres n’empêchera pas de comprendre les motifs des conclusions tirées par la Cour. De ce fait, il a été accepté de procéder aux suppressions que proposait AC dans la version publique des motifs. La version confidentielle, qui inclut les chiffres supprimés dans les paragraphes 156 à 159, sera conservée au greffe de la Cour et demeurera confidentielle.

[199] En outre, il a été question au procès de l’octroi de dommages‑intérêts pour une période s’étendant jusqu’au 31 mars 2014. Il s’ensuit que le présent jugement se limite aux dommages que BRP a subis jusqu’à cette date. En fait, aucune preuve n’a été produite pour les dommages que BRP a subis par suite de la violation du brevet 264 après le 31 mars 2014.

[200] Les parties ont demandé à notre Cour de renvoyer la question des dommages subis après la date du 31 mars 2014, conformément aux articles 153 et autres des Règles des Cours fédérales. Il ne semble pas que les parties aient pu s’entendre sur le nombre de motoneiges contrevenant au brevet 264, de sorte qu’il s’agirait simplement de multiplier le nombre de motoneiges par le montant de la redevance. La question des dommages subis par suite de la violation du brevet canadien no 2350264 après le 31 mars 2014 sera donc renvoyée à un juge ou à une autre personne désignée par le juge en chef de notre Cour, dans le but de déterminer le nombre de motoneiges qui ont contrefait le brevet 264 après le 31 mars 2014. Une fois que l’on aura déterminé le nombre de motoneiges contrefaisantes, la question des dommages subis à compter du 1er avril 2014 sera tranchée d’une manière conforme au jugement et aux motifs de la Cour.


JUGEMENT dans le dossier T‑2025‑11

LA COUR STATUE que :

  1. Les défenderesses, Arctic Cat, Inc. et Arctic Cat Sales, Inc., ont contrefait au moins une revendication du brevet canadien no 2350264, lequel brevet est valide et en vigueur. Le brevet canadien no 2350264 est la propriété de la demanderesse, Bombardier Produits Récréatifs Inc.

  2. Une injonction permanente est accordée à la demanderesse en vue d’empêcher les défenderesses, ainsi que leurs dirigeants, administrateurs, employés, préposés, mandataires, distributeurs et concessionnaires ayant connaissance de l’injonction ou toute autre entité soumise à leur autorité ou à leur contrôle, de :

  • a) contrefaire le brevet canadien no 2350264;

  • b) vendre ou offrir en vente, fabriquer, utiliser ou distribuer au Canada toute motoneige ou composante de motoneige revendiquée dans le brevet canadien no 2350264;

  • c) inciter d’autres personnes à la vente, l’offre de vente, la fabrication, la construction, l’utilisation ou la distribution au Canada de toute motoneige ou composante de motoneige revendiquée dans le brevet canadien no 2350264.

Cette injonction entrera en vigueur 20 jours après la date du présent jugement.

  1. Une ordonnance est accordée à la demanderesse pour que les défenderesses détruisent, sous serment, dans les 30 jours suivant le jugement final disposant de la totalité des appels, le cas échéant, préservant la validité du brevet canadien no 2350264, les produits qui sont en leur possession, sous leur garde ou sous leur contrôle au Canada et qui contreviennent à la présente injonction, comme contrefaisant le brevet canadien no 2350264.

  2. La demanderesse a droit à des dommages‑intérêts découlant de la contrefaçon du brevet canadien no 2350264, et ils s’élèvent à 2 826 090 $.

  3. La demanderesse a droit à des intérêts avant jugement sur l’attribution de dommages‑intérêts, non composés, à un taux à calculer séparément chaque année, depuis le début de l’activité contrefaisante, et ce, au taux bancaire annuel moyen fixé par la Banque du Canada comme le taux minimal auquel cette dernière consent des avances à court terme aux banques énumérées à l’annexe I de la Loi sur les banques, LC 1991, c 46.

  4. La demanderesse a droit aux intérêts après jugement sur les dommages‑intérêts accordés, non composés, à un taux de 5 p. 100 par année, tel qu’il est établi à l’article 4 de la Loi sur l’intérêt, LRC 1985, c I‑15. Ce taux d’intérêt commencera à courir à compter de la date du présent jugement.

  5. La demanderesse a droit aux dépens pour le renvoi ainsi que pour la requête des défenderesses en modification de la défense et demande reconventionnelle, qui a été rejetée. Si les parties sont incapables de s’entendre sur ces dépens, elles présenteront à la Cour, par l’entremise de son greffe, une demande de directives.

  6. Conformément aux articles 153 et autres des Règles sur les Cours fédérales, la question des dommages qu’a subis Bombardier Produits Récréatifs Inc. après le 31 mars 2014, à cause de la violation du brevet canadien no 2350264 par les défenderesses Arctic Cat, Inc. et Arctic Cat Sales, Inc., est renvoyée à un juge ou à une personne désignée par le juge en chef de la Cour. Le renvoi aura pour but de déterminer le nombre de motoneiges contrefaisant le brevet 264 après le 31 mars 2014, afin que la question des dommages‑intérêts soit tranchée d’une manière conforme au jugement et aux motifs de notre Cour.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑2025‑11

INTITULÉ :

BOMBARDIER PRODUITS RÉCRÉATIFS INC. c ARCTIC CAT, INC., ET ARCTIC CAT SALES, INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec) LES 6 ET 7 NOVEMBRE 2019 ET PAR TÉlÉconfÉrence LE 17 DÉCEMBRE 2019 EnTRE toronto (ontario) ET montrÉal (québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 6 ET 7 NovembrE 2019 AINSI QUE LE 17 dÉcembrE 2019

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS :

 

LE JUGE ROY

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 15 JUIN 2020

COMPARUTIONS :

Marek Nitoslawski

David Turgeon

Joanie Lapalme

Michael Shortt

POUR LA DEMANDERESSE/

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

Ronald E. Dimock

Ryan T. Evans

Bentley Gaikis

POUR LES DÉFENDERESSES/

DEMANDERESSES RECONVENTIONNELLES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau DuMoulin s.n.r.l.

Montréal (Québec)

POUR LA DEMANDERESSE/

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

Gowling WLG (Canada) LLP

Toronto (Ontario)

DLA Piper (Canada) LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES/

DEMANDERESSES RECONVENTIONNELLES

 

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