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Date : 20060213

Dossier : T-1473-91

Référence : 2006 CF 188

Ottawa (Ontario), le 13 février 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS

ENTRE :

REMO IMPORTS LTD.

demanderesse

et

JAGUAR CARS LIMITED

et

FORD MOTOR COMPANY OF CANADA, LIMITED/

FORD DU CANADA LIMITÉE

faisant affaires sous le nom de JAGUAR CANADA

défenderesses

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                La Cour est saisie d'une requête tendant à obtenir, en vertu des alinéas 398(1)a) et 398(2) des Règles des Cours fédérales, un sursis à l'exécution du jugement rendu par le juge Shore le 16 janvier 2006 contre Remo Imports Ltd. (la demanderesse ou Remo) et en particulier les paragraphes 2, 3, 4 et 5 de ce jugement en attendant que l'appel de la demanderesse soit tranché.

FAITS PERTINENTS

[2]                La présente requête fait suite à l'action introduite le 5 juin 1991 par la demanderesse contre Jaguar Cars Limited et Ford du Canada Limitée (les défenderesses) à la suite de la contrefaçon et de commercialisation trompeuse de la marque de commerce JAGUAR de REMO, enregistrée le 30 octobre 1981 sous le numéro 263924. La marque de commerce susmentionnée visait des fourre-tout, des sacs et des valises et, à compter du 11 janvier 1984, des sacs à main et des sacs d'école. La demanderesse accusait les défenderesses de contrefaçon de marque de commerce parce que les défenderesses avaient commencé à vendre les articles suivants : étuis à permis de conduire, des étuis à portefeuille, des porte-cartes d'affaires, des porte-cartes de crédit, des étuis porte-clefs, des carnets d'adresses, des calepins de notes, des étuis à passeport, des nécessaires à cosmétiques, des porte-documents et des portefeuilles (les marchandises censément contrefaites) en liaison avec la marque de commerce JAGUAR. La demanderesse sollicitait en outre la radiation des marchandises censément contrefaites des enregistrements nos 378643 et 378644 des défenderesses visant les marques de commerce JAGUAR et le dessin JAGUAR AND LEAPER.

[3]                Les défenderesses ont introduit le 6 mars 1992 une demande reconventionnelle en vue d'obtenir la radiation de l'enregistrement de Remo au motif que l'adoption par Remo de la marque de commerce JAGUAR en 1980 était et demeurait invalide parce qu'elle était susceptible de diminuer la valeur de l'achalandage associé à l'enregistrement no UCA21618 de Jaguar Cars Limited. Les défenderesses soutenaient que la marque de commerce de la demanderesse créait de la confusion et induisant le public en erreur et qu'elle n'était pas distinctive. Les défenderesses sollicitaient également des mesures de réparation pour diminution de valeur, contrefaçon et commercialisation trompeuse.

[4]                Le 16 janvier 2006, le juge Shore a rendu son jugement. La Cour a ordonné et déclaré ce qui suit :

[traduction]

1. L'action de la demanderesse est rejetée et la demande reconventionnelle des défenderesses est accueillie.

2. L'enregistrement no 263924 de la demanderesse est et a toujours été invalide et il sera radié au motif qu'au moment des faits :

(1)         L'emploi de la marque JAGUAR par la demanderesse en liaison avec les marchandises de voyage JAGUAR est susceptible de diminuer la valeur de l'achalandage associé aux enregistrements détenus par Jaguar Cars relativement aux marques d'automobile JAGUAR, le tout en violation de l'article 22 de la Loi sur les marques de commerce.

(2)         L'emploi de la marque JAGUAR par la demanderesse en liaison avec les marchandises de voyage JAGUAR est susceptible de tromper le public et de l'induire en erreur.

(3)         L'emploi de la marque JAGUAR par la demanderesse en liaison avec les marchandises de voyage JAGUAR est susceptible de créer de la confusion avec la marque de commerce JAGUAR utilisée par la défenderesse pour des automobiles et avec les marchandises de voyage JAGUAR et, en conséquence :

                               a)       la marque JAGUAR de la demanderesse n'a jamais été enregistrable;

                               b)       la demanderesse n'a jamais eu le droit d'enregistrer la marque JAGUAR;

(4)         La marque JAGUAR de la demanderesse n'a jamais été distinctive de Remo.

