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Date: 20060125

Dossier : IMM-19-06

Référence : 2006 CF 72

ENTRE :

JEYASEELAN THURAISINGAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]                La Cour a été saisie de la présente affaire à Toronto le lundi 23 janvier 2006. M. Thuraisingam demandait le sursis à la mesure de renvoi qui devait être exécutée en fin de journée le 23 janvier 2006. Il fonde la présente demande sur la contestation qu'il a élevée d'un examen des risques avant renvoi en date du 8 décembre 2005, dans lequel l'agent a conclu que le demandeur ne courrait pas de risque personnel s'il était renvoyé au Sri Lanka, son pays d'origine. La demande de contrôle judiciaire avait déjà été complétée et déposée à la Cour.

[2]                J'ai pris connaissance le 23 janvier 2006 des observations des parties concernant le sursis au renvoi. J'ai rejeté la demande et je les ai informées que je donnerais mes motifs ultérieurement.

[3]                Le demandeur est citoyen du Sri Lanka. Il est arrivé au Canada en 1989, et il a obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention peu après son arrivée. Il est devenu résident permanent en 1990.

[4]                Il a été publiquement identifié comme dirigeant d'une bande tamoule à Toronto appelée « Sellapu » , qui serait liée à la bande connue sous le sigle « VVT » . Ces bandes sont liées à l'organisation terroriste connue sous le nom de « Tigres de libération de l'Eelam tamoul » (TLET).

[5]                Le 14 mai 1997, le demandeur a été déclaré coupable des infractions suivantes : menaces de mort, voies de fait, et tentative d'entrave à la justice. En effet, le demandeur avait agressé et menacé un témoin dans une instance judiciaire; il s'est vu infliger des peines de deux ans et demi et de deux ans, à purger concurremment.

[6]                En 1997, le demandeur a aussi été déclaré coupable de possession de narcotiques aux fins de trafic, et il lui a été infligé une peine de huit ans et six mois. Cela a donné lieu à la prise d'une mesure d'expulsion.

[7]                La déclaration de culpabilité en question a été annulée en appel, au motif que son procès n'avait pas été tenu dans un délai raisonnable. Le demandeur a aussi été déclaré coupable de conduite avec les facultés affaiblies, et de ne s'être pas présenté au tribunal.

[8]                En mai 2003, un délégué du ministre défendeur a conclu que le demandeur a été mêlé à la grande criminalité, et qu'il constituait un danger pour le public canadien. Ce délégué a aussi conclu que le demandeur ne risquerait pas de subir la torture s'il était renvoyé au Sri Lanka. La date de renvoi a été fixée. Le demandeur a interjeté appel de la décision du délégué.

[9]                En avril 2004, la juge McTavish, de la Cour fédérale, a annulé en partie la décision du délégué. Elle a signalé que, si le demandeur constituait un danger pour le public, la question du risque auquel il serait exposé s'il rentrait au Sri Lanka devait être examinée de manière plus approfondie. Elle a annulé l'évaluation du risque, mais non pas la conclusion selon laquelle il constituait un danger pour le public. L'affaire a été renvoyée afin que le risque fasse l'objet d'une nouvelle évaluation.

[10]            Le 8 décembre 2005, un agent d'examen des risques avant renvoi (ERAR) a conclu que le demandeur ne serait pas personnellement exposé à un risque s'il était renvoyé au Sri Lanka. L'instance en contrôle judiciaire de la décision de l'agent d'ERAR est pendante à l'heure actuelle.

[11]            Lorsque l'agent d'ERAR a rejeté la demande d'ERAR de M. Thuraisingam, il a notamment tiré la conclusion suivante :

[TRADUCTION] M. Thuraisingam a clairement allégué qu'il craint d'être persécuté par les « agents de l'État » , comme les agents de police. Les renseignements dont je suis saisi concernant la situation au Sri Lanka indiquent que des mesures importantes ont été prises afin de réduire le nombre des cas où les agents de police sont en mesure de commettre des actes répréhensibles dans l'impunité. Je me réfère aux observations faites par le département d'État des États-Unis dans deux publications au sujet des enquêtes et des accusations visant les membres de la police ou des forces de sécurité qui ont commis des atteintes aux droits de la personne. Il ne semble pas qu'il soit recherché pour des infractions, pénales ou autres, perpétrées avant son départ du Sri Lanka et il n'y a pas de preuves suffisantes indiquant qu'il serait exposé à des risques dans son pays en raison de déclarations de culpabilité au Canada.

[...]

