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Date : 20200528


Dossier : T­1470­19

Référence : 2020 CF 651

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 mai 2020

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ROBERT SCHEIRING

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Robert Scheiring demande le contrôle judiciaire de la décision du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] de refuser sa demande de transfèrement des États-Unis d’Amérique au Canada, présentée en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, LC 2004, c 21 [la LTID].

[2]  M. Scheiring est un citoyen canadien âgé de 53 ans. En 2000, il a déménagé à Boston avec son épouse et ses trois filles afin de saisir une occasion d’emploi. La famille a ensuite déménagé à Fargo, dans le Dakota du Nord, pour être plus près des membres de la famille M. Scheiring qui vivaient au Manitoba.

[3]  En 2009, M. Scheiring a été arrêté et accusé aux États-Unis de possession et de distribution de pornographie juvénile. Une fouille de son domicile et de son bureau a mené à la découverte d’environ 640 000 images et 2 500 vidéos d’enfants dans des poses sexuellement explicites. M. Scheiring a plaidé coupable aux infractions en 2010, et il a été condamné à quatorze ans de prison (y compris une peine concurrente de dix ans pour l’infraction moins grave de possession). Il est actuellement incarcéré aux États-Unis.

[4]  La peine maximale pour les infractions équivalentes au Canada est de dix ans. Selon les conseils prodigués au ministre, si M. Scheiring avait été reconnu coupable de possession et de distribution de pornographie juvénile au Canada, sa peine maximale aurait expiré le 2 mars 2018.

[5]  Le Canada n’applique pas les peines étrangères qui dépassent la peine maximale au Canada. Par conséquent, si M. Scheiring était transféré au Canada, il serait immédiatement libéré dans la collectivité sans aucune surveillance. Il serait toutefois tenu de s’inscrire comme délinquant sexuel conformément à l’art. 490.011 du Code criminel, LRC 1985, c C­46.

[6]  M. Scheiring a présenté quatre demandes de transfèrement au Canada en vertu de la LTID. Les trois premières demandes ont été refusées par les États­Unis au motif que M. Scheiring était domicilié dans ce pays au moment où il a commis les infractions. La quatrième demande a toutefois été approuvée par les États­Unis le 6 octobre 2017.

[7]  Le ministre a refusé la demande de transfèrement de M. Scheiring le 13 août 2019. Le ministre a conclu que M. Scheiring ne considérait plus le Canada comme le lieu de sa résidence permanente, et que son retour au pays mettrait en péril la sécurité publique, notamment la sécurité d’un enfant.

[8]  Pour les motifs qui suivent, le ministre n’a pas examiné pleinement ou soupesé raisonnablement les facteurs concurrents pour évaluer si le transfèrement de M. Scheiring au Canada mettrait en péril la sécurité publique, notamment la sécurité d’un enfant. La demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie, et l’affaire est renvoyée au ministre pour qu’il procède à un nouvel examen.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[9]  Le ministre a reconnu plusieurs facteurs qui favorisaient le transfèrement de M. Scheiring, notamment ses liens familiaux et sociaux au Canada, le fait qu’il accepte la responsabilité de ses crimes et le fait qu’il ait aidé des organismes chargés de l’application de la loi à repérer et à désactiver des sites Web de pornographie juvénile. Le ministre a souligné que M. Scheiring avait fait de grands progrès en vue de sa réadaptation en participant à des programmes, en occupant des emplois et en suivant des cours en établissement.

[10]  Le ministre a accepté la conclusion tirée par le Dr Plaud, psychologue, dans son rapport concernant M. Scheiring, selon laquelle rien n’indique que M. Scheiring se livrera à des [traduction] « infractions sexuelles avec contact contre des enfants ». Le ministre a toutefois fait observer que la possession et la distribution de pornographie juvénile constituent en soi une forme d’exploitation et de préjudice à l’égard des enfants.

