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Date: 20200603


Dossier: IMM-5160-19

Référence: 2020 CF 666

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

EHIME ANTHONIA AKINYEMI-OGUNTUNDE

KASOPE VINCENT AKINYEMI

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés (la SAR), qui a rejeté l’appel interjeté à l’encontre de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile des demandeurs au motif qu’ils n’avaient pas établi qu’ils craignaient avec raison d’être persécutés. Les demandeurs, une mère et son fils mineur, tous deux citoyens du Nigéria, avaient présenté une demande d’asile en faisant valoir que la demanderesse principale, en tant que veuve, serait persécutée par la famille de son défunt mari, qui cherche à prendre la garde du demandeur mineur par la force.

[2]  Le 15 novembre 2018, la SPR a rejeté la demande des demandeurs au motif qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir un fondement objectif à l’allégation selon laquelle la famille du défunt mari serait en mesure d’enlever le demandeur mineur à la demanderesse principale. La décision de la SPR a été portée en appel devant la SAR, qui a rejeté l’appel dans une décision datée du 26 juillet 2019.

[3]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs soutiennent que la SAR a commis des erreurs en concluant que la SPR n’a pas manqué à son devoir d’équité procédurale, en n’appliquant pas les directives concernant la persécution fondée sur le sexe, en concluant que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour établir le fondement objectif de la demande et en concluant qu’Abuja constituait une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable.

[4]  Pour les motifs qui suivent, la décision de la SAR est raisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

II.  Les faits

A.  Les demandeurs

[5]  Mme Ehime Anthonia Akinyemi-Oguntunde (la demanderesse principale) et son fils, Kasope Vincent Akinyemi (le demandeur mineur) (collectivement, les demandeurs) sont des citoyens du Nigéria. Ils sont âgés respectivement de 40 et de 14 ans. La demanderesse principale était mariée à M. Idowu Akinyemi-Oguntunde, mais il est décédé le 31 janvier 2007. À la fin de 2015, deux membres de la famille de M. Akinyemi-Oguntunde sont venus chez la demanderesse principale et lui ont dit qu’ils assumeraient la garde du demandeur mineur conformément aux traditions culturelles yoruba. La demanderesse principale affirme que, dans la tradition yoruba, si un homme marié meurt, sa famille prend la garde des enfants du mariage, indépendamment de la volonté de la mère des enfants.

[6]  La demanderesse principale a demandé un peu de temps pour discuter de la question avec sa famille, qui a tenté sans succès de convaincre la famille de M. Akinyemi-Oguntunde de laisser le demandeur mineur à sa mère. La famille de M. Akinyemi-Oguntunde a continué de réclamer la garde du demandeur mineur. En juillet 2016, trois membres de la famille de M. Akinyemi-Oguntunde sont venus chez la demanderesse principale et s’y sont introduits par la force. La demanderesse principale avait demandé à une amie d’emmener le demandeur mineur en lieu sûr avant que les membres de la famille ne s’introduisent chez elle. Les membres de la famille de M. Akinyemi-Oguntunde ne sont partis que lorsqu’ils ont appris que le demandeur mineur ne rentrerait pas chez lui ce jour-là, et ils ont dit à la demanderesse principale qu’ils finiraient par lui enlever le demandeur mineur et qu’ils l’empêcheraient de revoir son fils.

[7]  À la suite de cet incident, la demanderesse principale a décidé de quitter le Nigéria. Elle affirme qu’elle a envisagé de déménager dans une autre région du Nigéria, mais qu’elle a décidé que les membres de la famille de M. Akinyemi-Oguntunde pouvaient la retrouver n’importe où au pays. Le 26 août 2016, les demandeurs sont partis pour les États-Unis, mais ils n’ont pas présenté de demande d’asile dans ce pays en raison du climat hostile qui y règne pour les réfugiés. Le 14 décembre 2017, les demandeurs se sont rendus au Québec en autobus, et ils ont demandé l’asile.

[8]  Par une décision datée du 15 novembre 2018, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs. Les demandeurs ont porté la décision de la SPR en appel devant la SAR. Par une décision datée du 26 juillet 2019, la SAR a rejeté l’appel.

