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Date : 20200427


Dossier : 20-T-2

Référence : 2020 CF 557

Ottawa (Ontario), le 27 avril 2020

En présence de monsieur le juge Simon Noël

ENTRE :

L’HONORABLE MICHEL GIROUARD

Requérant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Intimé

ORDONNANCE ET MOTIFS

(Art. 18.1 de la Loi sur les Cour fédérales

et Règles 300 et ss. des Règles des Cours fédérales)

I.  Survol

[1]  Par ordonnance, en date du 13 février 2020 (2020 CF 248), la Cour a suspendu cette requête en prorogation de délai jusqu’à ce que le ministre de la Justice (« le Ministre ») émette sa réponse aux recommandations incluses dans le rapport de la Commission d’examen de rémunération des juges (« la Commission »).

[2]  Le 27 février 2020, le Ministre a rendu publique la « réponse du gouvernement au rapport de la Commission d’examen de la rémunération des juges sur la question de suspendre l’accumulation d’années de service ouvrant droit à la pension pour les juges dont la révocation a été recommandée par le Conseil canadien de la magistrature ».

[3]  Plus précisément, dans sa réponse sur le sujet de l’applicabilité des nouvelles dispositions aux juges qui font déjà l’objet d’une recommandation de révocation au moment de leur entrée en vigueur au para 29 dudit rapport, le Ministre a noté que « […] la Commission voulait plus précisément dire qu’il ne serait peut-être pas équitable que les modifications proposées soient applicables aux juges qui font déjà l’objet d’une recommandation de révocation, au moment de leur entrée en vigueur ». En conséquence, le Ministre a conclu ainsi :

Les modifications proposées seront donc mises en œuvre de façon à ne pas s’appliquer qu’aux juges qui feront l’objet d’une recommandation de révocation à la date d’entrée en vigueur ou après celle-ci.

II.  Prétentions des parties

[4]  À la suite de la réponse du Ministre, le requérant a soumis un mémoire supplémentaire dans lequel il demande à cette Cour de :

  1. Prendre acte de l’interprétation ministérielle à l’effet que la réponse ne le vise pas et de suspendre la demande de contrôle judiciaire; ou
  2. Prendre acte de l’interprétation ministérielle à l’effet que la réponse le vise et en conséquence d’accueillir la demande d’extension de délai et d’autoriser le dépôt de la demande de contrôle judiciaire.

[5]  L’intimé a riposté en soumettant que le requérant n’a pas l’intérêt légal pour initier une demande de contrôle judiciaire tant du rapport de la Commission que de la réponse du Ministre. L’intimé rappelle que la requête en prorogation de délai est inconcevable : (i) puisque le requérant n’a pas donné des explications raisonnables pouvant justifier son retard; et (ii) puisque la demande de contrôle judiciaire est vouée à l’échec car le rapport de la Commission est à titre consultatif et qu’il ne s’agit pas d’une « décision » au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch F-7.

III.  Analyse

[6]  Tout simplement, le requérant demande à la Cour, dans le cadre de la présente requête en prorogation de délai, d’interpréter la réponse du Ministre afin de déterminer si les modifications proposées le concernent. La Cour a référé ci-haut à certains extraits de la réponse du Ministre et elle n’entend pas interpréter ce qui est explicitement écrit; ceci n’est pas le rôle de la Cour.

[7]  Le rôle de la Cour dans ce dossier est plutôt de faire les déterminations appropriées concernant la requête en prorogation de délai. Pour ce faire, on doit évaluer quatre (4) critères :

  1. Le requérant a-t-il manifesté une intention constante de contester le rapport de la Commission?
  2. La demande a-t-elle un certain fondement?
  3. L’intimé a-t-il subi un préjudice en raison du retard du requérant? et
  4. Le requérant a-t-il présenté une explication raisonnable justifiant son retard?

[8]  Chacun de ces critères doit être évalué en tenant compte de l’intérêt de la justice (voir Procureur général du Canada c Larkman, 2012 CAF 204, aux paras 61-62).

[9]  Bien que le requérant explique de façon raisonnable le pourquoi du retard et démontre qu’il avait une intention constante de contester le rapport de la Commission, je considère que sa demande comme telle n’a ultimement pas le fondement pour avoir une chance de réussir.

[10]  La demande de contrôle judiciaire vise un commentaire dans le rapport qui traite du moment où la modification législative proposée entrerait en vigueur. Plus précisément, à savoir si ladite modification s’appliquerait à tout juge dont la révocation a été recommandée par le Conseil canadien de la magistrature (« Conseil ») avant la sanction royale de cette modification législative (voir paras 25 et 29 du rapport de la Commission).

