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Date : 20200603

Dossier : IMM‑4055‑19

Référence : 2020 CF 661

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2020

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MYRIAM ROCHA CORTES

MARIA DEL TRANSITO CORTES JIMENEZ

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  La demanderesse principale, Myriam Rocha Cortes, est arrivée au Canada le 23 septembre 2010 avec sa mère, Maria Del Transito Cortes Jimenez, et sa fille, Gabriela Fernandez Rocha. Toutes trois sont citoyennes de la Colombie. Elles ont quitté la Colombie le 3 septembre 2010 à destination de Miami, en Floride. Puis, elles se sont rendues à Fort Erie, en Ontario, où elles ont demandé l’asile au motif qu’elles craignaient d’être persécutées en Colombie par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (communément appelées les FARC, leur acronyme en espagnol). À l’époque, la demanderesse principale avait 55 ans, sa mère en avait 85, et sa fille était âgée de 25 ans. Étant donné que des membres de sa famille admissibles vivaient déjà au Canada, elles ont été autorisées à demander l’asile au pays en vertu de l’Entente sur les tiers pays sûrs.

[2]  Dans sa décision du 11 mars 2013, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que les demanderesses n’avaient ni la qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Cependant, cette décision a été annulée à l’issue du contrôle judiciaire, et la tenue d’une nouvelle audience a été ordonnée : voir Cortes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 598.

[3]  Cette nouvelle audience devant la SPR s’est tenue le 29 avril 2019. Entretemps, en septembre 2017, Gabriela Fernandez Rocha a retiré sa demande d’asile parce qu’elle a obtenu la résidence permanente au Canada au moyen d’un parrainage conjugal. La demanderesse principale était la représentante désignée de sa mère.

[4]  Dans sa décision du 3 juin 2019, la SPR a rejeté les autres demandes. Les questions déterminantes pour la SPR étaient celles de savoir si « les circonstances en Colombie ont changé et si les demandeures d’asile craignent avec raison d’être persécutées en Colombie aujourd’hui, neuf ans après leur départ de la Colombie ». La SPR a conclu qu’en raison des récents changements survenus en Colombie, la crainte de persécution des demanderesses dans ce pays n’était pas fondée.

[5]  Les demanderesses sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Elles soutiennent que la décision est déraisonnable.

[6]  Pour les motifs suivants, je ne suis pas d’accord. La présente demande de contrôle judiciaire doit par conséquent être rejetée.

II.  CONTEXTE

[7]  Le contexte entourant les demandes peut être résumé brièvement.

[8]  La demanderesse principale soutient qu’elle était propriétaire d’une société immobilière à Santa Marta, en Colombie. Parmi les propriétés qu’elle avait mises en location se trouvait une maison appartenant à un certain Dr Daza. La maison était située derrière un poste de police à Santa Marta.

[9]  Le 14 mai 2010, un homme du nom de Wilfrido Ramirez s’est rendu au bureau de la société et a demandé à louer la maison du Dr Daza. M. Ramirez a rempli des documents avec l’aide de la secrétaire de la demanderesse principale, mais la transaction n’a pas été finalisée, car il n’avait pas fourni la documentation à l’appui nécessaire.

[10]  M. Ramirez est retourné au bureau le 18 mai 2010. Il n’avait pas la documentation à l’appui nécessaire pour conclure l’offre de location. La demanderesse principale lui a dit que ces documents étaient requis conformément à leur politique. M. Ramirez s’est alors présenté comme un membre des FARC et a indiqué que ces dernières étaient très intéressées par la maison. Il a demandé à la demanderesse principale si elle savait où se trouvait le propriétaire. Elle a répondu qu’il était à l’extérieur du pays. M. Ramirez a insisté, au nom du commandant Chalo, pour dire qu’elle devait se plier à ses demandes, que l’argent n’était pas un problème et qu’elle devrait simplement lui remettre les clés. Elle n’a pas obtempéré.