B.  La décision de la SAR

[9]  La SAR a indiqué que les questions déterminantes étaient celles de savoir 1) si la SPR avait manqué à l’équité procédurale lorsqu’elle a affirmé de façon inadéquate que le fondement objectif de la crainte de persécution était une question en litige et 2) si la SPR avait commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer l’existence d’un fondement objectif à la crainte de persécution. La SAR a fait remarquer qu’elle avait effectué une analyse indépendante de la preuve concernée, ce qui comprend l’examen de l’audience devant la SPR, de la décision de la SPR et du formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA) de la demanderesse principale, tout en gardant à l’esprit les Directives du président concernant les enfants qui revendiquent le statut de réfugié (les Directives concernant les enfants) et les Directives du président concernant la persécution fondée sur le sexe (les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe).

[10]  La SAR a indiqué que l’une des raisons principales pour laquelle la SPR avait rejeté la demande était qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant qu’il y avait un fondement objectif à l’allégation de la demanderesse principale selon laquelle la famille du mari serait en mesure de lui enlever le demandeur mineur. À ce sujet, la SAR a reconnu que la SPR n’avait pas explicitement énoncé que le « fondement objectif » était une question à trancher, mais elle a également constaté que l’avocate des demandeurs avait néanmoins fourni « des observations complètes au sujet de la question du fondement objectif, ce qui comprend une référence au point 5.5 du [Cartable national de documentation] sur le Nigéria au sujet de la situation des divorcées par rapport à leurs maris, laquelle est similaire à celle des veuves ». La SAR a affirmé que les demandeurs ne pouvaient pas soutenir qu’ils ne savaient pas que le fondement objectif n’était pas une question à trancher. La SAR a conclu qu’elle ne voyait pas comment les demandeurs auraient changé leur stratégie devant la SPR, même si la SPR avait explicitement mentionné que le fondement objectif était une question en litige. Par conséquent, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas manqué à l’équité procédurale.

[11]  En ce qui concerne l’insuffisance de la preuve, la SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel la situation des divorcées qui se trouvent en désavantage par rapport à la famille de leur mari est analogue à la situation des veuves. La SAR a affirmé que la présence physique du mari était une différence cruciale entre la situation d’une divorcée et celle d’une veuve, et elle a souligné que la preuve documentaire montrait que, dans le cas du divorce, l’ex-mari jouait un rôle crucial dans le contexte des efforts déployés pour obtenir la garde des enfants. La SAR a conclu que l’absence du mari éliminait un élément essentiel du contrôle exercé par sa famille sur la veuve et que la preuve documentaire n’appuyait pas les observations des demandeurs. La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans son analyse de la preuve et qu’il n’y avait pas de fondement objectif suffisant à la crainte de persécution des demandeurs.

[12]  En ce qui concerne la question de la PRI, les demandeurs avaient cité un document du cartable national de documentation (CND), qui indiquait que, dans le Nord du Nigéria, les veuves étaient mises en isolement et forcées de se raser la tête et de porter du noir pendant un an. La SAR a fait remarquer qu’Abuja se trouve au centre du Nigéria et que la demanderesse principale n’avait pas mentionné qu’elle craignait ces pratiques. La SAR a souligné que la loi de 2015 interdisant la violence contre les personnes (Violence Against Persons (Prohibition) Act, 2015 ou VAPP Act) interdit les pratiques traditionnelles néfastes, ce qui inclut les comportements, les attitudes ou les pratiques qui portent atteinte aux droits fondamentaux des femmes, notamment les pratiques néfastes relatives au veuvage, et que la loi s’applique dans le territoire de la capitale fédérale, où se trouve la ville d’Abuja. La SAR a conclu que les dispositions de la VAPP Act pourraient offrir une protection aux demandeurs dans l’éventualité où la famille de M. Akinyemi-Oguntunde tentait d’enlever le demandeur mineur. La SAR a conclu qu’Abuja constituait une PRI sûre.

