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Date : 20060501

Dossier : T-1034-04

Référence: 2006 CF 546

Ottawa (Ontario), le 1er mai 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL

 

ENTRE :

VIDEO BOX ENTERPRISES INC.,

TELEVISION BROADCASTS LIMITED,

TVBO PRODUCTION LIMITED,

TVBI COMPANY LIMITED

et CONDOR ENTERTAINMENT B.V.

 

demanderesses

et

 

KIEN PHAC LAM et LE QUAN LAM

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

LES REQUÊTES

[1]               Je suis saisi de deux requêtes dans la présente instance. Dans l’une d’elles, les défendeurs sollicitent l’autorisation de produire une défense modifiée et demande reconventionnelle; dans l’autre, les demanderesses sollicitent un jugement sommaire contre M. Lam, l’un des défendeurs.

 

LE CONTEXTE

 

[2]               Dans l’action principale, les demanderesses allèguent que M. Lam exploite une entreprise de films vidéo piratés à partir de sa résidence, dans le quartier chinois de Toronto.

 

[3]               Ils disent que M. Lam vend et distribue des copies piratées de nouveaux titres de films en langue chinoise appartenant aux demanderesses (les films TVB), qui sont « brûlées » sur des CD vierges et étiquetées à la main.

 

[4]               Les demanderesses déclarent que les activités de M. Lam causent un préjudice à leurs entreprises de location et de vente de films TVB, lesquelles sont menées au Canada par Video Box et Condor.

 

[5]               Après que les demanderesses eurent présenté leur requête en jugement sommaire, les défendeurs ont demandé de modifier leurs actes de procédure et de présenter une demande reconventionnelle. Les deux requêtes sont liées car, si les modifications proposées à la défense et demande reconventionnelle sont acceptées, les demanderesses pourraient avoir plus de difficulté à établir le bien-fondé d’un jugement sommaire.

 

LA REQUÊTE EN MODIFICATION DES DÉFENDEURS

[6]               Les modifications qui nécessitent une autorisation en vertu du paragraphe 75(1) des Règles des Cours fédérales (1998) doivent être permises à n’importe quel stade d’une action en vue de déterminer les véritables questions litigieuses qui opposent les parties. Voir Canderel Ltée c. Canada (C.A.), [1994] 1 C.F. 3, [1993] 2 C.T.C. 213, 157 N.R. 380, 93 D.T.C. 5357 (C.A.).

 

[7]               La règle générale est que l’on peut autoriser une modification si cela ne cause pas de préjudice à la partie adverse et que la Cour devrait présumer que les faits plaidés dans la modification sont véridiques. Voir Rolls-Royce plc c. Fitzwilliam (2002), 19 C.P.R. (4th) 1, 2000 CarswellNat 2973 (C.F. 1re inst.).

 

[8]               Il ressort clairement aussi des textes faisant autorité (voir Canderel) que toute injustice causée à l’autre partie devant s’opposer à une modification doit être du genre que des dépens ne pourraient réparer.

 

[9]               Par contre, il convient de rejeter une demande de modification lorsqu’il est évident que la partie qui la propose ne peut avoir gain de cause. Voir Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co. (2001), 15 C.P.R. (4th) 129, 212 F.T.R. 300, 2001 CarswellNat 2390, 2001 CFPI 1144; confirmé : (2002), 22 C.P.R. (4th) 19, 2002 CarswellNat 2929, 2002 CAF 411.

 

[10]           En l’espèce, les défendeurs proposent une série de modifications qui font notamment état des allégations suivantes :

 

a)                  les demanderesses ont mis en œuvre un stratagème illégal pour forcer des entreprises de la communauté chinoise à signer des contrats injustes, et elles se comportent généralement de manière illégale et causent un préjudice considérable aux défendeurs ainsi qu’à d’autres entreprises de la communauté chinoise;

b)                  les demanderesses permettent à leurs dépositaires de faire des copies de films TVB, et ces dépositaires fabriquent et louent leurs propres copies avec la connaissance et le consentement des demanderesses;

c)                  les demanderesses ont pris l’habitude d’engager des poursuites contre des gens comme M. Lam qui ne parlent pas l’anglais, ont peu de ressources et sont très vulnérables, afin de les obliger à faire affaire avec eux;

d)                  lors du litige, Video Box a communiqué avec M. Lam et l’a menacé de continuer à le poursuivre jusqu’à ce qu’il accepte de faire affaire avec elle.