3.          Les enregistrements JAGUAR nos 378643 et 378644 de Jaguar Cars Limited sont valides, notamment en ce qui concerne les marchandises présumément contrefaites, à savoir : des étuis à permis de conduire, des étuis à portefeuille, des porte-cartes d'affaires, des porte-cartes de crédit, des étuis porte-clefs, des carnets d'adresses, des calepins de notes, des étuis à passeport, des nécessaires à cosmétiques, des porte-documents et des portefeuilles.

4.          Il est interdit de façon permanente à la demanderesse, ainsi qu'à ses dirigeants, administrateurs, préposés, mandataires, travailleurs et à toute entité lui appartenant directement ou indirectement ou directement ou indirectement contrôlée par elle :

(1)        de vendre, annoncer ou autrement utiliser au Canada en liaison avec des produits de consommation toute marque de commerce composée du mot JAGUAR ou du dessin d'un jaguar bondissant ou toute marque de commerce ou nom commercial qui diminue la valeur de l'achalandage attaché à la famille de marques de commerce JAGUAR appartenant aux défenderesses, selon la définition contenue dans la défense modifiée et demande reconventionnelle;

(2)         d'employer la marque de commerce JAGUAR ou le dessin d'un jaguar bondissant de manière à tromper ou à induire en erreur le public;

(3)         de vendre, annoncer ou autrement utiliser au Canada en liaison avec des produits de consommation toute marque de commerce composée du mot JAGUAR ou du dessin d'un jaguar bondissant ou toute marque de commerce ou nom commercial qui ressemble à la famille de marques de commerce JAGUAR appartenant aux défenderesses au point de créer de la confusion avec celles-ci;

(4)         de porter atteinte aux droits exclusifs de la défenderesse, Jaguar Cars Limited, d'employer sa famille de marques de commerce JAGUAR;

(5)         d'appeler l'attention du public sur ses marchandises en employant en liaison avec celles-ci les marques de commerce JAGUAR ou le dessin d'un jaguar bondissant ou toute marque de commerce, nom commercial ou dénomination sociale qui ressemble à la famille de marques de commerce JAGUAR appartenant aux défenderesses au point de créer de la confusion avec celles-ci;

(6)        de faire passer ses marchandises pour celles des défenderesses ou de permettre à autrui de le faire.

5.           Il est ordonné à la demanderesse de détruire ou de remettre sous serment aux défenderesses pour qu'elles les détruisent tous les produits, emballages, publicités, documentation commerciale, imprimés, étiquettes, textes publicitaires, bandes vidéos, films, oeuvres d'art et autre objet ou document pouvant se trouver en la possession, la garde, le pouvoir ou le contrôle de la demanderesse et portant une marque de commerce, un nom commercial ou une dénomination sociale contraire à l'injonction prononcée aux présentes.

6.           La demanderesse n'a pas à payer aux défenderesses de dommages-intérêts exemplaires, punitifs ou pécuniaires parce que jusqu'à maintenant aucune preuve d'un dommage pécuniaire n'a été faite. La clientèle et le marché de chacune des parties ont jusqu'ici été différents mais la situation pourrait changer à l'avenir.

7.            Les parties devront soumettre leurs observations écrites à la Cour au sujet des dépens dans les deux mois de la date du présent jugement. La partie adverse devra déposer sa réponse écrite dans les deux semaines de la réception des premières observations.

QUESTION EN LITIGE

[5]                Les trois critères nécessaires pour justifier d'ordonner un sursis − question sérieuse à juger, préjudice irréparable et prépondérance des inconvénients − sont-ils réunis en l'espèce?

ANALYSE

[6]                Dans l'arrêt RJR-MacDonald Inc. c. P.G. Canada, [1994] 1 R.C.S. 311, 54 C.P.R. (3d) 114, la Cour suprême du Canada a posé le critère applicable à l'octroi d'un sursis en expliquant ce qui suit au paragraphe 43 :

L'arrêt Metropolitan Stores établit une analyse en trois étapes que les tribunaux doivent appliquer quand ils examinent une demande de suspension d'instance ou d'injonction interlocutoire. Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu'il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond. Il peut être utile d'examiner chaque aspect du critère et de l'appliquer ensuite aux faits en l'espèce.

