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Date : 20051128

Dossier : T-1309-05

Référence : 2005 CF 1493

Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE DE MONTIGNY

ENTRE :

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

demanderesse

et

TOMASZ WINNICKI

défendeur

MOTIFS MODIFIÉS DE L'ORDONNANCE

[1]                La présente requête présentée par la Commission canadienne des droits de la personne est des plus intéressantes, en ce qu'elle soulève des questions très délicates touchant aux fondements mêmes de nos valeurs démocratiques et, en particulier, à la difficulté qu'il y a à réconcilier la liberté d'expression, d'une part, avec les droits à l'égalité et la dignité inhérente de tous les êtres humains, d'autre part. Bien que les tribunaux - Cour suprême du Canada comprise - aient déjà été saisis de ces questions à plusieurs reprises, le contexte particulier du conflit entre ces valeurs et la mesure de réparation recherchée en l'espèce nous amènent en terrain inconnu.

[2]                La demanderesse, c'est-à-dire la Commission canadienne des droits de la personne, a déposé une requête en injonction interlocutoire pour que, dans l'attente d'une ordonnance définitive du Tribunal canadien des droits de la personne dans une instance dont celui-ci est actuellement saisi, il soit interdit au défendeur Tomasz Winnicki de communiquer par Internet des messages susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable en raison de sa race, de son origine nationale ou ethnique, de sa couleur ou de sa religion, en contravention aux dispositions du paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP). Le défendeur n'a pas comparu à l'audition de la présente requête, bien que l'avis de requête lui ait été signifié régulièrement.

[3]                À l'instar de l'affaire Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1992] 3 C.F. 155, il s'agit ici d'une requête en injonction interlocutoire autonome étant donné que la demanderesse n'a sollicité aucune autre mesure de réparation contre le défendeur. En effet, je crois savoir que la plainte a été entendue par le Tribunal canadien des droits de la personne au cours de la semaine du 8 août 2005.

[4]                Il a été déclaré à la Cour que lors de chacune des deux dernières audiences devant le Tribunal canadien des droits de la personne sous le régime de l'article 13 de la LCDP, la Commission et le plaignant, M. Warman, ont été avisés que la décision du Tribunal ne serait probablement rendue que dans cinq ou six mois. D'où la présente requête en injonction interlocutoire.

FAITS

[5]                Le 7 septembre 2003, M. Richard Warman a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne selon laquelle Tomasz Winnicki et Bell Canada exerçaient une discrimination à l'encontre d'individus ou de groupes d'individus sur le fondement de la religion en communiquant constamment, par l'entremise d'un site Web sur Internet, des messages susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des individus de religion juive, en contravention au paragraphe 13(1) de la LCDP.

[6]                Dans son affidavit, M. Richard Warman a reproduit certains des pires messages qu'il a trouvés sur l'Internet. Apparemment, M. Winnicki a déclaré que les Noirs étaient intellectuellement inférieurs et dangereux, que le gouvernement contrôlé par les Juifs était à blâmer, que les Juifs assassinaient des filles européennes par haine de la beauté et de la noblesse européennes, que les individus de race noire étaient des êtres sous-humains intrinsèquement criminels, etc.

[7]                Bien que le langage employé soit fort offensant et humiliant, pour dire le moins, il peut être utile en l'espèce de citer des passages de certains messages trouvés sur Internet, lesquels passages sont joints à l'affidavit de M. Warman :

[traduction] - Les Juifs haïssent la beauté et la noblesse européennes [sic]. Toutes ces filles ont été assassinées brutalement par des sauvages de Juifs communistes. Nous venons vous chercher, vous les bâtards juifs, et vous le paierez cher.

- Un nègre a-t-il besoin d'une bonne raison pour vous abattre? Je veux dire qu'un nègre essaiera de vous tuer simplement pour un morceau de pizza... ou pour un morceau de poulet. [...] Selon les normes aryennes, les nègres sont des animaux dangereux et n'appartiennent pas à la civilisation blanche. SÉGRÉGATION MAINTENANT!!!

- Un message à vous tous les gens de couleur : partez (si vous êtes déjà ici), restez en dehors et ne revenez jamais dans ma ville. Ne vous en approchez même pas, vous les bâtards qui ne voulez que la destruction de notre civilisation. Allez à Toronto la multi-culti... Mieux encore, retournez donc en Afrique.

- LES NÈGRES ET LES INDIENS SONT DE LA MERDE!!! SORTEZ DE NOTRE CIVILISATION, MAUDITS BÂTARDS!!! Avis aux jeunes Blancs de Toronto : vous devez vous rassembler sur des bases raciales, ou MOURIR. Ces attaques vont seulement empirer et il y en aura encore plus alors que le gouvernement d'occupation juive canadien fait rentrer à flot plus de nègres et de bâtards. Sans compter le fait que le gouvernement d'occupation juive leur donne tous les incitatifs (bien-être social, logement subventionné, équité en matière d'emploi - action positive : si vous êtes un Blanc vous n'aurez pas le poste...) pour nous réduire à néant tout en nous imposant à mort pour subventionner ces races sauvages.

