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Date : 20200602


Dossier : T-734-19

Référence : 2020 CF 659

Ottawa (Ontario), le 2 juin 2020

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

SERVICE D’ADMINISTRATION P.C.R. LTÉE

demanderesse

et

JOSÉ MIGUEL REYES CASTILLO

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, Service d’administration P.C.R. ltée, sollicite le contrôle judiciaire d’une sentence arbitrale qui annule le congédiement du défendeur, M. Reyes, et qui ordonne sa réintégration à certaines conditions. Je rejette cette demande, puisque je conclus que la sentence arbitrale était raisonnable. Entre autres, l’arbitre a raisonnablement conclu que la conduite de
M. Reyes ne constituait pas un « incident culminant » qui aurait pu justifier le congédiement. Il n’a pas non plus rendu une sentence dont l’exécution entrerait en conflit avec les dispositions de la législation québécoise sur les accidents du travail.

I.  Contexte

[2]  La demande de contrôle judiciaire vise une sentence arbitrale rendue par Me Jean-Alain Corbeil, selon l’article 242 du Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2 [le Code], tel que celui-ci se lisait au moment des faits. Les parties ne remettent pas en question les conclusions de fait de l’arbitre, que l’on peut résumer ainsi.

[3]  La demanderesse, Service d’administration P.C.R. ltée, est une filiale du Groupe Robert inc., une entreprise de transport par camion. Elle fournit des services de main-d’œuvre à d’autres entités du Groupe Robert inc.

[4]  M. Reyes a été embauché par la demanderesse en 2014 à titre de réparateur de palettes. Pendant la durée de son emploi, il a fait l’objet de mesures disciplinaires en raison de son rendement insatisfaisant. De plus, il a subi une lésion professionnelle au dos en septembre 2015. L’existence et la consolidation de cette lésion ont fait l’objet d’un litige opposant la demanderesse et M. Reyes, devant le Tribunal administratif du travail.

[5]  Les incidents qui ont conduit au congédiement de M. Reyes se sont produits le 13 ou le 14 septembre 2016. Ayant évalué le témoignage des personnes impliquées, l’arbitre conclut que M. Reyes a posé les trois gestes qui lui sont reprochés. Il décrit ces gestes ainsi. En matinée,
M. Reyes a fait preuve d’une « intensité inappropriée » dans sa conversation avec un collègue avec lequel il avait un différend. À l’heure du dîner, alors qu’il croisait ce collègue, il a volontairement heurté son épaule et continué son chemin sans réagir ni s’excuser. En fin de journée, après qu’on lui a annoncé sa suspension, il a insulté ce même collègue en le traitant de « viejo maricón » – une expression que je n’ose pas traduire – devant d’autres employés hispanophones.

[6]  M. Reyes a été congédié le lendemain. On lui a remis une lettre de congédiement mentionnant les événements résumés dans le paragraphe précédent.

[7]  M. Reyes a ensuite déposé une plainte selon l’article 240 du Code. L’intervention d’un inspecteur n’a pas permis de concilier les parties et l’affaire a été renvoyée à l’arbitrage. Au terme d’une audition qui a duré quatre jours, l’arbitre a rendu une sentence comportant plus de 200 paragraphes, qui accueille le grief de M. Reyes et qui ordonne sa réintégration à certaines conditions.

[8]  La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette sentence.

II.  Analyse

[9]  Avant d’entreprendre l’analyse des trois moyens de la demanderesse, il convient de préciser la norme de contrôle applicable. L’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] a établi une présomption selon laquelle le contrôle judiciaire des décisions administratives, comme celle d’un arbitre agissant en vertu du Code, s’effectue selon la norme de la décision raisonnable. L’arrêt Vavilov a également enfoncé le dernier clou dans le cercueil des « questions juridictionnelles ». Ainsi, on ne peut plus soutenir que la norme de la décision correcte s’applique du seul fait que la question en litige porte sur la définition de la compétence ou de la juridiction du décideur.

