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Date : 2020 06 11


Dossier : IMM‑2680‑19

Référence : 2020 CF 684

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 juin 2020

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

CHUN SANG LO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 3 avril 2019 par laquelle la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté l’appel interjeté par le demandeur contre la décision rendue par un agent des visas à l’égard de la demande qu’il avait présentée en vue de parrainer son épouse [la décision].

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.  Faits contextuels

[3]  Le demandeur, Chun Sang Lo, est un citoyen canadien. Le 14 décembre 2016, il a soumis une demande de parrainage pour son épouse, une citoyenne chinoise.

[4]  Le 15 juin 2017, l’épouse du demandeur s’est présentée à une entrevue au bureau des visas de Hong Kong.

[5]  Le 21 juin 2017, un agent des visas a refusé la demande de parrainage au motif que le mariage n’était pas authentique. Il a conclu que l’épouse du demandeur avait fourni des renseignements vagues sur la manière dont la relation s’était développée et qu’elle n’avait pas pu donner de détails conséquents ni d’exemples précis attestant qu’elle connaissait son époux. Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la SAI.

[6]  Le 4 mars 2019, le demandeur et son épouse ont témoigné à l’audience de la SAI avec l’aide d’une interprète. Le 3 avril suivant, la SAI a rejeté l’appel.

[7]  La SAI a estimé que le demandeur n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que le mariage était authentique et qu’il ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR]. La SAI a trouvé que le demandeur et son épouse avaient fourni des réponses vagues et générales au sujet de leur relation sans étoffer ces généralités par des détails ou de la substance. La SAI a conclu que la preuve attestant les communications du couple, l’apport d’un soutien financier et les séjours du demandeur en Chine pouvaient s’expliquer par différentes raisons qui ne supposaient pas nécessairement l’existence d’une relation authentique.

[8]  Comme le demandeur et son épouse n’ont pas établi la genèse et le développement de leur relation, la SAI n’était pas convaincue que les préoccupations de l’agent des visas en ce qui touchait leur compatibilité et leur connaissance réciproque avaient été dissipées.

[9]  La SAI a conclu, en s’appuyant sur l’ensemble du dossier, que les éléments de preuve convaincants à même d’établir l’authenticité du mariage du demandeur avec son épouse selon la prépondérance des probabilités étaient insuffisants.

III.  Les questions à trancher

[10]  Le demandeur soulève deux questions dans le cadre de la présente demande.

[11]  Premièrement, il soutient que la décision de la SAI ne peut subsister en raison du caractère inadéquat des services d’interprétation du cantonais vers l’anglais fournis à l’audience, ce qui a entraîné une atteinte à l’équité procédurale. Toujours d’après le demandeur, ces services d’interprétation inadéquats ont amené la SAI à conclure de manière erronée que lui et son épouse avaient fourni des réponses vagues au sujet de leur relation. Le demandeur fait valoir que [TRADUCTION] « [l]a question du caractère vague sape toute la décision et constitue la principale raison pour laquelle la Commission n’a pas reconnu l’authenticité du mariage ».

[12]  Deuxièmement, de faire valoir le demandeur, la SAI a tiré une conclusion déraisonnable dans la décision. Il affirme qu’elle a fait des déclarations contradictoires au sujet des communications entre le couple, estimant qu’il existait « suffisamment d’éléments de preuve pour établir la communication entre les époux », mais « qu’il n’y [avait] pas de preuve établissant que la communication […] témoigne d’un mariage authentique ».

IV.  La norme de contrôle

[13]  Dans les affaires mettant en cause le caractère adéquat des services d’interprétation fournis dans le cadre d’une audience, aucune norme de contrôle ne trouve à s’appliquer. C’est à la cour de révision qu’il revient de juger si les droits du demandeur à l’équité procédurale ont été violés : Mah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 853 [Mah], au paragraphe 9.

[14]  La question ultime à laquelle doit répondre une cour de révision saisie d’une question d’équité procédurale, touchant notamment au caractère adéquat des services d’interprétation, est de savoir si le demandeur connaissait les arguments à réfuter et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CP], au paragraphe 56.

[15]  En ce qui concerne la deuxième question, une décision est raisonnable si le processus décisionnel est justifié, transparent et intelligible, et qu’il aboutit à une décision appartenant aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 47 [Dunsmuir].