- Mwangi Gethiga, âgé de 18 ans, connu par ses amis sous le nom de Kuggy [oui, connu aussi sous le nom de MERDE DE SOUS-HUMAIN, aussi connu sous le nom de MAUDIT BÂTARD, aussi connu sous le nom de ENCULÉE DE COQUERELLE, aussi connu sous le nom de ENCULÉ DE NÈGRE, aussi connu sous le nom de SALE NÈGRE], a été accusé hier de meurtre au deuxième degré.... En ce qui concerne les nègres, je crois que la présomption de culpabilité est plus appropriée que la présomption d'innocence.

- Pendant que j'y suis... ENCULÉS DE JUIFS! ENCULÉS DE YOUPINS! ENCULÉS DE YOUTRES! ENCULÉS DE (quel est le meilleur mot pour Juifs ?) JUIFS!!!

[8]                Ces extraits suffisent sans doute amplement à donner une petite idée de la nature des messages trouvés sur l'Internet et que le défendeur aurait écrits. La plupart de ces messages ont été trouvés sur les deux sites Web suivants : www.northernalliance.ca et www.vanguardnewsnetwork.com. Certains messages sont signés par un pseudonyme, mais il semble que le défendeur ait utilisé son propre nom dans des messages plus récents.

[9]                Le 1er juin 2004, M. Richard Warman a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne une plainte contre M. Winnicki pour représailles, en contravention à l'article 14.1 de la LCDP, M. Winnicki ayant affiché des messages le visant après le dépôt de la plainte en matière de droits de la personne. C'est ce qui ressort des pièces jointes à l'affidavit de M. Richard Warman à l'appui de la présente demande.

[10]            Après avoir examiné la plainte lors de sa réunion de division du 20 décembre 2004, la Commission a décidé, en application de l'alinéa 44(3)a) de la LCDP, de demander au président du Tribunal canadien des droits de la personne d'instruire les plaintes. L'audience s'est tenue durant la semaine suivant l'audition de la présente demande, soit du 8 au 12 août 2005.

[11]            En réponse à la plainte de M. Warman, M. Winnicki ne nie pas avoir communiqué ces messages dans son exposé de précisions; il déclare qu'il a l'intention d'expliquer à l'audience les raisons pour lesquelles il le fait et que [traduction] « essentiellement, la raison est simple, soit protéger la civilisation blanche européenne et les gens qui l'ont bâtie » . Il déclare qu'il s'exprimera également sur un autre sujet, c'est-à-dire le lien entre le plan du gouvernement de [traduction] « ...[r]emplacer et/ou diluer la population du Canada de souche blanche européenne par un nombre considérable d'immigrants du tiers monde, une augmentation du taux de criminalité, une augmentation des déficits/des dettes nationale, provinciales et locales, la perte progressive des droits des Canadiens de souche blanche européenne, le déclin de la moralité au pays, etc. » . Il souhaite également se prononcer sur la persécution et la démonisation des dissidents politiques qu'exercent encore le gouvernement, la Commission canadienne des droits de la personne, etc. Il veut aussi aborder la question de [traduction] « l'immixtion constante des Juifs et des groupes juifs dans les affaires canadiennes et de leur quête pour détruire notre culture, nos valeurs et nos libertés européennes [...], du grand péril que pose l'immigration non blanche pour les sociétés blanches et pourquoi il est juste et moral que les Canadiens s'y opposent » .

[12]            Dans son exposé de précisions, il déclare également : [traduction] « À mon avis, les Juifs ne sont pas une race ni une religion, mais plutôt un groupe d'intérêts particuliers sionistes dont bon nombre sont athées. Il est bien connu que les Juifs se marient dans des familles européennes riches afin de se fondre dans celles-ci et d'améliorer leur situation politique et financière. À titre d'exemple, le véritable nom de famille du président de la Pologne, M. Kwasniewski, est Stolzman... À mon avis, c'est uniquement en procédant à une ségrégation paisible et volontaire que nous arriverons à dissiper les tensions raciales (que j'estime avoir été spécifiquement ourdies par le gouvernement) et la profonde inquiétude que bon nombre de Canadiens - tout particulièrement ceux de souche blanche européenne - ressentent à l'égard de ces questions. Je déclare d'entrée de jeu qu'il est immoral et carrément criminel d'obliger deux ou plusieurs groupes d'individus incompatibles à vivre ensemble sans leur consentement » .

[13]            Également en réponse à la plainte, M. Winnicki déclare que [traduction] « M. Richard Warman et les enquêteurs de la CCDP ont " trié sur le volet " seulement quelques-uns de mes messages affichés sur le forum du VNN pour tenter de démontrer que je discrimine contre des groupes minoritaires protégés. En référant à l'ensemble de mes messages sur VNN, je démontrerai que mon but n'est pas d'inciter à la haine envers les minorités, mais plutôt de conscientiser les Blancs sur ce qui se passe et pourquoi nous en sommes là, et aussi pourquoi les Blancs devraient se rassembler sur des bases raciales pour protéger les intérêts de leur groupe » .