(i) Question sérieuse à juger

[7]                Notre Cour a reconnu que les exigences minimales qu'il faut remplir pour satisfaire au volet de la « question sérieuse à juger » du critère à trois volets permettant d'accorder un sursis ne sont pas élevées (voir le jugement North American Gateway Inc. c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes) (1997), 47 Admin. L.R. (2d) 24, au paragraphe 10). Il n'appartient pas à la Cour, à ce stade peu avancé de l'instance, d'apprécier le bien-fondé de la question; il s'agit plutôt d'établir, sur examen du dossier et des prétentions des parties, que la question n'est pas futile ou vexatoire.

[8]                La demanderesse interjette appel de la décision de la Cour au motif que le juge Shore a commis des erreurs manifestes justifiant l'annulation de sa décision en ce qui concerne plusieurs des éléments de preuve documentaire présentés par les défenderesses sur lesquels le juge s'est fondé pour conclure à l'invalidité de la marque de commerce de la demanderesse. J'estime que la présente requête satisfait aux exigences minimales permettant de conclure à l'existence d'une question sérieuse à juger. La requête n'est ni futile ni vexatoire.

(ii) Préjudice irréparable

[9]                Ainsi que le juge Noël l'a fait remarquer dans l'arrêt Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général) [2002] A.C.F. no 1799, dans l'arrêt RJR- MacDonald, précité, la Cour suprême du Canada a exposé de la manière suivante le critère applicable au préjudice irréparable :

À la présente étape, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l'intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l'objet d'une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l'issue de la demande interlocutoire.

Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu'à son étendue. C'est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu'une partie ne peut être dédommagée par l'autre [...]

[10]            La gamme de produits portant la marque JAGUAR de Remo représente 80 pour 100 de son chiffre d'affaires brut annuel. La décision rendue par le juge Shore dans la présente affaire aura pour effet d'empêcher la demanderesse de vendre son inventaire s'il contient des produits de marque JAGUAR.

[11]            La demanderesse affirme que la décision du juge Shore lui fera perdre une part du marché de façon permanente et causera une atteinte irrévocable à sa réputation commerciale. La demanderesse soutient en outre que si le sursis qu'elle réclame n'est pas accordé, elle ne sera pas en mesure à la fois de fournir une garantie et de continuer à financer son entreprise. En d'autres termes, la demanderesse affirme qu'elle subira un préjudice irréparable parce qu'elle manquera à ses obligations contractuelles, ne pourra exécuter ses commandes et sera effectivement acculée à la faillite. La jurisprudence considère que tous les facteurs susmentionnés causent un préjudice irréparable (voir notamment les décisions Brystol-Myers, précitée, et Merck c. Nu-Pharm [2000] A.C.F. no 534).

[12]            Les défenderesses soutiennent que la demanderesse n'a présenté en preuve que des conjectures pour illustrer qu'elle perdra sa part de marché de façon permanente et qu'elle subira un préjudice irrémédiable à sa réputation commerciale si le sursis demandé n'est pas ordonné. Dans l'arrêt Merk c. Nupharm, précité, la Cour d'appel fédérale explique, au paragraphe 25, que la preuve du préjudice irréparable ne peut reposer sur de simples conjectures :