A.  La rectification du nom de l’employeur

[10]  La demanderesse soutient d’abord que l’arbitre aurait excédé sa juridiction en rendant une sentence contre elle, alors que la plainte de M. Reyes était formulée contre le « Groupe Robert Transport », une entité juridique inexistante. Elle a présenté une objection préliminaire en ce sens, que l’arbitre a rejetée au terme d’une analyse fouillée. L’arbitre fait état des liens entre la demanderesse et sa société mère, Groupe Robert inc., et souligne que les divers formulaires et la documentation relative à l’emploi de M. Reyes portaient tous le logo du Groupe Robert inc. De plus, l’arbitre note que la responsable des ressources humaines de la demanderesse et du Groupe Robert inc., Mme Cerrato, a répondu sans hésitation à la demande de renseignements de l’inspecteur, bien que celle-ci fût adressée au Groupe Robert inc. De l’ensemble de ces faits, l’arbitre tire la conclusion que personne n’a été induit en erreur par l’emploi d’une désignation juridiquement incorrecte dans la plainte de M. Reyes. Il a également jugé que la demanderesse ne subissait aucun préjudice et n’avait pas été privée de la possibilité de se défendre. Il a donc ordonné la rectification du nom de l’employeur.

[11]  La demanderesse soutient que l’arbitre a agi sans juridiction en rendant une sentence qui la visait alors que M. Reyes n’avait pas déposé une plainte contre elle dans le délai prescrit. Implicitement, la demanderesse soutient également que l’arbitre a rendu une décision déraisonnable en rectifiant le nom de l’employeur. Je rappelle, à cet égard, que dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a définitivement abandonné le concept d’excès de compétence ou de juridiction comme outil permettant de calibrer la norme de contrôle applicable. En d’autres termes, la véritable question est de savoir si le décideur a rendu une décision raisonnable, peu importe que celle-ci porte sur sa compétence ou non.

[12]  En l’espèce, j’estime que la décision de l’arbitre de rectifier le nom de l’employeur était raisonnable. La demanderesse n’a pu identifier quelque lacune que ce soit dans son raisonnement. Elle ne prétend pas que la rectification l’a privée de la possibilité de présenter sa preuve et ses arguments. Je note que dans l’affaire Kelowna Flightcraft Air Charter Ltd c Withers, 2006 CF 807, notre Cour a jugé qu’un arbitre nommé en vertu du Code avait le pouvoir de rectifier le nom de l’employeur. Une telle manière de procéder s’accorde avec le caractère souple que le législateur a voulu donner au processus d’arbitrage en vertu du Code.

[13]  Le seul argument de substance de la demanderesse est que l’employeur est correctement désigné dans divers documents relatifs à la lésion professionnelle de M. Reyes, par exemple la décision du Tribunal administratif du travail. Cela démontre, selon la demanderesse, que
M. Reyes savait qui était son employeur. Cet argument ne me convainc pas que l’arbitre a agi déraisonnablement. M. Reyes n’est pas l’auteur des documents que la demanderesse cite en exemple. Même en supposant que M. Reyes connaissait le véritable nom de son employeur, cela n’affecte en rien la conclusion de l’arbitre selon laquelle personne n’a été induit en erreur et que la demanderesse n’a subi aucun préjudice.

B.  Le caractère juste de la cause du congédiement

[14]  Devant l’arbitre, la demanderesse a soutenu que les gestes posés par M. Reyes le 13 ou
le 14 septembre constituaient un « incident culminant » qui justifiait le congédiement. La demanderesse soutient qu’en écartant cet argument, l’arbitre a commis une « erreur de droit fatale ». L’arbitre se serait fondé sur le principe que l’inconduite antérieure doit être de même nature que l’incident culminant. Or, la demanderesse soutient que cette proposition est erronée et que l’arbitre se devait de prendre en compte l’ensemble du dossier disciplinaire de M. Reyes, peu importe la nature des fautes antérieures.

[15]  En fait, en alléguant que l’arbitre a commis une « erreur de droit fatale », la demanderesse a recours à un type d’argument souvent présenté devant notre Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, à savoir que le décideur aurait appliqué le « mauvais critère ». À la lumière de la nouvelle formulation des principes du contrôle judiciaire dans l’arrêt Vavilov, il est utile de préciser ce que signifie véritablement ce concept et de proposer une méthode pour analyser de tels arguments.

(1)  Le « mauvais critère » : principes généraux

[16]  L’application du « mauvais critère » juridique est parfois retenue comme motif de contrôle judiciaire. On entend par là que, dans le syllogisme judiciaire, le décideur administratif aurait mal identifié la prémisse d’ordre général ou, en d’autres termes, qu’il aurait mal énoncé la règle de droit qu’il doit appliquer au cas d’espèce. La prémisse étant fausse, sa conclusion serait nécessairement viciée.