[14]            Enfin, bien qu'il soit constitué défendeur dans l'instance dont le Tribunal est saisi, M. Winnicki sollicite la réparation suivante dans son exposé de précisions : [Traduction] « en application de l'article 16 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, je demande que les Canadiens de souche blanche européenne épousant la cause nationaliste blanche obtiennent des réserves spéciales semblables aux réserves indiennes, partout au Canada, où ils pourront vivre et se gouverner comme ils l'entendent, avec une autonomie totale et sans immixtion aucune du gouvernement ou des groupes de l'extérieur » .

[15]            Au terme de l'audience, j'ai pris l'affaire en délibéré. Après avoir examiné attentivement les prétentions du demandeur ainsi que la preuve au dossier, j'ai conclu qu'une injonction interlocutoire devait être accordée en l'espèce et j'ai rendu une ordonnance en conséquence le 4 octobre 2005. Voici les motifs de cette ordonnance.

QUESTIONS EN LITIGE

[16]            Voici les questions à trancher dans le cadre de la présente demande :

a)          La Cour fédérale est-elle compétente pour accorder une injonction provisoire ou interlocutoire interdisant au défendeur, ainsi qu'aux tiers ayant connaissance de la présente ordonnance, de communiquer par Internet des messages de la nature de ceux décrits aux pièces A, B, E à O de l'affidavit de M. Richard Warman, jusqu'à ce que le Tribunal rende l'ordonnance définitive dans l'instance?

b)          Quel critère convient-il d'appliquer dans l'octroi d'une telle injonction interlocutoire?

c)          Ce critère a-t-il été rempli en l'espèce?

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

Loi sur les Cours fédérales

18. (1) Sous réserve de l'article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l'alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d'obtenir réparation de la part d'un office fédéral.

(2) Elle a compétence exclusive, en première instance, dans le cas des demandes suivantes visant un membre des Forces canadiennes en poste à l'étranger : bref d'habeas corpus ad subjiciendum, de certiorari, de prohibition ou de mandamus.

(3) Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d'une demande de contrôle judiciaire.

***

44. Indépendamment de toute autre forme de réparation qu'elle peut accorder, la Cour d'appel fédérale ou la Cour fédérale peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus, une injonction ou une ordonnance d'exécution intégrale, ou nommer un séquestre, soit sans condition, soit selon les modalités qu'elle juge équitables.

18. (1) Subject to section 28, the Federal Court has exclusive original jurisdiction

(a) to issue an injunction, writ of certiorari, writ of prohibition, writ of mandamus or writ of quo warranto, or grant declaratory relief, against any federal board, commission or other tribunal; and

(b) to hear and determine any application or other proceeding for relief in the nature of relief contemplated by paragraph (a), including any proceeding brought against the Attorney General of Canada, to obtain relief against a federal board, commission or other tribunal.

(2) The Federal Court has exclusive original jurisdiction to hear and determine every application for a writ of habeas corpus ad subjiciendum, writ of certiorari, writ of prohibition or writ of mandamus in relation to any member of the Canadian Forces serving outside Canada.

(3) The remedies provided for in subsections (1) and (2) may be obtained only on an application for judicial review made under section 18.1.

***

44. In addition to any other relief that the Federal Court of Appeal or the Federal Court may grant or award, a mandamus, an injunction or an order for specific performance may be granted or a receiver appointed by that court in all cases in which it appears to the court to be just or convenient to do so. The order may be made either unconditionally or on any terms and conditions that the court considers just.

Loi canadienne sur les droits de la personne

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l'état de personne graciée.

***

13. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait, pour une personne ou un groupe de personnes agissant d'un commun accord, d'utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base des critères énoncés à l'article 3.

(2) Il demeure entendu que le paragraphe (1) s'applique à l'utilisation d'un ordinateur, d'un ensemble d'ordinateurs connectés ou reliés les uns aux autres, notamment d'Internet, ou de tout autre moyen de communication semblable mais qu'il ne s'applique pas dans les cas où les services d'une entreprise de radiodiffusion sont utilisés.

(3) Pour l'application du présent article, le propriétaire ou exploitant d'une entreprise de télécommunication ne commet pas un acte discriminatoire du seul fait que des tiers ont utilisé ses installations pour aborder des questions visées au paragraphe (1).

***

14. (1) Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu :

a) lors de la fourniture de biens, de services, d'installations ou de moyens d'hébergement destinés au public;

b) lors de la fourniture de locaux commerciaux ou de logements;

c) en matière d'emploi.

(2) Pour l'application du paragraphe (1) et sans qu'en soit limitée la portée générale, le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite.

2. The purpose of this Act is to extend the laws in Canada to give effect, within the purview of matters coming within the legislative authority of Parliament, to the principle that all individuals should have an opportunity equal with other individuals to make for themselves the lives that they are able and wish to have and to have their needs accommodated, consistent with their duties and obligations as members of society, without being hindered in or prevented from doing so by discriminatory practices based on race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability or conviction for an offence for which a pardon has been granted.

***

13. (1) It is a discriminatory practice for a person or a group of persons acting in concert to communicate telephonically or to cause to be so communicated, repeatedly, in whole or in part by means of the facilities of a telecommunication undertaking within the legislative authority of Parliament, any matter that is likely to expose a person or persons to hatred or contempt by reason of the fact that that person or those persons are identifiable on the basis of a prohibited ground of discrimination.