[13]  Invoquant la politique de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié sur l’utilisation de guides jurisprudentiels, la SAR a estimé que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria avait suffisamment de faits semblables à ceux de la présente affaire et qu’il devait être suivi. La SAR a constaté que, même si la situation relative à l’emploi et au logement pouvait être difficile à Abuja, il appartenait aux demandeurs de produire des éléments de preuve pour montrer que leur situation personnelle donnerait lieu à des difficultés excessives. Étant donné les études postsecondaires de la demanderesse principale et son « expérience de travail significative », la SAR a conclu que les demandeurs ne subiraient pas de difficultés excessives sur le plan économique et sur le plan du logement s’ils devaient déménager à Abuja. La SAR a également fait remarquer que les demandeurs parlent l’anglais, ce qui est suffisant pour compenser le fait qu’ils ne parlent pas les langues locales, selon le guide jurisprudentiel sur le Nigéria. Bien que la demanderesse principale ait fait valoir qu’elle ne serait pas en mesure d’envoyer son fils à l’école en raison de son incapacité de payer les frais de scolarité, la SAR a conclu que la loi exige que [traduction] « l’éducation soit gratuite, obligatoire et universelle pour tous les enfants en âge d’aller au primaire ou au secondaire ». La SAR a conclu qu’Abuja constituait une PRI raisonnable.

III.  Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[14]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes:

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que la SPR n’a pas manqué à son devoir d’équité procédurale lorsqu’elle a omis d’informer les demandeurs que la question du « fondement objectif » était une question en litige?

  2. La SAR a-t-elle commis une erreur en tirant des conclusions déguisées quant à la crédibilité et en décidant de ne pas tenir d’audience?

  3. La SAR a-t-elle commis une erreur en omettant d’appliquer les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe et les Directives concernant les enfants?

  4. La SAR a-t-elle commis une erreur en décidant que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour appuyer le fondement objectif de la demande des demandeurs?

  5. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la PRI?

[15]  Avant la récente décision de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII) [Vavilov], la Cour a toujours jugé que la norme de contrôle qui s’appliquait lors du contrôle judiciaire d’une décision de la SAR était celle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 (CanLII), au par. 74; Verma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 404 (CanLII), au par. 14). La norme de la décision raisonnable s’applique également lors du contrôle judiciaire de la décision de ne pas tenir d’audience, étant donné que cette question repose sur l’interprétation que fait la SAR de sa loi constitutive: Balde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 624 (CanLII), au par. 21.

[16]  Comme les juges majoritaires l’ont souligné dans l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). En outre, « la cour de révision doit être convaincue [que la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

[17]  La question de l’équité procédurale est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au par. 43; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au par. 54; Yankson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1608 (CanLII), au par. 14).

IV.  Analyse

A.  La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que la SPR n’a pas manqué à son devoir d’équité procédurale lorsqu’elle a omis d’informer les demandeurs que la question du « fondement objectif » était une question en litige?

[18]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en concluant que la SPR n’a pas manqué à son devoir d’équité procédurale, puisqu’elle n’a pas informé les demandeurs de la question qui constituait le fondement central de leur demande. Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en rendant sa décision sur le fondement de suppositions quant à la question de savoir ce que l’avocate des demandeurs aurait pu faire ou aurait fait différemment. Les demandeurs font valoir que la SPR ne les a pas informés que leur demande était examinée en fonction du [TRADUCTION] « sort des veuves au Nigéria » et des droits de garde des veuves.

[19]  Le défendeur soutient que la SAR a conclu avec raison que rien n’indiquait comment les demandeurs auraient changé leur stratégie si la SPR avait explicitement mentionné que le fondement objectif était une question en litige. Le défendeur soutient qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale. Il ajoute que, dans leur demande de contrôle judiciaire, les demandeurs n’ont rien produit pour contredire la conclusion de la SAR et que les demandeurs ne font pas valoir dans leurs arguments qu’ils ont subi un préjudice.

[20]  À mon avis, la SAR n’a pas commis d’erreur en concluant que la SPR n’a pas manqué à son devoir d’équité procédurale. Dans sa demande d’asile, la demanderesse principale a affirmé qu’elle craignait d’être persécutée par la famille de son défunt mari, qui souhaitait prendre la garde du demandeur mineur, ce qui constitue une crainte de persécution liée aux veuves et à leurs droits de garde au Nigéria. Bien que les demandeurs soutiennent qu’ils n’ont pas été informés que le « fondement objectif » serait une question en litige, il est difficile d’accepter que l’avocate des demandeurs n’aurait pas prévu que le volet subjectif et le volet objectif du critère, ainsi que les éléments de preuve à l’appui, pouvaient être évalués dans le contexte de la demande d’asile, étant donné que les deux volets sont nécessaires pour établir une crainte fondée de persécution (Canada (Procureur général) c Ward, 1993 CanLII 105 (CSC), [1993] 2 RCS 689). La SAR n’a pas commis d’erreur à cet égard.