[16]  L’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] n’a pas modifié les caractéristiques d’une décision raisonnable établies dans l’arrêt Dunsmuir. La Cour suprême a précisé l’approche applicable au contrôle des motifs, affirmant qu’une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti ». Dans un tel cas, la cour de révision doit faire preuve de déférence envers la décision : Vavilov, aux paragraphes 2 et 85.

V.  La détermination du caractère adéquat des services d’interprétation

[17]  Il incombe au demandeur de montrer, selon la prépondérance des probabilités, que les services d’interprétation fournis à l’audience de la SAI étaient en deçà de la norme établie dans la jurisprudence.

[18]  Il est reconnu que, même si elle doit être continue, précise, compétente, impartiale et concomitante, l’interprétation n’a pas à être parfaite. La preuve d’un préjudice réel n’est pas non plus requise pour obtenir une réparation : Mohammadian c MCI, 2001 CAF 191 [Mohammadian] aux paragraphes 4 et 6.

[19]  Pour qu’une conclusion d’atteinte à l’équité procédurale soit fondée, le demandeur doit établir que l’interprétation présente des problèmes graves et non négligeables : Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1028 [Siddiqui] au paragraphe 72. Il n’est pas tenu de démontrer qu’une erreur d’interprétation sous-tend une conclusion clé s’il peut établir que cette erreur est réelle et importante : Mah au paragraphe 26; Siddiqui au paragraphe 68.

[20]  S’appuyant sur des déclarations du juge en chef Lamer dans l’arrêt R c Tran, [1994] 2 RCS 951, la Cour, dans l’arrêt Mohammadian, a reconnu que le principe ou l’objet de l’interprétation était la « compréhension linguistique ».

[21]  Dans Dhaliwal c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 157, au paragraphe 67, le juge Boswell donne un exemple dans lequel la compréhension linguistique est possible même lorsque l’interprétation est problématique à plusieurs égards :

[67] À mon avis, les services d’interprétation n’ont pas été aussi précis qu’ils auraient pu l’être. L’interprète s’est parfois exprimée à la troisième personne, plutôt qu’à la première; elle a fait de nombreuses paraphrases; elle a parfois ajouté des informations qui n’étaient pas dites; et elle s’est parfois trompée. Cependant, la Cour suprême l’a reconnu, l’interprétation « est fondamentalement une activité humaine qui s’exerce rarement dans des circonstances idéales » (Tran, à la page 987). Malgré les imperfections relevées en l’espèce, je crois que la demanderesse a toujours compris ce qui se disait et qu’elle-même a été comprise. Il y a eu compréhension linguistique entre les parties au sujet des questions essentielles dont la SAI était saisie.

VI.  L’interprétation à l’audience de la SAI

[22]  Au début de l’audience, la SAI a donné au demandeur les instructions suivantes :

  • - Veuillez attendre que toutes les questions soient complètement traduites avant d’y répondre;

  • - Il est important que vous preniez une pause entre les phrases pour permettre à l’interprète de suivre votre témoignage;

  • - Si vous ignorez la réponse à une question, dites simplement que vous ne savez pas;

  • - Si vous ne comprenez pas la question, veuillez demander des précisions;

  • - Si vous avez de la difficulté à comprendre l’interprète ou à communiquer avec elle, veuillez le dire et nous en informer immédiatement.

[23]  À la question de savoir s’il comprenait l’interprète, le demandeur a répondu par l’affirmative.

[24]  Lorsque le conseil du demandeur a commencé à lui poser des questions, la SAI a dû immédiatement intervenir pour dire au demandeur de marquer une pause et de fragmenter son témoignage de manière à ce que l’interprète puisse le suivre. La SAI ou l’interprète ont dû lui rappeler à différents moments de l’audience de ralentir ou de décomposer ses réponses en phrases plus courtes, en marquant des pauses.

A.  La transcription non officielle

[25]  La fille adulte du demandeur, qui parle cantonais et anglais, a créé une transcription de 147 pages de l’audience de la SAI en écoutant l’enregistrement qui en a été fait, afin d’étayer l’argument portant que les services d’interprétation à l’audience étaient inadéquats. Elle énonce en anglais la question posée, la réponse fournie par l’appelant et celle donnée par l’interprète. Je désignerai ce document comme la « transcription non officielle ».