En quatrième lieu, la preuve du préjudice irréparable doit être claire et ne pas reposer sur des conjectures. Voir l'arrêt Centre Ice Inc. c. Ligue nationale de hockey (1994), 53 C.P.R. (3d) 50, à la page 55 (C.A.F.). En l'espèce, Nu-Pharm demande à la Cour de déduire de la preuve que l'entreprise devra cesser ses activités si le sursis lui est refusé. La preuve qu'elle a produite fait allusion à la précarité de sa survie en tant qu'entreprise en exploitation et au fait que le maintien de son existence reste précaire. La précarité, par définition, renvoie à un état d'incertitude, à savoir que Nu-Pharm est appelée à survivre ou à disparaître. Même si je reconnais que l'incapacité de vendre le Nu-Enalapril aura des répercussions financières négatives sur Nu-Pharm, je ne suis pas convaincu que la preuve me permette de conclure, selon la probabilité la plus forte, que cette société devra cesser ses activités si elle ne peut plus vendre ce produit. De plus, Nu-Pharm fait état de moyens de régler ses difficultés financières, dont la mise à pied de certains employés et la fermeture d'un entrepôt. La rationalisation, même si elle ne représente pas la solution de prédilection, ne constitue pas un préjudice irréparable et si elle est une solution envisageable, alors il est impossible de conclure que Nu-Pharm devra cesser ses activités si le sursis est refusé. Le sursis ne vise pas à atténuer les difficultés financières d'une entreprise ou à la maintenir dans sa forme actuelle lorsqu'il existe d'autres solutions pour assurer sa survie.

[Non souligné dans l'original.]

[13]            Dans l'arrêt Merck c. Nu-Pharm, précité, la Cour d'appel a conclu que la défenderesse avait poursuivi ses activités même après le sursis accordé par le juge de première instance d'une manière qui ne se limitait pas à tenter de surmonter ses difficultés financières mais plutôt en « poursuiv[ant] ses activités comme avant » .

En premier lieu, Nu-Pharm a admis qu'après l'ordonnance de sursis du juge McGillis datée du 6 décembre 1999 elle a affecté 1 500 000 $ à l'achat de matières premières destinées à la fabrication de comprimés de Nu-Enalapril.

Nu-Pharm n'a donné aucune explication pour justifier cette acquisition de matières premières, qui en est apparemment toujours au stade de la commande et qui, bien sûr, augmente son passif à court terme. Selon moi, il ressort de ses motifs que le juge McGillis a ordonné le sursis parce que la preuve qui lui était présentée établissait que Nu-Pharm devait demeurer sur le marché pour ne pas avoir à reprendre les produits qu'elle avait déjà vendus et pour pouvoir écouler le Nu-Enalapril qu'elle avait en stock.

En l'absence de preuve contraire, Nu-Pharm semble avoir assimilé l'ordonnance de sursis à une invitation à poursuivre ses activités comme avant, même si, dans sa décision rendue le 23 novembre 1999, le juge McGillis avait conclu que le ministre de la Santé n'aurait pas dû délivrer l'avis de conformité qui permettait à Nu-Pharm de vendre le Nu-Enalapril. Nu-Pharm ne s'est pas contentée d'essayer de surmonter ses difficultés. Elle a accru son passif en faisant l'acquisition d'autres matières premières et elle avance maintenant, devant notre Cour, le même argument que celui qu'elle a fait valoir devant la Section de première instance. Jusqu'à un certain point du moins, il semble que, par ses agissements pendant le sursis accordé par la Section de première instance, Nu-Pharm soit responsable de la crise de trésorerie à laquelle elle fait face actuellement. Elle devait savoir que son appel devant notre Cour pouvait échouer et, pourtant, elle a agi comme si ce risque n'existait pas.

[Non souligné dans l'original.]

[14]            Suivant les défenderesses, la demanderesse invite la Cour à lui permettre de « poursuivre ses activités comme avant » . Je tiens à signaler que si la Cour ordonne un sursis en l'espèce, la demanderesse ne sera pas autorisée à « poursuivre ses activités comme avant » . La demanderesse doit envisager la possibilité d'être déboutée de son appel. Si la Cour accorde un sursis en l'espèce, elle le fera d'une manière qui pénalisera la demanderesse si elle refuse d'adapter ou d'ajuster son entreprise pour tenir compte de la possibilité d'être déboutée de son appel. Je ne rendrais pas service à la demanderesse si je lui permettais de « « poursuivre ses activités comme avant » .

[15]            Les défenderesses font valoir que la demanderesse n'a soumis aucun élément de preuve sur les difficultés qu'elle pourrait avoir à tenir son entreprise à flot et, en contre-interrogatoire, elles ont refusé de fournir de tels renseignements. Les défenderesses affirment que les facteurs susmentionnés illustrent que les critères relatifs au préjudice irréparable n'ont pas été respectés. Dans l'arrêt Merck c. Nu-Pharm, précité, la Cour d'appel a dit ce qui suit au sujet du défaut de faire la preuve d'un préjudice financier et du manque de franchise par rapport à ses registres financiers :

En troisième lieu, je ne suis pas convaincu que Nu-Pharm se soit montrée suffisamment franche lors du contre-interrogatoire sur affidavits portant sur ses sources possibles de financement [...]