[11]  Le ministre a souligné que la sécurité publique pourrait être améliorée si M. Scheiring était transféré en vertu de la LTID, parce qu’il aurait alors un casier judiciaire canadien et serait tenu de se conformer à la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, LC 2004, c 10 [la LERDS], et au Code criminel. Si M. Scheiring était expulsé vers le Canada après avoir purgé sa peine aux États­Unis, le Canada n’aurait aucun dossier officiel concernant ses condamnations à l’étranger (M. Scheiring serait tout de même tenu de se conformer à la LERDS).

[12]  Le ministre a conclu que deux facteurs défavorables importants l’emportaient sur les facteurs favorables. Premièrement, le ministre a conclu que le retour de M. Scheiring au Canada mettrait en péril la sécurité publique, notamment la sécurité d’un enfant. Deuxièmement, le ministre a conclu que la longue période pendant laquelle M. Scheiring a vécu et travaillé aux États-Unis, ainsi que les liens qu’il entretient avec sa famille immédiate aux États-Unis, démontraient son intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente.

[13]  La conclusion du ministre est ainsi rédigée :

[traduction]

Pour arriver à ma décision de refuser la demande de transfèrement de M. Scheiring au Canada, j’ai cherché à soupeser les facteurs favorables et les facteurs défavorables au transfèrement.

J’ai tenu compte des facteurs favorables à son transfèrement au Canada. Par exemple, il a des liens sociaux et familiaux au Canada, il accepte la responsabilité des infractions qu’il a commises, il a collaboré avec un organisme chargé de l’application de la loi après son arrestation et il a fait preuve d’engagement envers sa réadaptation en participant à de nombreux programmes, en travaillant et en suivant des cours.

À mon avis, toutefois, les facteurs défavorables au transfèrement l’emportent sur les facteurs favorables. J’ai conclu que le retour de M. Scheiring au Canada mettrait en péril la sécurité publique, notamment la sécurité d’un enfant. De plus, j’estime que M. Scheiring a quitté le Canada ou est demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente.

III.  Les questions en litige

[14]  La demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. La décision du ministre était­elle raisonnable?

  3. Si elle ne l’était pas, quelle réparation convient­il d’accorder?

IV.  Analyse

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[15]  La décision du ministre est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au par. 100).

[16]  La Cour doit examiner avec une attention respectueuse le raisonnement suivi par le décideur et le résultat obtenu, et elle doit s’intéresser avant tout aux motifs de la décision (Vavilov, aux par. 83 et 84). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au par. 85).

[17]  Lorsque les motifs fournis par le décideur administratif comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, il ne convient habituellement pas que la cour de révision élabore ses propres motifs pour appuyer la décision. Même si le résultat de la décision pourrait sembler raisonnable dans des circonstances différentes, il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat. Autoriser une cour de révision à agir ainsi reviendrait à permettre à un décideur de se dérober à son obligation de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée. Cela reviendrait également à adopter une méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable qui serait axée uniquement sur le résultat de la décision, à l’exclusion de la justification de cette décision (Vavilov, au par. 96).

B.  La décision du ministre était-elle raisonnable?

[18]  M. Scheiring conteste la décision du ministre pour trois motifs. Il soutient que le ministre a mis l’accent de façon déraisonnable sur des événements passés et immuables, ce qui va à l’encontre de l’objet de la LTID. Il soutient également que le ministre a conclu de façon déraisonnable que son transfèrement au Canada mettrait en péril la sécurité publique, notamment la sécurité d’un enfant. Enfin, il soutient que le ministre a conclu de façon déraisonnable qu’il avait l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente.