[26]  Dans l’affidavit qu’elle a joint à cette transcription, la fille du demandeur déclare que l’interprète avait de la difficulté à traduire les questions de la commissaire de la SAI et la déposition des témoins durant l’audience. L’interprète parlait aussi à voix basse et prononçait des morceaux de phrase inintelligibles avant de traduire le témoignage de manière compréhensible. Elle était impatiente, interrompait le demandeur et le faisait taire lorsqu’il tentait de s’expliquer.

[27]  La fille du demandeur a également commenté dans son affidavit le style de questions posées par le défendeur, estimant qu’il avait fait des suppositions et que son avocate a induit la commissaire en erreur en faisant une déclaration en particulier. Ces commentaires et déclarations avancent des arguments n’étant pas liés à la question du calibre de l’interprétation et sont subjectifs. Ce ne sont pas des faits, de sorte qu’ils ne seront pas pris en compte.

B.  Les observations du demandeur

[28]  Le demandeur soutient que les problèmes d’interprétation en l’espèce sont inhabituels, en ce sens qu’ils ne sautent pas aux yeux. Il affirme que la SAI n’a pas semblé particulièrement préoccupée par l’interprétation, mais l’idée selon laquelle il a fourni des réponses vagues est reprise tout au long de la décision, ce dont il rend l’interprète responsable. D’après lui, la manière dont cette dernière a traduit ses propos a embrouillé le défendeur et la SAI. L’interprétation a donc injustement amené la SAI à juger que son témoignage était vague et à conclure à partir de là : 1) que la preuve étayant la genèse et le développement de la relation avec son épouse était insuffisante et 2) que la preuve ne permettait pas de dissiper les préoccupations soulevées par l’agent des visas.

[29]  Le mémoire du demandeur fait référence à des pages ou à des extraits de la transcription non officielle. Il soutient que les passages mentionnés attestent que les services d’interprétation fournis à l’audience étaient inadéquats.

C.  Les observations du défendeur

[30]  Le défendeur affirme que les services d’interprétation étaient adéquats, mais que les réponses fournies par le demandeur ne l’étaient pas. Il relève également plusieurs exemples dans lesquels la traduction de sa fille, qui n’est ni une audiotypiste ni une interprète agréée, manquait de précision.

[31]  Le défendeur fait remarquer que les problèmes relevés par la fille du demandeur, par exemple que l’interprète était impatiente, qu’elle interrompait le demandeur et le faisait taire, et qu’elle paraissait aussi parfois frustrée par le demandeur auraient été apparents durant l’audience. Cependant, le demandeur, qui était représenté par un autre conseil à l’audience, ne s’est pas plaint en temps opportun de la qualité de l’interprétation à ce moment‑là ni par la suite. C’est la nouvelle avocate qui a soulevé pour la première fois les lacunes de l’interprétation dans le contexte de la présente demande.

[32]  En ce qui concerne les erreurs d’interprétation alléguées, le défendeur affirme que l’interprétation communiquait efficacement le sens des réponses, ou que celles‑ci ont été fournies après que le commissaire ou le conseil eut posé des questions supplémentaires.

[33]  Quoi qu’il en soit, le défendeur soutient que les erreurs d’interprétation n’étaient que mineures. Elles n’ont pas eu d’incidence déterminante sur l’issue et n’ont pas empêché les parties ou le commissaire de saisir linguistiquement les questions ou les réponses fournies par le demandeur. Le défendeur fait remarquer que l’interprétation n’empêchait pas le demandeur de fournir un témoignage plus détaillé s’il l’avait voulu.

D.  Analyse

[34]  J’ai examiné les deux transcriptions, officielle et non officielle. Je remarque que, comme c’est souvent le cas des transcriptions, aucune ne peut être qualifiée de parfaite. Chacune d’elles contenait des erreurs. À mon avis, comme je l’explique plus loin, les erreurs n’étaient pas conséquentes, et les parties ont pu acquérir une compréhension linguistique de l’instance, des questions et de la preuve.

[35]  Le demandeur souligne que la SAI a conclu que son témoignage était vague, parce que l’interprétation n’était pas précise. Il affirme aussi que la transcription non officielle indique que l’interprète lui posait des questions au lieu de traduire et qu’elle rajoutait des mots aux questions posées par les conseils ou la commissaire.

[36]  Le défendeur fait remarquer que les conclusions de la SAI étaient sans lien avec les problèmes d’interprétation relevés par le demandeur. Aussi, et c’est important, les réponses de ce dernier ont en fin de compte été éclaircies par des questions supplémentaires.