[11]  Sur ce point, la Commission se limite à « […] souligner qu’il serait regrettable que la présentation du Ministre et les conclusions du présent rapport aient une incidence négative sur ceux qui font l’objet de délibérations et de recommandations de la part du Conseil canadien de la magistrature […] » (voir para 29 dudit rapport).

[12]  Le rapport de la Commission est une étape parmi d’autres, tel que prévu à l’article 26 de la Loi sur les juges, LRC (1985) ch J-1. La réponse du Ministre a suivi le rapport de la Commission et, tel que relaté ci-haut, commente spécifiquement le para 29 du rapport. À ce sujet, l’intimé, dans son mémoire supplémentaire, a pris la peine de citer la conclusion du Ministre concernant le para 29 du rapport, tout en soulignant en grande partie la dernière phrase de la réponse du Ministre à cet égard :

« Quoi qu’il en soit le gouvernement est d’avis qu’il serait approprié de mettre en œuvre les modifications proposées de manière à respecter l’esprit du rapport de la Commission. Les modifications proposées seront donc mises en œuvre de façon à ne s’appliquer qu’aux juges qui feront l’objet d’une recommandation de révocation à la date d’entrée en vigueur ou après celle-ci. »

[13]  L’intimé précise que, pour lui, la réponse du Ministre est claire et ne suscite aucune difficulté d’interprétation (voir para 13 de son mémoire supplémentaire).

[14]  Dans le cadre du processus établi à l’article 26 de la Loi sur les juges, il est prévu que le rapport de la Commission soit déposé devant chaque chambre du Parlement pour étude et que par la suite, selon la décision du Ministre, un projet de loi mettant en œuvre la réponse du Ministre soit déposé.

[15]  De tout ceci, on note que la demande de contrôle judiciaire du requérant vise un commentaire contenu dans le rapport de la Commission. On voit aussi que le rapport est une étape parmi d’autres dans le processus mis de l’avant par l’article 26 de la Loi sur les juges. Mais en plus, l’intimé articule explicitement devant cette Cour que la réponse du Ministre au sujet du commentaire est « claire » et qu’il n’existe « aucune difficulté d’interprétation ».

[16]  Tenant compte de tout ceci, la demande de contrôle judiciaire est sans fondement et il ne serait donc pas dans l’intérêt de la justice d’accorder cette requête en prorogation de délai. En conséquence, je la rejette sans frais car aucune demande à cet effet n’a été faite.

IV.  Obiter

[17]  À titre d’obiter, je me dois de commenter au sujet des actions prises par le Conseil dans ce contexte. Le 2 mars 2020, dans les jours suivant la réponse du Ministre, le Conseil a publié un communiqué de presse commentant la réponse du Ministre au rapport de la Commission :

Communiqués de presse -- Ottawa, 2 mars 2020

Commentaires du Conseil canadien de la magistrature sur les règles proposées à l’égard des pensions des juges en cas d'inconduite

La proposition du ministre de la Justice de bloquer ou geler le nombre des années de service donnant droit à une pension pour les juges accusés d’inconduite est une mesure attendue depuis longtemps qui arrive à point nommé, selon le Conseil canadien de la magistrature.

Le Conseil plaide en faveur d’une réforme du processus disciplinaire de la magistrature depuis plus de deux ans, insistant pour que le processus soit plus efficace et moins coûteux pour les Canadiens. En 2018, dans son premier discours en tant que juge en chef, le très hon. Richard Wagner, le président du Conseil, a indiqué qu’il s’agissait d’une priorité. Le Conseil collabore avec le ministère de la Justice pour renforcer le processus de gestion des plaintes contre les juges nommés par le fédéral.

En réponse à l’appel à la réforme du Conseil, le ministre de la Justice a proposé un projet de loi qui gèlerait ou bloquerait le nombre d’années de service des juges donnant droit à une pension dès que le Conseil canadien de la magistrature recommande leur révocation. Ce projet de loi vise à éviter la perception que les juges qui contestent une recommandation de révocation le font seulement pour recevoir des prestations de retraite bonifiées en prolongeant le processus de révocation. Le but ultime est de préserver la confiance du public envers la magistrature.

Compte tenu de la nature urgente de ce projet de loi, le ministre a demandé à la Commission d’examen de la rémunération des juges de l’examiner et d’en faire un compte-rendu, ce qu’elle a fait. Elle a conclu que la proposition constituait une mesure raisonnable. Cependant, elle a exprimé une préoccupation concernant l’effet potentiel sur les juges qui font déjà l’objet d’une recommandation de révocation.

En fonction de cette observation de la Commission, le ministre a modifié son projet de loi pour qu’il ne vise que les juges qui font l’objet d’une recommandation de révocation au moment de son adoption ou par la suite.