[17]  Cette idée peut être rapprochée du concept d’« erreur de droit isolable » que l’on utilise parfois dans le contexte de l’appel. En effet, lorsque le raisonnement d’un juge d’instance est fondé sur l’énoncé d’une règle juridique d’ordre général, les tribunaux d’appel révisent cet aspect de la décision selon la norme de la décision correcte : Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 aux paragraphes 34 et 36, [2002] 2 RCS 235.

[18]  Or, la révision judiciaire ne doit pas être confondue avec l’appel. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême ne s’écarte pas du cap qu’elle maintient sans vaciller depuis l’arrêt SCFP c Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 RCS 227 : la révision judiciaire ne permet pas au tribunal de substituer son interprétation de la loi à celle du décideur administratif. Autrement dit, il ne suffit pas d’alléguer une erreur de droit, aussi « fatale » puisse-t-elle paraître, pour faire annuler une décision administrative. Le critère est plus exigeant : il faut démontrer que la décision est déraisonnable.

[19]  Si appliquer le « mauvais critère » constitue un motif de contrôle judiciaire, cela ne peut donc être synonyme d’une simple erreur de droit. Le concept de « contrainte juridique » mis de l’avant par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov permet de comprendre dans quelles circonstances l’application du « mauvais critère » peut donner ouverture au contrôle judiciaire. L’une de ces contraintes découle de l’autorité du précédent. On considère généralement que les décideurs administratifs sont tenus de suivre les précédents établis par les tribunaux judiciaires : Vavilov, au paragraphe 112; Tan v Canada (Attorney General)2018 FCA 186 au paragraphe 22, [2019] 2 RCF 648. Comme je l’ai affirmé dans la décision Azzam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 549, au paragraphe 12 :

la façon dont une disposition législative donnée est interprétée par les juges d’une cour de première instance peut converger vers une interprétation consensuelle. Une cour d’appel peut également énoncer un critère ou une méthode d’analyse pour guider l’application d’une disposition. Dans ce cas, il se peut fort bien qu’un tribunal ou un décideur administratif ne puisse pas raisonnablement s’écarter de ce critère ou de cette interprétation.

[20]  Néanmoins, les décideurs administratifs conservent une marge de manœuvre dans l’établissement de distinctions permettant d’écarter un précédent : Vavilov, au paragraphe 113; Céré c Canada (Procureur général), 2019 CF 221 aux paragraphes 38 à 41 [Céré]. Ils peuvent également adapter les précédents de common law au régime administratif qu’ils sont chargés d’appliquer : Nor-Man Regional Health Authority Inc c Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59 aux paragraphes 45 à 49, [2011] 3 RCS 616. De plus, une décision judiciaire qui statue qu’une décision administrative est raisonnable n’a qu’une autorité limitée, puisqu’une autre décision aurait fort bien pu être tout aussi raisonnable : Céré, aux paragraphes 42 et 43; Paul Daly, « The Principle of Stare Decisis in Canadian Administrative Law », (2015) 49 RJTUM 757, à la page 770 [Daly, « Stare Decisis »]. Pour toutes ces raisons, lorsque le demandeur allègue que le décideur administratif a appliqué le « mauvais critère » parce qu’il s’est écarté d’un précédent judiciaire, il convient d’examiner dans quelle mesure ce précédent rendait déraisonnable une décision contraire et si le décideur administratif a donné des motifs raisonnables pour s’en écarter.

[21]  La question du précédent administratif soulève des enjeux différents. En principe, les décideurs administratifs ne sont pas tenus de suivre leur propre jurisprudence : Vavilov, au paragraphe 129; Daly, « Stare Decisis », à la page 768. Depuis l’arrêt Domtar Inc c Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 RCS 756, il est bien établi que le « conflit jurisprudentiel » ne constitue pas un motif indépendant de contrôle judiciaire. Néanmoins, il peut arriver qu’une collectivité de décideurs – comme les membres d’un tribunal administratif ou la communauté des arbitres de grief – parvienne à un consensus interprétatif sur une question donnée. La Cour suprême mentionne la « pratique de longue date » ou la « jurisprudence interne constante » comme exemples de tels consensus qui constituent une contrainte juridique pesant sur le décideur : Vavilov, au paragraphe 131. Ce n’est que dans de telles situations, qui s’approchent de l’unanimité, que le décideur devra offrir une justification convaincante avant de rendre une décision contraire : voir, par exemple, Wilson c Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29 aux paragraphes 59 à 62, [2016] 1 RCS 770 [Wilson]; Gatineau (Ville de) c Syndicat des cols blancs de Gatineau inc, 2016 QCCA 1596 au paragraphe 41 [Gatineau].