[37]  Le défendeur affirme que les problèmes éventuels étaient dus à la manière dont le demandeur a témoigné, en ce qu’il :

  1. parlait trop vite, alors qu’il avait reçu pour instruction de ralentir;

  2. donnait de longues réponses alors qu’il avait reçu pour instruction d’en faire de plus courtes;

  3. parlait par-dessus l’interprète.

[38]  Comme le caractère adéquat, et non la perfection, est la norme selon laquelle l’interprétation doit être évaluée, j’estime que l’interprétation était adéquate. J’estime également que toute possible erreur n’a pas eu d’incidence sur l’issue de la décision, il n’est donc pas nécessaire d’examiner la question de l’exonération.

[39]  J’expliquerai mes conclusions en me référant à certains exemples d’interprétation problématique relevés par le demandeur.

1)  Loyer

[40]  L’un des problèmes d’interprétation soulevés par le demandeur concernait ce qu’il a désigné comme un malentendu au sujet de la preuve ayant trait à la manière dont son épouse dépensait l’argent qu’il lui envoyait chaque mois.

[41]  Le défendeur a établi que le demandeur gagnait environ 24 000 $ par année et qu’il envoyait 500 $ par mois à son épouse, ce qui représentait 25 % de son revenu. Le défendeur a tenté, sans succès, d’élucider pourquoi il lui envoyait autant d’argent.

[42]  La SAI est en fin de compte intervenue en posant la question suivante : [TRADUCTION] « Que fait-elle avec cet argent? » D’après la transcription de l’audience, le demandeur a répondu ce qui suit : [TRADUCTION] « Oh, je ne sais pas ce qu’elle fait de cet argent, mais je veux juste, qu’elle l’utilise pour la famille, les dépenses ». La réponse du demandeur, telle qu’elle apparaît dans la transcription non officielle est la suivante : [TRADUCTION] « Je ne sais pas pour quoi elle l’utilise, mais je lui verse pour les besoins de la famille ». Ces interprétations ne présentent en substance que peu ou pas de différence.

[43]  La SAI s’est dite préoccupée par le fait que le demandeur ignorait totalement comment son épouse dépensait l’argent qu’il lui envoyait. La réponse du demandeur, telle qu’elle apparaît dans la transcription de l’audience est la suivante : [TRADUCTION] « [l]e budget, ouais. Donc, elle utilisait cette somme pour l’épicerie. Elle pouvait s’en servir pour acheter des habits pour les enfants, elle n’avait donc pas à payer le loyer ».

[44]  D’après la transcription non officielle, le demandeur a déclaré ce qui suit à la SAI : [TRADUCTION] « [c]’est notre situation financière actuelle. Je continue de lui envoyer 500 $ par mois, pour l’épicerie, et si ses enfants ont besoin de nouveaux habits et des choses de ce genre. Puisqu’elle n’a pas à payer de loyer ».

[45]  La SAI s’est dite préoccupée par le fait que le demandeur avait modifié sa réponse, affirmant d’abord qu’il ignorait comment son épouse dépensait l’argent qu’il lui envoyait pour déclarer ensuite qu’elle consacrait cet argent à l’épicerie, aux habits et au loyer. La transcription non officielle montre que le demandeur a déclaré que cet argent [TRADUCTION] « servait aux dépenses quotidiennes. Mais quel loyer? Il n’y a pas de loyer ». Voici la réponse apparaissant dans la transcription officielle : [TRADUCTION] « Non, non, pas le loyer. Pas de loyer, ouais ».

[46]  Les deux versions de la preuve transcrite indiquent clairement que l’argent ne servait pas à payer le loyer. Cette preuve a été comprise sur le plan linguistique.

[47]  La SAI ayant indiqué qu’elle ne comprenait pas la réponse du demandeur, elle a répété la question en déclarant pour finir : [TRADUCTION] « [d]onc pourquoi changez-vous vos réponses? » D’après la transcription non officielle, l’interprète a affirmé que la question de la SAI débutait ainsi : [TRADUCTION] « la question est pourquoi avez-vous changé votre réponse », autrement, le contenu de chaque version était identique. Savoir si la question commençait ou finissait par cette phrase ne peut prêter à conséquence.

[48]  Le demandeur a fourni d’autres réponses, mais n’a jamais répondu à la question essentielle qui lui a été posée par la SAI de savoir pourquoi il avait modifié sa réponse.