[11]  La demanderesse principale a signalé l’incident à la police le jour même; toutefois, elle n’a pas fait de « dénonciation » officielle. L’agent de police lui a suggéré de revenir si un autre incident se produisait.

[12]  Le 21 mai 2010, M. Ramirez a appelé la demanderesse principale et l’a menacée. Il lui a ordonné de louer la maison aux FARC et de leur remettre les clés avant le 30 mai 2010, en lui rappelant que les dénonciateurs mourraient. À la suite de cet incident, la demanderesse a commencé à travailler de la maison.

[13]  Le 30 mai 2010, la demanderesse principale a été abordée par trois individus alors qu’elle quittait l’église. Ils lui ont dit avoir un message pour elle de la part du commandant Chalo. Comme elle avait refusé de louer la maison, elle devait payer une taxe de guerre de 45 millions de pesos dans un délai de 20 jours. Ils lui ont également rappelé que sa mère n’avait toujours pas transféré les titres de propriété de sa ferme aux FARC (cette référence est expliquée plus bas). Si elle payait la taxe, les FARC garantiraient sa sécurité et celle de sa mère. La demanderesse principale n’a pas signalé ces incidents à la police parce que les FARC l’avaient avertie de ne pas le faire.

[14]  Le lendemain, la demanderesse principale a emménagé avec un ami et a fermé son bureau. Elle a donné à quelqu’un d’autre une procuration pour que ce dernier règle les affaires de l’entreprise immobilière. Le 20 juin 2010, elle a déménagé avec sa mère dans la maison de sa fille à Bogota. Elle a vendu son entreprise le 10 juillet 2010.

[15]  Le Dr Daza était toujours à l’extérieur du pays, mais il avait laissé l’adresse d’un ami comme personne-ressource. La demanderesse principale a indiqué à cette personne qu’elle lui [traduction« rendait » la maison du Dr Daza.

[16]  La demanderesse principale a appris par la suite que des membres des FARC étaient passés à son bureau les 18 et 28 juin 2010 pour s’enquérir d’elle et de sa mère. Ils soutenaient qu’elles avaient une dette envers les FARC.

[17]  Le 19 août 2010, la fille de la demanderesse principale a été victime d’une tentative d’enlèvement à Bogota. L’incident a été signalé à la police le lendemain. Le 21 août 2010, une personne se présentant comme le commandant Chalo a téléphoné à la demanderesse principale et l’a menacée. Il lui a dit que si elle ne payait pas la taxe de guerre dans un délai de 15 jours, elle et sa famille le paieraient de leurs vies. Elle n’a pas signalé l’appel à la police.

[18]  Le 3 septembre 2010, la demanderesse principale, sa mère et sa fille ont fui la Colombie ensemble.

[19]  Davantage de contexte concernant la ferme de la mère se trouve dans la décision du 8 mai 2015, par laquelle la SPR a accueilli la demande d’asile de la sœur de la demanderesse principale, Ofelia Rocha Cortes. Cette décision a été présentée par les demanderesses lors de leur seconde audience devant la SPR.

[20]  Les parents de la demanderesse principale étaient propriétaires d’une ferme située à environ quatre heures de route de Santa Marta. Après la mort du père de la demanderesse principale, la propriété est passée à sa mère. En 2004, les FARC ont pris le contrôle de la région où la ferme était située. Des membres des FARC ont dit à la famille de quitter les lieux sous prétexte que la ferme était maintenant sur leur territoire. La famille a vendu son bétail et a abandonné la ferme. Apparemment, des squatteurs ont ensuite emménagé dans la propriété. Selon le Formulaire de renseignements personnels modifié de la demanderesse principale daté de juillet 2012, des voisins ont informé cette dernière à un moment indéterminé que [traduction« les FARC étaient toujours en possession de la ferme ».

