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Dossier : IMM-2466-20

Référence : 2020 CF 669

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 juin 2020

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

AFSHIN IGHANI MALEKI

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le 12 mai 2020, le commissaire Puddicombe de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a ordonné la mise en liberté du défendeur. La Cour a accordé un sursis à l’exécution de cette décision le 15 mai 2020 et a accéléré l’instruction de la présente demande de contrôle judiciaire. Le défendeur est en détention depuis le 28 janvier 2020.

[2] Le défendeur, un citoyen de l’Iran, a obtenu un visa de résident permanent en 1991 et est entré au Canada à l’âge de 20 ans dans la catégorie des réfugiés au sens de la Convention. Depuis, il a des échanges fréquents avec les autorités en matière d’application de la loi et d’immigration.

[3] En 2002, un rapport d’interdiction de territoire pour grande criminalité a été rédigé en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, et une mesure d’expulsion a été prise par la suite. En appel, la mesure a fait l’objet d’un sursis selon certaines conditions, qui devaient être réexaminées cinq ans plus tard. En 2007, avant l’expiration du délai de cinq ans, le ministre a interjeté appel en vue d’annuler le sursis, lequel a été accueilli au motif que le défendeur n’avait pas respecté les conditions auxquelles était assujetti le sursis à l’exécution de sa mesure de renvoi.

[4] À l’heure actuelle, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) demande au ministre en vertu de l’alinéa 115(2)a) de la Loi de délivrer un avis indiquant que le défendeur constitue un danger pour le public au Canada et que, malgré son statut protégé, il peut être renvoyé dans un pays où il risque la persécution, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités.

[5] Le défendeur compte 18 condamnations au criminel, notamment pour fraude, possession de narcotiques (marijuana), agression, menaces de causer la mort ou des lésions corporelles, possession de biens criminellement obtenus de moins de 5 000 $, possession d’une substance interdite (cocaïne et marijuana), possession d’une arme à feu ou de munitions, possession d’une arme à feu à autorisation restreinte et de munitions, trafic, possession en vue d’en faire le trafic, possession non autorisée d’armes prohibées ou à autorisation restreinte (deux chefs), possession d’une substance inscrite (deux chefs) et possession d’une arme à feu ou d’une arme, en contravention d’une ordonnance.

[6] Pendant qu’il était en détention pour les crimes qu’il a perpétrés, le défendeur a commis de nombreuses autres infractions visées par la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20, notamment des agressions et des menaces. L’avis de danger indique à juste titre que les renseignements liés à son incarcération [traduction] « démontraient que le défendeur, alors qu’il était incarcéré, ne respectait pas les règles, avait un comportement récalcitrant et menaçant et avait des problèmes avec ses pairs ». L’avis comprend aussi des notes du personnel correctionnel indiquant que le défendeur [traduction] « a connu des périodes pendant lesquelles il respectait les règles et avait un comportement respectueux » et qu’il [traduction] « a eu un bon comportement pendant plusieurs mois avant son évaluation finale d’août 2016 ».

[7] Le contrôle des motifs de la détention du défendeur a eu lieu le 30 janvier, le 6 février, le 28 février, le 27 mars et le 24 avril, avant la décision faisant l’objet du présent contrôle. Chaque fois, il a été conclu que le défendeur constituait un danger pour le public et sa détention a été maintenue.

[8] Le contrôle du 24 avril 2020 a été effectué par le commissaire Puddicomb, et le défendeur a fait valoir que le centre New Visions Recovery Society [New Visions] serait une solution de rechange à la détention. Le commissaire a déclaré que le défendeur pourrait bénéficier de la solution de rechange proposée, mais qu’il avait trop de questions pour déterminer si elle pouvait atténuer les risques posés par le défendeur. Il a indiqué que le témoignage d’un représentant de New Visions présenterait un avantage. En particulier, le commissaire était préoccupé par le niveau de supervision et de l’existence de programmes à New Visions.

[9] À l’audience du 12 mai 2020, le directeur général de New Visions, Justin Thomas, a témoigné. Il a été interrogé précisément sur ces deux préoccupations.