[49]  Le demandeur laisse entendre que la discussion concernant l’argent/le loyer illustre comment l’interprétation a amené la SAI à conclure que ses réponses étaient vagues.

[50]  Je ne suis pas d’accord.

[51]  D’une part, la qualité de l’interprétation satisfait à la norme de communication de la compréhension linguistique. Le fait que les réponses du demandeur soient vagues et superficielles dans les deux versions de la transcription est tout aussi important. Dans la décision, la SAI a reconnu qu’il y avait eu des virements de fonds, tout en concluant qu’ils n’attestaient pas une relation authentique, étant donné que le demandeur et son épouse n’avaient pas établi la genèse et le développement de leur relation selon la prépondérance des probabilités.

[52]  La décision indique aussi que le demandeur ignorait si les capitaux de placement de son épouse provenaient d’un héritage ou de son ex‑mari. Il a expliqué cette situation en déclarant qu’ils ne parlaient pas des finances.

[53]  Le demandeur n’a pas établi qu’un problème d’interprétation pendant l’audience avait eu une incidence sur cette série de questions et de réponses, ou sur l’absence de réponses. Durant son témoignage, il s’est exprimé de manière superficielle sans donner de détail valable. En tenant compte par ailleurs de ses interruptions, et de sa façon de parler par-dessus les autres et de répondre de manière évasive ou inintelligible, il est juste de dire que ses réponses étaient de très mauvaise qualité. Je n’ai aucune hésitation à conclure, après avoir examiné le dossier, que ce sont les réponses du demandeur qui étaient vagues et confuses, et non l’interprétation.

2)  Compatibilité

[54]  Le demandeur fait valoir que l’interprète marquait de nombreuses pauses lorsqu’elle traduisait ses propos et qu’elle était embrouillée par de simples phrases en anglais. À ce qu’il prétend, elle l’interrompait, parce qu’elle ne pouvait traduire que de courtes phrases et son comportement a embrouillé la SAI et les avocats. Le demandeur affirme que cette confusion a alimenté l’idée que son témoignage était vague.

[55]  Un des exemples invoqués pour illustrer ce phénomène de l’interprétation incorrecte comme source de confusion concerne les questions posées par la SAI pour obtenir des exemples précis de la compatibilité entre le demandeur et son épouse.

[56]  Les réponses figurant dans la transcription non officielle mentionnent l’interjection [TRADUCTION] « hum » ainsi qu’un certain nombre d’ellipses qui signalent vraisemblablement une pause. Même si elles sont donc un peu guindées et difficiles à lire, il s’agit néanmoins de déclarations très claires et cohérentes qui assurent une compréhension linguistique. Le demandeur cite en exemple ce passage à la page 543 du dossier certifié du tribunal dans lequel il était prié d’expliquer en quoi lui et son épouse étaient compatibles :

La transcription de l’audience indique :

[traduction
APPELANT : Comme je l’ai dit, parce que parfois elle peut – si je veux quelque chose, elle me laisse faire, et parfois si elle veut faire ces choses, je la laisse faire. Donc, nous avons des opinions assez identiques. Nous n’avons pas vraiment de désirs différents.

La transcription non officielle indique :

[traduction
Interprète : Donc, hum […] je dirais que hum […] parce que parfois lorsqu’elle peut, hum […] si je veux quelque chose elle me laisse faire […] parfois si elle veut faire quelque chose, je la laisse faire. Donc, […] hum […] nous avons plus ou moins la hum […] même opinion […] nous n’avons pas vraiment de points de vue différentsFFF.

La mention FFF désigne une note de bas de page qui indique : Je n’arrive pas à comprendre l’interprète et elle n’a pas vraiment traduit les propos de M. Lo.

[57]  À commencer par la note de bas de page, si la fille de M. Lo n’a pas pu comprendre l’interprète, on ne sait pas trop comment elle peut affirmer que les propos de M. Lo n’ont pas vraiment été traduits.

[58]  Si nous mettons de côté l’insertion des « hum » et des pauses présumées, qui ne rajoutent rien au sens du témoignage, les deux traductions fournissent essentiellement la même information. Les différences, comme de savoir si le dernier mot est « désir » ou « point de vue », n’affectent pas la compréhension linguistique de la preuve. Comme l’a précédemment souligné le défendeur, elles n’empêchaient pas non plus le demandeur de fournir une réponse plus détaillée.