 

[11]           Dans la demande reconventionnelle, les défendeurs réclament des dommages-intérêts d’un montant de 1 000 000 $ pour [traduction] « coercition, extorsion, fabrication de faux documents, parjure, conspiration, manipulation et abus de procédures judiciaires ». Ils réclament aussi des dommages-intérêts punitifs d’un montant de 1 000 000 $. Ce que les défendeurs semblent vouloir dire par leurs nouvelles affirmations est que les allégations et la preuve avancées par les demanderesses pour montrer que les défendeurs sont coupables de violations du droit d’auteur sont inventées et fausses. Ils ne donnent aucune indication du préjudice subi, à part l’allégation vague et générale que le « stratagème illégal » des demanderesses pour forcer les entreprises à signer des contrats injustes cause [traduction] « un préjudice considérable aux défendeurs ainsi qu’à d’autres entreprises de la communauté chinoise ».

 

[12]           Toutefois, les défendeurs disent aussi qu’ils n’exploitent pas de boutiques vidéo depuis un certain temps, de sorte qu’il est difficile de voir comment ils peuvent avoir subi un « préjudice considérable ».

 

[13]           La difficulté qui se pose pour les défendeurs est que les modifications qu’ils proposent ne sont pas conformes à l’article 174 des Règles et ne contiennent pas un exposé concis des faits substantiels sur lesquels ils se fondent. Les défendeurs ne traitent tout simplement pas des faits plaidés par les demanderesses, et leur stratégie consiste à tenter de détourner l’attention de la Cour de la question de la violation du droit d’auteur en formulant de vagues accusations d’« extorsion » de la part des demanderesses.

 

[14]           Il est bien établi que la simple affirmation d’une conclusion n’est pas l’allégation d’un fait substantiel. Voir, par exemple, Sunsolar Energy Technologies (S.E.T.) Inc. c. Flexible Solutions International, Inc. et al. (2004), 34 C.P.R. (4th) 507, 2004 CarswellNat 3114, 2004 CF 1205.

 

[15]           Les modifications proposées ne permettraient pas aux demanderesses de connaître les preuves à réfuter et ne les informeraient pas de façon juste et adéquate de la position des défendeurs. L’avocate des défendeurs dit que ces derniers fourniront plus tard les preuves et les détails qui étayent leurs affirmations larges et générales. Mais cela ne remédie pas à la situation. Les affirmations générales des défendeurs sont vagues et conjecturales. Une action n’est pas une mission exploratoire, et le demandeur ne devrait pas engager une action dans l’espoir que cela mène à un résultat quelconque; le défendeur ne devrait pas non plus répondre par des défenses vagues et générales dans l’espoir que cela mène à un résultat quelconque. En outre, les négociations en vue d’un règlement font l’objet d’un privilège de non-divulgation et ne devraient pas être plaidées. Voir Canadian Media Corp. c. Canada (1991), 48 F.T.R. 68 (1re inst.), confirmé (20 mai 1992), dossier A-690-91 (C.A.F.).

 

[16]           Le fait que les défendeurs se fondent sur des affirmations et des conclusions vagues et générales, et qu’ils n’aient pas exposé les faits substantiels qui étayent leur position, dénote que les modifications proposées sont une tentative désespérée pour éviter d’être tenus responsables des gestes précis qui leur sont reprochés dans la déclaration. En outre, une grande part de ce qu’ils proposent par voie de modification est d’une pertinence douteuse pour les faits substantiels que plaident les demanderesses.

 

[17]           Cela étant, autoriser à modifier la défense et permettre de déposer la demande reconventionnelle proposée causerait un grave préjudice aux demanderesses parce que ces dernières ne sauraient pas quels sont les faits substantiels de l’affaire contre lesquels elles doivent se défendre.

 

[18]           L’avocate des défendeurs a demandé à l’audience que l’on autorise ses clients à produire des modifications additionnelles si celles qui étaient proposées n’étaient pas adéquates ou conformes.

