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Date : 20060302

Dossier : T-2123-04

Référence : 2006 CF 275

Ottawa (Ontario), le 2 mars 2006

EN PRÉSENCE DU JUGE SUPPLÉANT STRAYER

ENTRE :

LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

demanderesse

et

NANCY WIGHTON

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

Introduction

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) rendue par lettre le 25 octobre 2004, selon laquelle la CCDP jugeait recevable la plainte numéro 2003-1832 de la défenderesse Nancy Wighton.

[2]                La défenderesse s'est représentée elle-même pour cette demande et n'a présenté aucun document, que ce soit des preuves ou des observations écrites, mais a comparu pour présenter ses arguments. La CCDP n'était pas une partie en l'espèce.

Les faits

[3]                L'examen du dossier permet d'établir l'enchaînement des faits qui ont eu lieu au cours de l'emploi de la défenderesse au sein de la Société canadienne des postes (SCP). Il reste à déterminer les faits précis de la façon appropriée si la CCDP poursuit son étude de la plainte.

[4]                La défenderesse a débuté au sein de la SCP en décembre 1991. Le 5 octobre 1998, elle a subi des blessures à la suite d'un accident de travail. Elle déclare que les rapports médicaux qu'elle avait obtenus recommandaient qu'elle ne travaille plus pendant les quarts de nuit et qu'elle soit dispensée de certains types de tâches. Cependant, la SCP ne pouvait pas ou ne souhaitait pas effectuer les ajustements nécessaires à son attribution de tâches et en octobre 2000, elle a été renvoyée chez elle parce qu'elle avait refusé de se conformer à son attribution normale de quarts de nuit. Elle a ensuite passé deux mois et demi sans rémunération, jusqu'à ce qu'un changement de superviseur lui permettre de retourner au travail le 19 décembre 2000 pour des quarts de jour. Elle est restée dans cette affectation jusqu'au 31 août 2001.

[5]                Entre-temps, elle a déposé une plainte (no 2001-0214) le 2 mai 2001. Une lecture attentive de cette plainte permet de noter qu'elle portait essentiellement sur la période de deux mois et demi comprise entre octobre et décembre 2000, alors qu'elle avait été incapable de travailler parce que la SCP ne pouvait pas ou ne voulait pas la dispenser des quarts de nuit ou des tâches ardues.

[6]                Alors qu'elle avait pu travailler pendant les quarts de jour de décembre 2000 jusqu'à la fin août 2001, elle a ensuite dû recommencer les quarts de nuit le 1er septembre 2001 et elle y est restée jusqu'au début 2002, moment où elle a recommencé à avoir des problèmes. Le 14 février 2002, elle a commencé un congé de maladie, qui a été suivi d'une période d'invalidité de longue durée qui s'est terminée en mai 2004.

[7]                Entre-temps, le 31 octobre 2003, la défenderesse a signé un règlement à l'amiable pour sa première plainte. Ce règlement prescrivait le paiement de 10 000 $ à la défenderesse, un crédit de 3,7 jours de congé de maladie et 5 jours de vacances, l'attestation qu'il s'agissait [TRADUCTION] « du règlement complet et final de tous les points en litige afférents à la plainte en l'espèce » (no 2001-0214), l'accord que la plainte serait retirée, et une entente selon laquelle ni l'employée, ni le syndicat, ne déposerait de grief au sujet de cette situation.

[8]                Le 19 janvier 2004, la défenderesse a déposé une nouvelle plainte (no 2003-1832) - la plainte en cause - parce qu'elle avait été en congé de maladie et en invalidité de longue durée pendant près de deux ans, sans qu'aucun arrangement n'ait été pris pour lui permettre de retourner au travail, et que sa période de prestations d'invalidité de longue durée était sur le point de prendre fin. Le 18 mai 2004, sa période de prestation d'invalidité de longue durée s'est terminée. Elle est retournée au travail en septembre 2004. Le 7 juin 2004, la CCDP avait demandé à la SCP de répondre à la deuxième plainte, ce que cette dernière a fait. Un enquêteur de la CCDP a effectué une enquête et a déposé son rapport, qui a été transmis à la SCP le 26 août 2004. Le 25 octobre 2004, la CCDP a avisé la SCP qu'elle jugeait la plainte recevable, laquelle décision est contestée en l'espèce.