[59]  La SAI est la mieux placée pour juger si les « hum » ou les « pauses » de l’interprète ont affecté le témoignage du demandeur. La commissaire pouvait entendre le ton, le rythme et la cadence des réponses du demandeur et de la traduction fournie par l’interprète. La SAI pouvait également observer les participants. Le seul commentaire formulé par la commissaire après la réponse précitée a été de noter qu’elle était très générale. Pour corriger cela, elle a demandé au demandeur s’il pouvait expliquer précisément en quoi lui et son épouse étaient compatibles.

[60]  Les réponses subséquentes fournies par le demandeur au sujet de la compatibilité indiquent notamment qu’il a peint une chambre pour son épouse et ses voisins et que lorsqu’elle exprime un avis ou une suggestion, il est d’accord avec elle (transcription non officielle) ou encore, ils parviennent tous deux à un compromis (transcription officielle).

[61]  La SAI n’a eu aucune difficulté à comprendre le témoignage tel qu’il est traduit dans la transcription de l’audience. Cette preuve est mentionnée dans la décision avec d’autres exemples de compatibilité cités par l’épouse, à savoir qu’ils aimaient tous les deux boire du vin et que le demandeur l’aide à nettoyer la maison.

[62]  La commissaire a conclu qu’elle n’avait pas reçu suffisamment d’éléments de preuve pertinents portant sur ce qu’ils aiment ou n’aiment pas, leur passe-temps, leurs intérêts et leur personnalité qui expliquent pourquoi et comment ils sont tombés amoureux et se sont mariés.

[63]  Une conclusion majeure tirée à la fois par l’agent des visas et la SAI tenait à l’absence de détail fourni par le demandeur ou son épouse sur la manière dont leur relation s’était développée aussi rapidement. La SAI a estimé que les déclarations fournies consistaient en des généralités qui n’étaient étayées ni par des détails ni par de la substance. À ce titre, elles ont été jugées insuffisantes pour permettre de comprendre le développement de la relation.

[64]  Le demandeur ne m’a pas convaincue que l’interprétation était inadéquate ou qu’elle y était pour quelque chose dans la conclusion portant que ses réponses étaient vagues, conclusion que la SAI a expliquée en affirmant notamment que les réponses en question « manquaient de détails » et qu’ils avaient fourni des « énoncés très généraux, sans détails ni substance au‑delà de ces généralisations ».

[65]  Le demandeur n’a pas expliqué comment l’interprétation, sans égard à la transcription utilisée, avait contribué à cette absence de détails ou de substance dans les réponses. D’après mon examen des transcriptions, celles-ci témoignent d’une compréhension linguistique. Le problème vient du fait que le demandeur n’a fourni aucun détail précis qui concorderait avec le degré de connaissance caractérisant une relation conjugale authentique. En même temps, l’avocate du demandeur n’a pas profité du réinterrogatoire pour tenter de clarifier ses réponses par des détails supplémentaires.

[66]  Tout au long de son témoignage, le demandeur n’a pas fourni de détails précis lorsqu’il était pressé de fournir des exemples. Il n’a pas montré en quoi l’interprétation de son témoignage avait un lien avec le fait qu’il n’avait fourni que des déclarations générales. La conclusion de la SAI, selon laquelle le demandeur et son épouse n’ont pas suffisamment prouvé qu’ils étaient compatibles, concorde avec celle de l’agent des visas et est étayée par la preuve au dossier. Elle est raisonnable.

3)  Le beau-fils du demandeur

[67]  L’un des sujets abordés dans les questions de la SAI concernait le beau-fils du demandeur. Des questions lui ont été posées au sujet des conditions de vie de cet enfant en Chine, de sa situation scolaire actuelle et de ses études futures au cas où la demande serait approuvée et qu’il viendrait au Canada.

[68]  Le demandeur fait valoir que l’interprète a semé la confusion lorsqu’elle s’est embrouillée sur la question de savoir avec qui vivait le beau-fils lorsque le demandeur avait emménagé avec son épouse. Ce dernier affirme en outre que la traduction de l’interprète selon laquelle il considérait le fils de son épouse âgé de 14 ans comme [TRADUCTION] « à moitié [s]on fils » manquait de précision et a semé la confusion, ce qui a influencé la conclusion de la SAI quant au caractère vague de ses réponses.

