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Date : 20200515


Dossier : IMM‑4430‑19

Référence : 2020 CF 626

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 mai 2020

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

ENVER AUGUSTO LOSADA CONDE,

LISA CATHERINE PRIETO CASTANEDA,

JULIANA LOSADA PRIETO

ET SEBASTIAN LOSADA PRIETO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  La Cour est saisie, sous le régime du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], d’une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 26 juin 2019 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a refusé de reconnaître aux demandeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention ou de personnes à protéger au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

[2]  La décision faisant l’objet du présent contrôle a été rendue à l’issue du deuxième réexamen des demandes d’asile de M. Enver Augusto Losada Conde [le DP], de son épouse, Mme Lisa Catherine Prieto Castaneda, et de leurs enfants : Juliana Losada Prieto et Sebastian Losada Prieto.

[3]  La SPR a instruit la demande d’asile des demandeurs une première fois le 5 novembre 2013, et l’a rejetée le 16 janvier 2014 au motif qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État colombien. Les demandeurs ont contesté cette décision devant la Cour fédérale, qui a renvoyé l’affaire à la SPR pour réexamen. Le 6 février 2018, la SPR a rendu une autre décision défavorable, pour le même motif. Les demandeurs ont alors exercé un nouveau recours devant la Cour fédérale, qui, le 19 novembre 2018, a renvoyé l’affaire à la SPR pour un deuxième réexamen.

II.  LE CONTEXTE

[4]  Les demandeurs, originaires de Bogota (Colombie), demandent l’asile au motif qu’ils seraient recherchés et risqueraient d’être assassinés par les Forces armées révolutionnaires de Colombie [les FARC].

[5]  Le DP exerçait en Colombie la profession de vétérinaire et y possédait sa propre clinique. Le 12 août 2013, il se trouvait dans un café avec un client lorsqu’un homme s’est approché d’eux et a tiré sur celui‑ci. Le client a été tué, et le DP, blessé d’une balle dans le ventre. Au moment de mourir, le client a murmuré que le meurtrier appartenait à la guérilla (c’est‑à‑dire aux FARC).

[6]  On a transporté le DP à l’hôpital, où la police l’a interrogé, étant donné qu’il était le seul témoin à pouvoir identifier le meurtrier et à avoir entendu les dernières paroles de la victime. Selon le DP, ses déclarations à la police ont mené à l’arrestation de l’assassin.

[7]  L’un des frères du DP, venu le voir à l’hôpital, y aurait été abordé par deux hommes qui lui auraient dit qu’ils allaient tuer le blessé, ainsi que les autres demandeurs, pour le punir d’avoir collaboré avec la police.

[8]  Quelques jours plus tard, deux hommes ont abordé un autre des frères du DP devant son domicile. Ils ont aussi affirmé qu’ils allaient tuer le DP et sa famille.

[9]  Pendant le séjour du DP à l’hôpital, les FARC ont enlevé un autre vétérinaire pour l’emmener dans une de leurs bases, à la campagne, où l’officier responsable s’est rendu compte que le prisonnier n’était pas le vétérinaire qu’il recherchait. Selon les demandeurs, cet incident confirmait que les FARC avaient ordonné l’assassinat, et il est alors devenu évident qu’elles voulaient qu’on leur apporte le DP.

[10]  La famille s’est réfugiée chez la mère de Mme Prieto Castaneda, qui habite aussi à Bogota. Les demandeurs ont à ce moment réclamé la protection de la police, qui leur a répondu que ce n’était pas possible, parce qu’elle ne disposait pas de suffisamment de personnel pour répondre à toutes les demandes de protection qu’elle recevait.

[11]  Comme la police ne pouvait pas les protéger, les demandeurs, après avoir vendu leur clinique, ont fui le pays le 8 septembre 2013. Ils sont passés par les États‑Unis avant d’arriver au Canada le 13 septembre de la même année.

[12]  Lors des deux audiences précédentes, la SPR avait reconnu au DP la qualité de personne vulnérable sur la base d’un examen psychologique. À l’audience du deuxième réexamen, tenue le 18 février 2019, la commissaire de la SPR [la commissaire] a posé au DP un certain nombre de questions générales afin d’établir si ses facultés restaient trop gravement altérées pour qu’il puisse faire valoir sa demande d’asile.

[13]  À la suite de cet interrogatoire préliminaire, la commissaire a retiré au DP la qualité de personne vulnérable et a commencé à l’interroger sur sa demande d’asile.

III.  LA DÉCISION CONTRÔLÉE

[14]  La SPR a rendu le 26 juin 2019, à l’issue du deuxième réexamen, une décision défavorable aux demandeurs, pour le motif qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Barranquilla (Colombie).

A.  Le retrait de la qualité de personne vulnérable

[15]  À l’audience, la commissaire a retiré au DP sa qualité de personne vulnérable pour le motif qu’il s’était selon elle montré capable de comprendre ses questions générales, non liées à la demande d’asile, et d’y répondre. Les réponses du DP étaient cohérentes et d’une pertinence directe au regard de la question posée, et témoignaient d’une aptitude élevée à la communication. En conséquence, la commissaire a conclu que l’état des facultés du DP ne l’empêchait plus de faire valoir pleinement sa demande d’asile.

[16]  La commissaire a fait observer qu’elle n’avait pas reçu d’évaluation psychologique actualisée du DP. Elle a cependant ajouté que les deux évaluations psychologiques antérieures n’avaient pas révélé de difficultés plus graves que celles qu’éprouvent couramment les demandeurs d’asile comparaissant devant la SPR. En fait, elle a noté que l’on avait bien diagnostiqué chez le DP un trouble de stress post-traumatique [TSPT], mais que ce type de diagnostic était extrêmement fréquent chez les personnes qui comparaissent devant la SPR. Elle a pris acte du fait que le DP suivait un traitement psychologique, bien qu’il refusait de prendre des médicaments pour son TSPT.

[17]  Pour ces motifs, la commissaire a retiré au DP la qualité de personne vulnérable, l’avisant qu’elle n’avait pas l’intention de lui poser de questions directement liées à l’attentat même. Malgré cette garantie, elle lui a demandé, afin d’évaluer les risques auxquels il serait exposé dans l’avenir, si la police avait interrogé d’autres témoins. Elle a justifié cette question en déclarant qu’elle était de nature accessoire. Au moment d’y répondre, le DP s’est troublé au souvenir du choc subi lorsque la balle l’avait atteint, et son conseil s’est opposé à cette question.

B.  Le lien avec un motif prévu par la Convention

[18]  La commissaire a conclu que la crainte des demandeurs n’est liée à aucun des cinq motifs prévus par la Convention. Elle a fait observer que le DP n’avait pas été blessé « au motif de » ses opinions politiques : il l’avait plutôt été en tant que passant innocent. En outre, selon elle, le DP ne craint pas d’être persécuté du fait de son appartenance à un groupe social. Le risque auquel il est exposé, a‑t‑elle expliqué, est attribuable à une caractéristique très personnelle, soit son aptitude à témoigner de faits pouvant donner lieu à des poursuites judiciaires.