[10] M. Thomas a déclaré que les maisons sont dotées de personnel 24 heures par jour et que chaque installation comporte deux sorties, une à l’arrière et une à l’avant, et que chacune est visible depuis le bureau de l’entrée et la salle de séjour. Il a déclaré que le départ de toute personne est signalé à la GRC, au bureau de cautionnement, à l’agent d’immigration ou à toute autre personne concernée. Il y a des appels de noms tout au long de la journée. L’installation est fermée à clé la nuit, mais peut être ouverte depuis l’intérieur. À la question de savoir [traduction] « si une personne avait déjà quitté l’installation », il a répondu [traduction« beaucoup ». À la question de savoir [traduction] « combien de personnes sont habituellement ASP dans un mois donné », il a répondu [traduction] « environ 20 ». À la question de savoir s’il savait [traduction] « combien de personnes ont été retrouvées par la suite et après combien de temps », il a répondu ce qui suit : [traduction] « Personne n’est retrouvé dans les cinq heures. Pour certains, ça peut prendre une semaine ».

[11] Il convient de souligner qu’à l’instruction de la requête en sursis, l’avocate du défendeur a affirmé que la transcription était inexacte et que le directeur général avait dit en fait que la plupart des personnes étaient retrouvées dans un délai de cinq heures. Au bout du compte, cela n’a aucune incidence. Le fait est que de nombreux résidants quittent les lieux sans permission et que la plupart sont retrouvés.

[12] M. Thomas a déclaré que lorsqu’un membre du personnel de New Visions s’aperçoit qu’un résident est absent, il appelle la GRC, établit un numéro de dossier de police et fournit un rapport, y compris sur les vêtements que portait le résident. Il fournit une photo du résident si un agent se déplace sur les lieux. Enfin, M. Thomas a déclaré ce qui suit : [traduction] « Puis, nous devons aussi écrire une lettre au superviseur du cautionnement ou à l’agent d’immigration pour indiquer, vous savez, ce qui l’a amené à – sortir ou incident (inaudible) qui est survenu auparavant, alors nous devons écrire un rapport et l’envoyer par télécopieur dans les 24 heures, mais l’appel téléphonique est fait immédiatement dès que l’on découvre qu’il est ASP ».

[13] M. Thomas a déclaré que les programmes offerts par New Visions comprennent une thérapie cognitivo-comportementale, une thérapie comportementale dialectique, des programmes de gestion de la colère, des programmes d’aide aux personnes en deuil, ainsi que des programmes de traitement de la co‑dépendance. Il a indiqué que l’installation offre des thérapies de groupe et des consultations individuelles sur rendez-vous. Il a ajouté ce qui suit :

[traduction] Il s’agit d’une maison de réhabilitation, et non d’un centre de traitement, alors tous nos programmes sont des programmes de base seulement. Nous n’offrons pas de programmes intensifs.

[14] M. Thomas a déclaré que bien que ces programmes soient offerts au défendeur, ce dernier doit observer une quarantaine de deux semaines en raison de la pandémie actuelle et ne participera pas aux programmes durant cette période.

[15] M. Thomas a déclaré que New Visions accueille souvent des détenus de l’immigration libérés sous conditions et que les membres du personnel de l’installation sont à l’aise de communiquer avec l’ASFC dès que les conditions de mise en liberté ne sont pas respectées.

[16] M. Thomas a aussi déclaré que les membres du personnel communiquent avec la GRC dès qu’un résident profère des menaces ou fait preuve de violence, et que ce dernier est expulsé de la maison immédiatement.

[17] Dans la décision qui fait l’objet du présent contrôle, le commissaire Puddicomb a conclu que New Visions était une solution de rechange appropriée à la détention. En ce qui concerne ce programme, le commissaire a conclu ce qui suit :

[traduction] M. Ighani a une tendance établie à la violence et aux menaces de violence. Les programmes qui seraient offerts à New Visions aborderaient donc ce problème sous-jacent. Ce sont les problèmes de colère et de contrôle des impulsions qui doivent selon moi être abordés dans le cas de M. Ighani, et ils sont prêts à lui offrir ces services. Les programmes qui seraient offerts contribueraient donc largement à éliminer le risque sous-jacent que représente M. Ighani.