[19]  Le ministre a commencé son analyse en reconnaissant que le transfèrement de M. Scheiring au Canada pourrait améliorer la sécurité publique :

[traduction]

J’ai également tenu compte du fait que le transfèrement de M. Scheiring pourrait améliorer la sécurité publique, puisqu’il aurait alors un casier judiciaire comprenant ses infractions en matière de pornographie juvénile. S’il était transféré, M. Scheiring serait informé de son obligation permanente de se conformer aux obligations prévues par la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels (LERDS) et le Code criminel, suivant lesquelles il serait tenu de s’inscrire au Registre national des délinquants sexuels, de fournir son adresse, son numéro de téléphone et d’autres renseignements à la police locale et d’informer la police de tout déplacement. Si M. Scheiring n’était pas transféré en vertu de la LTID et qu’il était plutôt expulsé vers le Canada après sa libération aux États-Unis, le Canada n’aurait aucun dossier officiel concernant les condamnations à l’étranger de M. Scheiring, mais celui-ci serait tout de même tenu de se conformer à la LERDS. Il serait toutefois difficile de faire en sorte que M. Scheiring se conforme aux obligations, car il n’existe aucun mécanisme officiel pour garantir que les autorités canadiennes soient toujours alertées lorsqu’un délinquant est expulsé vers le Canada.

[20]  Le ministre a poursuivi son analyse :

[traduction]

Malgré ce qui précède, un examen global de ce facteur, y compris la gravité de l’infraction, la grande quantité d’images et de vidéos de pornographie juvénile trouvées en la possession de M. Scheiring et le fait que M. Scheiring serait immédiatement libéré au moment de son transfèrement au Canada, me mène à conclure que le retour de M. Scheiring au Canada mettrait en péril la sécurité publique, notamment la sécurité d’un enfant. Par conséquent, j’estime qu’il s’agit d’un facteur qui milite contre son transfèrement au Canada.

[21]  Dans la décision Del Vecchio c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 1135, la juge Anne Mactavish a fait remarquer que l’analyse du ministre doit être prospective et que le ministre doit procéder à un examen véritable tant du comportement criminel antérieur du délinquant que de la tendance de ce dernier à continuer d’adopter un comportement semblable (au par. 53). Cette façon de faire est conforme au libellé du alinéa 10(1)(b) de la LTID, qui prévoit que le ministre doit se demander si le transfèrement proposé « mettra en péril la sécurité publique » [non souligné dans l’original].

[22]  Dans la décision Lebon c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1500 [Lebon CF], le juge Luc Martineau a conclu que la gravité de la condamnation antérieure d’un délinquant ne suffisait pas en soi à motiver le refus du transfèrement (au par. 20). Dans la décision Tosti c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 747, dont les faits sont semblables à ceux de l’espèce, la juge Glennys McVeigh a souligné, au paragraphe 38, que les conseils fournis au ministre énonçaient clairement que :

[…] si le demandeur n’est pas transféré, il serait expulsé vers le Canada en 2018 et [traduction] « ne serait visé par aucune exigence en matière de surveillance ni aucun contrôle et il n’y aurait pas de dossier au Canada de sa condamnation à l’étranger ». De plus, si le demandeur est transféré, comme son infraction est qualifiée d’« infraction désignée », il serait tenu de s’inscrire au Canada en tant que délinquant sexuel.

[23]  La juge McVeigh a ajouté :

Le ministre n’adhère aucunement à la position contraire selon laquelle la sécurité du public au Canada peut être accrue du fait du transfèrement du demandeur; le ministre affirme indirectement qu’un transfèrement ne contribuerait pas à la sécurité publique alors qu’il existe des éléments de preuve clairs établissant le contraire. La preuve est simplement exposée à nouveau dans la décision, mais il n’y a aucun exercice de pondération.

[24]  En l’espèce, le ministre a reconnu que le transfèrement de M. Scheiring pourrait améliorer la sécurité publique, mais il n’a pas abordé davantage ce facteur. Le ministre a tenu compte de la participation de M. Scheiring à des cours et à des programmes, et il a conclu qu’il avait fait [traduction] « de grands progrès en vue de sa réadaptation ».