[19]  Compte tenu de ce qui précède, la commissaire a conclu que les demandeurs craignent des représailles, parce que le DP a identifié un suspect pour la police. Leur crainte n’est liée à aucun des cinq motifs prévus par la Convention, mais plutôt au risque d’une vengeance personnelle, de sorte que leur demande d’asile ne remplit pas les conditions de l’article 96 de la LIPR.

C.  Les risques auxquels les demandeurs seraient exposés à Barranquilla

[20]  La commissaire a déclaré que les demandeurs ne seraient pas en danger à Barranquilla, parce que les FARC n’ont plus les moyens de dépistage qu’elles avaient et qu’elles ne semblent plus avoir la volonté de retrouver le DP et sa famille.

[21]  La commissaire a rappelé que l’État colombien et les FARC étaient parvenus à un accord pour mettre un terme à leur conflit armé. S’il est vrai que certains éléments avaient fait scission d’avec les FARC, aucun document n’indiquait que ces dissidents soient actifs dans l’Atlántico, le département où est située la ville de Barranquilla, ni dans les départements voisins. En outre, la commissaire a énoncé qu’environ 85 % des membres des FARC avaient été démobilisés, avaient rendu leurs armes et avaient constitué un parti politique non violent. Les 15 % restants ne forment pas un groupe organisé obéissant à une autorité centrale, mais constituent plutôt une mouvance dispersée. La preuve établit selon elle que cette démobilisation a affaibli aussi bien les forces armées opérant à la campagne que leurs collaborateurs des villes.

[22]  En plus de ce qui précède, la commissaire n’était pas convaincue que les FARC aient la volonté de dépister les demandeurs, pour les motifs suivants : 1) depuis le 19 août 2013, aucun membre de la famille des demandeurs ne s’est fait demander où ceux‑ci se trouvaient, et 2) la femme du DP reste en contact avec un ancien collègue, et rien n’indique que les FARC recherchent actuellement les demandeurs dans les milieux vétérinaires.

[23]  Depuis que les demandeurs ont quitté la Colombie en septembre 2013, il ne s’est donc rien produit pour donner à penser que les demandeurs intéressent encore les FARC. Par conséquent, la commissaire n’était pas convaincue que les dissidents des FARC, étant donné leur affaiblissement, leur dispersion organisationnelle et leur absence d’activité dans la région, voudraient rechercher les demandeurs si ceux‑ci s’installaient à Barranquilla.

[24]  En outre, poursuivait la commissaire, les diplômes et les antécédents professionnels des demandeurs leur permettront de trouver du travail à Barranquilla. Le DP a pu s’établir au Canada et, selon la commissaire, son TSPT ne l’empêcherait pas de faire de même à Barranquilla. Elle a conclu, à partir de ces faits, que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés de leur charge de prouver que Barranquilla ne serait pas une PRI raisonnable.

[25]  Enfin, le conseil des demandeurs ayant produit une lettre d’un rédacteur de site Web qui [traduction] « [évaluait] le danger pour la sécurité de deux anciennes victimes des FARC », la commissaire a fait observer que ce document ne l’aidait guère, parce qu’elle ne disposait pas des Formulaires de fondement de la demande d’asile de ces victimes, et que la lettre en question traitait des risques ayant cours à Bogota, et non à Barranquilla.

D.  L’exception fondée sur des « raisons impérieuses »

[26]  La commissaire, après avoir rappelé que la SPR est tenue d’accorder le statut de réfugié pour motifs d’ordre humanitaire aux personnes qui ont subi une persécution si épouvantable que leur seule expérience constitue une raison impérieuse de ne pas les renvoyer, même lorsqu’ils ne seraient plus fondés à craindre de nouveaux faits de persécution, a déclaré ne pas être convaincue que l’expérience des demandeurs ait été suffisamment épouvantable ou atroce pour déclencher l’application de l’exception relative aux « raisons impérieuses ».

IV.  LES QUESTIONS EN LITIGE

[27]  Les demandeurs soulèvent dans la présente instance les questions suivantes :

  1. La SPR a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale en refusant de permettre au conseil du DP d’interroger son client?

  2. La conclusion de la SPR selon laquelle la demande d’asile n’avait pas de lien avec les opinions politiques perçues ou l’appartenance à un groupe social était‑elle déraisonnable?

  3. La conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs disposaient d’une PRI était-elle déraisonnable?

  4. L’analyse de la SPR quant à la question des raisons impérieuses était-elle déraisonnable?

V.  LA NORME DE CONTRÔLE

[28]  La présente demande, que la Cour a tranchée à l’issue d’un délibéré, a été plaidée avant que la Cour suprême du Canada ne rende ses récents arrêts Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], et Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66. Les parties ont donc formulé leurs observations relatives à la norme de contrôle applicable en se fondant sur le cadre d’analyse défini par l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Toutefois, compte tenu des circonstances de l’espèce et des observations formulées par la Cour suprême du Canada au paragraphe 144 de l’arrêt Vavilov, la Cour n’a pas jugé nécessaire d’inviter les parties à présenter des observations supplémentaires sur la norme de contrôle. J’ai examiné la présente demande selon le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov, et celui-ci ne change ni les normes de contrôle applicables en l’espèce ni mes conclusions.

[29]  Aux paragraphes 23 à 32 de l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont cherché à simplifier la façon pour le tribunal de déterminer la norme de contrôle applicable aux questions dont il est saisi. Ils ont remplacé l’approche contextuelle et catégorielle adoptée dans l’arrêt Dunsmuir par une présomption d’application de la norme du caractère raisonnable. Cependant la majorité a relevé que cette présomption peut être écartée : 1) si le législateur prévoit explicitement l’application d’une norme de contrôle différente (Vavilov, aux par. 33 à 52), et 2) dans certains cas où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte, à savoir lorsqu’il s’agit de questions constitutionnelles, de questions de droit générales d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, ou de questions liées à la délimitation des compétences respectives de deux ou plusieurs organismes administratifs (Vavilov, aux par. 53 à 64).

[30]  Les demandeurs en l’espèce soutiennent que la demande soulève des questions mixtes de fait et de droit, dont le contrôle relève de la norme de la décision raisonnable, et le défendeur est du même avis qu’eux (Dunsmuir, au par. 47).

[31]  Rien ne vient réfuter la présomption que la norme de la décision raisonnable s’applique à la présente instance. L’application de cette norme aux questions en litige se révèle en outre conforme à la jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov de la Cour suprême du Canada (Dirie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1052, au par. 15 [Dirie]).

[32]  La cour qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable doit se demander si la décision « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si [elle] est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur [elle] » (Vavilov, au par. 99). « La raisonnabilité constitue une norme unique qui s’adapte au contexte » (Vavilov, au par. 89, où l’on cite le paragraphe 59 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et de l’Immigration c Khosa, 2009 CSC 12, [Khosa]). Ces contraintes d’ordre contextuel « cernent les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solution qu’il peut retenir » (Vavilov, au par. 90). Autrement dit, la cour de révision ne doit intervenir que si la décision attaquée « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100). La Cour suprême du Canada définit deux catégories de lacunes fondamentales qui rendent une décision déraisonnable : 1) le manque de logique interne du raisonnement du décideur; et 2) le caractère indéfendable de la décision « compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur [elle] » (Vavilov, au par. 101).