B.  La SAR a-t-elle commis une erreur en tirant des conclusions déguisées quant à la crédibilité et en décidant de ne pas tenir d’audience?

[21]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a manqué à l’équité procédurale en ne tenant pas d’audience, parce que les conclusions de la SAR sur l’insuffisance de la preuve étaient des conclusions déguisées quant à la crédibilité. Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas cru les affirmations des demandeurs et qu’elle les aurait crues si les demandeurs avaient présenté des éléments de preuve objectifs les corroborant. Les demandeurs sont d’avis que la décision de la SAR n’était pas fondée sur la preuve dont elle disposait et que la SAR a commis une erreur en soulignant l’absence d’éléments de preuve précis. Les demandeurs soutiennent que la distinction entre les veuves et les divorcées a peu d’importance compte tenu du fait que les femmes sont persécutées au Nigéria lorsqu’elles tentent de faire valoir leurs droits de garde.

[22]  Le défendeur soutient qu’une audience ne peut être tenue devant la SAR que si les critères énoncés aux paragraphes 110(6) et 110(4) de la LIPR sont satisfaits. Selon lui, comme la présente affaire concernait le caractère suffisant des éléments de preuve et non la crédibilité, les critères énoncés au paragraphe 110(6) de la LIPR ne sont pas satisfaits et aucune audience ne pouvait être tenue (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 (CanLII), [2016] 4 RCF 230, au par. 51).

[23]  Comme je l’ai mentionné plus haut, la décision de la SAR de ne pas tenir d’audience doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. En tout état de cause, je conclus que la SAR n’a pas tiré une conclusion déguisée sur la crédibilité et que la SAR n’a pas commis d’erreur en ne tenant pas d’audience. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la question portait sur l’insuffisance de la preuve et non la crédibilité.

C.  La SAR a-t-elle commis une erreur en omettant d’appliquer les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe et les Directives concernant les enfants?

[24]  Les demandeurs soutiennent que la SPR et la SAR ont commis une erreur en n’appliquant pas les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe et les Directives concernant les enfants. Les demandeurs soutiennent que la SPR a mentionné les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, mais qu’elle ne les a pas appliquées correctement à la décision. Les demandeurs s’appuient sur la décision Yoon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1017 (CanLII), où la Cour a conclu, au paragraphe 5, que « [p]our que la décision de la SPR soit confirmée au terme d’un contrôle judiciaire, il ne suffit pas que la SPR se borne à dire qu’elle a appliqué les Directives tout en omettant de démontrer qu’elle les a appliquées ».

[25]  Les demandeurs s’appuient également sur la décision Tumisang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 589 (CanLII), au paragraphe 5, pour affirmer que l’absence de protection de l’État est souvent difficile à prouver dans les cas de violence fondée sur le sexe et que le fait que la SPR a omis de s’appuyer sur les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe est déraisonnable. À ce titre, les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en faisant abstraction du fait que la SPR n’a pas suffisamment tenu compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe.

[26]  Le défendeur soutient que l’argument des demandeurs est sans fondement, parce que les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe ne sauraient remédier aux lacunes de la demande des demandeurs, liées à l’insuffisance de la preuve. Le défendeur soutient également que les demandeurs n’ont pas précisé comment la conclusion de la SAR et le poids qu’elle a attribué aux nouveaux éléments de preuve sont incompatibles avec les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe.

[27]  Au cours de l’audience, l’avocat des demandeurs a établi une analogie avec les cas de violence familiale, en ce sens qu’ils ne se produisent pas nécessairement en public. Je souscris à l’argument de l’avocat selon lequel [TRADUCTION] « l’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence », mais, en l’espèce, rien au dossier ne laisse entendre que des préoccupations concernant l’application des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe ont été soulevées et examinées lors de l’appel devant la SAR.