[18] Le commissaire déclare que le fait que les portes ne sont pas verrouillées et que le défendeur pourrait partir [traduction] « en tout temps s’il le veut » est troublant, mais il [traduction] « prend aussi en considération le fait que de quitter l’installation ne serait pas du tout à son avantage ». Il s’inquiète aussi du fait qu’il n’y a pas de caméra ni de gardien aux portes, mais il y a des appels de noms réguliers et les sorties sont visibles par le personnel. Il résume ainsi ses conclusions :

[traduction]

Ce n’est pas idéal, mais j’accorde beaucoup de poids aux programmes qui peuvent être offerts. Plusieurs personnes ont quitté l’établissement, mais, comme je l’ai dit, il ne serait vraiment pas à l’avantage de M. [Ighani] Maleki de le faire.

Bien que certaines personnes ou plusieurs personnes soient parties, M. Thomas a déclaré que la plupart sont retrouvées peu de temps après […] Alors, tout cela pour dire que bien que M. Ighani Maleki puisse sortir, s’il le fait, il est probable que son départ sera signalé très rapidement et que les autorités le trouveront peu de temps après.

[…]

Ainsi, le type de programmes offerts à M. Ighani Maleki à New Visions, la supervision qu’ils assurent sur le site combinée au couvre-feu, la politique de tolérance zéro à l’égard de la violence et les autres restrictions en place, leur volonté et leur intention de communiquer avec l’Agence des services frontaliers du Canada ou même la GRC dès que possible si les circonstances le justifient, ainsi que le témoignage de M. Thomas selon lequel les personnes qui sont parties ont été retrouvées relativement rapidement par la suite, sont tous des éléments qui réduisent selon moi le risque pour la société canadienne à un niveau acceptable.

Je suis aussi très conscient des décisions de la Cour fédérale qui indiquent que, dans des situations de danger, il faut que les conditions imposées éliminent pratiquement le risque. Je conclus que l’obligation des résidents de New Visions de respecter les programmes et les règles de la maison, en plus du signalement régulier à l’Agence des services frontaliers du Canada, élimineraient pratiquement le risque que pose M. Ighani Maleki à la société.

[19] Nul ne conteste que la décision faisant l’objet du présent contrôle est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[20] La Cour suprême explique au paragraphe 87 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], que « le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable tient dûment compte à la fois du résultat de la décision et du raisonnement à l’origine de ce résultat ».

[21] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, qui a été rendu en même temps que l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires expliquent, au paragraphe 31, que lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision devrait d’abord examiner les motifs, pour s’assurer que le raisonnement repose sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle au regard des faits et du droit :

La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[22] Le ministre soutient que la décision du commissaire est déraisonnable. Voici un résumé de sa thèse, figurant au paragraphe 48 de son mémoire :

[traduction] Le directeur de l’installation résidentielle désignée par le commissaire reconnaît que 20 résidents quittent l’installation chaque mois. Étant donné les nombreux antécédents de violence du défendeur et son mépris répété à l’égard des règles et des conditions, combinés à son refus d’assumer la responsabilité de ses crimes, il est déraisonnable pour le commissaire d’établir qu’une résidence à New Visions atténuerait le danger que représente le défendeur pour le public et la probabilité qu’il se soustraie à son renvoi.

[23] En réponse, le défendeur affirme qu’en ce qui concerne le nombre de résidents en ASP, le ministre semble soutenir que [traduction] « la solution de rechange à la détention n’atténue pas suffisamment le motif de détention selon lequel le défendeur se soustraira vraisemblablement à son renvoi ». Son avocate souligne à juste titre que son client n’a jamais présenté un risque de fuite; lors des contrôles des motifs de détention, le ministre était plutôt d’avis que le défendeur était susceptible de commettre un autre crime potentiellement violent et qu’il [traduction] « risquerait de se soustraire aux futures procédures d’immigration parce qu’il serait empêtré dans le système de justice pénale » ou incarcéré. Par conséquent, le motif selon lequel il se soustraira vraisemblablement au renvoi repose sur celui selon lequel il constitue un danger pour le public.