(2) For greater certainty, subsection (1) applies in respect of a matter that is communicated by means of a computer or a group of interconnected or related computers, including the Internet, or any similar means of communication, but does not apply in respect of a matter that is communicated in whole or in part by means of the facilities of a broadcasting undertaking.

(3) For the purposes of this section, no owner or operator of a telecommunication undertaking communicates or causes to be communicated any matter described in subsection (1) by reason only that the facilities of a telecommunication undertaking owned or operated by that person are used by other persons for the transmission of that matter.

***

14. (1) It is a discriminatory practice,

(a) in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public,

(b) in the provision of commercial premises or residential accommodation, or

(c) in matters related to employment, to harass an individual on a prohibited ground of discrimination.

(2) Without limiting the generality of subsection (1), sexual harassment shall, for the purposes of that subsection, be deemed to be harassment on a prohibited ground of discrimination

ANALYSE

A)                 La compétence de la Cour fédérale pour décerner une injonction interlocutoire

[17]            La Cour fédérale ayant été constituée en vertu de l'article 101 de laLoi constitutionnelle de 1867, elle ne peut exercer sa compétence sur une matière donnée que si certaines exigences ont d'abord été remplies. Ces exigences sont maintenant bien établies par suite d'un certain nombre de décisions de la Cour suprême du Canada faisant autorité. À la page 766 de son arrêt ITO c. Miida Electronics Inc. et al., [1986] 1 R.C.S 752, et en s'appuyant sur ses arrêts antérieurs Quebec North Shore Paper Co. c. Canadian Pacific Ltd., [1977] 2 R.C.S. 1054, et McNamara Construction (Western) Ltd. c. R., [1977] 2 R.C.S. 654, la Cour suprême a résumé ainsi les conditions préalables devant être réunies pour pouvoir conclure à la compétence de la Cour fédérale :

-            une attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral;

-            l'existence d'un ensemble de règles de droit fédérales essentiel à la solution du litige et qui constitue le fondement de l'attribution légale de compétence;

-            la loi invoquée dans l'affaire doit être « une loi du Canada » au sens de l'article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. (Voir également, à cet égard, l'arrêt Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322.)

[18]            D'une certaine manière, comme la Cour suprême du Canada a déjà statué sur cette même question dans l'arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, je n'ai pas à procéder à une analyse approfondie de la première question en litige. Dans cette affaire, il s'agissait de savoir si la Cour fédérale avait compétence pour décerner une injonction interlocutoire interdisant aux intimés d'offrir des messages téléphoniques constituant l'acte discriminatoire prévu au paragraphe 13(1) de la LCDP jusqu'à ce que le Tribunal ait statué définitivement sur les plaintes. Comme en l'espèce, la mesure de réparation recherchée était une injonction autonome, dans la mesure où la Cour n'était saisie d'aucune action à l'égard de laquelle elle était appelée à trancher définitivement quant au fond. Il importe également de noter que l'injonction accordée par la Cour a eu pour effet de limiter la liberté d'expression du défendeur.

[19]            Après avoir appliqué les trois critères énoncés dans l'arrêt ITO, précité, le juge Bastarache a conclu au nom de la majorité que l'article 44 de la Loi sur les Cours fédérales pouvait être considéré, lorsqu'il était interprété de concert avec d'autres dispositions de la même loi (les articles 3, 17, 18 et 18.1) et de la LCDP (l'article 2, le paragraphe 13(1), l'article 57 et le paragraphe 58(1)), comme fondement du pouvoir d'accorder une injonction.

[20]            Contrairement aux prétentions de l'intimé dans cette affaire, le juge a conclu que le mot « indépendamment » , dans le libellé de l'article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, ne devait pas être interprété comme une disposition limitative créant le pouvoir de prononcer des injonctions, mais uniquement à titre « accessoire » aux autres redressements que la cour peut accorder (et la Cour ne peut accorder aucun autre redressement au stade interlocutoire), mais plutôt comme signifiant simplement « en outre » des autres redressements que la Cour peut accorder. Sa conclusion est fondée sur une interprétation large de l'article 44 à la lumière des diverses dispositions de la LCDP habilitant la Cour fédérale à exercer une surveillance importante sur le Tribunal des droits de la personne (contrôle judiciaire des décisions du Tribunal, pouvoir de décerner des injonctions contre le Tribunal, pouvoir d'obtenir la communication de renseignements nécessaires aux fins d'une enquête ou d'une audience du Tribunal, dépôt d'une ordonnance du Tribunal pour équivaloir à une ordonnance de la Cour fédérale : article 18.1, paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales; paragraphe 58(1) et article 57 de la LCDP). De l'avis du juge, la compétence inhérente des cours supérieures provinciales ne justifiait pas d'interpréter restrictivement les lois fédérales conférant compétence à la Cour fédérale.

