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Date : 20200609


Dossier : IMM-4388-19

Référence : 2020 CF 679

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 9 juin 2020

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

EZROY MCLEAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Ezroy McLean est un citoyen de la Jamaïque. Il a 29 ans. Il est entré au Canada en mai 2012 et est devenu résident permanent du Canada, parrainé par son père.

[2]  Le 10 septembre 2014, M. McLean a été reconnu coupable d’un chef d’accusation de voies de fait graves et d’un chef d’accusation de défaut de comparution. Un rapport d’interdiction de territoire a été établi aux termes de l’art. 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] le 8 octobre 2014, et déféré à la Section de l’immigration [la SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] le 22 juin 2016. Une audience tenue devant la SI a entraîné la prise d’une mesure d’expulsion à l’encontre de M. McLean en date du 26 février 2018.

[3]  M. McLean a interjeté appel de la mesure d’expulsion devant la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la CISR. Il n’a pas contesté la validité de la mesure d’expulsion, mais a soutenu qu’il y avait des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales. La SAI n’était pas de cet avis et a rejeté l’appel de M. McLean le 11 juin 2019.

[4]  M. McLean sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAI. Il affirme que la SAI a tiré des conclusions déraisonnables quant aux remords qu’il éprouvait, à l’intérêt supérieur de sa fille de sept ans et aux difficultés auxquelles il serait exposé s’il devait quitter le Canada.

[5]  La décision de la SAI était justifiée, intelligible et transparente, et elle appartient aux issues acceptables. La demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée.

II.  Contexte

[6]  Avant que M. McLean ne quitte la Jamaïque, il vivait surtout avec sa mère. Sa fille est née après que M. McLean a présenté sa demande de résidence permanente, mais avant qu’il n’entre au Canada. Sa fille vit actuellement avec sa mère en Jamaïque. Il a terminé sa 10e année en Jamaïque, mais il se dit illettré.

[7]  À titre de résident permanent du Canada, M. McLean pouvait demander un numéro d’assurance sociale [NAS]. Il affirme toutefois qu’il n’a pas obtenu de NAS parce qu’il n’a jamais reçu de carte de résident permanent [RP]. Il a subvenu à ses besoins grâce à des emplois de courte durée rémunérés en espèces. Il n’a jamais produit de déclarations de revenu ni bénéficié de l’aide sociale au Canada.

[8]  Les événements qui ont donné lieu à la déclaration de culpabilité de M. McLean pour voies de fait graves se sont produits le 24 mai 2013. M. McLean et le ministre ont donné des versions différentes des circonstances pendant l’audience devant la SAI. Le ministre a allégué que M. McLean avait pris part à une altercation avec un homme et sa petite amie au cours de laquelle M. McLean avait menacé l’homme avec un couteau, l’avait poursuivi et l’avait poignardé deux fois dans le haut du dos. M. McLean a affirmé que sa victime avait été à l’origine de l’incident en se moquant de lui; la victime et sa petite amie s’étaient approchées de M. McLean et lui avaient crié au visage; M. McLean a vu que la petite amie de la victime dissimulait une grande fourchette à barbecue dans sa manche; et il a poignardé la victime deux fois parce qu’il avait peur.

[9]  Après avoir été mis en accusation, M. McLean est allé en Jamaïque. Il affirme qu’il a eu de la difficulté à rentrer au Canada parce qu’il n’avait pas de carte de RP et que l’embarquement à bord de son vol de retour lui avait été refusé. C’est ce qui a donné lieu à l’accusation supplémentaire de défaut de comparution. M. McLean a plaidé coupable aux chefs d’accusation de voies de fait graves et de défaut de comparution le 10 septembre 2014. Il a été condamné à une peine avec sursis, dont 150 jours crédités de détention avant le procès, à 18 mois de probation et à une amende de dédommagement de 1 400 $.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[10]  La SAI a convenu que la version de M. McLean quant aux circonstances entourant l’infraction de voies de fait graves était vraisemblable, mais a relevé sa tendance à minimiser sa responsabilité. Elle a jugé que M. McLean ne semblait guère avoir pris la mesure de la gravité de l’infraction et n’était pas suffisamment contrit.

[11]  La SAI a soutenu que les éléments de preuve ne démontraient pas que M. McLean avait fourni un soutien financier important à sa fille. Elle a conclu que l’intérêt supérieur de l’enfant serait mieux servi par la présence de son père dans sa vie en Jamaïque. La SAI a conclu que le départ de M. McLean du Canada n’entraînerait pas de difficultés excessives pour sa famille et les autres personnes avec lesquelles il avait établi des liens personnels au Canada, et qu’il ne serait pas non plus exposé à des difficultés excessives s’il rentrait en Jamaïque.

IV.  Question en litige

[12]  La seule question que soulève la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de la SAI est raisonnable.

V.  Analyse

[13]  La Cour applique la norme de la décision raisonnable au contrôle de la décision de la SAI (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Elle n’interviendra que si elle est convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100). Ces critères sont respectés si les motifs permettent à la Cour de comprendre le fondement de la décision, et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux par. 85 et 86, citant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au par. 47).