[25]  L’avocat du ministre a affirmé que le risque que M. Scheiring continue d’agir en fonction de son intérêt de longue date pour la pornographie juvénile l’emportait sur ces considérations positives, et le ministre était légitimement préoccupé par la possibilité qu’il récidive. Cette conclusion n’est toutefois jamais énoncée dans la décision du ministre. Toute préoccupation du ministre au sujet du risque de récidive de M. Scheiring est implicite, et elle doit être inférée des motifs donnés.

[26]  Même si la Cour est disposée à inférer que le ministre était préoccupé par le risque de récidive de M. Scheiring, la conclusion du ministre selon laquelle le transfèrement de M. Scheiring représente une menace inacceptable pour la sécurité publique est peu étayée par la preuve. En tant que citoyen canadien, M. Scheiring a le droit constitutionnel de revenir au Canada après avoir purgé sa peine aux États­Unis. Dans ses motifs, le ministre reconnaît que les organismes canadiens chargés de l’application de la loi auront plus de difficulté à surveiller et à réglementer le comportement de M. Scheiring si ce dernier est expulsé au Canada que s’il est transféré en vertu de la LTID.

[27]  Le ministre a accepté la conclusion du Dr Plaud selon laquelle il n’y a pas de risque important que M. Scheiring [traduction] « se livr[e] à de la violence sexuelle avec contact à l’endroit de fillettes prépubères ». L’avocat du ministre soutient que le Dr Plaud ne s’est pas prononcé sur la probabilité que M. Scheiring commette d’autres infractions liées à la pornographie juvénile, mais une lecture attentive de son rapport laisse entendre le contraire. Le Dr Plaud a parlé de la capacité de M. Scheiring de contrôler ses impulsions sexuelles en général, et il a tiré les conclusions suivantes :

[traduction]

L’ensemble des données obtenues et analysées dans le cadre de la présente évaluation ne permet pas de conclure qu’à l’heure actuelle M. Scheiring ne contrôle généralement pas ses impulsions sexuelles ou générales. [] Les résultats de la présente évaluation, qui comportait un certain nombre d’instruments validés sur le plan psychométrique, mènent à la conclusion que M. Scheiring ne souffre pas d’une incapacité générale à contrôler ses impulsions et que la combinaison de son intérêt sexuel pour les fillettes prépubères et de ses difficultés continues à gérer son anxiété a peut-être été à l’origine de son acquisition de pornographie juvénile; il n’y a aucune indication importante qu’il se livrerait à de la violence sexuelle avec contact à l’endroit de fillettes prépubères. [Non souligné dans l’original.]

[28]  M. Scheiring souligne que le Dr Plaud a reconnu que ses difficultés à gérer son anxiété étaient un facteur qui pourrait avoir [traduction] « été à l’origine de son acquisition de pornographie juvénile ». Cependant, un psychologue de l’établissement correctionnel fédéral de Fort Dix, aux États­Unis, a écrit, dans un rapport daté du 6 juillet 2012, qu’il n’y avait à l’époque [traduction] « aucune preuve d’un trouble anxieux récent ». Le ministre n’a pas abordé ce facteur dans sa décision.

[29]  Le fait que le ministre n’a pas examiné pleinement et soupesé raisonnablement les facteurs qui influent sur le risque de récidive de M. Scheiring suffit pour disposer de la présente demande de contrôle judiciaire. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner la conclusion du ministre selon laquelle M. Scheiring ne considérait plus le Canada comme le lieu de sa résidence permanente.

[30]  Je souligne cependant que le fait de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente (ou l’abandon) n’est pas un « obstacle insurmontable » aux demandes de transfèrement visées par la LTID. Comme l’a conclu la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Sécurité publique) c Carrera, 2013 CAF 277, au paragraphe 6 :

[…] À notre avis, une interprétation qui privilégie le facteur de l’abandon prévu à l’alinéa 10(1)b) de la Loi par rapport à tous les autres facteurs énoncés à l’article 10 ne constitue pas une interprétation raisonnable de la Loi. L’article 10, interprété dans son sens littéral, oblige le ministre à prendre en compte tous les facteurs énumérés. Il n’accorde pas la primauté à un facteur en particulier. De plus, toute décision doit être rendue en mettant à l’avant­plan les objets légaux énoncés à l’article 3. Enfin, le ministre doit également prendre en considération le droit du délinquant d’entrer au Canada aux termes de l’article 6 de la Charte : Divito c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47, au paragraphe 49.