Cette modification préoccupe le Conseil, parce qu’elle a pour effet que les règles proposées ne s’appliqueraient pas aux juges qui font déjà l’objet d’une recommandation de révocation. Selon le Conseil, aucune raison de principe ne justifie cette distinction. Celui-ci craint que les règles telles qu’elles sont proposées à l’heure actuelle ratent l’objectif pressant d’éliminer toute incitation pour un juge dont la révocation a été recommandée, mais qui n’a pas encore été révoqué, à rallonger le processus. Il est dans l’intérêt du public que le risque lié aux tactiques dilatoires aux dépens des Canadiens soit complètement éliminé.

En conséquence, le Conseil canadien de la magistrature exhorte le ministre à mettre en œuvre sa proposition initiale.

(Conseil canadien de la magistrature, communiqué, « Commentaires du Conseil canadien de la magistrature sur les règles proposées à l’égard des pensions des juges en cas d'inconduite » (2 mars 2020), en ligne : <https://cjc-ccm.ca/fr/nouvelles/commentaires-du-conseil-canadien-de-la-magistrature-sur-les-règles-proposées-légard-des>.)

[18]  Tel que relaté, le Conseil se dit d’accord avec certains aspects de la réponse du Ministre, mais exprime son désaccord quant au moment où les modifications devraient prendre effet. Le Conseil explique son désaccord avec le Ministre au sujet de la mise en effet et « exhorte le Ministre à mettre en œuvre sa proposition initiale ».

[19]  Il est tout de même étonnant de voir le Conseil, organisme qui émet les conclusions de révocation en matière disciplinaire de juge, s’ingérer dans un processus consultatif législatif mis sur pied par la Loi sur les juges. Bien qu’il soit l’organisme judiciaire d’enquête et de décisions concernant les plaintes dirigées contre les juges, le Conseil se permet quand même de s’opposer à la réponse du Ministre aux recommandations de la Commission concernant une modification législative touchant les conséquences d’une décision qu’ils ont déjà émise. Il me semble y avoir à sa face même un conflit apparent : le Conseil ne peut porter deux chapeaux en même temps. Ou bien, il est un tribunal décidant de plaintes dirigées contre les juges de cours supérieures ou encore, il est un organisme de pression. Il est évident selon moi que ces rôles distincts ne peuvent pas s’entremêler. Cela étant dit, au-delà d’identifier ce problème, si jamais le Ministre envisage des changements législatifs à la Loi sur les juges, ce n’est pas mon rôle de lui dire quoi faire à ce sujet.

[20]  Par ailleurs, si le Conseil a un rôle à jouer à cet effet malgré les circonstances décrites ci-haut, il aurait pu comparaitre devant la Commission comme l’ont fait l’Association des juges des cours supérieures, les protonotaires de la Cour fédérale et le juge Girouard. Il y a un processus mis de l’avant par la Loi sur les juges et le recours à des communiqués de presse n’apparait pas être conforme à ce processus mis de l’avant par le Parlement en réponse à la décision de la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de IPE; Renvoi relatif à l'indépendance et à l'impartialité des juges de la Cour provinciale de IPE, [1997] 3 RCS 3. Tenter d’influencer le Ministre à l’extérieur du processus prévu par la loi n’est pas l’attribut du judiciaire selon moi.

[21]  Ayant dit en obiter ce qui selon moi ne pouvait passer sous silence étant donné ma décision du 13 février 2020 et le délibéré qui s’en suit, je m’en tiens à ces commentaires.


ORDONNANCE

SUR LA BASE DES MOTIFS CI-HAUT RELATÉS, je conclus ainsi :

  1. La requête pour proroger le délai de dépôt d’un avis de demande est rejetée.

"Simon Noël"

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

20-T-2

INTITULÉ :

L’HONORABLE MICHEL GIROUARD c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

REQUÊTE ÉCRITE CONSIDÉRÉE À OTTAWA (ONTARIO) SUITE AUX RÈGLES 359, 364 et 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES, DORS/98-106

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE SIMON NOËL

DATE DES MOTIFS :

Le 27 avril 2020

PRÉTENTIONS ÉCRITES PAR :

Me Gérald R. Tremblay

Me Louis Masson

POUR LE REQUÉRANT

(L’HONORABLE MICHEL GIROUARD

 

Me Pascale-Catherine Guay

Me Claude Joyal

Me Linda Rouillard-Labbé

POUR L’INTIMÉ

(LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétreault

Montréal (Québec)

Therrien Couture Jolie-Cœur

Québec (Québec)

POUR LE REQUÉRANT

(L’HONORABLE MICHEL GIROUARD)

Procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉ

(LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

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