Je peux comprendre qu'une société privée ne tienne pas à rendre publiques ses opérations financières. Il reste que, lorsqu'elle demande un redressement extraordinaire comme le sursis, elle doit être prête à divulguer de tels renseignements s'ils se rapportent à sa prétention de préjudice irréparable. Tel est particulièrement le cas lorsque, comme en l'espèce, les parties ont signé une ordonnance de confidentialité, qu'elles ont elles-mêmes conçue et à laquelle elles ont donné leur consentement. Suivant cette ordonnance, Nu-Pharm peut faire en sorte que certains renseignements soient tenus « confidentiels » ou soient « réservés à la consultation des avocats et des experts indépendants » . Une partie ne peut prétendre qu'elle subira un préjudice irréparable parce que ses fournisseurs sont à ses trousses, puis adopter une attitude technique pour refuser de divulguer des renseignements susceptibles d'indiquer dans quelle mesure ces fournisseurs représentent une menace réelle pour la survie de l'entreprise, surtout lorsque des mesures jugées satisfaisantes par la partie ont été prises pour protéger le caractère confidentiel de ces renseignements.

[Non souligné dans l'original.]

[16]            Les défenderesses signalent que la demanderesse invoque des décisions portant sur des affaires de brevet dans lesquelles le contrefacteur n'avait qu'un seul produit et où la Cour a conclu que l'incapacité de la compagnie de vendre ce produit l'acculerait à la faillite. Les défenderesses soutiennent toutefois que la situation susmentionnée ne s'applique pas à la demanderesse. Elles affirment en fait que la présente affaire porte sur des marques de commerce et non sur des brevets. Elles signalent en outre que la Cour n'a pas empêché la demanderesse de vendre ses produits (elle lui a seulement interdit d'utiliser la marque de commerce JAGUAR). Les défenderesses signalent que rien dans la preuve ne permet de penser qu'il est interdit à la demanderesse de modifier sa marque de commerce et de poursuivre ses activités commerciales.

[17]            Les défenderesses mettent en doute la qualification attribuée aux produits de la demanderesse. La demanderesse affirme en effet que ses produits sont des articles de mode et qu'ils perdent pratiquement toute valeur s'ils ne sont pas vendus rapidement. Les défenderesses rétorquent que le produit de la demanderesse a une durée de vie plus longue que celle que cette dernière prétend. Elle ajoute que la marque de commerce apposée sur la marchandise actuelle pourrait être modifiée et que le produit pourrait être vendu dans un délai qui n'en diminuerait pas sensiblement la valeur. Les défenderesses soutiennent que, si la demanderesse modifie la marque de commerce et commande de nouveaux produits dès maintenant, elle recevra les nouveaux produits en question de ses fournisseurs dans un délai de trois à six mois.

[18]            J'estime qu'il est très peu probable qu'il serait aussi facile que ce que prétendent les défenderesses pour la demanderesse de commander tous les nouveaux produits arborant une marque de commerce différente dans un délai de trois à six mois. De plus, il semble improbable que les clients de la demanderesse soient prêts à tolérer un retard dans la livraison du produit qu'ils ont commandé, surtout si ce nouveau produit devait arborer une marque de commerce différente. J'estime que, si la demanderesse est accusée de se livrer à des conjectures au sujet du dommage qu'elle subira si le sursis n'est pas accordé, les défenderesses simplifient à l'excès la facilité avec laquelle la demanderesse pourrait s'adapter à la nouvelle situation consistant pour elle à ne pas être autorisée à utiliser la marque de commerce JAGUAR.