[9]                La SCP conteste cette décision sur le fondement qu'il y aurait eu un délai exagéré dans la présentation ou le traitement de la plainte, et qu'une plainte portant sur les mêmes faits avait déjà été réglée le 31 octobre 2003.

Les questions en litige

[10]                        (1)         Quelle est la norme de contrôle?

                        (2)         Y a-t-il eu un délai exagéré dans la présentation ou le traitement de la plainte?

(3)                Le sujet de la plainte a-t-il déjà été réglé le 31 octobre 2003?

Analyse

La norme de contrôle

[11]            La norme de contrôle des décisions de la CCDP en ce qui a trait au fait qu'elle continue de traiter une plainte ou qu'elle la renvoie à un tribunal a déjà été analysée dans d'autres affaires, et elle semble bien établie dans les arrêts de la Cour d'appel fédérale rendus dans les affaires Gee c. Canada, [2002] A.C.F. no 12, aux paragraphes 13 et 14, et Zundel c. Canada, [2002] A.C.F. no 2057, au paragraphe 5. Cette norme est la décision raisonnable simpliciter. Bien qu'il n'y ait aucune disposition privative, ce qui réduit le niveau de retenue judiciaire, le type de questions qui doivent être examinées par la Commission sont des questions mixtes de fait et de droit, ce qui nécessite une interprétation de la Loi et de son application aux faits présentés à la Commission. Il s'agit de points au sujet desquels la Commission n'a pas une compétence unique, mais la compétence qu'elle possède dans ce genre d'affaires donne à penser qu'elle a droit à une certaine retenue judiciaire.

[12]            Je procèderai donc en utilisant la décision raisonnable simpliciter comme norme de contrôle.

Y a-t-il eu un délai exagéré?

[13]            La SCP proteste contre deux types de délais. En premier lieu, elle allègue que la plainte en l'espèce (no 2003-1832) a été déposée après l'expiration du délai normal, aux termes de l'alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6, qui prévoit que :

41.(1) Sous réserve de l'article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

41.(1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

. . .

. . .

e) la plainte a été déposée après l'expiration d'un délai d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

La demanderesse soutient que la Commission n'a pas expressément exercé son pouvoir discrétionnaire pour accorder une période prolongée pour le dépôt de la plainte et que par conséquent, la période prévue d'un an devrait prévaloir. Elle mentionne que la plainte énonce à la rubrique [TRADUCTION] « date de la conduite reprochée » la période suivante : [TRADUCTION] « à compter de septembre 2001 » . La plainte n'a été déposée que le 19 janvier 2004, presque deux ans et demi après cette date.

[14]            Je crois qu'il est important de ne pas lire les deux plaintes comme si elles étaient des actes de procédure préparés par des avocats pour un procès civil. En fait, il est important de les analyser afin de voir quel était essentiellement le préjudice dont se plaignait la défenderesse dans les deux cas. À mon avis, la première plainte portait principalement sur le fait que la demanderesse n'avait pas répondu aux besoins de la défenderesse durant la période de deux mois et demi, d'octobre à décembre 2000, alors que cette dernière avait dû quitter son emploi et avait perdu son salaire ainsi que des crédits de congé de maladie et de vacances auxquels elle aurait eu droit pendant cette période. Ce point de vue s'appuie sur le fait que la défenderesse a déposé la première plainte peu après la période où elle avait été sans emploi, soit le 2 mai 2001. À ce moment, elle était retournée au travail pendant les quarts de jour, ce qui semblait être un arrangement tout à fait satisfaisant, mais qui n'a malheureusement duré que jusqu'en septembre de la même année. Le règlement de la première plainte, qui a été signé le 31 octobre 2003, est compatible avec ce point de vue : il indemnisait la défenderesse par un paiement de 10 000 $, qui pouvait représenter sa perte de revenu en 2000. Il prévoyait aussi le remplacement des crédits de congé de maladie et de vacances, perdus en conséquence directe d'une période de chômage, comme celle qu'avait vécue la défenderesse d'octobre à décembre 2000.