[21]            L'essence même du raisonnement du juge Bastarache transparaît dans les paragraphes 36 et 37 de ses motifs :

36 Comme l'indique clairement le texte de la Loi sur la Cour fédérale et le confirme le rôle additionnel qui est confié à cette cour par d'autres lois fédérales, dans le présent cas la Loi sur les droits de la personne, le Parlement a voulu conférer à la Cour fédérale une compétence administrative générale sur les tribunaux administratifs fédéraux. Pour ce qui concerne son rôle de surveillance des décideurs administratifs, les pouvoirs confiés par une loi à la Cour fédérale à cet égard ne doivent pas être interprétés de façon restrictive. Cela signifie que, lorsqu'il s'agit d'une question relevant clairement de son rôle de surveillance d'un organisme administratif, ce qui inclut la prise de mesures provisoires visant à régir des différends dont l'issue finale est laissée au décideur administratif concerné, la Cour fédérale peut être considérée comme ayant plénitude de compétence.

                37 En l'espèce, je suis d'avis qu'il ressort clairement de l'objet de la Loi sur la Cour fédérale et de la Loi sur les droits de la personne que l'art. 44 confère à la Cour fédérale la compétence d'accorder une injonction dans le cadre de l'application de la Loi sur les droits de la personne. Je fonde cette conclusion sur le fait que la Cour fédérale a le pouvoir d'accorder toute « autre forme de réparation » dans les affaires soumises au Tribunal des droits de la personne, et que ce pouvoir n'est pas altéré du seul fait que le Parlement a confié à un décideur administratif spécialisé le rôle de statuer sur le fond de ces affaires. Comme je l'ai souligné plus tôt, les décisions et le fonctionnement du Tribunal sont assujettis de façon étroite aux pouvoirs de surveillance et de contrôle de la Cour fédérale, y compris son pouvoir de transformer les ordonnances du tribunal en ordonnances de la cour. Ces pouvoirs équivalent à une « autre forme de réparation » pour l'application de l'art. 44.

[22]            En ce qui concerne les deuxième et troisième critères, qui sont indispensables, le juge Bastarache n'a eu aucune difficulté à conclure que le paragraphe 13(1) de la LCDP servait de fondement de l'attribution législative de compétence à l'article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, et que cette disposition législative a été adoptée régulièrement étant donné qu'elle se limite aux « services d'une entreprise de télécommunications relevant de la compétence du Parlement » . Il a donc conclu que la Cour fédérale exerçait une compétence concurrente à celle des cours supérieures des provinces pour accorder l'injonction interlocutoire demandée par la Commission. Étant donné que la présente affaire ne diffère pas sensiblement de la situation analysée par la Cour suprême dans l'arrêt Canadian Liberty Net, précité, je suis tenu d'appliquer cet arrêt et de conclure que la Cour est habilitée à décerner l'injonction interlocutoire sollicitée par la demanderesse.

B) Quel critère convient-il d'appliquer dans l'octroi d'une injonction interlocutoire dans le cadre de la LCDP?

[23]            Une fois établie la compétence de la Cour fédérale d'accorder une injonction interlocutoire afin d'assurer la mise en oeuvre de l'article 13 de la LCDP pendant que le Tribunal est saisi de la plainte de la Commission, il reste encore la question plus difficile de déterminer le critère qu'il convient d'appliquer à l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour. La méthode que suit généralement la Cour saisie d'une demande pour une telle réparation est bien établie grâce à deux décisions rendues par la Cour suprême du Canada, soit : Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, et RJR - Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311. Dans ce dernier arrêt, la Cour suprême a résumé en ces termes le critère qu'il convient d'appliquer :

Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu'il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond.

[24]            Ce critère, qui remonte à l'arrêt de la Chambre des Lords dans l'affaire American Cyanamid Co. c. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.), ne convient manifestement pas à un différend qui, comme en l'espèce, met en cause des droits et libertés fondamentaux. Dans un cadre commercial, la « prépondérance des inconvénients » et le « préjudice irréparable » sont faciles à vérifier dans la mesure où ils sont mesurables. Tel n'est évidemment pas le cas lorsque l'intérêt revendiqué par la personne qui s'exprime n'est pas rattaché à une fin commerciale et n'a aucune valeur au-delà du message qu'elle souhaite transmettre. La tâche d'imputer une valeur pécuniaire à ce message est non seulement difficile, mais elle aura en outre pour effet de saper le caractère fondamental de la liberté d'expression si la partie qui sollicite l'injonction a un intérêt commercial en jeu. Le juge Bastarache a volontiers accepté cet argument au paragraphe 47 de ses motifs dans l'arrêt Canadian Liberty Net, précité.

[25]            Pour cette raison, on a proposé qu'il conviendrait davantage de recourir au critère applicable en matière d'injonctions contre la dissémination de propos diffamatoires. Pour illustrer ce critère, le juge Bastarache a cité le passage suivant des motifs du juge Griffiths aux pages 455 et 456 de l'arrêt Rapp c. McLelland & Stewart Ltd. (1981), 34 O.R. (2d) 452 :

[TRADUCTION] Par conséquent, le principe directeur est que l'injonction ne devrait être accordée que lorsque les propos reprochés sont si manifestement diffamatoires que tout verdict à l'effet contraire d'un jury serait considéré abusif par la Cour d'appel. Autrement dit, lorsqu'il est impossible d'affirmer qu'un jury raisonnable conclura inévitablement que les propos sont diffamatoires, l'injonction ne doit pas être accordée.