 

[19]           La difficulté que pose cette demande est que la requête en modification est en réalité la réponse des défendeurs à la requête en jugement sommaire des demanderesses. Sans les modifications, les défendeurs ne peuvent aucunement satisfaire aux exigences de l’article 215 de des Règles, où il est dit que la réponse à une requête en jugement sommaire ne peut être fondée uniquement sur les allégations ou les dénégations contenues dans les actes de procédure déposés, mais doit plutôt énoncer les faits précis démontrant l’existence d’une véritable question litigieuse. Si les défendeurs avaient une cause quelconque à faire valoir, c’était le temps de la soumettre à la Cour et de la justifier par des faits substantiels. Ils ne l’ont pas fait et, malgré de vagues sous-entendus qu’il leur faut plus de temps, ils n’ont offert à la Cour aucune justification acceptable à cet égard.

 

[20]           En fait, même avec les modifications proposées, on ne peut pas dire que les défendeurs ont exposé des faits substantiels suffisants qui démontrent l’existence d’une véritable question litigieuse. Les principes généraux qui s’appliquent à la requête en jugement sommaire devant notre Cour ont été résumés par la juge Tremblay-Lamer dans l’arrêt Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd., [1996] 2 C.F. 853, [1989] A.C.F. no 481 (QL) (1re inst.). Il va sans dire que la partie qui répond à un jugement sommaire n’a pas à prouver la totalité des faits de sa cause, mais elle doit présenter cette dernière sous son meilleur jour de façon à ce que la Cour puisse déterminer l’existence d’une véritable question litigieuse. Voir MacNeil Estate c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord), [2004] 3 R.C.F. 3, 2004 CAF 50. Les défendeurs ne l’ont pas fait et ne se sont pas conformés aux articles 75 ou 215 des Règles.

 

[21]           Si je passe en revue ce que les défendeurs ont produit ou dit jusqu’ici (défense, affidavit, contre-interrogatoire, ainsi que défense modifiée et demande reconventionnelle), il me faut conclure que cela représente à peine plus que des dénégations, des protestations d’ignorance, des contre-accusations vagues et injustifiées et, lorsque les demanderesses présentent des faits substantiels que les défendeurs ont de la difficulté à expliquer, des allégations que les demanderesses mentent et se parjurent. Rien de tout cela n’a cet air d’authenticité qu’ils ne peuvent établir qu’en mettant de l’avant les faits substantiels sur lesquels ils fondent leur défense et demande reconventionnelle. En fait, une grande part de ce qu’indiquent les défendeurs ne peut pas être conciliée avec leurs autres affirmations. Par exemple, ils allèguent que les demanderesses ont consenti à mettre sur le marché, par l’entremise de leurs dépositaires, des copies contrefaites des films. Mais les défendeurs produisent aussi un contrat de dépositaire, qui dit précisément le contraire et qui interdit toute copie. Les défendeurs réclament aussi des dommages-intérêts d’un montant de 1 000 000 $ par voie reconventionnelle. Or ils n’invoquent pour cela qu’une vague allégation selon laquelle les demanderesses leur ont causé, à eux et à d’autres entreprises, des pertes « énormes ». Cela est difficile à concilier avec quelques-uns des faits substantiels que les défendeurs mettent de l’avant, à savoir qu’ils n’exploitent pas de boutiques vidéo depuis un certain temps.

 

[22]           L’impression générale que créent les documents des défendeurs n’est pas que ces derniers ont une réponse à la demande des demanderesses, mais que leur but est d’étirer la présente instance en recourant à la dénégation et à la dissimulation dans l’espoir de décourager les demanderesses et d’échaper à toute responsabilité, ou dans l’espoir qu’en laissant simplement perdurer l’affaire, un moyen de défense quelconque s’offrira à eux.

 

[23]           Il est bien établi en droit que la réponse à une requête en jugement sommaire doit exposer des faits précis qui démontrent l’existence d’une véritable question litigieuse. De simples dénégations et de vagues contre-accusations ne suffisent pas. Si j’examine sérieusement la preuve, les faits soumis et la manière dont les défendeurs abordent cette affaire, il m’est impossible de considérer qu’il existe une véritable question litigieuse, et je crois que les demanderesses ont satisfait au fardeau que leur imposent l’article 213 des Règles et la jurisprudence pertinente; cela signifie, suivant l’article 216 des Règles, qu’il me faut rendre un jugement sommaire en conséquence.

 

[24]           Dans le cadre du redressement demandé contre M. Lam, les demanderesses sollicitent la somme de 24 000 $ à titre de dommages-intérêts préétablis, en vertu de l’article 38.1 de la Loi sur le droit d’auteur. Quand le demandeur fait un tel choix, la Cour est tenue par le paragraphe 38.1(5) de tenir compte « notamment des facteurs suivants » :

a)                  la bonne ou mauvaise foi du défendeur;

b)                  le comportement des parties avant l’instance et au cours de celle-ci;

c)                  la nécessité de créer un effet dissuasif à l’égard de violations du droit d’auteur en question.