[28]  À mon avis, la SAR n’a pas commis d’erreur en n’appliquant pas les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Les demandeurs s’appuient sur les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe pour affirmer que la preuve est parfois insuffisante pour permettre au décideur de déterminer si l’État veut ou peut assurer la protection à une femme qui craint d’être persécutée en raison de son sexe. Or, en l’espèce, cela ne semble pas être la question dont se préoccupait la SAR. La SAR était plutôt préoccupée par le fait qu’il n’y avait «pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant l’existence d’un fondement objectif quant à la crainte suscitée par la famille de l’époux », et ce, avant même d’arriver à l’analyse de la possibilité d’obtenir la protection de l’État.

D.  La SAR a-t-elle commis une erreur en décidant que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour appuyer le fondement objectif de la demande des demandeurs?

[29]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en concluant que la crainte des demandeurs n’avait aucun fondement objectif. Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas expliqué pourquoi elle avait conclu que la famille du défunt mari de la demanderesse principale n’avait pas le pouvoir ni le contrôle nécessaires pour enlever le demandeur mineur à la demanderesse principale. Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en supposant que le décès du mari avait retiré à sa famille un élément essentiel de son contrôle et de son pouvoir, car rien ne permettait de penser que celle-ci ne pouvait pas maintenir son pouvoir et son contrôle, malgré le décès de M. Akinyemi-Oguntunde.

[30]  Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas tenu compte du traitement réservé aux personnes placées dans une situation semblable, comme l’exige l’arrêt Salibian c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250 (CAF), 1990 CanLII 7978, au par. 18, où la Cour a indiqué que [traduction] « la meilleure preuve qu’une personne risque sérieusement d’être persécutée réside généralement dans le traitement accordé à des personnes placées dans une situation semblable dans le pays d’origine ». En outre, les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en rejetant l’article sur le lévirat pour cause de manque de fiabilité, après avoir accepté qu’il était pertinent et crédible. L’article sur le lévirat énonçait que « les veuves nigérianes risquent de perdre la garde de leurs enfants, surtout quand il s’agit de garçons. Selon le droit coutumier nigérian, les enfants sont généralement considérés comme la propriété de la famille de l’homme ».

[31]  Le défendeur est d’avis que l’argument des demandeurs ne démontre pas de quelle façon les conclusions de la SAR concernant les divorcées et les veuves ont été tirées [TRADUCTION] « de manière abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments de preuve ». Le défendeur soutient que la SAR a clairement cerné le problème qui se pose lorsqu’on tente d’assimiler la situation des divorcées à celle des veuves en ce qui concerne la garde des enfants. En effet, la SAR a souligné que les pères jouent un rôle crucial pour obtenir la garde des enfants dans le contexte du divorce et qu’il y a une absence de preuve documentaire montrant que la famille du mari décédé a un pouvoir et un contrôle à l’égard de la garde des enfants.

[32]  En outre, la fiabilité du nouvel élément de preuve produit par les demandeurs était limitée, car le document en question datait de treize ans et il avait déjà été retiré du CND. Le défendeur soutient qu’un argument concernant la valeur probante du document du CND est un argument concernant le poids, et qu’il ne s’agit pas d’un motif valable aux fins du contrôle judiciaire.

[33]  Je souscris à la thèse du défendeur. Bien que l’article du CND ait été admis en tant que nouvel élément de preuve, la SAR lui a raisonnablement accordé une faible valeur probante, ou peu de poids, ce qu’elle était en droit de faire. Étant donné que le document remontait à 2006, il n’était pas déraisonnable pour la SAR de conclure qu’il fallait lui accorder peu de poids.

[34]  En outre, la SAR a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve documentaire pour conclure que la famille du défunt mari de la demanderesse principale serait en mesure d’exercer un pouvoir et de lui enlever l’enfant par la force. En particulier, étant donné que les demandeurs ont allégué que la persécution découlait des pratiques traditionnelles yoruba et que la pratique consistant à enlever les enfants des veuves était [traduction] « répandue » et existait [traduction] « à l’échelle du pays », il incombait aux demandeurs de fournir des éléments de preuve suffisants à l’appui de leur allégation, et non à la SAR de réfuter que la famille du défunt mari de la demanderesse principale n’avait pas le pouvoir d’enlever le demandeur mineur. Compte tenu de la preuve, la SAR a expliqué que, dans le cas des divorcées, les pères jouaient un rôle crucial dans l’obtention de la garde des enfants. Cependant, dans le cas des veuves, peu d’éléments de preuve objectifs étayent l’allégation des demandeurs. Par conséquent, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable.