[33]  En ce qui concerne les erreurs de droit et les manquements à l’équité procédurale, les demandeurs soutiennent qu’il suffit de démontrer que le décideur a commis une erreur. Le défendeur avance quant à lui que la norme de contrôle applicable au point de savoir si la SPR s’est acquittée de son obligation d’équité procédurale est celle de la décision correcte (Dirie, au par. 15, et Ngeze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 858, au par. 22).

[34]  Une certaine jurisprudence enseigne que la norme de contrôle applicable aux allégations de manquement à l’équité procédurale est celle de la « décision correcte » (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au par. 79; et Khosa, aux par. 59 et 61). La Cour suprême du Canada n’examine pas dans l’arrêt Vavilov le point de savoir quelle est la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale (Vavilov, au par. 23). Cependant, il serait plus juste sur le plan doctrinal de dire qu’aucune norme de contrôle n’est applicable à ces questions. La Cour suprême du Canada faisait ainsi observer dans l’arrêt Moreau‑Bérubé c Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, que la question de l’équité procédurale

n’exige pas qu’on détermine la norme de révision judiciaire applicable. Pour vérifier si un tribunal administratif a respecté l’équité procédurale ou l’obligation d’équité, il faut établir quelles sont les procédures et les garanties requises dans un cas particulier (Moreau-Bérubé, au paragraphe 74).

VI.  LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[35]  Les dispositions suivantes de la LIPR sont applicables à la présente instance :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

[…]

[…]

Personne à protéger

Person in Need of Protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée:

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant:

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

[…]

[…]

VII.  LES ARGUMENTS DES PARTIES

A.  L’équité procédurale

1)  Les demandeurs

[36]  Les demandeurs font valoir que le DP n’a pas reçu préavis de la possibilité qu’on lui retire sa qualité de personne vulnérable. Étant donné sa situation personnelle – le TSPT diagnostiqué chez lui et les symptômes d’altération de l’humeur que lui causent les longues périodes d’incertitude – la commissaire aurait dû s’en tenir à la décision antérieure autorisant son conseil à procéder à l’interrogatoire principal.

[37]  Les demandeurs invoquent à ce propos la décision de la Cour fédérale Ndjizera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 459 [Ndjizera], où le juge Rennie explique que la SPR a commis une erreur et un manquement à la justice naturelle en ne tenant pas compte du rapport psychologique établissant que la demanderesse souffrait d’un TSPT et d’un ensemble de symptômes connus sous la désignation de syndrome de la femme battue, ainsi qu’en rejetant sa demande visant à inverser l’ordre normal des interrogatoires (Ndjizera, aux par. 3 à 5; et Thamotharem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 98 [Thamotharem]). Le juge Rennie ajoute qu’il ne suffit pas, pour remédier à ce manquement, d’affirmer que le témoin sera interrogé avec délicatesse.

[38]  Les demandeurs soutiennent en outre que la commissaire a abordé la question avec un esprit fermé, minimisant abusivement ou écartant sélectivement tous les éléments tendant à établir la persistance des troubles psychiques. En fait, sa décision de ne pas tenir compte du diagnostic psychologique parce qu’il datait de 2018 était abusive, étant donné que rien n’avait changé dans la vie du DP en ce qui a trait à ses facteurs de stress.

[39]  Les demandeurs avancent que la commissaire a aussi agi abusivement en interrogeant le DP dans le but d’infirmer le diagnostic du psychologue, car elle ne possède aucun titre de compétence en psychologie et que ses questions n’avaient aucun lien avec l’évaluation du TSPT. Elle est ainsi allée à l’encontre des décisions Elemah et Gill de la Cour fédérale, qui enseignent qu’un commissaire de la SPR ne doit pas écarter sommairement le diagnostic d’un psychologue (Elemah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 779; et Gill c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (CF), dossier no 92-T-1624, 31 mars 1994).

[40]  Selon les demandeurs, la commissaire n’a pas posé une question générale au DP, mais l’a plutôt forcé à revivre le moment où il perdait son sang et sentait la proximité de la mort. Malgré les protestations du conseil, elle a poursuivi l’audience, posant au DP des questions sur ces instants où sa vie avait été mise en danger, et l’obligeant à expliquer des réalités politiques et sociales complexes. Par conséquent, les demandeurs affirment qu’il était abusif de la part de la commissaire de déclarer qu’elle interrogeait le DP sur des points « de nature accessoire ».

[41]  En outre, les demandeurs soutiennent que l’affirmation désinvolte de la commissaire selon laquelle la plupart des demandeurs d’asile souffrent de TSPT est tout à fait abusive et ne constitue pas une justification raisonnable de son insensibilité délibérée aux questions de procédure.

[42]  Les demandeurs, en se fondant sur ce qui précède, soutiennent que la commissaire s’est rendue coupable d’un grave manquement à la justice naturelle, qui a influé sur le caractère équitable de toute l’audience, étant donné qu’il a compromis la capacité du DP à se justifier dans son témoignage.

2)  Le défendeur

[43]  Le défendeur fait valoir que la preuve dont disposait le tribunal de la SPR à l’audience de 2019 n’était pas identique à celle des audiences antérieures en raison du temps écoulé. Selon lui, les demandeurs voudraient que le tribunal de la SPR restreigne son propre pouvoir discrétionnaire et se contente, sans égard pour la preuve, de reprendre les mêmes modalités d’interrogatoire que ses prédécesseurs dans l’affaire. La preuve produite devant la commissaire étayait l’idée que le DP n’était plus une personne vulnérable, étant donné l’amélioration de son sommeil, la baisse de son niveau de stress, ainsi que sa capacité à répondre aux questions et à collaborer sans réserve au bon déroulement de l’audience.

[44]  Le défendeur avance que la question de la commissaire était centrée sur le comportement des policiers et non sur le moment de la fusillade. Les demandeurs ont mal interprété cette question, ce qui ne constitue pas une erreur de procédure ou une erreur susceptible de contrôle judiciaire.

[45]  Pour ce qui est de la décision Ndjizera, invoquée par les demandeurs, le défendeur soutient qu’elle n’est pas applicable en l’espèce. Dans cette décision, la Cour concentrait son attention sur les directives concernant la persécution motivée par le sexe et sur la nécessité d’offrir aux femmes victimes de violence familiale des mesures d’adaptation propres à faciliter leur témoignage. Or les faits de la présente affaire diffèrent de ceux qu’examinait la Cour dans Ndjizera.

[46]  Le défendeur avance que les Directives no 7 (Directives concernant la préparation et la tenue des audiences à la Section de la protection des réfugiés) se révèlent pertinentes dans la présente affaire, parce qu’elles portent sur l’interrogatoire des demandeurs d’asile aux audiences. La décision de principe en ce qui concerne les Directives no 7 est l’arrêt Thamotharem de la Cour d’appel fédérale. Cet arrêt enseigne que le commissaire de la SPR doit examiner les faits de la demande d’asile dont il est saisi afin d’établir si des circonstances exceptionnelles justifient une dérogation à l’ordre habituel des interrogatoires (Thamotharem, aux par. 11, 19 et 20).

[47]  Le défendeur fait valoir que la SPR a donné aux demandeurs la possibilité de lui présenter leur version des choses, mais que la situation du DP ne s’est pas révélée suffisamment exceptionnelle pour qu’elle déroge à l’ordre normalisé des interrogatoires.