Je ne conteste nullement qu'il a eu des reportages dans les journaux canadiens et sri lankais au sujet de M. Thuraisingam qui l'ont fait connaître. Cependant, rien n'indique qu 'il y ait une couverture suivie ou un intérêt soutenu de la part de la presse ou d'autres groupes au Sri Lanka ou au Canada au point de mettre en péril sa sécurité à son retour au Sri Lanka. En outre, sa notoriété pourrait diminuer les risques auquel il serait exposé personnellement parce que les milieux du droit international et de défense des droits de la personne suivraient sa situation à partir de son retour. Je ne conteste pas non plus que le document de la CISR mentionné plus haut indique que les personnes qui sont renvoyées au Sri Lanka sont interrogées à leur arrivée. Rien n'indique que, au cours de ces interrogatoires, M.Thuraisingam risquerait d'être tué ou de subir la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités. En fait, l'interrogatoire des personnes renvoyées vers leur pays d'origine constitue une pratique courante - notamment au Canada. À l'arrivée, il peut leur être posé des questions concernant leurs papiers d'identité- elle est aussi traitée dans le document de la CISR mentionnée plus haut, dans lequel le UNHCR a indiqué que certaines personnes font l'objet de courts interrogatoires et qu'elles sont autorisées à quitter l'aéroport et il y en a d'autres qui ne sont pas interrogées du tout.

[12]            Le demandeur conteste à nouveau la décision au motif que, puisqu'il est un Tamoul bien connu, son cas n'a pas été évalué précisément au regard de sa situation, vu la couverture médiatique dont il a fait l'objet à Toronto ainsi qu'au Sri Lanka. Je conclus que l'agent d'ERAR a clairement étudié la situation du demandeur et les risques auxquels seraient exposées les personnes dans la situation du demandeur à leur retour au Sri Lanka. L'agent d'ERAR a conclu que le demandeur ne courrait pas de risques s'il était renvoyé au Sri Lanka. La Cour est aujourd'hui saisie de la question suivante : le demandeur remplit-il le critère du sursis à l'exécution de la mesure de renvoi à l'égard de la contestation élevée quant au risque auquel il serait personnellement exposé s'il était renvoyé au Sri Lanka ?

[13]            En l'espèce, je peux m'inspirer d'une décision où les faits étaient analogues; il s'agissait d'un tigre tamoul de haut rang. Il s'agit de la décision Nagalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), dossier IMM-6447-05, rendue le 2 décembre 2005 par la juge Dawson, dans laquelle elle a fait les observations suivantes :

[TRADUCTION] En ce qui concerne l'existence d'une question grave, la jurisprudence exige simplement que la demande ne soit pas frivole ou vexatoire. Ce critère n'est pas exigeant. Je constate qu'il y a bel et bien une question grave : le délégué du Ministre a-t-il correctement interprété l'expression « la nature et de la gravité de ses actes passés » qui se trouve à l'alinéa 115(2)b) de la Loi?

J'en arrive à la question de l'existence du préjudice irréparable, c'est à dire du préjudice qui se produira d'ici à ce qu'il soit statué sur la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire. Le préjudice irréparable est le préjudice auquel il ne peut être remédié, et celui qui demande le sursis d'exécution doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu'il risque fort de subir un préjudice. Le risque de préjudice irréparable dépend des circonstances. La preuve doit être crédible et le préjudice appréhendé ne doit pas reposer sur des conjectures.

               

M. Nagalingam soutient que, s'il est renvoyé, il subira un préjudice irréparable pour les raisons suivantes :

(a)      Sa demande de contrôle deviendrait illusoire. Il invoque l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 4 C.F. 206 (C.A.), aux paragraphes 12 à 14.

(b)      Il serait exposé à un risque important d'être persécuté, torturé, ou de subir des traitements cruels, inhumains ou dégradants.

(c)      Les droits qui lui sont reconnus par les articles 7 et 12 de la Charte deviendraient lettre morte.

Cependant, je ne suis pas convaincue que, selon la prépondérance des preuves, le demandeur a établi que le risque de subir un préjudice irréparable n'est pas que simple conjecture, et ce, pour les raisons suivantes :

(a)      Les faits de l'arrêt Suresh, rendu par la Cour d'appel fédérale sont différents : en l'occurrence, la preuve n'établit pas que, si M. Nagalingam devait avoir gain de cause, il ne pourrait pas rentrer au Canada et profiter de sa victoire.

(b)      Je conclus que le témoignage de James Schultz constitue l'élément le plus convaincant quant au risque auquel serait exposé M. Nagalingam s'il rentrait au Sri Lanka. [...]