[19]            Certes, les éléments de preuve dont je dispose sont faibles, mais je suis convaincu que la demanderesse utilise la marque de commerce JAGUAR pour une part importante de ses activités et de ses produits. Les défenderesses elles-mêmes reconnaissent que le chiffre exact se situe autour de 80 pour 100 du chiffre d'affaires global de la demanderesse. Qui plus est, je doute qu'il serait aussi facile que le prétendent les défenderesses pour la demanderesse de renégocier les contrats qu'elle a déjà signés avec ses clients de manière à ne plus utiliser la marque contrefaite. Je suis également convaincu que les rapports que la demanderesse entretient avec ses clients pourraient être compromis à jamais si le sursis n'est pas accordé. La demanderesse ne serait peut-être pas acculée à la faillite si le tribunal n'accorde pas le sursis demandé, mais je demeure convaincu que le fait de cesser d'utiliser la marque de commerce pendant l'appel lui causerait un tort suffisamment important pour constituer un préjudice irréparable.

(iii) Prépondérance des inconvénients

[20]            Dans l'arrêt Procureur général du Manitoba c. Metropolitan Stores (MTS), [1987] 1 R.C.S. 110, la Cour suprême du Canada a expliqué dans les termes suivants le critère de la prépondérance des inconvénients, au paragraphe 35 :

Le troisième critère, celui de la prépondérance des inconvénients, consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond.

[21]            En l'espèce, le juge Shore a fait remarquer, au paragraphe 5, que la preuve démontrait à l'évidence que la clientèle respective des parties était différente, tout comme les produits respectifs des deux parties sur le marché.

[22]            Dans le jugement Baker Petrolite c. Canwell [2001] A.C.F. no 1491, la juge Sharlow analyse la prépondérance des inconvénients dans une situation où une des parties tirait un profit considérable de la contrefaçon et que la partie adverse subissait à peine un préjudice. Voici ce qu'elle dit au paragraphe 14 :

Si la demande de sursis est accueillie et que le jugement de première instance est confirmé en appel, Baker Petrolite aura été privée temporairement de l'avantage de ce jugement. Il y a lieu de penser que, si Baker Petrolite a décidé de demander une restitution des bénéfices que Canwell a tirés de ses activités de contrefaçon plutôt que des dommages-intérêts, c'est qu'elle estimait que les bénéfices en question dépassaient la perte qu'elle a subie par suite de la contrefaçon. J'en déduis que la poursuite des activités de contrefaçon de la part de Canwell jusqu'à l'issue de l'appel pourrait faire l'objet d'un dédommagement; cependant, pour les raisons expliquées ci-après, il est possible que les montants supplémentaires qui seraient dus à Baker Petrolite à ce titre soient irrécouvrables. Ce risque pourrait être amoindri, mais non éliminé. À mon avis, si le sursis était accordé et que l'appel devait être rejeté, le préjudice irréparable que Baker Petrolite subirait serait mineur, eu égard à toutes les réparations que le juge de première instance lui a accordées. Cette situation m'incite à conclure que la prépondérance des probabilités favoriserait l'octroi d'un sursis, pourvu que ce sursis soit assujetti à des conditions permettant d'atténuer dans la mesure du possible la diminution de l'actif de Canwell en cas de rejet de l'appel.

[23]            Dans le cas qui nous occupe, tout comme dans l'affaire Baker Petrolite, précitée, les bénéfices que la demanderesse a tirés de ses activités de contrefaçon dépassaient considérablement toute perte causée aux défenderesses. Le préjudice que le sursis pourrait causer aux défenderesses serait mineur en comparaison du préjudice irréparable causé à la demanderesse.

[24]            Même si la demanderesse ne sera pas acculée à la faillite si le sursis n'est pas accordé, je suis persuadé que le fait de cesser d'utiliser la marque de commerce pendant l'appel lui causerait un tort suffisamment important pour constituer un préjudice irréparable. De plus, je suis d'avis que le refus d'accorder le sursis causerait un préjudice beaucoup plus grand à Remo qu'aux défenderesses. La prépondérance des inconvénients favorise donc l'octroi du sursis. Il y a cependant lieu d'assortir cette mesure de certaines conditions, pour permettre la poursuite de l'appel et pour atténuer la diminution de la valeur des actifs de la demanderesse pour le cas où elle serait déboutée de son appel.