[24] À ce titre, la question centrale est celle de savoir si la décision du commissaire selon laquelle New Visions constitue une solution de rechange viable qui [traduction] « élimine pratiquement » le danger est une décision raisonnable au vu de la preuve.

[25] À mon avis, le commissaire a expliqué pourquoi les programmes offerts par New Visions [traduction] « contribueraient largement à éliminer le risque sous-jacent » que représente le défendeur, réduisant ainsi le risque pour les autres résidents ainsi que le public en général. Il a fait remarquer que New Visions est doté d’une politique d’expulsion après un seul manquement. Tout comportement violent du défendeur à la résidence entraînera immédiatement son retour en détention. Si cela devait se produire, il y a tout lieu de croire que le défendeur s’enfuirait de la résidence; toutefois, le commissaire a souligné que la plupart des personnes sont appréhendées rapidement, ce qui entraînerait là encore son retour en détention.

[26] À vrai dire, là où le raisonnement du commissaire est troublant est lorsqu’il affirme que bien que le défendeur puisse simplement partir, [traduction] « le fait de quitter l’installation ne serait pas du tout à son avantage ». Malheureusement, le défendeur commet depuis longtemps des actes qui ne sont pas à son avantage. Bien que le défendeur ait contrevenu aux règles par le passé, le commissaire a accepté l’observation de son avocate selon laquelle, maintenant qu’il comprend les conséquences, il est plus susceptible de respecter les règles.

[traduction] Je tiens aussi compte des arguments présentés par l’avocate selon lesquels M. Maleki ou Ighani Maleki a eu recours aux services d’un avocat dans tous les aspects du processus d’immigration. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’il va respecter toutes les conditions de la mise en liberté, mais je suis d’avis que cela démontre qu’il est investi dans le processus et qu’il comprend pleinement les conséquences qu’il subira s’il ne respecte pas les conditions imposées. Je conviens avec l’avocate que sa participation au processus d’immigration ne démontre pas qu’il est alerte et prêt à participer aux procédures qui l’attendent.

[27] Si je n’avais disposé d’aucun autre élément qui me permette de conclure que le défendeur respectera vraisemblablement les règles, j’aurais conclu que ce raisonnement ne suffit pas. Il ressort du dossier que le défendeur a été représenté par avocat dans le cadre de son procès au criminel et, pourtant, cela n’a pas suffi pour qu’il agisse dans son intérêt supérieur par la suite.

[28] Toutefois, il existe une preuve supplémentaire au dossier qui appuie la conclusion du commissaire, à savoir, comme il est indiqué au paragraphe 6 ci-dessus, qu’il a récemment collaboré avec les agents correctionnels et respecté les règles et directives. Même si le commissaire ne l’a pas précisément mentionné, cet élément appuie sa conclusion selon laquelle le défendeur est susceptible d’observer toutes les conditions de mise en liberté.

[29] Pour ces motifs, je conclus que la décision est raisonnable et que la demande doit être rejetée.

[30] Le défendeur a proposé que la question suivante soit certifiée :

[traduction] Lorsqu’une personne est détenue en vertu de l’alinéa 58(1)b) de la LIPR parce qu’elle constitue un danger pour le public, la solution de rechange proposée à la détention doit‑elle éliminer pratiquement, plutôt que selon la norme de la prépondérance des probabilités, le danger avant que la mise en liberté puisse être ordonnée?

[31] Le ministre s’est opposé à la certification de la question soulevée. Compte tenu du fondement de ma conclusion en l’espèce, la question ne serait pas déterminante dans le cadre d’un appel, et elle ne peut donc pas être certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2466-20

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, que le sursis à la mise en liberté est levé et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »



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