3)  La réplique des demandeurs

[48]  En réplique à la tentative du défendeur d’effectuer une distinction de principe entre la présente affaire et l’affaire Ndjizera, les demandeurs font d’abord observer que, dans Ndjizera, la demanderesse était traumatisée par des actes de violence familiale, alors qu’en l’espèce, le DP est traumatisé par un attentat à l’arme à feu qui a failli lui coûter la vie. S’il est vrai que la Cour examinait dans la décision Ndjizera les répercussions de la violence familiale, le raisonnement qu’elle y tenait concernant la question du TSPT s’applique aussi bien à tout témoin souffrant de ce trouble, en particulier dans les cas où un rapport psychologique en expose les effets probables sur le témoin.

[49]  Les demandeurs allèguent que le défendeur n’a proposé aucune justification ou explication tendant à établir pourquoi la commissaire aurait eu besoin d’un troisième rapport médical pour 2019. Qui plus est, elle aurait dû, aux fins d’équité, donner avis avant l’audience de son intention de soulever cette question.

[50]  Les demandeurs soutiennent enfin que, d’après l’interprétation que donne le défendeur de l’arrêt Thamotharem, l’enseignement voulant que l’ordre des interrogatoires puisse être inversé dans des circonstances exceptionnelles se trouve erronément transformé en une condition supplémentaire selon laquelle les circonstances doivent être [traduction] « suffisamment exceptionnelles » pour justifier cette inversion. Il n’existe pas de condition portant que les circonstances du témoignage doivent être extrêmement exceptionnelles.

B.  Le lien avec la Convention

1)  Les demandeurs

[51]  Les demandeurs font valoir que le DP a contribué à l’arrestation et à l’emprisonnement du meurtrier, et que la conclusion de la commissaire selon laquelle il avait ainsi démontré son intégrité, mais non son opposition aux FARC, est une pure projection de ses propres valeurs sur les agents de persécution.

[52]  Les demandeurs s’appuient sur la décision Cai pour affirmer que l’appréciation du lien avec la Convention doit se baser sur la manière dont les FARC considéreraient une personne qui a causé l’arrestation et l’emprisonnement d’un de leurs tueurs (Cai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 577 [Cai]). En fait, les FARC estiment leur action justifiée par des motifs politiques et ne peuvent percevoir que comme la manifestation d’une opposition politique le rôle joué par le DP dans la traduction en justice de l’assassin.

[53]  En ce qui a trait à la conclusion de la commissaire sur l’« appartenance à un groupe social », les demandeurs affirment qu’elle est erronée, car la Cour fédérale a conclu que le témoin d’un crime appartient à un « groupe social » selon la définition que donne la Cour suprême du Canada de cette expression dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, car il s’agit d’une situation immuable (Reynoso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 107 FTR 220).

2)  Le défendeur

[54]  Selon le défendeur, il se peut que le DP éprouve une crainte subjective des FARC, mais cette crainte n’est pas étayée par des éléments de preuve objective : la preuve produite ne suffit pas à accréditer la croyance selon laquelle les FARC étaient impliquées dans l’assassinat.

[55]  Le défendeur fait valoir que le motif des opinions politiques prévu dans la définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention » n’inclut pas les opinions politiques de l’agent de persécution allégué.

[56]  Le défendeur avance de plus que les entretiens du DP avec la police concernant un crime ne font jouer ni les opinions politiques ni l’appartenance à un groupe social. La conclusion de la SPR constatant l’absence de lien avec un motif prévu par la Convention était par conséquent raisonnable.

3)  La réplique des demandeurs

[57]  En réponse à l’argument du défendeur, les demandeurs font valoir que le motif des « opinions politiques » prévu par la Convention s’applique aussi aux opinions politiques perçues (Lai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 125 [Lai], et Cai, précitée). Les actes du demandeur principal suffisaient à ce que les FARC lui attribuent des opinions politiques implicites.

C.  La possibilité de refuge intérieur

1)  Les demandeurs

[58]  Les demandeurs font valoir que la décision de la commissaire se fonde sur la conclusion selon laquelle la combinaison entre un certain changement de la situation et sa présomption que les dissidents des FARC auront perdu leur intérêt à poursuivre le DP ainsi que leur volonté de le faire ont pour conséquence que les demandeurs seront probablement en sécurité dans une autre ville. Or, comme l’enseignent l’arrêt Peng de la Cour d’appel fédérale et la décision Perez Gonzales de la Cour fédérale, lorsqu’un élément déraisonnable de l’analyse peut avoir influé sur le résultat, la décision tout entière doit être annulée (Peng c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CAF), dossier no A‑1054‑90, et Perez Gonzalez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CF), dossier no IMM‑2611‑97).

[59]  À titre d’exemple, les demandeurs prétendent que les motifs exposés par la commissaire à l’appui de son hypothèse selon laquelle les dissidents des FARC n’ont plus la volonté de retrouver les demandeurs sont déraisonnables. Elle ne disposait d’aucun fondement probatoire pour réfuter la déclaration du DP selon laquelle les FARC veulent le tuer. Par conséquent, l’analyse relative à la PRI devrait être infirmée.

[60]  Les demandeurs soutiennent également que la commissaire s’est trompée dans l’analyse de la preuve relative à la démobilisation des FARC. Ils affirment que, si l’on tient compte les milices urbaines, le nombre des guérilléros qui restent démobilisés est à peine supérieur à 10 % du chiffre estimatif total des militants des FARC.

[61]  De plus, les demandeurs font valoir que la commissaire omet entièrement de prendre en considération dans son analyse que le DP était pris pour cible par les milices urbaines, lesquelles ne sont pas, dans une large mesure, prises en compte dans les chiffres officiels. Ces militants se sont infiltrés dans toutes les zones urbaines et conservent toute liberté d’action. Les demandeurs prétendent que l’idée selon laquelle le DP pourrait dans ce contexte ne pas craindre raisonnablement pour sa sécurité s’il devait s’installer dans une ville colombienne dépasse l’entendement.

[62]  À propos de la lettre du rédacteur du site Web Colombia Reports, les demandeurs soutiennent qu’elle est pertinente quant à la situation objective en Colombie, de sorte que les formulaires Fondement de la demande d’asile des autres réfugiés sont, eux, dénués de pertinence. Selon cette lettre, il n’est pas nécessaire pour les demandeurs de vivre dans une région dominée par les FARC pour risquer d’être assassinés, parce que ce risque s’étend à l’ensemble du pays.

[63]  En outre, avancent les demandeurs, la commissaire a fait une analyse erronée des risques sous le régime de l’article 97. Elle a d’abord appliqué le critère de la simple possibilité, qui est celui de l’article 96, pour ensuite retenir celui de la preuve hors de tout doute raisonnable, puisqu’elle exigeait la preuve que sont commis à Barranquilla des assassinats attribuables aux milices urbaines ou aux dissidents des FARC.