[25]            Au paragraphe 6 de son jugement, le juge Shore précise que [traduction] « la demanderesse n'a pas à payer aux défenderesses de dommages-intérêts exemplaires, punitifs ou pécuniaires parce que jusqu'à maintenant aucune preuve d'un dommage pécuniaire n'a été faite [...] mais la situation pourrait changer à l'avenir » . Comme la décision du juge Shore a eu pour effet de clarifier qui a le droit d'utiliser la marque de commerce JAGUAR, j'estime que la situation a changé depuis le 16 janvier 2006 et qu'il y a lieu d'accorder des dommages-intérêts. J'estime en outre que les paragraphes 1, 2 et 3 du jugement du juge Shore constituent un indice clair qu'il est maintenant possible de faire la preuve de l'existence d'un préjudice si la demanderesse « poursuit ses activités comme avant » .

[26]            Malgré la faiblesse de la preuve présentée en l'espèce, je suis convaincu que les produits qui contrefont la marque de commerce JAGUAR correspondent à 80 pour 100 du total des ventes de la demanderesse.

[27]            Comme on ne m'a soumis aucun état financier récent indiquant le total des ventes et les bénéfices de la demanderesse, j'estime raisonnable d'exiger de la demanderesse qu'elle dépose 20 pour 100 de la valeur des ventes brutes de tous les produits de marque JAGUAR entre les mains de l'avocat de Jaguar Cars Limited, pour qu'il conserve cette somme en fiducie en attendant l'issue de l'appel. La demanderesse disposera ainsi de la souplesse nécessaire pour pouvoir continuer à commander des produits en vue d'approvisionner ses clients tout en étant incitée à diversifier ses ventes en employant d'autres marques de commerce ou en recourant à d'autres moyens qu'elle jugera utiles en attendant que l'appel soit tranché.

ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

1.       La présente demande de sursis est accueillie en partie.

2.       Remo devra comptabiliser toutes les ventes et tous les profits se rapportant à tous les produits de marque JAGUAR à compter du 16 janvier 2006 et devra fournir à l'avocat de Jaguar Cars Limited un compte rendu de ces ventes et profits, sous forme d'affidavit établi sous serment le 15 de chaque mois, à compter du 15 février 2006. Jaguar Cars Limited a le droit de contre-interroger le déclarant au sujet de son affidavit.

3.       Remo devra déposer 20 pour 100 de la valeur des ventes brutes de tous les produits de marque JAGUAR entre les mains de l'avocat de Jaguar Cars Limited, pour qu'il conserve cette somme en fiducie en attendant l'issue de l'appel. Je laisse à la Cour d'appel le soin de préciser à sa discrétion la façon dont la somme ainsi détenue en fiducie devra être déboursée.

4.       Remo ne devra transférer aucun bien et n'effectuer aucun paiement à d'autres personnes, y compris à ses actionnaires, tant que le présent appel ne sera pas tranché.

5.       Remo ne devra désintéresser ses créanciers que dans le cours normal de ses affaires.

6.       Remo devra remettre à l'avocat de Jaguar Cars Limited, en fiducie, la somme de 100 000 $ à titre de garantie pour le paiement des dépens de l'appel.

7.       Les dépens de la présente requête, qui sont fixés à 4 000 $, sont payables sans délai aux défenderesses.

« Pierre Blais »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1473-91

INTITULÉ :                                        REMO IMPORTS LTD. c.

                                                            JAGUAR CARS LIMITED et

                                                            FORD MOTOR COMPANY OF CANADA LIMITED/

                                                            FORD DU CANADA LIMITÉE,

                                                            faisant affaires sous le nom de

                                                            JAGUAR CANADA

                                                           

LIEU DE L'AUDIENCE :                  MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 8 FÉVRIER 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE BLAIS

DATE DES MOTIFS :                       LE 13 FÉVRIER 2006

COMPARUTIONS:

Arthur Garvis

Richard Uditsky

POUR LA DEMANDERESSE

J. Douglas Wilson

POUR LES DÉFENDERESSES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

MENDELSOHN, ROSENTZVEIG, SHACTER.

MONTRÉAL (QUÉBEC)

POUR LA DEMANDERESSE

RIDOUT & MAYBEE

TORONTO (ONTARIO)

POUR LES DÉFENDERESSES

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