. . . l'arrêt American Cyanamid [. . .] n'a pas modifié le principe bien établi en matière de libelle selon lequel une injonction interlocutoire ne doit pas être accordée à moins que le jury conclurait inévitablement que les propos sont diffamatoires.

[26]            Étant donné que cette question était devenue théorique lorsque la Cour suprême a été saisie du dossier - parce que le Tribunal avait alors rendu sa décision - le juge Bastarache s'est abstenu d'endosser ce critère pour déterminer les circonstances dans lesquelles il pourrait être approprié d'accorder une injonction interlocutoire en vue d'empêcher une contravention à l'article 13 de la LCDP. Le juge est néanmoins allé jusqu'à écrire que « [l]es critères examinés en l'espèce en matière de limitation de propos potentiellement diffamatoires devraient être appliqués aux propos potentiellement intolérants, sous réserve des modifications susceptibles d'être nécessaires compte tenu de la nature particulière de l'intolérance par rapport à la diffamation » (Canadian Liberty Net, précité, paragraphe 49). Aucun autre tribunal n'a tenté par la suite de formuler un tel critère.

[27]            Pour relever les modifications qui s'imposent à l'égard du critère applicable aux injonctions en matière de diffamation, et ce en vue de formuler un critère applicable à la propagande haineuse discriminatoire, nous devrons nous pencher sur les similarités et les différences entre ces deux types de discours, ainsi que sur la nature des droits fondamentaux en cause.

[28]            Tant les recours en diffamation que les plaintes en matière de propagande haineuse visent à limiter la liberté d'expression et, partant, des injonctions ne devraient être accordées que dans les cas les plus manifestes. Cela dit, et malgré la protection clairement accordée par l'alinéa 2b) de laCharte à l'activité décrite au paragraphe 13(1) de la LCDP - qui transmet ou tente de transmettre une signification -, on doit également reconnaître que ce genre d'expression se situe en périphérie des valeurs qui constituent le noyau de cette liberté fondamentale. Ainsi, une expression de cette nature peut être plus facilement limitée par l'État, comme la Cour suprême l'a reconnu tant dans l'arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, que dans l'arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892. Dans ce dernier arrêt, le juge en chef Dickson, s'exprimant au nom de la majorité, a écrit :

En appliquant à la législation restreignant la propagande haineuse la méthode de l'arrêt Oakes, on ne peut faire d'étude valable des principes essentiels à une société libre et démocratique sans mentionner l'acceptation par la communauté internationale de la nécessité de protéger les groupes minoritaires contre l'intolérance et la peine psychologique causée par une telle expression. Cette étude devrait en outre tenir pleinement compte d'autres dispositions de la Charte, notamment des art. 15 et 27 (portant sur les droits à l'égalité et sur le multiculturalisme). En dernier lieu, la nature du lien entre l'expression en cause dans le pourvoi et les justifications sous-jacentes à l'al. 2b) est pertinente pour décider si des mesures législatives données visant à éliminer la propagande haineuse constituent une limite raisonnable qui est justifiée dans une société libre et démocratique.

[...]

J'espère que ce passage montre assez clairement l'importance de reconnaître qu'on ne doit pas systématiquement réduire la protection constitutionnelle des activités expressives préconisant des positions impopulaires ou discréditées: la neutralité quant au contenu représente toujours une partie importante du principe de la liberté d'expression lorsqu'il s'agit de soupeser en vertu de l'article premier de la Charte, des intérêts concurrents. Le fait que l'expression en cause dans le présent pourvoi est aux antipodes de la raison d'être de l'al. 2b), exige toutefois que l'analyse de la proportionnalité se fasse avec la reconnaissance que la suppression de la propagande haineuse n'impose pas d'importantes restrictions aux valeurs sous-jacentes à la liberté d'expression.

[29]            En conséquence, je suis porté à croire qu'une limitation à la propagande haineuse et à l'incitation à la haine ne devrait pas être évaluée au moyen de critères aussi rigoureux que ceux qui restreignent le discours diffamatoire. Même si les deux catégories d'expression méritent, à première vue, le même type de protection que tout autre message, les valeurs qui sous-tendent la propagande haineuse sont fondamentalement hostiles, pour ne pas dire antithétiques, à la justification sous-jacente à la protection de la liberté d'expression et elles contredisent directement d'autres valeurs également consacrées par la Charte. Pour ces motifs, la propagande haineuse et les commentaires diffamatoires ne doivent pas être envisagés du même point de vue lorsqu'il s'agit de déterminer les limitations préalables qu'on peut légitimement imposer à chacune de ces formes d'expression.