[21]  Des membres des FARC ont essayé de convaincre la mère de la demanderesse principale de leur céder le titre de propriété de la ferme, mais elle n’a jamais voulu. Ils ont tenté d’obtenir la même chose de la demanderesse principale, qui a aussi refusé.

[22]  En 2014, après avoir reçu une procuration de sa mère, la sœur de la demanderesse principale, Ofelia Rocha Cortes, a intenté une poursuite judiciaire afin de reprendre possession de la ferme. Pour cette raison, les FARC ont commencé à la menacer, ce qui l’a amenée à fuir la Colombie en février 2015 pour finalement demander l’asile au Canada.

[23]  Lors de l’audience du 29 avril 2019, la demanderesse principale a déclaré ne pas avoir eu de contacts avec les FARC après son départ de la Colombie en septembre 2010. Elle a également affirmé ne pas avoir communiqué avec le Dr Daza pour savoir si les FARC étaient toujours intéressées par sa maison ou s’il avait eu des problèmes avec l’organisation. En outre, la demanderesse principale a dit que sa mère demeurait la propriétaire légitime de la ferme, mais que les FARC l’[traduction« occupaient » toujours. Elle n’a pas expliqué comment elle avait appris cette information. Lorsque son conseil lui a demandé si la ferme était [traduction« vide sans personne pour l’occuper », la demanderesse principale a répondu qu’elle n’avait [traduction« aucune idée de qui est là, de qui habite là et de ce qu’ils y font ».

III.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[24]  La SPR a conclu que certaines « questions ont été soulevées relativement à la crédibilité » des éléments de preuve à sa disposition, mais, comme je l’ai déjà souligné, la question déterminante consistait à savoir si la crainte de persécution des demanderesses était objectivement fondée étant donné que la situation avait changé en Colombie depuis 2010. Par conséquent, la SPR était prête à accepter sans réserve le récit que les demanderesses ont fait de leurs expériences en Colombie.

[25]  La SPR a cité le critère juridique applicable pour déterminer si un changement dans la situation du pays appuie la conclusion selon laquelle une crainte de persécution n’est plus fondée. Le changement doit être important, réel et durable. La commissaire de la SPR a indiqué qu’elle devait évaluer les conditions actuelles en Colombie et déterminer si, dans les faits, les expériences des demanderesses avant leur départ permettaient de conclure que leur crainte subjective de persécution serait objectivement fondée si elles rentraient au pays aujourd’hui.

[26]  La SPR a conclu que les conditions « ont grandement changé en Colombie » depuis les événements de 2010 (et avant) décrits par les demanderesses. Des changements durables, permanents et réels se sont opérés dans la conduite des guérilléros des FARC partout au pays. La SPR a estimé qu’une majorité des membres des FARC a accepté l’accord de paix conclu en novembre 2016. Même si tous les membres des FARC n’ont pas signé l’accord, la SPR n’était « pas convaincu[e] que la présence d’une minorité de dissidents nuit à la durabilité du changement de circonstances qui s’est produit depuis que le[s] demandeure[s] d’asile [ont] quitté la Colombie il y a près de neuf ans ». Des mesures de protection efficaces ont également été mises en place par l’État. Bien qu’il y avait toujours des cas documentés de violence au pays, ces derniers émanaient principalement d’autres groupes. La SPR a également conclu que rien ne prouvait que les FARC avaient continué à exercer des pressions sur la demanderesse principale pour obtenir le paiement d’une taxe de guerre. Le statut des FARC avait changé à un point tel qu’il n’y avait plus aucune raison objective de craindre que les demanderesses soient ciblées à leur retour en Colombie. En outre, rien dans le profil des demanderesses ne ferait d’elles des personnes d’intérêt pour les FARC aujourd’hui de toute façon.

[27]  En ce qui a trait à la ferme familiale, la SPR a conclu que, si elles retournaient en Colombie, la demanderesse principale et sa mère « ne [seraient] pas […] obligées » de tenter d’en reprendre possession.