C.  Quelle réparation convient-il d’accorder?

[31]  M. Scheiring demande un « verdict imposé » obligeant le ministre à approuver sa demande de transfèrement et à prendre toutes les mesures raisonnables pour veiller à ce que le transfèrement soit effectué sans délai.

[32]  Un « verdict imposé », mieux décrit dans le contexte du droit administratif comme une ordonnance de mandamus, a été accordé par le juge Martineau dans la décision Lebon CF pour les motifs suivants (au par. 26) :

Aucun fondement factuel n’est ici contesté. Le ministre a tiré une conclusion en se fondant sur des hypothèses que les faits n’autorisent pas rationnellement à tirer. Plus de quatre ans se sont écoulés depuis que la demande de transfèrement a été présentée. Le ministre s’est montré partial et a ignoré la preuve clairement favorable au retour du demandeur qui était au dossier. Le refus prolongé de la demande a eu des conséquences graves pour lui, notamment en l’aliénant de son réseau de soutien et de sa famille, en entravant sa réadaptation et en le privant de l’accès à un programme supérieur dans une prison canadienne.

[33]  La Cour d’appel fédérale a confirmé l’ordonnance de mandamus du juge Martineau dans l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c LeBon, 2013 CAF 55, tirant les conclusions suivantes (au par. 14) :

Nous estimons, dans les circonstances, que la Cour fédérale disposait d’au moins deux sources d’autorité lui permettant d’exercer son pouvoir discrétionnaire de rendre une ordonnance impérative (mandamus) :

● Comme nous l’avons déjà mentionné, la Cour fédérale a jugé que la preuve n’étayait pas la conclusion du ministre selon laquelle il y avait un risque important que M. LeBon commette une « infraction d’organisation criminelle », et la Couronne ne s’oppose pas à ce point de vue. Ce facteur étant de ce fait écarté, il ne restait que des facteurs favorables au transfèrement. Il était donc loisible à la Cour fédérale, dans ces circonstances, de conclure sur la foi des éléments de preuve que le seul moyen légitime d’exercer son pouvoir discrétionnaire était de faire droit au transfèrement. De telles circonstances donnent lieu à mandamus : Apotex c. Canada (Procureur général), [1994] 3 R.C.S. 1100, conf. [1994] 1 C.F. 742, aux pages 767 et 768 (C.A.) (principes 3, 4d) et 4e)), la Cour suprême approuvant l’arrêt de notre Cour sur ce point dans Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, 2001 CSC 31, [2001] 1 R.C.S. 772, au paragraphe 41.

● Dans les circonstances inhabituelles de l’espèce, il est également possible de recourir au mandamus pour éviter que d’autres retards surviennent et qu’un nouveau préjudice soit causé à M. LeBon si une troisième chance était donnée au ministre de statuer sur l’affaire conformément à la loi, alors que le ministre ne s’était pas conformé aux motifs du jugement antérieur de la Cour, qu’il n’avait « manifesté qu’un intérêt de pure forme » envers ceux-ci, et qu’il avait fait preuve d’un « esprit fermé » et d’« intransigeance » : voir Pointon v. British Columbia (Superintendent of Motor Vehicles), 2002 BCCA 516, au paragraphe 27 (les tribunaux sont compétents pour accorder un mandamus dans des circonstances exceptionnelles lorsque le retard entraînerait un préjudice); voir également la doctrine et la jurisprudence citées dans Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, au paragraphe 148 (les tribunaux ont la compétence, depuis plusieurs siècles, d’accorder un mandamus dans des cas exceptionnels de vices d’administration) (motifs dissidents du juge LeBel, les juges majoritaires n’étant pas en désaccord sur l’existence de la compétence).