[15]            Dans ce contexte, bien que la deuxième plainte, déposée le 19 janvier 2004 et qui est contestée en l'espèce, débute avec une déclaration selon laquelle la [TRADUCTION] « date de la conduite reprochée » visait une période [TRADUCTION] « à compter de septembre 2001 » , elle doit être interprétée comme une plainte portant sur un enchaînement de faits qui a débuté en septembre 2001, alors que la défenderesse a dû recommencer à travailler pendant les quarts de nuit, qu'elle s'est trouvée incapable de poursuivre ce travail et qu'elle a dû prendre un congé de maladie débutant en février 2002, qui a été suivi d'une période d'invalidité de longue durée dans laquelle elle se trouvait encore lorsqu'elle a déposé sa plainte le 19 janvier 2004. Il est évident aussi qu'elle communiquait avec son employeur et le spécialiste de la rééducation en 2002 et en 2003 pour déterminer si la société pouvait lui trouver un poste approprié compte tenu de ses problèmes de santé. La défenderesse déclare qu'elle a attendu une réponse de la SCP pendant des mois et qu'elle a rencontré le spécialiste de la rééducation en octobre 2003 afin de trouver un terrain d'entente au sujet d'un arrangement raisonnable. Elle n'a déposé sa plainte qu'après avoir attendu en vain une réponse à la suite de cette rencontre.

[16]            Compte tenu de la situation, et sans préjuger de la décision définitive qui sera rendue au sujet de la plainte portant sur le refus de lui trouver un arrangement raisonnable, je suis convaincu que la décision de la Commission était raisonnable dans son interprétation de l'alinéa 41(1)e) de la Loi, qui énonce que la Commission statuera sur toute plainte à moins qu'elle n'ait été « déposée après l'expiration d'un délai d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée » . Il me semble que pour la période allant de son retour au travail le 1er septembre 2001 jusqu'à la fin 2004, la défenderesse et son employeur ont fait des efforts continus en vue de résoudre le problème et de trouver un poste qui conviendrait à son état de santé, et que ce n'est que vers la fin 2003 qu'il lui est devenu évident que son employeur ne lui trouverait pas d'arrangement convenable.

[17]            La demanderesse conteste généralement le retard dans le traitement de cette plainte, en partie parce que même si la plainte a été reçue le 19 janvier 2004, la SCP n'en a pas été avisée avant le 7 juin 2004. Je ne vois aucune preuve précise du préjudice qu'aurait subi la SCP par suite de ce retard. Elle prétend généralement qu'il est difficile pour une personne répondant à une plainte de vérifier les faits lorsque la plainte est reçue plus d'un an après que ces faits ont eu lieu. Comme je l'ai établi, le processus en cours en l'espèce n'avait certainement pas démontré à la défenderesse, dans ses premières étapes, qu'on ne répondrait pas convenablement à sa demande d'arrangement, jusqu'à ce que cela devienne évident vers la fin 2003. La SCP devrait être en mesure de vérifier sans difficulté les faits entourant la position qu'elle avait prise en 2003, quelques mois avant que la plainte soit déposée.

Le règlement du 31 octobre 2003 empêchait-il le dépôt de la nouvelle plainte?

[18]            Pour les motifs que j'ai énoncés ci-dessus, j'estime que la première plainte et le règlement qui s'est ensuivi portaient sur la période de 2000 au cours de laquelle la défenderesse s'était trouvée sans emploi parce que la demanderesse n'avait pas pu ou n'avait pas voulu ajuster ses tâches à ses capacités réduites.