[30]            Le préjudice causé aux groupes ciblés par les messages haineux est très souvent difficile à réparer. Il renforce de manière insidieuse les préjugés qu'ont certains envers les minorités identifiées par la race, la couleur et la religion, incitant et justifiant par le fait même le recours aux pratiques discriminatoires, voire à la violence, contre ces groupes. En même temps, ces messages sont très susceptibles d'influencer la perception et l'estime de soi de tous les membres des groupes visés, les empêchant ainsi de participer pleinement à la société canadienne et de réaliser leur plein potentiel comme êtres humains. C'est ce qui ressort de façon claire et convaincante du rapport du comité Cohen sur la propagande haineuse. Comme l'a noté la Cour suprême au paragraphe 40 de l'arrêt Taylor, précité :

La crainte du Parlement que la diffusion de la propagande haineuse n'aille à l'encontre de l'objet général de la Loi canadienne sur les droits de la personne n'est pas sans fondement. La gravité du préjudice occasionné par des messages haineux a été reconnue par le Comité spécial de la propagande haineuse au Canada (communément appelé le comité Cohen) en 1966. Le comité Cohen a fait remarquer que les individus soumis à la haine raciale ou religieuse risquent d'en subir une profonde détresse psychologique, les conséquences préjudiciables pouvant comprendre la perte de l'estime de soi, des sentiments de colère et d'indignation et une forte incitation à renoncer aux caractéristiques culturelles qui les distinguent des autres. Cette réaction extrêmement douloureuse nuit assurément à la capacité d'une personne de réaliser son propre « épanouissement » , pour reprendre le terme employé à l'art. 2 de la Loi. Le comité indique en outre que la propagande haineuse peut parvenir à convaincre les auditeurs, fût-ce subtilement, de l'infériorité de certains groupes raciaux ou religieux. Cela peut entraîner un accroissement des actes de discrimination, se manifestant notamment par le refus de respecter l'égalité des chances dans la fourniture de biens, de services et de locaux, et même par le recours à la violence.

[31]            À cet égard, les messages haineux sont beaucoup plus répréhensibles que tout autre type d'expression et ne possèdent aucune valeur intrinsèque susceptible de les racheter. Fait également pertinent, ces messages sont beaucoup plus dommageables que les propos diffamatoires dans la mesure où ils touchent un groupe beaucoup plus étendu de personnes. De par leur nature même, les messages haineux visent à déprécier et à miner l'estime de soi de tout un groupe d'individus, alors que les propos diffamatoires ne visent qu'un seul individu. Or, dans l'arrêt Canadian Liberty Net, précité, la Cour suprême a néanmoins fait équivaloir les deux types de messages du point de vue du critère de l'urgence, en opposant à cette conclusion le fait que les propos diffamatoires jouissent d'une large diffusion par rapport à « l'effet lent et pernicieux de commentaires intolérants relativement isolés » (paragraphe 48).

[32]            Il convient toutefois de se rappeler que les messages haineux en cause dans cet arrêt étaient communiqués au moyen de lignes téléphoniques et non pas par Internet, comme en l'occurrence. Par conséquent, le « commentaire intolérant relativement isolé » s'est maintenant transformé et peut faire l'objet d'une large diffusion. Cette nouvelle forme de communication est beaucoup plus facilement accessible et beaucoup plus répandue que toute autre forme antérieure de télécommunication. En outre, le contenu d'un site Web peut facilement être dupliqué et copié à l'infini, procédure à l'égard de laquelle son auteur n'a à peu près aucun contrôle. Lyrissa Barnett Lidsky a bien décrit les ravages que peut causer l'Internet dans son article intitulé « Silencing John Doe : Defamation and Discourse in Cyberspace » (2000), 49 Duke L.J. 855, à la page 865 :

[traduction] Bien que du point de vue de l'exactitude elles puissent avoir les qualités éphémères du commérage, les communications par Internet sont transmises au moyen d'un médium beaucoup plus répandu que la presse écrite, et c'est ce qui leur confère l'énorme pouvoir de porter atteinte à la réputation d'autrui. Lorsqu'un message franchit le cyberespace, des millions d'individus dans le monde entier peuvent y accéder. Même si le message est affiché dans un forum de discussion qui n'est fréquenté que par un nombre restreint de personnes, chacune d'elles peut publier à nouveau le message en l'imprimant ou - ce qui est plus probable - en le transmettant instantanément à un autre forum de discussion. Et si ce message est suffisamment provocateur, il peut être publié à nouveau, et ainsi de suite. La capacité extraordinaire de l'Internet de répliquer presqu'à l'infini tout message diffamatoire vient renforcer la notion selon laquelle la vérité rattrape rarement le mensonge.

(Cité avec approbation au paragraphe 32 de l'arrêt Barrick Gold Corp. c. Lopehandia, (2002) 71 O.R. (3d) 416).)

[33]            Il convient également de tenir compte du fait que les messages haineux ne peuvent se justifier par leur caractère véridique ou pertinent. Il est maintenant bien établi que les analyses en matière de droits de la personne s'intéressent aux effets et non pas à l'intention (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536; Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du CanadaCN, [1985] 2 R.C.S. 561). Par conséquent, comme l'a conclu le juge en chef Dickson à la page 935 de l'arrêt Taylor, précité, aucune exception n'est prévue pour les déclarations vraies dans le contexte du paragraphe 13(1) de la LCDP. Il s'agit là d'un autre critère dont il faut évidemment tenir compte dans la formulation d'un critère approprié pour l'octroi d'une injonction provisoire visant à interdire les messages haineux.