[22]  Que le précédent invoqué soit judiciaire ou administratif, une allégation selon laquelle le décideur a appliqué le « mauvais critère » doit être analysée à la lumière du rôle joué par les précédents et les règles rigides dans le domaine en cause. En effet, dans certains domaines, notamment en matière de congédiement injuste, le décideur parvient à sa décision en soupesant un ensemble de facteurs. Comme le souligne un auteur cité par la Cour suprême dans l’arrêt Wilson, au paragraphe 58 : « Aucune règle précise n’existe et chaque situation doit être réglée selon ses circonstances propres. »

[23]  Dans ce genre d’affaires, la flexibilité est le principe cardinal et il faut souvent résister à la tentation d’isoler une erreur de droit dans ce qui constitue en réalité une analyse holistique de la situation. Le juge Yves-Marie Morissette de la Cour d’appel du Québec a très justement décrit cette réalité dans l’arrêt Gatineau, au paragraphe 19 :

En lisant les décisions rendues par les tribunaux quasi-judiciaires en activité dans le monde du travail, on constate que, la plupart du temps, les faits et le droit sont « étroitement imbriqué[s] » – en d’autres termes, dans presque tous les cas, et ce n’est que normal, les circonstances particulières de chaque espèce, telles que les a perçues le décideur, pèsent très lourd dans la prise de décision. Avant de conclure à l’existence de contradictions ou d’incompatibilités normatives entre sentences arbitrales ou décisions de même niveau, et qualifier de déraisonnable ce qui a priori semble sortir des sentiers battus, il faut scruter les faits ainsi constatés et se méfier des « dichotomies lexicales » trompeuses.

(références omises)

[24]  Faisant la synthèse de ce qui précède, j’estime que, pour analyser une allégation selon laquelle un décideur administratif a appliqué le « mauvais critère » en s’écartant d’un précédent, qu’il soit judiciaire ou administratif, la méthode suivante est indiquée :

  1. On doit évaluer le degré de contrainte juridique qui découle du précédent invoqué, ce qui nécessite la prise en compte des facteurs suivants :

  • a) La place de l’auteur du précédent dans la hiérarchie judiciaire ou administrative;

  • b) Le degré de consensus dont le précédent allégué fait l’objet;

  • c) Si le précédent invoqué porte sur une demande de contrôle judiciaire, la possibilité que d’autres issues soient jugées raisonnables;

  • d) Le fait que, pour trancher la question qui fait l’objet du précédent allégué, le décideur doit soupeser un ensemble de facteurs;

  1. On doit ensuite déterminer si la décision contestée est raisonnable, ce qui peut, selon le cas, soulever les questions suivantes :

  • a) Si le décideur s’écarte explicitement du précédent, a-t-il donné des raisons adéquates?

  • b) Prise dans son ensemble, la décision est-elle incompatible avec le précédent allégué?

(2)  Application au présent dossier

[25]  Appliquons maintenant cette méthode au cas qui nous occupe. D’entrée de jeu, je rappelle qu’il incombe à la demanderesse de faire la démonstration du caractère déraisonnable de la décision attaquée : Vavilov, au paragraphe 100.

[26]  Quant à la première étape de l’analyse, j’estime que la demanderesse a échoué à démontrer l’existence d’une règle rigide selon laquelle la doctrine de l’« incident culminant » doit être appliquée dès lors que des sanctions ont été imposées à l’employé auparavant, quelle qu’en soit la cause. La règle en cause, à supposer qu’elle existe, ne constitue pas une « contrainte juridique » au sens de l’arrêt Vavilov.

[27]  La demanderesse n’invoque pas de précédent judiciaire qui aurait lié l’arbitre. Elle invoque plutôt une jurisprudence arbitrale. Comme je l’ai indiqué plus haut, de telles décisions ne créent une contrainte juridique que lorsqu’elles atteignent un degré de consensus qui s’approche de l’unanimité. Or, l’examen des principaux ouvrages de doctrine qui proposent une synthèse de la jurisprudence arbitrale montre qu’il n’y a pas de consensus sur les conditions d’application précises du concept d’« incident culminant ».

