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Date : 20200511


Dossier : IMM‑3421‑19

Référence : 2020 CF 607

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 mai 2020

En présence de madame la juge Heneghan

ENTRE :

ERMIAS GELAYE GAGA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie de la demande de contrôle judiciaire présentée par monsieur Ermias Gelaye Gaga (le demandeur) visant une mesure d’expulsion prise par la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, pour l’application de l’alinéa 229(1)a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement).

[2]  Le demandeur est un citoyen de l’Éthiopie. Il a travaillé comme analyste des médias en ligne au sein de l’Information Network Security Agency (Agence de sécurité du réseau d’information) (l’INSA). Il est arrivé au Canada le 2 octobre 2017, muni d’un visa de résident temporaire.

[3]  Le 8 novembre 2017, le demandeur a présenté une demande d’asile, parce qu’il craignait d’être persécuté en raison de son refus d’accomplir certaines activités pendant qu’il était un employé de l’INSA.

[4]  Le 22 mars 2018, le demandeur a été interviewé par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’agent) concernant sa demande d’asile. Subséquemment, l’agent a établi le rapport circonstancié visé au paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi). L’agent a recommandé que le demandeur soit déféré à la SI pour enquête.

[5]  Dans sa décision, la SI a conclu que le demandeur était un membre de l’INSA, et que celle‑ci est une organisation qui est l’auteure d’actes d’espionnage contraires aux intérêts du Canada. La SI a souligné que l’INSA avait espionné des citoyens éthiopiens résidant dans des pays alliés du Canada, notamment aux États‑Unis. Elle a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada, en application des alinéas 34(1)a) et 34(1)f) de la Loi.

[6]  La SI a conclu que les actes contre les alliés du Canada pouvaient être contraires aux intérêts du Canada. Elle a adopté l’interprétation de l’expression « intérêt national » telle qu’elle a été formulée dans l’arrêt Agraira c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2013] 2 RCS 559, soit « des questions qui intéressent le Canada et les Canadiens ».

[7]  La SI a conclu que les intérêts du Canada comprennent le maintien des valeurs canadiennes qui sous‑tendent l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (la Charte), et que les valeurs canadiennes comprennent la protection de la vie privée. La SI a conclu que le fait d’espionner les Éthiopiens résidants des pays alliés du Canada était contraire aux intérêts du Canada.

[8]  Le demandeur conteste maintenant la conclusion de la SI selon laquelle il était un « membre » de l’INSA, puisqu’il n’avait aucunement participé aux actes d’espionnage prétendus et n’en avait personnellement eu aucune connaissance.

[9]  Le demandeur affirme aussi que la SI a commis une erreur en concluant que l’INSA est une organisation qui est l’auteure d’actes d’espionnage, et que la SI n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve pour tirer cette conclusion. Il soutient aussi que la SI a commis une erreur en omettant de prendre en considération le fait que l’INSA a en son sein des [traduction] « sous-groupes », et que les actes d’espionnage étaient menés par un groupe isolé d’employés abusant de leur pouvoir.

[10]  Le ministre de la Citoyenneté de l’Immigration (le défendeur) soutient que la décision de la SI est raisonnable et appuyée par la preuve.

[11]  La décision en question soulève une question mixte de faits et de droit et est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable; voir l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.

[12]  Dans l’arrêt Vavilov, précité, la Cour suprême du Canada a confirmé le contenu de la norme de la décision raisonnable tel qu’il a été établi dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190.

[13]  Selon l’arrêt Dunsmuir, précité, la norme de la décision raisonnable exige qu’une décision soit justifiée, transparente et intelligible, et qu’elle appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[14]  Le demandeur conteste deux conclusions factuelles : son statut en tant que « membre » de l’INSA, et le statut de l’INSA en tant qu’organisation qui est l’auteure d’actes d’espionnage contraires aux intérêts du Canada.

[15]  Selon la décision Ugbazghi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2008 CF 694, le terme « membre » devrait être interprété d’une manière libérale.

[16]  Dans les observations qu’il a présentées à la SI, le demandeur a reconnu qu’il avait été un employé de l’INSA, mais il a affirmé qu’il n’avait jamais été l’auteur d’actes d’espionnage.

[17]  Selon l’arrêt Kanagendren c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CAF 86, l’application du paragraphe 34(1) de la Loi n’exige pas la complicité ou une contribution significative d’une personne aux activités d’une organisation pour que la conclusion d’interdiction de territoire tirée soit justifiée.

[18]  Dans la décision Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 397, la Cour a conclu que si une personne admet l’appartenance à une organisation, alors il y a « appartenance » pour toutes les fins, y compris pour déterminer l’interdiction de territoire visée au paragraphe 34(1).

[19]  Compte tenu de la preuve dont la SI disposait, notamment le témoignage du demandeur et la jurisprudence applicable, la conclusion de la SI selon laquelle le demandeur est un « membre » de l’INSA est raisonnable et satisfait aux exigences du critère établi dans l’arrêt Dunsmuir, précité.

[20]  Toutefois, je suis d’avis que la conclusion ultime d’interdiction du territoire ne satisfait pas à la norme de contrôle applicable. Il appert que la SI a simplement adopté le raisonnement de l’agent qui a établi le rapport circonstancié visé au paragraphe 44(1), lequel a permis de déférer le demandeur pour enquête. Les paragraphes 2 à 11, à la page 15, et les paragraphes 1 à 5, à la page 16, de la décision de la SI semblent être directement tirés du rapport établi par l’agent.

[21]  Bien que la SI ait fait référence à l’arrêt Agraira, précité, elle n’a pas exposé ses propres motifs justifiant pourquoi les actes de l’INSA, un acteur non Canadien, contre des non-Canadiens, à l’extérieur du Canada mettaient en jeu la Charte et y contrevenaient.

[22]  L’adoption des motifs par un autre décideur, sans démontrer un examen approfondi des questions, ne satisfait pas aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité énoncées dans l’arrêt Dunsmuir, précité, et approuvées dans l’arrêt Vavilov, précité.

[23]  En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision de la SI sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SI.

[24]  Le défendeur a proposé que la question suivante soit certifiée :

[traduction]

Une personne est‑elle interdite de territoire au Canada, en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, parce qu’elle est membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteure d’actes d’espionnage « contraire[s] aux intérêts du Canada », au sens de l’alinéa 34(1)a) de la Loi, si les actes d’espionnage de l’organisation ont lieu à l’extérieur du Canada et visent des étrangers d’une manière qui est contraire aux valeurs démocratiques de la société canadienne et à la Charte canadienne des droits et libertés, notamment les libertés fondamentales garanties par l’article 2 de la Charte?

[25]  Le critère établi pour qu’une question soit certifiée, en application de l’alinéa 74d) de la Loi, est énoncé dans l’arrêt Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, et a récemment été confirmé dans l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2018] 3 RCF 674. Le critère établi pour qu’une question soit certifiée nécessite que l’affaire soulève une question grave de portée générale et qu’elle soit déterminante quant à l’issue de l’appel.

[26]  En l’espèce, je ne suis pas convaincue que l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire soulève une question à certifier, et aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3421-19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour que celui‑ci statue à nouveau sur l’affaire.

L’affaire ne soulève aucune question à certifier.

« E. Heneghan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de juin 2020

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3421‑19

 

INTITULÉ :

ERMIAS GELAYE GAGA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 mars 2020

Jugement et motifs :

La juge HENEGHAN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 11 mai 2020

COMPARUTIONS :

Daniel Kebede

Pour le demandeur

Bernard Assan

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Daniel Tilahun Kebede

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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