[64]  Selon les demandeurs, la commissaire s’est également trompée dans son analyse relative au deuxième volet du critère applicable à la PRI, en omettant de prendre en considération les rapports psychologiques selon lesquels la santé mentale du DP se détériorerait considérablement s’il était obligé de retourner en Colombie. La commissaire a considéré son aptitude à occuper un emploi d’aide-vétérinaire au Canada, où il ne risque pas d’être tué, comme une preuve qu’il se débrouillerait bien s’il était renvoyé en Colombie. Elle a en outre omis d’effectuer la moindre analyse du caractère raisonnable en ce qui concerne le demandeur mineur, Sebastian. En fait, Sebastian continue de suivre des séances hebdomadaires de thérapie parce qu’il est devenu extrêmement sensible à l’anxiété de la famille. La commissaire n’a pas songé à se demander s’il serait raisonnable que celle‑ci l’emmène en Colombie.

[65]  Les demandeurs s’appuient sur la décision Barragan Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 502, pour énoncer que la commissaire a fait une erreur en écartant d’un revers de main les incidences d’un déplacement. Elle a omis de prendre en considération le fait que le DP, aux prises avec un traumatisme psychologique, aurait à s’installer dans une nouvelle ville, en concurrence avec une multitude de personnes déplacées.

2)  Le défendeur

[66]  Le défendeur rappelle que le demandeur qui veut établir le caractère déraisonnable de la PRI proposée doit s’acquitter d’une lourde charge de preuve. Or les demandeurs en l’espèce ne se sont pas acquittés de cette charge, n’ayant pas produit une preuve objective suffisante (Flores Argote c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 128, au par. 12, et Iyere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 67, aux par. 32 et 33).

[67]  Enfin, le défendeur prétend que la preuve produite devant la SPR concernant le désintérêt des FARC à l’égard des demandeurs, ainsi que l’absence de pouvoir et d’influence de celles‑ci à Barranquilla, étaye la conclusion de la commissaire selon laquelle cette ville serait une PRI viable. La décision attaquée est raisonnable et les allégations des demandeurs reviennent à solliciter de la Cour une nouvelle appréciation de la preuve.

3)  La réplique des demandeurs

[68]  Les demandeurs avancent que le défendeur a erronément transformé l’obligation d’établir le caractère déraisonnable de la PRI proposée en une [traduction] « lourde charge de preuve » supplémentaire.

D.  Les raisons impérieuses

1)  Les demandeurs

[69]  Les demandeurs soutiennent que la commissaire a fait une erreur de droit en concluant que le DP devait prouver avoir subi des violences et un traumatisme plus atroces et plus épouvantables. La présomption de la commissaire selon laquelle il ne serait pas suffisamment épouvantable d’être témoin d’un assassinat, d’être soi-même blessé d’un coup de feu et d’avoir à craindre pour sa vie, est purement arbitraire.

[70]  Les demandeurs invoquent à ce propos la décision Singh, où la Cour a estimé que les passages à tabac qui avaient induit un TSPT chez le demandeur pouvaient suffire à faire jouer l’exception fondée sur des raisons impérieuses (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), dossier no IMM‑75‑95; et Adjibi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 525 [Adjibi]). Dans la présente affaire, le DP a subi un événement traumatisant qui a exercé un effet durable sur son état psychologique. La commissaire n’a pas raisonnablement apprécié ce fait.

2)  Le défendeur

[71]  Le défendeur fait valoir que l’exception fondée sur des « raisons impérieuses » ne s’applique qu’à une minorité des demandeurs d’asile actuels (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Obstoj, 1992 CanLII 8542 (CAF)). Reprenant les termes employés par le juge Rothstein au paragraphe 11 de la décision Hassan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 630, le défendeur soutient que cette exception « ne s’applique qu’à des cas extraordinaires de persécution si exceptionnelle que même l’éventualité d’un changement de contexte ne justifierait pas le renvoi du requérant ».

[72]  Le défendeur rappelle aussi que, selon la décision Alfaka Alharazim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1044, aux par. 47 à 49, la situation doit être d’une gravité si exceptionnelle qu’on puisse la qualifier d’« épouvantable » ou d’« atroce ».

VIII.  ANALYSE

[73]  Je conviens avec les demandeurs que que la décision attaquée doit être annulée, et que l’affaire doit être renvoyée à la SPR pour réexamen.

A.  La capacité de dépistage des FARC

[74]  La SPR conclut que « les FARC n’ont plus la capacité qu’elles avaient auparavant de trouver des personnes et [que], de toute façon, elles ne semblent plus être motivées à trouver les demandeurs d’asile » (au par. 37).

[75]  Les conclusions de la SPR sur ce sujet peuvent être récapitulées ainsi :

[38]  Étant donné l’état affaibli des FARC découlant de l’accord de paix, j’estime qu’elles n’ont plus la capacité qu’elles avaient auparavant de trouver des personnes.

[…]

[47]  Les FARC ne sont plus le puissant groupe de guérilleros qu’elles étaient lorsque le demandeur d’asile principal a été témoin du meurtre de son client.

[…]

[52]  Ce qui ressort de tous les documents objectifs, c’est que les dissidents des FARC sont surtout présents à proximité des frontières avec le Panamá et l’Équateur, ainsi que dans le département du Meta, où les plaines se transforment en jungle amazonienne et où les routes cèdent la place aux rivières en tant que principales artères de circulation aux fins du trafic de stupéfiants. De plus, et plus important encore, aucun de ces documents n’indique que les dissidents des FARC sont actifs dans l’Atlántico, le département où est située la ville de Barranquilla, ni dans l’un ou l’autre des départements voisins.

[…]

[57]  Je reconnais que les FARC étaient une organisation puissante et violente qui était active partout en Colombie et qui était en mesure d’accéder à différentes institutions publiques et privées; toutefois, ce n’est plus le cas. Environ 85 p. 100 des membres des FARC ont été démobilisés, ont rendu les armes et ont formé un parti politique pacifique. L’autre 15 p. 100 des membres ne font pas partie d’un groupe ou d’un emplacement central qui fait autorité, mais ils sont divisés.

[58]  Voici ce qui ressort des documents : 1) il y a un faible nombre de dissidents, comparativement à ceux qui ont rendu les armes; 2) les dissidents des FARC sont actuellement décentralisés; 3) ils ne sont pas situés dans la ville de Barranquilla, proposée à titre de PRI, ni dans ses environs; 4) la Colombie est beaucoup plus sécuritaire qu’elle l’était lorsque les demandeurs d’asile ont quitté le pays. Compte tenu de cela, je ne suis pas convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que les dissidents des FARC seraient en mesure de trouver les demandeurs d’asile ou qu’ils utiliseraient leurs effectifs limités et les ressources qu’il leur reste pour le faire.

[76]  La SPR ne rend pas le portrait global de la situation lorsqu’elle dit que 85 % des membres des FARC ont été démobilisés, ont rendu leurs armes et ont constitué un parti politique pacifique, et que les 15 % restants ne forment pas un groupe organisé soumis à une autorité centrale, mais plutôt une mouvance dispersée.