[28]  La demanderesse s’appuie sur l’ouvrage de Donald J.M. Brown et David M. Beatty, Canadian Labour Arbitration, 5e éd., Toronto, Thomson Reuters, 2019, au paragraphe 7:4310. Ces auteurs mentionnent que la doctrine de l’incident culminant permet à un employeur d’imposer une sanction plus sévère que celle qui serait normalement justifiée en prenant en compte [traduction] « un dossier d’emploi répréhensible et en dents de scie ». On évite ainsi qu’un employé s’immunise contre une sanction sévère en commettant des fautes disciplinaires de nature diverse. Les auteurs citent néanmoins un arbitre qui affirme que la doctrine de l’incident culminant fait partie de l’ensemble des circonstances dont il faut tenir compte en matière d’arbitrage de griefs. On pourrait également mentionner l’ouvrage de Linda Bernier, Guy Blanchet, Lukasz Granosik et Éric Séguin, Les mesures disciplinaires et non disciplinaires dans les rapports collectifs du travail, Cowansville, Éditions Yvon Blais, feuilles mobiles, par. 3.415, qui semble appuyer la thèse de la demanderesse.

[29]  Par contre, d’autres ouvrages laissent entendre que la doctrine de l’incident culminant ne s’applique qu’à des manquements disciplinaires qui, sans être identiques, seraient à tout le moins semblables à la faute qui est à l’origine du congédiement. Ainsi, Jean-Yves Brière et ses collègues, dans l’ouvrage Le droit de l’emploi au Québec, 4e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2010, décrivent l’incident culminant, au paragraphe no II-175, comme « le dernier d’une série de semblables manquements qui furent eux-mêmes sanctionnés ». Dans la même veine, Michel Coutu, Julie Bourgault et Annick Desjardins, Droit fédéral du travail, Cowansville, Éd. Yvon Blais, 2011, affirment que (à la page 150) :

Dans l’évaluation de la progression des sanctions, l’arbitre doit tenir compte du principe de l’incident culminant. Ce principe demeure applicable lorsque l’employé commet plusieurs manquements qui, sans être liés entre eux, sont de même nature.

(références omises)

[30]  Les auteurs ne s’entendent donc pas sur le degré de similitude des comportements qui doivent avoir fait l’objet d’une sanction afin de donner ouverture à l’application de la doctrine de l’incident culminant. Une sentence arbitrale citée par le procureur de M. Reyes lors de l’audience suggère même la présence de deux courants contradictoires à ce sujet au sein de la jurisprudence arbitrale : Centre de la petite enfance (CPE) Luminou et Syndicat des travailleuses et des travailleurs des Centres de la petite enfance de Montréal et de Laval (STCPEML-CSN), AZ-50451878, aux paragraphes 160 à 179. Il m’est donc difficile de conclure à la présence d’une jurisprudence constante énonçant une règle rigide qui aurait rendu déraisonnable, en l’absence de motivation persuasive, toute décision contraire.

[31]  De toute manière, la détermination du caractère juste d’un congédiement exige que l’arbitre évalue l’ensemble des circonstances, comme le démontrent les extraits cités plus haut des arrêts Wilson et Gatineau. Dans un tel domaine, le précédent exerce nécessairement une contrainte juridique plus faible.

[32]  La deuxième étape de l’analyse consiste à déterminer si la décision contestée est raisonnable. En l’espèce, la lecture de la sentence arbitrale dans son ensemble ne démontre pas que l’arbitre s’est senti lié par une règle rigide qui exclurait la prise en compte du concept d’incident culminant lorsque les infractions antérieures sont de nature différente. Il n’est donc pas possible d’isoler une erreur de droit que l’on pourrait ensuite qualifier de fatale. Sa décision est donc raisonnable.

[33]  L’arbitre débute la section pertinente de sa sentence en établissant les faits et en évaluant la gravité des fautes commises par M. Reyes. Il juge que la gravité de ces fautes est minimale et justifierait tout au plus une suspension « d’une journée, voire de deux ou trois jours ». Selon lui, le congédiement était une sanction démesurée, puisqu’un employeur raisonnable n’aurait pas perdu confiance envers M. Reyes. Il n’y a pas eu, aux dires de l’arbitre, gradation des sanctions.