[69]  En ce qui concerne l’endroit où vivait le beau-fils du demandeur lorsque le demandeur a emménagé avec celle qui est aujourd’hui son épouse, le défendeur a établi que celle-ci travaillait à temps plein, et que la question était donc de savoir [TRADUCTION] « qui surveillait son enfant ». À la question [TRADUCTION] « quand? » posée par le demandeur, le défendeur a précisé : [TRADUCTION] « lorsque vous avez emménagé avec elle pour la première fois ».

[70]  Selon la transcription, le défendeur et le demandeur ont eu alors un dialogue continu pour s’assurer que la chronologie de la question était comprise. À un moment donné, le défendeur a demandé au demandeur de se concentrer sur la période durant laquelle son épouse travaillait et sur celle remontant à octobre 2015. À ce moment‑là, le demandeur a répondu que l’enfant était avec son père. Le défendeur a confirmé auprès du demandeur qu’il entendait par là que l’enfant vivait avec son père. La compréhension linguistique a été établie après cet échange.

[71]  En ce qui concerne la question de savoir comment le demandeur considérait le fils de son épouse, le défendeur lui a demandé de décrire sa relation avec lui. D’après la transcription non officielle, sa réponse a été la suivante : [TRADUCTION] « Je le traite comme s’il était à moitié mon fils »; voici la réponse traduite par l’interprète : [TRADUCTION] « Donc, à présent je le traite comme […] comme […] hum […] comme s’il était à moitié mon fils ». La commissaire ayant indiqué qu’elle ne comprenait pas ce qu’il voulait dire, le demandeur a répondu qu’il s’occupait de lui et le traitait comme son fils, ce qu’il a également répété.

[72]  Cette réponse a apporté une clarté linguistique, ce qui est confirmé dans la décision lorsque la SAI reconnaît que le demandeur a déclaré durant son témoignage que le fils de son épouse était comme le sien. Le problème relevé par la SAI venait de ce que le demandeur n’avait démontré aucune connaissance valable de l’enfant ni assumé le moindre rôle parental significatif dans sa vie.

VII.  La SAI n’a pas tiré de conclusion déraisonnable de la preuve.

[73]  Le demandeur fait remarquer que la SAI a conclu « qu’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour établir la communication entre les époux » avant d’ajouter : « Cependant, j’estime qu’il n’y a pas de preuve établissant que la communication entre l’appelant et la demandeure témoigne d’un mariage authentique ». Le demandeur fait valoir que ces deux déclarations sont contradictoires et donc que la conclusion est déraisonnable.

[74]  Pour le défendeur, le demandeur tient un raisonnement circulaire. Il présume que lui et son épouse ont un mariage authentique et que leurs communications reflètent donc leur mariage. Des communications quotidiennes peuvent s’expliquer par d’autres raisons qu’une relation conjugale. Par exemple, il est possible que des associés d’affaires, des amis proches, des parents et des enfants communiquent quotidiennement.

[75]  Le défendeur fait aussi remarquer que les relevés WeChat n’ont pas été traduits. Dans la décision, la SAI a estimé qu’à cause de cela, il n’était pas possible de déduire des relevés en question l’identité des interlocuteurs et le contexte des conversations.

[76]  La SAI a concilié les déclarations apparemment contradictoires en affirmant qu’aucune preuve n’établissait que les communications témoignaient d’un mariage authentique, compte tenu des préoccupations ayant été soulevées par les connaissances insuffisantes du demandeur quant à son épouse et de l’insuffisance de la preuve établissant la genèse et le développement de leur relation.

[77]  Le raisonnement de la SAI est fondé sur la preuve. La conclusion était raisonnable.

[78]  Si les relevés WeChat avaient été traduits, en tout ou en partie, nous disposerions peut‑être du fondement probatoire manquant pour étayer l’authenticité du mariage. En l’absence de cette preuve, la conclusion de la SAI était raisonnable. Le simple fait de communiquer tous les jours, sans apporter de preuve quant à la nature des communications ou quant à l’identité des interlocuteurs, et sans produire de traduction en anglais ou en français, ne prouve rien.

[79]  Le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de fournir à la SAI une preuve suffisante établissant que son mariage était authentique.

VIII.  Résumé et conclusion

[80]  Le demandeur n’a pas réussi à montrer qu’une interprétation inadéquate a rendu l’audience de la SAI procéduralement inéquitable à son endroit. Il ne m’a pas convaincue qu’il y eu des erreurs d’interprétation graves ou non négligeables ou que ces erreurs ont nui à sa capacité de comprendre les questions et d’y répondre. Il n’a pas démontré que des erreurs ont eu une incidence déterminante sur les conclusions de la SAI : Siddiqui, aux paragraphes 71 et 72.