E.  La SAR a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la PRI?

[35]  Les demandeurs font valoir que la SAR a commis une erreur dans son analyse de la PRI. Les demandeurs soutiennent que l’importance accordée par la SAR à la VAPP Act a servi de [TRADUCTION] « fondement irrégulier à l’ensemble de l’analyse de la PRI » et que la SAR n’a pas fourni les motifs à l’appui de sa conclusion selon laquelle la VAPP Act était appliquée à Abuja. Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en omettant d’examiner la capacité des agents de persécution de retrouver les demandeurs dans le lieu de la PRI, étant donné que la SAR n’a pas discuté de la probabilité que la famille de M. Akinyemi-Oguntunde retrouve la demanderesse principale à Abuja.

[36]  Le défendeur indique que le critère applicable à la PRI comporte deux volets : premièrement, le décideur doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’y a pas de risque sérieux de persécution pour le demandeur dans la région du pays où il existe une possibilité de refuge intérieur; deuxièmement, les conditions dans la région du pays où il existe une possibilité de refuge intérieur doivent faire en sorte qu’il ne serait pas objectivement déraisonnable pour le demandeur d’y trouver refuge (Ehondor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 143 (CanLII), au par. 11). Le défendeur soutient que la SAR a raisonnablement pris note de la VAPP Act, qui interdit les pratiques traditionnelles néfastes, y compris les pratiques néfastes relatives au veuvage. Étant donné que la VAPP Act s’applique à Abuja, le défendeur fait valoir que la SAR a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas de risque sérieux de persécution dans le lieu de la PRI. En outre, le défendeur soutient qu’il incombe aux demandeurs de fournir les éléments de preuve à l’appui de leurs allégations, et non à la SAR de les réfuter.

[37]  À mon avis, la SAR n’a pas commis d’erreur en omettant d’examiner la capacité des agents de persécution de retrouver les demandeurs dans le lieu de la PRI. En fait, les demandeurs n’ont pas présenté d’observations sur la question de savoir si la famille de M. Akinyemi-Oguntunde pouvait ou voulait retrouver la demanderesse principale à Abuja; ils ont seulement présenté des observations sur les difficultés générales auxquelles les demandeurs seraient confrontés à Abuja. Je fais remarquer qu’il incombait aux demandeurs de prouver qu’ils risquaient sérieusement d’être persécutés à Abuja par les agents de persécution. En ce qui concerne le deuxième volet du critère applicable à la PRI, il était raisonnable pour la SAR de conclure qu’il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs de chercher refuge à Abuja. La demanderesse principale est titulaire d’un diplôme national supérieur et a occupé un certain nombre d’emplois entre 2006 et 2016, ce qui la placerait dans une position plutôt favorable pour obtenir un emploi. En outre, les demandeurs parlent l’anglais, ce qui les aiderait compte tenu du fait qu’ils ne parlent pas les autres langues locales. En ce qui concerne les frais de scolarité du demandeur mineur, la SAR a conclu que la loi nigériane exige [TRADUCTION] « que l’éducation soit gratuite, obligatoire et universelle pour tous les enfants en âge d’aller au primaire ou au secondaire ». Par conséquent, la SAR n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu qu’Abuja constituerait une PRI raisonnable pour les demandeurs.

V.  Conclusion

[38]  Pour ces motifs, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[39]  Aucune question à certifier n’a été soulevée, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5160-19

LA COUR STATUE:

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5160-19

 

INTITULÉ :

EHIME ANTHONIA AKINYEMI-OGUNTUNDE ET KASOPE VINCENT AKINYEMI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

ENTENDUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA ET TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 MAI 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

Le 3 juin 2020

 

COMPARUTIONS :

Ian Mason

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nicholas Dodokin

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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