[34]  L’arbitre se penche ensuite sur l’argument de la demanderesse concernant l’incident culminant. Il est vrai qu’au paragraphe 219 de la sentence, l’arbitre écrit que « les mesures disciplinaires antérieures servies au plaignant ne pouvaient être prises en compte par l’employeur parce qu’elles ne concernaient que la qualité de travail de réparation du plaignant, et non son comportement. » Cependant, dans les paragraphes qui suivent, l’arbitre procède à une évaluation globale de la situation. Au paragraphe 222, il écrit que « [d]es fautes antérieures de nature très différentes entre elles peuvent parfois être prise [sic] en compte dans le choix de la sanction appropriée ». La juxtaposition de ces deux affirmations démontre que l’arbitre n’exclut pas les mesures disciplinaires antérieures de son évaluation, mais qu’il juge qu’en l’espèce, elles ne justifient pas le congédiement puisqu’elles portent sur des questions de performance et non de comportement. Pour l’arbitre, le critère déterminant est que l’ensemble du dossier doit rendre improbable la réhabilitation de l’employé. Or, à la lumière des faits, l’arbitre constate qu’on ne peut parvenir à une telle conclusion à l’égard de M. Reyes.

[35]  L’évaluation du caractère approprié d’une sanction est au cœur de la compétence spécialisée de l’arbitre. En l’espèce, l’arbitre a soupesé l’ensemble des facteurs pertinents. Rien n’indique qu’il ait outrepassé les contraintes factuelles et juridiques qui encadraient sa mission. Plus précisément, une lecture attentive de la sentence démontre que l’arbitre n’a pas opposé un refus catégorique à la prise en compte des incidents antérieurs impliquant M. Reyes, mais qu’il a conclu que ceux-ci, étant donné le contexte, ne contribuaient pas à justifier le congédiement.

[36]  La demanderesse s’en prend également aux remarques de l’arbitre, au paragraphe 198 de la sentence, concernant sa politique de « tolérance zéro » en matière de violence en milieu de travail. L’arbitre a statué qu’une telle politique ne permettait pas de faire échec à l’exigence de proportionnalité de la sanction. Je ne vois rien de déraisonnable dans une telle affirmation. En concluant ainsi, l’arbitre n’a pas banalisé la violence en milieu de travail. Il a simplement rappelé que la violence, quel que soit son degré de gravité, n’entraînait pas automatiquement le congédiement. Il a examiné soigneusement les faits reprochés à M. Reyes et a conclu qu’une suspension d’au plus quelques jours aurait été juste.

[37]  La demanderesse a donc échoué à démontrer le caractère déraisonnable de la sentence arbitrale.

C.  L’ordonnance de réintégration

[38]  La demanderesse soutient également que l’arbitre a erré en ordonnant la réintégration de M. Reyes dans son emploi. En réalité, ce moyen comporte deux volets : l’arbitre aurait statué ultra petita et l’exécution de son ordonnance serait impossible. Quant au premier volet, la demanderesse affirme que M. Reyes aurait explicitement renoncé, devant l’arbitre, à demander la réintégration. Quant au deuxième volet, elle souligne que M. Reyes n’est pas en mesure de reprendre le travail, qu’il a reçu une indemnisation en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, RLRQ, c A-3.001 [la Loi], et qu’il aurait perdu le droit à la réintégration en raison de l’écoulement du délai prévu à l’article 240 de cette Loi. La demanderesse ajoute que, selon l’arrêt Vavilov, la norme de la décision correcte devrait s’appliquer, puisqu’il s’agit d’un « conflit de compétence » entre deux organismes administratifs.

[39]  J’estime que la situation ne constitue pas un conflit de compétence envisagé aux paragraphes 63 et 64 de l’arrêt Vavilov. L’arbitre ne prétend pas statuer sur des droits qui découlent d’une loi autre que sa loi constitutive. Il n’exerce pas une compétence attribuée exclusivement à un autre organisme. L’exception mentionnée aux paragraphes 63 et 64 de l’arrêt Vavilov ne s’applique pas du seul fait qu’un décideur tient compte de règles ou de principes qui ne tirent pas leur origine de sa loi constitutive. C’est donc la norme de la décision raisonnable qui s’applique.