[28]  Finalement, la SPR a fait remarquer que d’autres parties du pays étaient plus sûres que Santa Marta et a indiqué que « les demandeures d’asile [pourraient] retourner à Cali ou dans d’autres régions loin de Santa Marta, où elles sont inconnues ». Toutefois, la SPR n’a pas analysé s’il existait une possibilité de refuge intérieur [PRI].

[29]  En résumé, la SPR a conclu « qu’une paix durable et permanente s’est installée en Colombie, et que le profil des demandeures d’asile ne les expose pas à un risque si elles retournent en Colombie ». Par conséquent, la SPR a conclu que les demanderesses n’avaient ni la qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger.

IV.  NORME DE CONTRÔLE

[30]  Les parties conviennent que le fondement de la décision de la SPR devrait être examiné selon la norme de la décision raisonnable, et je suis d’accord. La norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est maintenant celle de la décision raisonnable, sous réserve d’exceptions précises, soit « lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au par. 10). Rien ne justifie de déroger à la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique en l’espèce : voir Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 34, au par. 15. En outre, la jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov indique qu’un changement dans la situation du pays sera analysé selon la norme de la décision raisonnable (Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1046).

[31]  L’évaluation du caractère raisonnable d’une décision doit être sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse (Vavilov, aux par. 12‑13). Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au par. 83). La cour de révision doit accorder « une attention particulière » aux motifs écrits du décideur et « les interpréter de façon globale et contextuelle. L’objectif est justement de comprendre le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, au par. 97).

[32]  Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). La norme de la décision raisonnable « exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision » (ibid.). Une cour de justice qui applique la norme de la décision raisonnable « ne se demande pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte “l’éventail” des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution “correcte” au problème » (Vavilov, au par. 83).

[33]  Il incombe aux demanderesses de démontrer que la décision de la SPR est déraisonnable. Elles doivent établir que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100) ou qu’elle est « indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur [celle‑ci] » (Vavilov, au par. 101).

V.  QUESTIONS EN LITIGE

[34]  Les demanderesses contestent la décision de la SPR en s’appuyant sur trois motifs, que j’énoncerais comme suit :

VI.  ANALYSE

[35]  Comme je l’expliquerai plus loin, je ne suis pas convaincu que, prise dans son ensemble, la décision de la SPR est déraisonnable. La SPR a considéré comme déterminante la question de savoir si les craintes subjectives des demanderesses étaient objectivement fondées vu les changements survenus au pays. Compte tenu de la preuve dont elle disposait, la SPR pouvait raisonnablement en arriver à cette conclusion, qui est formulée de manière justifiée, intelligible et transparente. Si, pris isolément, les commentaires de la SPR concernant la ferme familiale et la possibilité de vivre ailleurs qu’à Santa Marta ne résisteraient pas nécessairement à un examen minutieux, ils n’entachent pas le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble.

A.  La conclusion de la SPR selon laquelle la crainte de persécution des demanderesses n’est pas fondée est‑elle déraisonnable compte tenu de la situation qui règne actuellement au pays?

[36]  Les demanderesses soutiennent que la conclusion de la SPR selon laquelle leur crainte de persécution n’est pas objectivement fondée compte tenu des changements récents survenus au pays est déraisonnable. Elles reconnaissent que la SPR a correctement énoncé le critère juridique applicable, mais font valoir que la décision est déraisonnable à la lumière de la preuve qui démontre que la violence et les extorsions continuent d’avoir cours dans la région de Santa Marta et qu’il y a parmi les FARC des [traduction] « dissidents » qui sont en désaccord avec le processus de paix et qui ont conservé leurs armes.

[37]  Je ne suis pas d’accord.