[14]  Le ministre souligne que l’individu visé par une mesure de renvoi légitime n’a aucun droit à demeurer au Canada. L’individu faisant appel d’une mesure de renvoi légitime ne cherche pas à faire reconnaître un droit, mais tente plutôt d’obtenir un privilège discrétionnaire (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au par. 57, citant l’arrêt Prata c Ministre de la Main-d'œuvre et de l’Immigration, [1976] 1 RCS 376 à la p. 380).

[15]  Pour exercer son pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne les motifs d’ordre humanitaire, la SAI prend en compte les facteurs énoncés dans la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI n°4 (QL) [Ribic], et confirmés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3 [Chieu] au paragraphe 40 :

Dans chaque cas, la Commission tient compte des mêmes considérations générales pour déterminer si, compte tenu des circonstances de l’espèce, la personne ne devrait pas être renvoyée du Canada. Ces circonstances comprennent la gravité de l’infraction ou des infractions à l’origine de l’expulsion et la possibilité de réadaptation ou, de façon subsidiaire, les circonstances du manquement aux conditions d’admissibilité, qui est à l’origine de la mesure d’expulsion. La Commission examine la durée de la période passée au Canada, le degré d’établissement de l’appelant, la famille qu’il a au pays, les bouleversements que l’expulsion de l’appelant occasionnerait pour cette famille, le soutien dont bénéficie l’appelant, non seulement au sein de sa famille, mais également de la collectivité, et l’importance des difficultés que causerait à l’appelant le retour dans son pays de nationalité. Même si les questions générales à examiner sont similaires dans chaque affaire, les faits, eux, ne sont que rarement, voire jamais, identiques. [Souligné dans l’original.]

[16]  Cette liste de facteurs est indicative, et non pas exhaustive. Le poids à accorder à un facteur donné dépend des circonstances particulières de chaque cas. Même si la majorité de ces facteurs visent des considérations intérieures, le dernier facteur comporte l’examen des difficultés possibles à l’étranger (Chieu au par. 40).

[17]  Pendant l’audience devant la SAI, M. McLean a été invité à dire ce qu’il ressentait à l’égard de l’infraction qu’il avait commise. Ses réponses portaient essentiellement sur les conséquences défavorables pour lui. Plus tard au cours de l’audience, il a été invité à préciser quelles avaient été les conséquences de son geste pour la victime. Il a répondu qu’il ne le savait pas.

[18]  L’avocat de M. McLean souligne qu’il a été interdit à son client de contacter la victime et que, par conséquent, il ne pouvait pas savoir quelles avaient été les conséquences de l’infraction pour elle. Il soutient que la SAI s’attendait, déraisonnablement, à ce que son client exprime le résultat de son [traduction] « introspection » et qu’elle n’avait pas cherché à approfondir ses réponses ni à poser d’autres questions. Il affirme que M. McLean a montré suffisamment de remords en plaidant coupable, en purgeant sa peine, en respectant l’ordonnance de probation, en participant à un programme de gestion de la colère et en s’abstenant de récidiver.

[19]  Les motifs pour lesquels la SAI a conclu que M. McLean n’était pas assez contrit étaient justifiés, intelligibles et transparents. La SAI a reproché aux deux parties de ne pas avoir fourni des éléments de preuve documentaire corroborants à l’appui de leur version des faits. Si elle a jugé que la version de M. McLean des voies de fait était vraisemblable, elle n’en a pas moins conclu que c’était une infraction grave et qu’elle avait mis en péril un membre du public. Les éléments de preuve disponibles étayaient la conclusion de la SAI selon laquelle M. McLean n’avait guère fait montre d’une prise de conscience quant à la gravité de l’infraction qu’il avait commise et avait tendance à minimiser sa responsabilité. M. McLean était représenté par un avocat. La SAI n’était pas tenue d’aider M. McLean à plaider sa cause.

[20]  La SAI a affirmé ce qui suit quant à l’intérêt supérieur de la fille de M. McLean en Jamaïque :

Il est dans l’intérêt supérieur de tout enfant d’être le plus souvent possible avec ses parents. Pour que ce soit possible, il faut que l’appelant soit en Jamaïque. S’il retournait là‑bas, sa fille en bénéficierait, car son père serait physiquement présent dans sa vie, probablement tous les jours, comme ce fut le cas en 2013‑2014. Ce serait à son avantage. Je conclus que, dans l’ensemble, l’intérêt supérieur de l’enfant ne serait pas desservi si son père était renvoyé en Jamaïque.

[21]  M. McLean prétend que l’analyse effectuée par la SAI était paternaliste, reposait sur des généralisations non prouvées quant à « l’intérêt supérieur de tout enfant » et avait rejeté de façon déraisonnable son témoignage au sujet du soutien financier qu’il fournit à sa fille. M. McLean a toutefois produit peu d’éléments de preuve documentaire montrant qu’il versait un soutien financier important à sa fille. Il a affirmé qu’il envoyait parfois 250 $ ou 300 $, mais la fréquence de ces paiements ne ressort pas clairement.