[40]  Pour bien saisir pourquoi les arguments de la demanderesse sont mal fondés, il est préférable de débuter l’analyse par la question de l’impossibilité d’exécution. À cet égard, les conclusions de la sentence arbitrale devraient constituer le point de départ de l’analyse. Ces conclusions démontrent que l’arbitre était conscient des difficultés qui pouvaient découler de la lésion professionnelle de M. Reyes. Dans leur partie pertinente, elles se lisent comme suit :

[236] ANNULE le congédiement imposé au plaignant par l’employeur,

[…]

[238] ORDONNE la réintégration de [sic] plaignant dans son poste dans la mesure où son état de santé le permet,

[239] RÉSERVE JURIDICTION pour décider de l’à-propos d’une mesure pour contrebalancer les effets du congédiement ou à y remédier si le plaignant ne peut être réintégré dans son poste,

[41]  La sentence n’ordonne donc pas la réintégration sans condition de M. Reyes. L’arbitre était conscient que les dispositions de la Loi pouvaient faire échec à la réintégration si l’état de santé de M. Reyes ne s’améliorait pas ou en raison de l’écoulement des délais. Il a donc prévu une conclusion subsidiaire : si la réintégration devient impossible, les parties peuvent s’adresser à lui à nouveau afin qu’il détermine une autre sanction.

[42]  Je ne vois rien de déraisonnable à un tel agencement des conclusions de la sentence arbitrale. En concluant comme il l’a fait, l’arbitre ne s’est pas arrogé la compétence de statuer sur les droits de M. Reyes en vertu de la Loi. Il s’est borné, comme le lui permet le Code, à constater le caractère injuste du congédiement de M. Reyes et à indiquer des réparations appropriées. Étant donné l’incertitude concernant l’état de santé de M. Reyes et la possibilité d’être réintégré, l’arbitre pouvait raisonnablement réserver sa juridiction pour ordonner d’autres réparations.

[43]  Dans ce contexte, les arguments de la demanderesse selon lesquels l’arbitre aurait statué ultra petita ou rendu une ordonnance que M. Reyes ne réclamait pas prennent une couleur différente. Étant donné que l’audience devant l’arbitre n’a pas été transcrite, la seule preuve des affirmations de la demanderesse se trouve dans l’affidavit de sa représentante, qui écrit que « le défendeur, tout comme son procureur, ont indiqué à l’arbitre qu’ils ne souhaitaient pas la réintégration », sans préciser le contexte de ces déclarations. À cet égard, il est tout à fait possible que M. Reyes ait fait des déclarations de cette nature pour attirer l’attention de l’arbitre sur la nécessité de prévoir des réparations subsidiaires à la réintégration, étant donné son état de santé et sa situation juridique en vertu de la Loi. Même à supposer que M. Reyes ait formellement renoncé à la réintégration, les conclusions de la sentence n’excèdent pas ce que
M. Reyes recherchait, puisqu’elles comportent la possibilité de revenir devant l’arbitre pour obtenir une réparation alternative si la réintégration s’avère impossible.

[44]  De plus, rien n’indique que la demanderesse ait fait valoir devant l’arbitre les arguments qu’elle présente aujourd’hui concernant l’impossibilité de la réintégration, alors que l’arbitre donne un résumé détaillé des arguments présentés par chaque partie. La situation s’apparente donc à une tentative de soulever un nouvel argument dans le cadre d’une demande de révision judiciaire. 

[45]  Quoi qu’il en soit, si la réintégration est devenue impossible en raison de l’écoulement des délais prévus par la Loi, les parties n’ont qu’à saisir à nouveau l’arbitre pour lui demander de substituer une autre réparation convenable.

III.  Conclusion

[46]  Étant donné que la demanderesse n’a pas réussi à démontrer que la sentence arbitrale était déraisonnable, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[47]  Les parties ont laissé les dépens à l’appréciation de la Cour. Dans l’exercice de ma discrétion, j’estime qu’une somme de 2000 $ est raisonnable.


JUGEMENT dans le dossier T-734-19

LA COUR STATUE que :

1.  La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.  La demanderesse est condamnée à payer au défendeur une somme de 2000 $ à titre de dépens, incluant les taxes et les débours.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-734-19

INTITULÉ :

SERVICE D’ADMINISTRATION P.C.R. LTÉE c JOSÉ MIGUEL REYES CASTILLO

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (oNTARIO), mONTRÉAL (qUÉBEC) ET Québec (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 mai 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 2 juin 2020

COMPARUTIONS :

Guy Dussault

Pour la demanderesse

 

Alex Villemure

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cain Lamarre

Québec (Québec)

Pour la demanderesse

 

Lévesque Jurisconsult inc.

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

 

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