[77]  Au vu de la preuve, il est évident que les 85 % d’éléments démobilisés dans le cadre du processus de paix étaient des soldats en uniforme de la guérilla, lesquels représentaient une minorité des militants farquistes pris dans leur ensemble. Voir Human Rights Watch, World Report 2019 – Columbia (dossier de la demande, aux pages 362 à 365). La preuve donne aussi à penser qu’au moins 55 % de cette fraction de 85 % ont plus tard fait scission, de sorte que le pourcentage de militants qui sont restés démobilisés se révèle très faible lorsqu’on prend en compte les milices urbaines, et ce sont précisément ces milices que craignent les demandeurs. Voir le rapport d’analyse d’InSight Crime, en date du 6 février 2017, et le numéro du 22 novembre 2017 du Panam Post (dossier de la demande, aux pages 272 à 274).

[78]  En fait, la SPR semble ne pas tenir compte des éléments de preuve selon lesquels ce sont les milices urbaines qui ont d’abord pris les demandeurs pour cibles, et la preuve établit que ces milices conservent des effectifs considérables dans les zones urbaines.

[79]  Comme l’a montré l’assassinat de Ramirez, les membres des milices urbaines ne portent pas d’uniforme, de sorte qu’ils ont l’apparence de citoyens ordinaires.

[80]  La SPR a également mal interprété l’article d’InSight Crime, que la commissaire a utilisé au soutien de l’idée que la mort de Rodrigo Cadete avait porté un rude coup aux efforts d’unification des dissidents des FARC. Ce que dit en fait cet article, c’est que Cadete travaillait pour un chef dissident dénommé Duarte, qui projetait de rétablir la présence de la guérilla farquiste au niveau antérieur à la paix, et ce, partout au pays. Qui plus est, l’article d’InSight Crime, évidemment, ne porte que sur les guérilleros des FARC, et non sur les milices urbaines que craignent les demandeurs.

[81]  La SPR paraît aussi lier les risques d’assassinat à des régions déterminées de la Colombie que les FARC contrôlent. Or, la preuve étaye plutôt l’idée qu’il n’est pas nécessaire de vivre dans l’une des régions particulières dominées par les FARC pour devenir leur victime. L’assassinat de Ramirez montre qu’on peut être tué par un agent qui n’est pas nécessairement un dissident des FARC. Il y a danger réel d’assassinat même en l’absence de contrôle territorial. Selon les principes directeurs du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le HCR] concernant l’évaluation des besoins de protection internationale des demandeurs d’asile originaires de Colombie, des assassinats politiques sont perpétrés dans l’ensemble de ce pays :

[traduction]

Étant donné la capacité qu’auraient certains groupes de guérilla et nouveaux groupes armés d’agir à l’échelle du pays, et en fait aussi à l’étranger dans le cadre de réseaux criminels internationaux, une possibilité viable de refuge ou de réinstallation intérieurs pourrait ne pas être accessible aux personnes risquant d’être prises pour cibles par de tels acteurs. Il est particulièrement important de noter que les nouveaux groupes armés et les FARC, en particulier, disposent de la capacité opérationnelle de commettre des attentats dans toutes les régions de la Colombie, qu’ils en aient ou non le contrôle territorial.

HCR, Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Colombia, HCR/EG/COL/15/01 (2015).

[82]  La SPR néglige en outre d’importants éléments de preuve contraire lorsqu’elle assimile les régions contrôlées par les FARC aux régions où des soldats en uniforme de celles‑ci pratiquent la guérilla ouverte, et qu’elle voit dans cette assimilation la preuve que les demandeurs ne seront pas exposés à des risques importants dans une zone urbaine telle que Barranquilla.

B.  Les demandeurs sont-ils ou non pris pour cibles?

[83]  La SPR n’a pas mis en doute que le DP avait essayé d’empêcher un assassinat par les FARC et qu’il avait plus tard identifié l’assassin et contribué à son emprisonnement. Pourtant, elle a conclu que les FARC n’étaient plus suffisamment organisées pour faire du mal aux demandeurs à Barranquilla, mais aussi qu’elles n’en avaient ni les moyens ni la volonté :

[59]  Je ne suis également pas convaincue que les FARC sont motivées à trouver les demandeurs d’asile, car aucun membre de la famille de ces derniers n’a été questionné pour savoir où ils se trouvent depuis le 19 août 2013.

[60]  Même si je reconnais que les frères des demandeurs d’asile ont été abordés dans les jours qui ont suivi la fusillade, personne ne les a relancés dans les cinq années et demie subséquentes au sujet des allées et venues des demandeurs d’asile. Par exemple, deux frères, de même qu’une sœur, du demandeur d’asile principal continuent de vivre à Bogotá. Les FARC savaient même où vivait Palmiro (même s’il a déménagé depuis) et ne se sont pas donné la peine de le contacter de nouveau. La demandeure d’asile a aussi deux frères qui vivent à Bogotá, de même que ses parents, et aucun d’entre eux n’a été abordé.

[61]  Les demandeurs d’asile affirment qu’un autre vétérinaire a été détenu par les FARC en septembre 2013 et qu’il s’agissait d’un cas d’erreur d’identité. Mais encore une fois, cela s’est produit il y a cinq ans et demi, et rien n’est arrivé depuis. La demandeure d’asile est toujours en contact avec un ancien collègue et il n’y a eu aucune indication au sein de la communauté vétérinaire selon laquelle les demandeurs d’asile sont encore recherchés. Un autre vétérinaire a même acheté leur ancienne clinique et n’a entendu aucune rumeur selon laquelle celle‑ci est toujours prise pour cible.

[62]  Les demandeurs d’asile font valoir que les FARC n’ont pas fait de suivi avec personne parce qu’elles disposent de ressources leur permettant de savoir qu’ils ont quitté le pays. Dans une réponse à une demande d’information datée du 9 avril 2013, il est mentionné que les groupes de guérilleros peuvent retrouver des gens qui vivent à l’étranger. Toutefois, cela est basé sur le comportement de l’individu et non sur un système permettant de détecter l’immigration et l’émigration de gens. Les FARC ne semblent donc pas disposer d’un système institutionnalisé leur permettant de savoir que les demandeurs d’asile ont quitté le pays. Le document mentionne également que les groupes de guérilleros peuvent surveiller des membres de la famille. Il est toutefois clair, selon les éléments de preuve, que la famille des demandeurs d’asile n’a pas été continuellement contactée ou intimidée.

[63]  Depuis le départ des demandeurs d’asile de la Colombie en septembre 2013, il semble que rien n’est arrivé pour indiquer que les FARC continuent de s’intéresser à eux. Étant donné cela, je ne suis pas convaincue que les dissidents des FARC seraient motivés à trouver les demandeurs d’asile s’ils déménageaient à Barranquilla.

[64]  Le conseil fait valoir que rien ne donne à penser que les absences prolongées de la Colombie assurent la sécurité des demandeurs d’asile. Il mentionne une réponse à une demande d’information datée du 9 avril 2013 selon laquelle, dans le cas d’une personne qui constitue une cible de grande valeur, la famille et les biens peuvent être surveillés et, si la victime retourne en Colombie et contacte ces membres de la famille, ces groupes peuvent la trouver. Dans la présente affaire toutefois, nous savons que comme la famille des demandeurs d’asile n’a eu aucun contact avec les FARC depuis plus de cinq ans et demi, rien n’indique qu’elle est surveillée. De plus, ce document a été préparé en 2013, alors que les FARC avaient la capacité de retrouver les victimes à l’échelle du pays. Comme il a été exposé ci-dessus, les FARC sont maintenant faibles et décentralisées. Je ne suis pas convaincue qu’elles ont toujours cette capacité.