 

[25]           La Cour est persuadée que les demanderesses ont établi la validité de la violation, mais il reste encore bien des éléments obscurs. Je vois de la mauvaise foi dans la conduite des défendeurs et leurs allégations, et ils n’ont certes pas expliqué les faits substantiels comme ils l’auraient dû. La question véritablement importante en l’espèce est, toutefois, la nécessité de la dissuasion, et il doit s’agir là d’un facteur important vu la nature des films en question et la nature du secteur de la location de films vidéo. Je fixerai donc les dommages-intérêts préétablis à 10 000 $.

 


ORDONNANCE

 

LA PRÉSENTE COUR ORDONNE ce qui suit :

 

1.                  la requête des défendeurs en vue de présenter une défense modifiée et demande reconventionnelle est rejetée, en ce que les modifications proposées et la demande reconventionnelle ne sont pas conformes aux Règles des Cours fédérales (1998), qu’elles n’énoncent pas les faits substantiels nécessaires et qu’elles porteraient gravement préjudice au droit qu’ont les demanderesses de connaître les faits qui leur sont reprochés;

 

2.                  la requête en jugement sommaire des demanderesses est accueillie, et la Cour statue que :

 

a)         Il est interdit par la présente au défendeur, M. Kien Phac Lam, et à ses préposés, mandataires et employés ainsi qu’à toute personne sur qui il exerce un contrôle et ayant connaissance de la présente ordonnance (les « personnes visées par l’interdiction ») de, directement ou indirectement :

 

(i)                  reproduire les œuvres cinématographiques des demanderesses, qui sont énumérées par titre dans les annexes « A » et « B » mentionnées dans le dossier de requête supplémentaire des demanderesses (les « films TVB ») ou une partie importante de ces oeuvres, sous une forme matérielle quelconque;

(ii)                vendre, louer, distribuer, exposer, offrir en vente ou en location, ou présenter au public, les films TVB ou une partie importante de ces derniers, sous une forme matérielle quelconque;

(iii)               posséder des copies des films TVB dans le but de commettre l’un quelconque des actes énumérés à l’alinéa 2a)(ii);

(iv)              importer au Canada des films TVB dans le but de commettre l’un quelconque des actes énumérés à l’alinéa 2a)(ii);

(v)                violer par ailleurs le droit d’auteur des demanderesses sur les films TVB, ou inciter d’autres à le faire.

 

b)                  Il est par la présente ordonné aux personnes visées par l’interdiction de remettre aux demanderesses toutes les copies contrefaites des films TVB qu’elles ont en leur possession, au moment de la signification d’une copie du présent jugement.

c)                  Les demanderesses sont autorisées à faire adresser au shérif ou à un huissier privé un bref de délaissement ordonnant de saisir auprès des personnes visées par l’interdiction toutes les copies contrefaites des films TVB qui sont en leur possession et de les remettre sans délai à Video Box Enterprises Inc., pour le compte des demanderesses.

d)                  Le shérif ou le huissier privé peuvent demander l’aide du service de police local pour ne pas troubler l’ordre public lors de l’exécution du bref.

e)                  Les demanderesses recouvreront du défendeur, M. Kien Phac Lam, la somme de 10 000 $ en dommages-intérêts préétablis ainsi que les dépens afférents à la présente requête, lesquels sont fixés au tarif habituel car la requête ne comporte rien de complexe.

f)                    Toutes les sommes qu’il est ordonné de payer en vertu de la présente porteront intérêt au taux établi jusqu’à ce qu’elles aient été entièrement réglées.

« James Russell »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1034-04

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :            VIDEO BOX ENTERPRISES INC., TELEVISION BROADCASTS LIMITED, TVBO PRODUCTION LIMITED, TVBI COMPANY LIMITED et CONDOR ENTERTAINMENT B.V. c. KIEN PHAC LAM et LE QUAN LAM

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 13 mars 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 1er mai 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Adam Bobker

 

POUR LES DEMANDERESSES

Linda Tang

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bereskin & Parr

Avocats

Toronto (Ontario)

 

 

 

POUR LES DEMANDERESSES

Linda Tang

Avocate

Toronto (Ontario)

 

 

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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