[81]  Lorsque le demandeur et son épouse se sont fait questionner pour savoir par exemple ce qui les avait attirés l’un vers l’autre, pourquoi ils avaient décidé de vivre ensemble si tôt après leur rencontre et comment leur relation s’était développée aussi rapidement, ils ont répondu qu’ils étaient compatibles et qu’ils communiquaient bien ensemble, [TRADUCTION] « qu’ils pouvaient parler de n’importe quoi ».

[82]  Ce type de réponse vague et imprécise imprégnait la preuve. L’agent des visas et la SAI ont tous deux trouvé que le témoignage était vague et qu’il manquait de détails. Il était trop général.

[83]  Le demandeur met ces conclusions sur le compte de l’interprétation. La décision énonce les motifs précis invoqués par la SAI et l’agent des visas : le demandeur et son épouse n’ont fait que des déclarations très générales. Par exemple, ils ont dit qu’ils étaient heureux, qu’ils pouvaient communiquer et qu’ils étaient compatibles. Lorsqu’on leur a posé des questions, ni l’un ni l’autre n’a pu fournir de détails expliquant ce dont ils parlaient ou les intérêts qu’ils partageaient.

[84]  Le demandeur soutient que ce cas d’interprétation inadéquate ne ressemble pas aux autres affaires dans lesquelles une erreur [TRADUCTION] « saute aux yeux » juste en lisant la décision. Sa préoccupation majeure tient au fait qu’il est convaincu que les diverses mentions de la SAI dans la décision concernant le caractère vague de son témoignage ont eu pour effet de saper son témoignage. Il demande instamment que la décision soit annulée, non pas parce que ses réponses étaient vagues ou pas, mais parce que l’interprétation erronée et incomplète de son témoignage a donné l’impression qu’il était embrouillé et pas assez précis. Cette impression a alors fondé la conclusion selon laquelle sa preuve était vague.

[85]  Je saisis cet argument ainsi que les observations de l’avocate selon lesquelles c’est l’effet cumulatif de l’interprétation médiocre, et non des exemples individuels, qui a entaché l’audience au point de la rendre inéquitable sur le plan procédural.

[86]  Comme je l’ai expliqué dans ces motifs, je ne puis convenir que des erreurs d’interprétation ont eu une incidence déterminante, qu’elles ont empêché le demandeur d’acquérir une compréhension linguistique de l’audience ou qu’elles ont nui à sa capacité de s’exprimer. L’interprétation à l’audience n’était pas parfaite, mais adéquate.

[87]  Le demandeur était en partie responsable des difficultés éprouvées par l’interprète. Les transcriptions montrent qu’à plusieurs moments durant l’audience, la SAI et l’interprète ont dû le mettre en garde et lui rappeler : 1) de ne pas interrompre la personne qui parlait; 2) d’attendre que son interlocuteur finisse de lui poser une question avant d’y répondre et 3) d’utiliser des phrases courtes, en les marquant par des pauses.

[88]  La décision était basée sur les réponses du demandeur. Lorsque l’une d’elles n’était pas assez claire ou détaillée, le défendeur ou la SAI continuait de poser des questions pour clarifier la réponse ou obtenir plus de détails. Ainsi, toute incertitude ou erreur d’interprétation susceptible de donner une fausse impression a été corrigée. Le défaut du demandeur de fournir suffisamment de détails ne peut être mis sur le compte de la qualité de l’interprétation à l’audience.

[89]  Nonobstant les arguments clairs et habiles avancés par son avocate, je ne puis conclure que l’audience de la SAI était procéduralement inéquitable envers le demandeur ou qu’une conclusion déraisonnable a été tirée à propos de l’authenticité de son mariage.

[90]  Pour tous les motifs qui précèdent, la présente demande est rejetée, sans frais.

[91]  Aucune partie n’a proposé de question grave de portée générale aux fins de certification et les faits de la présente affaire n’en soulèvent aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2680‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

  3. Aucune question grave de portée générale n’est à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de juillet 2020

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2680‑19

 

INTITULÉ :

CHUN SANG LO AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 DÉCEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 JUIN 2020

 

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

 

POUR Le demandeur

 

Amina Riaz

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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