·          Il est improbable que les TLET voudraient s'en prendre à des membres de bande de haut rang rentrant au pays; en effet, rien n'indique qu'ils l'aient fait au cours des trois dernières années.

·          Les personnes venant du Canada ont moins de chance d'être tuées par les TLET, qui sont soucieux de leur image au Canada.

·          Le haut-commissariat du Canada au Sri Lanka a fait un suivi du retour des membres dangereux de bandes et des TLET. Il n'a pas entendu dire que des personnes rentrant au pays aient été tuées ou aient disparu.

·          Tout indique que le service des enquêtes criminelles du Sri Lanka travaille de manière professionnelle et dans le respect des principes et pratiques suivis par les forces de police étrangères.

[...]

Vu ma conclusion relative au préjudice irréparable, il s'ensuit que la requête en sursis doit être rejetée. Il n'est pas nécessaire que je me penche sur la question de la prépondérance des inconvénients.

[14]            M. Schultz a aussi produit des éléments de preuve en l'espèce. Il a témoigné que, à sa connaissance, rien n'est jamais arrivé aux membres de bandes de haut rang ou à des chefs de bande renvoyés au Sri Lanka (à la p. 90 de la transcription). Au cours de son témoignage, il a déclaré que les personnes rentrant dans leur pays continuaient à être surveillées, et aucun cas d'agression ou de disparition n'avait été porté à son attention. Il estime que des incidents de ce genre ne passeraient pas inaperçus et qu'il en serait au courant. M. Schultz a mis au défi le demandeur de produire des preuves en sens contraire (à la p. 91 de la transcription). M. Schultz a aussi signalé que, lorsque les membres de bandes de haut rang rentrent au Sri Lanka, ils sont en général interrogés; cependant, s'il n'y a pas de charges qui pèsent contre la personne renvoyée au Sri Lanka, elle est remise en liberté (à la p. 94 de la transcription). Comme l'a fait la juge Dawson, je conclus que le témoignage de M. Schultz est véridique, et je conclus que, s'il y a peut-être une question grave en jeu - en effet, il n'en faut pas beaucoup pour remplir cette exigence dans le cadre d'une requête en sursis - le demandeur ne s'est pas acquitté du fardeau d'établir, selon la prépondérance des preuves, qu'il subirait un préjudice irréparable.

[15]            Outre les preuves produites par M. Schultz, je dispose de la décision de l'agent d'ERAR, précitée, qui y explique pourquoi le demandeur ne courrait pas de risques s'il était renvoyé au Sri Lanka. L'agent a signalé qu'aucune preuve n'indiquait que le demandeur serait exposé à un risque s'il était renvoyé au Sri Lanka. Il a signalé que le demandeur serait peut-être interrogé, mais les interrogatoires sont monnaie courante dans de nombreux pays, notamment au Canada.

[16]            C'est au demandeur qu'il incombe de montrer qu'il risque de subir un préjudice irréparable selon la prépondérance des preuves. Cependant, il n'a produit aucun élément de preuve, documentaire ou autre, à l'appui de son allégation. Vu que le demandeur n'a produit aucune preuve, objective ou subjective, qu'il subirait un préjudice irréparable, il ne s'est pas acquitté du fardeau de prouver qu'il subirait un préjudice irréparable selon la prépondérance des preuves.

[17]            Il est manifeste que le demandeur constitue un danger pour le public, et son seul recours est de montrer que, selon la prépondérance des probabilités, il subirait un préjudice irréparable s'il rentrait au Sri Lanka. Vu les preuves claires et solides émanant de M. Schultz et de l'agent d'ERAR indiquant que le demandeur ne serait pas visé ou agressé au Sri Lanka, je suis d'avis que le demandeur ne s'est pas acquitté du fardeau de prouver qu'il subirait un préjudice irréparable.

[18]            Il n'est pas nécessaire de se pencher sur la question de la prépondérance des inconvénients puisque le demandeur n'a pas démontré qu'il subirait un préjudice irréparable. La requête en sursis du renvoi est rejetée.

« Paul U.C. Rouleau »

Juge

Ottawa (Ontario),

Le 25 janvier 2006

Traduction certifiée conforme

François Brunet, LL.B., B.C.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-19-06

INTITULÉ :                                        JEYASEELAN THURAISINGAM

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 23 JANVIER 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE D. ROULEAU

DATE DES MOTIFS :                       LE 25 JANVIER 2006

COMPARUTIONS:

Mario Bellissimo

POUR LE DEMANDEUR

David Tyndale

                              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Ormston, Bellissimo, Rotenberg

Avocats

                                POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

                              POUR LE DÉFENDEUR

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