[38]  Il était raisonnablement loisible à la SPR de conclure que les changements récents survenus en Colombie, en particulier la conclusion d’un accord de paix en novembre 2016, sont importants, réels, durables et permanents. La SPR a convenu de l’existence de dissidents ayant rejeté l’accord de paix parmi les FARC, mais a conclu que cela n’a pas nui au caractère durable de cet accord. Bien que, comme l’a reconnu la SPR, la violence demeure un problème en Colombie, très peu d’éléments de preuve présentés par les demanderesses, s’il en est, liaient cette violence aux FARC, leur agent de persécution. En outre, la SPR n’a trouvé aucun élément de preuve convaincant selon lequel les FARC auraient continué à exiger le paiement d’une « taxe de guerre » ou à faire valoir d’anciennes revendications. Dans ses motifs, la SPR a expliqué en quoi ces conclusions étaient étayées par la preuve de façon justifiée, intelligible et transparente. En outre, la SPR ne s’est pas uniquement fondée sur les changements dans la situation du pays pour conclure que les craintes des demanderesses n’étaient pas objectivement fondées. Elle a également conclu que les demanderesses n’avaient pas un profil qui les mettrait à risque de persécution quoi qu’il arrive. Il était raisonnablement loisible à la SPR de tirer cette conclusion à la lumière de la preuve.

B.  La conclusion de la SPR selon laquelle les demanderesses ne seraient pas exposées à un risque en Colombie, car elles « ne sont pas […] obligées » de tenter de reprendre possession de la ferme familiale est‑elle déraisonnable?

[39]  Au sujet de la ferme familiale, la SPR a énoncé ce qui suit :

Même si la demandeure d’asile principale et sa mère craignent d’être victimes de représailles si elles essayaient de reprendre possession de leur exploitation agricole, elles ne sont certainement pas obligées de faire cela à leur retour. Rien ne montre que les demandeures d’asile ont tenté de reprendre possession de leur exploitation agricole à Santa Marta tandis qu’elles étaient en sécurité au Canada, au cours des neuf dernières années, et elles ne sont pas non plus obligées d’entreprendre cette tâche à leur retour.

[40]  Les demanderesses ont insisté sur cette conclusion lors de l’instruction du présent contrôle judiciaire. Elles soutiennent que cette conclusion est erronée et qu’elle entache la décision dans son ensemble.

[41]  Bien que cet argument n’ait pas été soulevé par les demanderesses, je souligne que la SPR semble effectivement avoir mal interprété la preuve au sujet de la ferme familiale. La preuve établissait qu’en 2014, la sœur de la demanderesse principale, Ofelia Rocha Cortes, agissant par procuration au nom de sa mère, avait intenté une poursuite judiciaire afin de reprendre possession de la ferme. Cette mesure avait été prise après l’arrivée des demanderesses au Canada. D’ailleurs, les conséquences découlant de cette initiative ont mené à la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Mme Rocha Cortes. Par conséquent, contrairement à ce qu’a conclu la SPR, des éléments de preuve montraient que la mère de la demanderesse principale avait bel et bien tenté de reprendre possession de la ferme après son arrivée au Canada. Étant donné la façon dont la SPR présente cette question – « Rien ne montre que les demandeures d’asile ont tenté de reprendre possession de leur exploitation agricole à Santa Marta tandis qu’elles étaient en sécurité au Canada, au cours des neuf dernières années » – et malgré qu’elle ait mentionné les expériences vécues par Mme Rocha Cortes ailleurs dans la décision, il semble que la SPR a simplement fait abstraction de la preuve selon laquelle elle agissait au nom de sa mère, plutôt que de ne pas y ajouter foi.

[42]  Cela dit, les demanderesses s’opposent principalement à la conclusion de la SPR au motif qu’elle est analogue au raisonnement manifestement invalide selon lequel une personne peut éviter d’être persécutée en dissimulant simplement la caractéristique qui attirerait autrement la persécution (p. ex. les croyances religieuses ou l’orientation sexuelle) : voir Golesorkhi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 511, au par. 18, et Sadeghi‑Pari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 282, au par. 29. Il est bien établi dans la jurisprudence que le fait de devoir supprimer un aspect essentiel de son identité pour éviter la persécution peut en soi équivaloir à de la persécution.