[65]  Le conseil fait également valoir que, selon l’UNHCR Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Colombia [principes directeurs du Haut Commissariat des Nations Unies relatifs à l’évaluation des besoins de protection internationale des demandeurs d’asile originaires de la Colombie], la PRI est déraisonnable pour les victimes des FARC. Cependant, ce document n’est également pas à jour. Il a été rédigé en 2015, soit avant la démobilisation. Il se peut que la PRI était déraisonnable en 2015, lorsque les FARC étaient puissantes. Toutefois, les FARC sont maintenant démobilisées, elles ont perdu 85 p. 100 de leurs membres et les membres restants sont décentralisés.

[66]  Finalement, le conseil soutient que les dissidents des FARC collaborent avec d’autres organisations criminelles. Même si c’est vrai, il est hautement hypothétique d’avancer : 1) que la faction des FARC qui s’intéressait aux demandeurs d’asile est constituée de dissidents qui n’ont pas rendu les armes comme 85 p. 100 des autres membres; 2) que la faction qui s’intéressait aux demandeurs d’asile s’est aussi jointe à une autre organisation criminelle; 3) que cette nouvelle organisation criminelle est également disposée à utiliser ses ressources pour porter préjudice aux demandeurs d’asile. Les probabilités que ces trois facteurs se réalisent tous sont minces.

[67]  Je conclus que les dissidents des FARC n’ont ni la capacité ni la motivation de poursuivre les demandeurs d’asile à Barranquilla étant donné leur état affaibli et décentralisé, et vu qu’ils ne sont pas actifs dans cette région.

[Renvois omis.]

[84]  Ici encore, la SPR s’appuie sur des statistiques trompeuses de démobilisation et sur une dispersion organisationnelle qui ne donne pas une idée complète des moyens d’action des FARC dans les zones urbaines.

[85]  Je ne vois pas très bien ce que la commissaire veut dire lorsqu’elle écrit que, même si les FARC disposent des moyens nécessaires pour savoir si quelqu’un a quitté la Colombie, « cela est basé sur le comportement de l’individu et non sur un système permettant de détecter l’immigration et l’émigration de gens ».

[86]  La preuve établit que les FARC disposent d’un réseau étendu de renseignement. Voir le rapport d’InSight Crime daté du 12 avril 2018 (dossier de la demande, à la page 281).

[87]  Il est également difficile de comprendre que la SPR s’appuie sur le fait qu’« [un] autre vétérinaire a même acheté leur ancienne clinique et n’a entendu aucune rumeur selon laquelle celle‑ci est toujours prise pour cible ». Selon le témoignage incontesté des demandeurs, leur clinique a été achetée par un homme qu’ils ne connaissaient pas et ils ne sont en rapport avec personne qui le connaîtrait.

[88]  On ne voit aucune raison pour laquelle les FARC et leurs alliés urbains ne continueraient pas à prendre pour cible un homme qui a eu le courage de contribuer à ce que l’un de leurs tueurs opérant dans les villes soit traduit en justice. La preuve établit que les FARC disposent d’un nombre considérable de collaborateurs dans les zones urbaines. Voir Colombia Reports, 27 janvier 2019 (dossier de la demande, à la page 367).

[89]  Selon des éléments de preuve incontestés, les frères du DP se sont fait dire que les FARC ont l’intention de le tuer, ainsi que son épouse et ses enfants, et la police colombienne ne veut pas ou ne peut pas les protéger.

[90]  La Cour a formulé les observations suivantes dans l’analyse qui a donné lieu à l’annulation de la deuxième décision de la SPR :

[23]  […] ce risque était déjà bien présent […] De toute évidence, le Fiscalía était d’avis que les demandeurs couraient un risque tangible, puisqu’il avait demandé à la Police nationale – en urgence qui plus est – de leur fournir une protection.

[24]  Ensuite, cela défie le bon sens de s’attendre d’une personne exposée à un risque à ce qu’elle « [continue] de faire des demandes de protection en Colombie » après s’être fait dire par ceux‑là mêmes qui la lui fourniraient – la Police nationale en l’occurrence – qu’ils n’ont pas les ressources nécessaires. Rien dans la preuve ne permet de supposer que la position de la police aurait changé, quelle que soit l’issue de l’évaluation du risque […]

[Souligné dans l’original.]

[91]  Les FARC n’ont peut-être pas communiqué avec les membres de la famille du DP restés en Colombie, mais elles n’ont aucune raison de le faire si elles savent qu’il est à l’étranger. Cela ne signifie pas qu’elles ne tueraient pas les demandeurs s’ils retournaient en Colombie.

[92]  Les FARC et leurs alliés urbains ont toutes les raisons de continuer à s’intéresser au DP. Il est le seul témoin d’un meurtre qui peut leur être imputé, et c’est principalement à lui qu’il faut attribuer l’emprisonnement du meurtrier. Les FARC ont déclaré qu’ils planifient de tuer les demandeurs pour se venger. Mis à part le temps écoulé, on ne voit guère d’éléments justifiant la conclusion de la SPR selon laquelle les FARC ne s’intéresseraient plus aux demandeurs et ne disposeraient pas des moyens organisationnels nécessaires pour mettre leurs menaces à exécution dans le cas où les demandeurs retourneraient en Colombie.

[93]  En général, donc, l’analyse effectuée par la SPR quant à la question de la PRI se révèle déraisonnable, car elle y écarte délibérément les importants éléments de preuve contraire tendant à établir que les FARC et leurs alliés auraient à la fois la volonté et les moyens de prendre pour cible et de tuer les demandeurs si ceux‑ci retournaient en Colombie.

C.  Le retrait de la qualité de personne vulnérable au DP

[94]  Je conviens aussi avec les demandeurs que la SPR a commis une entorse à l’équité procédurale en retirant au DP la qualité de personne vulnérable de la manière dont elle l’a fait.

[95]  La commissaire a prononcé ce retrait au commencement de l’audience, sans en avoir donné préavis et malgré les objections du conseil. Il n’y avait aucune raison de penser que la preuve psychologique qui avait antérieurement étayé l’attribution au DP de la qualité de personne vulnérable n’était plus valable. Aussi, la décision de la commissaire, qui l’a amenée à conclure que « la capacité du demandeur d’asile principal de présenter son cas n’était plus grandement diminuée », reposait sur son propre jugement de profane et sur sa constatation qu’aucune des évaluations psychologiques antérieures n’indiquait la présence de difficultés plus graves que celles qu’éprouvent couramment les demandeurs d’asile qui comparaissent devant la SPR :

[21]  J’ai examiné l’évaluation psychologique du Dr Devins, datée du 29 octobre 2013, ainsi que l’évaluation psychologique mise à jour, datée du 11 janvier 2018. Aucune évaluation psychologique plus récente n’a été fournie à la SPR en vue de ce deuxième nouvel examen. J’estime qu’aucune de ces évaluations psychologiques n’indique la présence de difficultés qui dépassent celles qui sont habituellement associées au fait de comparaître devant la SPR. Le Dr Devins a diagnostiqué un trouble de stress post-traumatique (TSPT) chez le demandeur d’asile principal; toutefois, ce type de diagnostic est très répandu chez les personnes qui comparaissent devant la SPR, vu que la majorité des demandeurs d’asile, voire tous, ont vécu des traumatismes. Quoi qu’il en soit, les évaluations du Dr Devins n’indiquent pas la présence d’une grave déficience. Le Dr Devins mentionne que le demandeur d’asile principal a répondu directement aux questions qui lui étaient posées lors de l’évaluation et qu’il a coopéré sans réserve.