[34]  Je ne suis pas convaincu que le cas de M. Scheiring satisfait à l’un ou l’autre de ces critères exigeants. J’ai conclu que le ministre n’a pas examiné pleinement ou soupesé raisonnablement les facteurs concurrents lorsqu’il a évalué si le transfèrement de M. Scheiring au Canada mettrait en péril la sécurité publique, notamment la sécurité d’un enfant. Toutefois, compte tenu de la gravité de l’infraction commise par M. Scheiring et des questions légitimes concernant la portée de sa réadaptation, il est impossible d’affirmer que tous les facteurs sont favorables à l’approbation de la demande de transfèrement.

[35]  Près de trois ans se sont écoulés depuis que M. Scheiring a présenté sa demande de transfèrement actuelle, mais c’était la première fois que le ministre examinait la demande. Rien n’indique que le ministre a fait preuve d’un « esprit fermé » ou d’une « intransigeance », et rien ne laisse entendre qu’il s’agit d’un cas exceptionnel de vice d’administration.

[36]  Comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov (au par. 141) :

[…] lorsque la décision contrôlée selon la norme de la décision raisonnable ne peut être confirmée, il conviendra le plus souvent de renvoyer l’affaire au décideur pour qu’il revoie la décision, mais à la lumière cette fois des motifs donnés par la cour. Quand il revoit sa décision, le décideur peut alors arriver au même résultat ou à un résultat différent : voir Delta Air Lines, par. 30-31.

[37]  Néanmoins, compte tenu de la longue période qui s’est écoulée depuis que M. Scheiring a présenté sa demande de transfèrement actuelle et du risque que l’expiration de sa peine aux États-Unis invalide sa demande, j’estime approprié d’imposer un délai raisonnable au réexamen par le ministre.

[38]  Dans la décision LeBon CF, le ministre était tenu d’agir conformément aux directives de la Cour dans un délai de 45 jours. Dans cette affaire, toutefois, il a été ordonné au ministre d’approuver le transfèrement du délinquant. En l’espèce, le ministre doit réexaminer et soupeser à nouveau les facteurs qui influent sur la décision d’approuver ou non la demande de transfèrement de M. Scheiring. L’équité procédurale pourrait peut-être aussi commander qu’il soit donné à M. Scheiring une autre occasion de se faire entendre.

[39]  Par conséquent, j’ordonne au ministre de réexaminer, dans un délai de quatre­vingt­dix (90) jours, la demande de transfèrement présentée par M. Scheiring en vertu de la LTID. Si un délai supplémentaire se révèle nécessaire, l’une ou l’autre des parties peut demander la prorogation du délai de façon informelle en adressant au greffe de la Cour une lettre expliquant le motif de la demande.

V.  Conclusion

[40]   La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée au ministre pour qu’il procède à un nouvel examen. Le ministre est tenu de rendre, dans un délai de quatre­vingt­dix (90) jours, une nouvelle décision concernant la demande de transfèrement présentée par M. Scheiring en vertu de la LTID.

[41]  Sur consentement des parties, les dépens sont adjugés à M. Scheiring, sous forme d’un montant forfaitaire de 3 500 $, tout compris.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée au ministre pour qu’il procède à un nouvel examen.

  2. Le ministre est tenu de rendre, dans un délai de quatre­vingt­dix (90) jours, une nouvelle décision concernant la demande de transfèrement présentée par M. Scheiring en vertu de la LTID.

  3. Les dépens sont adjugés à M. Scheiring, sous forme d’un montant forfaitaire de 3 500 $, tout compris.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T­1470­19

 

INTITULÉ :

ROBERT SCHEIRING c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

(PAR VIDÉOCONFÉRENCE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 MAI 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 28 MAI 2020

 

COMPARUTIONS :

Yavar Hameed

Nicholas Pope

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Max Binnie

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hameed Law

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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