[43]  Je ne suis pas nécessairement d’accord pour dire que l’analogie entre la poursuite d’un recours juridique relatif à la propriété d’un bien et la jouissance d’un droit fondamental de la personne est aussi forte que les demanderesses le laissent entendre. Je conviens cependant qu’on ne peut répondre à une personne craignant d’être persécutée si elle exerce un droit civique qu’elle peut simplement renoncer à l’exercice de ce droit. Les protections offertes par la Convention seraient certes modestes si elles ne s’appliquaient pas à la personne qui s’expose à un risque simplement pour avoir exercé un droit civil dont jouissent tous les citoyens d’un pays.

[44]  Toutefois, la déclaration de la SPR ne peut être considérée isolément. Comme le souligne le défendeur, le réel problème des demanderesses sur ce point est qu’il découle des conclusions de la SPR relativement aux changements survenus dans la situation du pays, selon lesquels elles ne seraient pas exposées à un risque même si elles décidaient d’exercer leur droit civil et de reprendre possession de la ferme. Fait important, les expériences vécues par Mme Rocha Cortes en 2014 ont peu de valeur probante, puisqu’elles précédaient la ratification de l’accord de paix de novembre 2016 ainsi que tous les changements qui en ont découlé. Compte tenu des conclusions de la SPR au sujet des changements survenus dans la situation du pays, que la SPR a raisonnablement considérés comme déterminants quant à l’issue de la demande, le commentaire au sujet de la ferme, bien qu’erroné, peut à juste titre être qualifié d’opinion incidente : voir Golesorkhi, au par. 19. Il n’entache pas le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble.

C.  La conclusion de la SPR selon laquelle les demanderesses pourraient vivre en sécurité ailleurs qu’à Santa Marta est‑elle déraisonnable en l’absence d’une analyse concernant l’existence d’une PRI?

[45]  La SPR a déclaré ce qui suit concernant la possibilité que les demanderesses vivent ailleurs qu’à Santa Marta advenant leur retour en Colombie :

Les documents fournis par les demandeures d’asile [note de bas de page omise] confirment que la ville de Santa Marta est située dans une zone de conflits. Bien sûr, les demandeures d’asile peuvent retourner à Cali ou dans d’autres régions loin de Santa Marta, où elles sont inconnues. Les membres de la fratrie de la demandeure d’asile principale qui vivent à Barranquilla, près de Santa Marta, n’ont eu aucun problème avec les FARC selon la demandeure d’asile principale. De fait, tous les autres membres de la famille ont vécu en paix en Colombie, à l’extérieur de Santa Marta, depuis le départ des demandeures d’asile en 2010.

[46]  Les demanderesses soutiennent que cette conclusion est déraisonnable, car la SPR a conclu qu’elles disposaient d’une PRI sans avoir véritablement analysé la question. Plus particulièrement, elles affirment que la SPR n’a pas énoncé ni appliqué le critère relatif à la PRI, ce qui fait en sorte que la décision manque de justification, d’intelligibilité et de transparence.

[47]  Si la demande des demanderesses avait été rejetée au motif qu’elles disposaient d’une PRI, cela donnerait du poids à leur objection; toutefois, ce n’est pas le cas. Il est loin d’être évident que l’allusion au fait que Santa Marta est située dans une « zone de conflits » a un rapport avec les FARC. De toute façon, et plus important encore, puisque la SPR a jugé déterminante la question de savoir si la crainte de persécution des demanderesses était objectivement fondée, ce commentaire formulé en passant peut à juste titre être qualifié d’opinion incidente. Il n’entache pas le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble.

VII.  CONCLUSION

[48]  Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[49]  Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4055‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est soulevée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4055‑19

 

INTITULÉ :

MYRIAM ROCHA CORTES ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 2 mars 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

 

LE 3 JUIN 2020

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Rachel Hepburn Craig

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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