[22]  Vu la situation d’emploi précaire de M. McLean, il était loisible à la SAI de conclure que le soutien financier qu’il apportait à sa fille était minime. Il n’y avait pas d’élément de preuve montrant qu’il avait une mauvaise relation avec sa fille et, en fait, il a témoigné qu’il communiquait avec elle toutes les deux semaines par téléphone ou par bavardage vidéo. L’observation de la SAI selon laquelle il est généralement dans l’intérêt supérieur « de tout enfant d’être le plus souvent possible avec ses parents » était conforme aux éléments de preuve qui ont été présentés en l’espèce.

[23]  M. McLean ne conteste pas la conclusion de la SAI selon laquelle son retour en Jamaïque ne causerait pas de difficultés excessives à sa famille ou à d’autres personnes avec lesquelles il avait établi des liens personnels au Canada.

[24]  L’argument le plus puissant présenté par M. McLean a trait à la conclusion de la SAI selon laquelle le demandeur ne connaîtrait pas, selon la prépondérance des probabilités, de difficultés s’il retournait en Jamaïque. M. McLean a présenté de nombreux rapports sur la situation dans le pays montrant que les personnes expulsées en Jamaïque avec des casiers judiciaires sont stigmatisées et peuvent être prises pour cible par des gangs criminels en raison de leur richesse perçue. La SAI a traité de cet argument en ces termes :

Selon moi, les articles compris dans la trousse ne s’appliquent pas à la situation de l’appelant, et ce, pour de nombreuses raisons, et je n’ai en main aucune information me permettant de croire que l’appelant serait emprisonné s’il retournait en Jamaïque. Il ne vivra pas à Kingston (Jamaïque), puisque sa famille vient de Trelawney, c’est-à-dire d’une paroisse différente située dans une région complètement différente du pays; selon la prépondérance des probabilités, l’appelant ne se retrouvera pas à la rue, alors il ne devrait pas y être retrouvé mort. Même s’il se peut que l’appelant doive vivre avec un revenu peu élevé, il a grandi là-bas et rien dans la preuve ne permet d’établir qu’il a vécu dans la pauvreté jusqu’ici; le chômage est peut-être chronique en Jamaïque, mais l’appelant a déjà travaillé dans une ferme jamaïcaine et il peut maintenant compter sur l’expérience qu’il a acquise dans une usine et grâce à ses emplois rémunérés en comptant, expérience qu’il peut mettre à profit là-bas pour l’aider à trouver un emploi; l’appelant n’a jamais eu maille à partir avec la justice criminelle jamaïcaine […]. [Tel que reproduit dans la version française]

[25]  La SAI a aussi souligné qu’il existait des organisations sociales qui apportent un soutien aux personnes qui ont été expulsées vers la Jamaïque. Toutefois, étant donné le fait que M. McLean a déjà vécu en Jamaïque et qu’il connaît les coutumes et les conditions en vigueur, rien ne porte à croire qu’il aurait besoin d’une aide de ce genre.

[26]  L’un des documents produits par M. McLean mentionnait que les employeurs potentiels seraient au courant de ses déclarations de culpabilité au criminel au Canada et hésiteraient à le recruter. Le rapport ne précise pas comment les employeurs potentiels en Jamaïque obtiendraient cette information. La plus grande partie des autres renseignements produits par M. McLean n’avaient aucun rapport avec sa situation, c.-à-d. les retraités âgés, les membres de la communauté LGBT+ et les femmes.

[27]   La conclusion de la SAI selon laquelle M. McLean ne connaîtrait pas, selon la prépondérance des probabilités, de difficultés s’il retournait en Jamaïque peut sembler excessivement optimiste. Lorsque l’analyse de la SAI est lue dans son ensemble, je ne peux toutefois pas dire qu’elle était déraisonnable. M. McLean est originaire de la Jamaïque. Il a vécu dans ce pays jusqu’au début de l’âge adulte. Il n’a mentionné aucune difficulté en lien avec l’itinérance, la pauvreté extrême ou la criminalité, même lorsqu’il est retourné en Jamaïque brièvement après avoir été accusé de voies de fait graves au Canada.

[28]  La famille de M. McLean vient de la paroisse de Trelawney, et non pas de Kingston. La SAI a conclu que les proches avec qui il avait gardé contact en Jamaïque « permettraient d’atténuer les obstacles à la réintégration dans la société jamaïcaine qu’il pourrait avoir à surmonter », reconnaissant implicitement qu’il pourrait se heurter à des difficultés s’il retournait en Jamaïque. La SAI a conclu, raisonnablement, que ces difficultés ne sont pas assez grandes pour justifier le privilège exceptionnel et discrétionnaire de la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire.

VI.  Conclusion

[29]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 23e jour de juin 2020

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4388-19

 

INTITULÉ :

EZROY MCLEAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE ENTRE Ottawa (Ontario) ET TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 mai 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 juin 2020

 

COMPARUTIONS :

Andrew Brouwer

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Gordon D. Lee

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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