[19]            La deuxième plainte se rapporte à une période qui a débuté avec son retour le 1er septembre 2001 (après que la défenderesse eut obtenu pour un certain temps un poste qui convenait à ses besoins) à un poste qui selon elle était trop exigeant pour son état de santé. Elle allègue qu'elle a dû quitter son emploi pour cette raison en février 2002 et elle n'avait toujours pas repris le travail le 19 janvier 2004, parce que son employeur n'avait toujours pas réussi à lui trouver un poste adapté à ses besoins. Dès octobre 2003, selon la plainte qu'elle a déposée, elle était à peu près certaine que le problème ne serait pas résolu, alors elle a à nouveau demandé réparation.

[20]            Pour ces motifs, en comparant les deux plaintes de façon équitable, j'estime qu'elles traitent de deux choses ou de deux périodes différentes et que le règlement convenu dans le cadre de la première plainte ne peut pas avoir d'effet sur la recevabilité de la deuxième plainte.

[21]            Je crois que cette analyse peut aussi servir adéquatement de réponse à la plainte de la demanderesse au sujet d'un abus de procédure et d'une frustration des attentes légitimes.

Existait-il un autre recours?

[22]            La demanderesse soutient que la défenderesse n'a pas exercé tous les recours auxquels elle avait droit en vertu du Code canadien du travail et que par conséquent, la CCDP aurait dû juger irrecevable la plainte, conformément à l'alinéa 41(1)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Plus particulièrement, la demanderesse allègue que la défenderesse aurait pu par voie de grief déposer une plainte contre son employeur au sujet de la façon dont elle avait été traitée, comme le Code canadien du travail le prévoit. La demanderesse admet qu'un tel grief aurait dû être présenté par le syndicat, et que ce dernier avait refusé de le faire. Cependant, elle fait valoir que la défenderesse aurait pu déposer un grief contre le syndicat parce qu'il manquait à son obligation de la représenter de façon juste. Même si la CCDP examinait ce recours hypothétique et indirect, je ne pourrais pas conclure qu'il serait déraisonnable pour la CCDP de conclure que la plainte de la défenderesse ne « pourrait [pas] avantageusement être instruite » en application du Code canadien du travail.

Décision

[23]            Pour ces motifs, je rejetterai la demande de la SCP d'annuler la décision de la CCDP jugeant la plainte en cause recevable. Bien entendu, il ne s'agit pas ici d'un jugement sur le fond de la plainte. La SCP aura amplement la chance de contester le fond de la question, et si elle ne le fait pas, elle pourra à nouveau demander à la Cour un contrôle judiciaire. Telle que la plainte est libellée et vu les renseignements dont dispose la CCDP, il m'est impossible de conclure que la décision de la CCDP quant à la recevabilité de la plainte était déraisonnable.

JUGEMENT

                        La demande d'annulation de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne rendue le 25 octobre 2004 est rejetée. Comme la défenderesse n'était pas représentée et qu'elle n'a pas demandé les dépens, aucuns dépens ne sont adjugés.

« B.L. Strayer »

Juge suppléant

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


COUR FÉDÉRALE

Avocats inscrits au dossier

DOSSIER :                                         T-2123-04

INTITULÉ :                                       LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES c.

                                                            NANCY WIGHTON

DATE DE L'AUDIENCE :                Le 16 février 2006

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Toronto (Ontario)

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                               Le juge suppléant Strayer

DATE DES MOTIFS :                       Le 2 mars 2006

COMPARUTIONS:

Chris Wartman                                                                          POUR LA DEMANDERESSE

Nancy Wighton                                                                         EN PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chris Wartman

Toronto (Ontario)                                                                      POUR LA DEMANDERESSE

Nancy Wighton

Dunnville (Ontario)                                                                    POUR SON PROPRE COMPTE

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