[96]  Il n’est fait aucune mention des compétences que la commissaire possède pour effectuer une évaluation de cette nature et décider que le traumatisme psychologique du DP est le même que celui des autres demandeurs d’asile. En outre, étant donné les éléments de preuve psychologique produits auparavant et l’attribution au DP de la qualité de personne vulnérable lors des audiences antérieures, ce dernier n’avait aucune raison de prévoir qu’il lui faudrait produire, sans préavis, de nouveaux éléments de preuve sur son état psychologique.

[97]  De toute évidence, la SPR a ainsi manqué à l’équité procédurale.

D.  Le lien avec la Convention

[98]  La conclusion de la SPR niant tout lien entre les craintes des demandeurs et le motif des opinions politiques n’est pas nécessairement étayée par la jurisprudence :

[32]  Pour conclure à l’existence d’un lien, il faut que le préjudice soit infligé aux demandeurs d’asile du fait de l’un des cinq motifs prévus dans la Convention. Le demandeur d’asile principal ne s’est pas fait tirer dessus [traduction] « au motif de » ses opinions politiques. Il s’est fait tirer dessus comme passant innocent. Or, les FARC n’ont pas dit aux frères du demandeur d’asile principal que celui-ci et sa famille allaient être tués « au motif de » ses opinions politiques. Les éléments de preuve établissent que la menace découle du fait qu’il était un informateur de la police. Même dans des cas où des meurtres ont été commis par des agents du gouvernement, la Cour a conclu que les opinions politiques ne peuvent pas être imputées du seul fait d’être témoin d’un crime et de le rapporter. Le fait de signaler l’assassin à la police constitue un signe de l’intégrité du demandeur d’asile principal. Il ne s’agit pas de l’expression d’une opinion politique; cela relève davantage d’une nature criminelle.

[99]  Ce que la SPR omet de prendre en considération, ce sont les opinions politiques attribuées au DP par les FARC. La Cour d’appel fédérale a formulé à ce propos les observations suivantes dans l’arrêt Lai, précité :

[83]  De plus, je doute sérieusement que le motif des opinions politiques énoncé dans la définition de réfugié au sens de la Convention puisse être interprété de manière à inclure les opinions politiques du persécuteur à l’égard du revendicateur, comme l’allèguent les appelants, puisque les motifs de la Convention ‑‑ la race, la religion, la nationalité et l’appartenance à un groupe social ‑‑ renvoient à des caractéristiques du revendicateur. Les mots clés de la définition de réfugié au sens de la Convention sont que la personne doit craindre avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques (voir Zolfagharkhani, page 550). Bien qu’il faille examiner la situation du point de vue du persécuteur, ce sont les opinions politiques du revendicateur, ou les opinions politiques attribuées au revendicateur par son État, qui doivent être à l’origine de la persécution (voir Ward, page 747).

[Non souligné dans l’original.]

[100]  En l’espèce, la SPR rejette sommairement les possibilités d’attribution et omet de se demander si, dans le contexte colombien, les FARC n’attribueraient pas couramment des opinions politiques aux personnes qui leur font obstacle, ou agissent contre leurs membres ou leurs intérêts.

E.  Les raisons impérieuses

[101]  L’examen par la SPR de la question des raisons impérieuses n’atteint pas le niveau qu’exigeaient les circonstances de l’espèce:

[75]  La SPR doit accorder la reconnaissance du statut de réfugié pour des raisons d’ordre humanitaire à cette catégorie spéciale et limitée de personnes, c’est‑à‑dire ceux qui ont souffert d’une persécution tellement épouvantable que leur seule expérience constitue une raison impérieuse pour ne pas les renvoyer, alors même qu’ils n’auraient plus aucune raison de craindre une nouvelle persécution. Toutefois, les circonstances exceptionnelles envisagées doivent certes s’appliquer uniquement à une petite minorité de demandeurs d’asile actuels.

[76]  La jurisprudence indique que le seuil nécessaire pour prouver l’existence de « raisons impérieuses » est élevé. Il ne faut pas oublier que toute forme de persécution est associée, par définition, à la mort, à des blessures physiques ou à d’autres sévices. L’exception au motif de raisons impérieuses ne s’applique qu’à des cas extraordinaires de persécution si peu ou prou exceptionnelle que même l’éventualité d’un changement de contexte ne justifierait pas le renvoi du demandeur d’asile.

[77]  Même si je suis certaine que le demandeur d’asile principal considère que le fait qu’il se soit fait tirer dessus comme passant innocent, incluant son diagnostic de TSPT qui en découle, s’inscrit dans le cadre de l’exception au motif de raisons impérieuses, je ne suis pas convaincue que ces traitements soient suffisamment atroces ou épouvantables pour entraîner l’application de l’exception au motif de « raisons impérieuses ».

[102]  La Cour formule l’enseignement suivant au paragraphe 33 de la décision Adjibi :

[…] Pour que les motifs soient valables, il faut qu’un revendicateur et une cour de révision reçoivent une explication suffisamment intelligible des raisons pour lesquelles des actes de persécution ne constituent pas des raisons impérieuses, ce qui suppose qu’on examine à fond le degré d’atrocité des actes dont le demandeur a été victime, les répercussions de ces actes sur son état physique et mental et la question de savoir si les expériences et leurs conséquences constituent une raison impérieuse de ne pas le renvoyer dans son pays d’origine.

[103]  La SPR mentionne bien le « diagnostic de TSPT » posé sur le DP, mais il ressort à l’évidence du reste de la décision attaquée que, selon la commissaire, aucune des deux évaluations psychologiques « n’indique la présence de difficultés qui dépassent celles qui sont habituellement associées au fait de comparaître devant la SPR », et que pour elle « ce type de diagnostic est très répandu chez les personnes qui comparaissent devant la SPR, vu que la majorité des demandeurs d’asile, voire tous, ont vécu des traumatismes » (au par. 21). Autrement dit, la commissaire pense que le grave traumatisme subi par le DP et l’effet persistant de celui‑ci sur sa santé psychique ne diffèrent pas de ce qu’ont vécu et vivent « la majorité des demandeurs d’asile, voire tous ». Or la preuve produite devant la commissaire donne clairement à entendre le contraire. Cette question doit être réexaminée.

IX.  QUESTION À CERTIFIER

[104]  Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier, et la Cour est du même avis.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4430‑19

LA COUR STATUE comme suit :

  1. La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée devant la SPR pour réexamen par un tribunal différemment constitué.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 21e jour de juillet 2020

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4430‑19

 

INTITULÉ :

ENVER AUGUSTO LOSADA CONDE ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 FÉVRIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 MAI 2020

 

COMPARUTIONS :

Raoul Boulakia

 

POUR LEs DEMANDEURs

 

Jocelyn Espejo Clarke

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raoul Boulakia

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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