[34]            Avant de formuler un tel critère, il convient de souligner deux derniers points. En premier lieu, la partie qui demande l'injonction pour interdire le type d'expression proscrit par l'article 13 de la LCDP dispose rarement, sinon jamais, d'un intérêt tangible ou facilement mesurable comme dans le cas d'une personne exprimant son point de vue. Aucun intérêt commercial n'est en cause, comme c'est fréquemment le cas avec des propos diffamatoires; la situation ne joue donc pas contre l'auteur des propos haineux. En second lieu, il faut se garder de formuler un critère pour l'octroi d'une injonction provisoire qui, à toutes fins utiles, lierait les mains du Tribunal appelé à se prononcer sur une plainte déposée par la Commission. Si le critère est trop rigoureux et oblige la partie sollicitant l'injonction provisoire à démontrer, avec une certitude quasi absolue, une atteinte à l'article 13 de la LCDP, la Cour pourrait à toutes fins utiles devoir substituer sa compétence à celle du tribunal spécialisé chargé de la mise en oeuvre de la LCDP.

[35]            C'est fort de ces éléments qu'il faut développer un critère approprié. Après avoir soupesé soigneusement ces facteurs, je suis d'avis que le seuil établi dans l'arrêt Rapp, précité, pour l'octroi d'une injonction interdisant des propos diffamatoires doit être adapté de manière à tenir compte des caractéristiques propres à la propagande haineuse. Par conséquent, l'injonction provisoire ne devrait être accordée que si les propos reprochés portent si manifestement atteinte à l'article 13 de la LCDP que toute conclusion à l'effet contraire serait considérée hautement suspecte par une cour de révision. Autrement dit, et en adaptant le raisonnement de l'arrêt Rapp, l'injonction ne devrait pas être accordée s'il est impossible d'affirmer qu'en toute probabilité, des membres raisonnables du Tribunal concluront à une atteinte à l'article 13.

C) Ce critère a-t-il été rempli en l'espèce?

[36]            Trois éléments doivent être établis suivant la prépondérance des probabilités pour démontrer qu'il y a eu atteinte à l'article 13 de la LCDP : 1) le défendeur, seul ou agissant d'un commun accord avec des tiers, a-t-il transmis ou fait transmettre les propos qui font l'objet de la plainte? 2) les propos ont-ils été communiqués par téléphone ou par Internet? 3) les propos sont-ils susceptibles d'exposer à la haine des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base d'un motif de distinction illicite? (Payzant c. McAleer and Canadian Liberty Net, 26 C.R.R.R. D/271 (T.C.D.P.); conf. par 26 C.H.R.R. D/280 (C.F. 1re inst.).

[37]            D'emblée, je dois dire que je suis tout à fait d'accord avec la demanderesse, et ce pour les motifs qu'elle a énoncés par écrit et de vive voix. En premier lieu, le défendeur n'a pas nié avoir communiqué les propos reprochés. En fait, ce dernier indique dans son exposé de précisions qu'il expliquera les motifs pour lesquels il a agi comme il l'a fait. Le plaignant, M. Warman, a lui aussi clairement démontré que M. Winnicki - lui-même ou empruntant un pseudonyme - a bel et bien écrit et signé les propos faisant l'objet de la plainte (voir l'affidavit de Richard Warman ainsi que la pièce H jointe à celui-ci).

[38]            Si on a pu débattre de l'applicabilité de l'article 13 de la LCDP à des propos communiqués au moyen de l'Internet, la question ne se pose plus. Par suite des modifications apportées par la promulgation de la Loi antiterroriste le 24 décembre 2001 (L.C. 2001, ch. 41, art. 88), le paragraphe 13(2) a été ajouté à la LCDP pour viser explicitement et clairement les communications transmises par Internet.

[39]            En ce qui concerne le troisième élément à prouver, je pense qu'il est juste de dire que les propos affichés sur les sites Web susmentionnés - et dont je n'ai reproduit qu'un échantillon au début des présents motifs - sont susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes de religion et d'origine juive, ainsi que des personnes de race noire. Les mots clés de l'article 13 ont été définis comme suit dans l'arrêt Nealy c. Johnson, (1989) 10 C.H.R.R. D/6450, et cités avec approbation par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Taylor, précité :

Le terme « hatred » connote un ensemble d'émotions et de sentiments comportant une malice extrême envers une autre personne ou un autre groupe de personnes. Quand on dit qu'on « hait » quelqu'un, c'est que l'on ne trouve aucune qualité qui rachète ses défauts. Toutefois, il s'agit d'un terme qui ne fait pas appel nécessairement au processus mental de « regarder quelqu'un de haut » . Il est fort possible de « haïr » quelqu'un que l'on estime supérieur à soi en intelligence, en richesse ou en pouvoir. Aucun des synonymes utilisés dans le dictionnaire pour le terme « hatred » ne donne d'indice sur les motifs de la malice. Par contraste, « contempt » est un terme qui suggère le processus mental consistant à « regarder quelqu'un de haut » ou à le traiter comme inférieur.

[40]            Plusieurs messages affichés par M. Winnicki sont discriminatoires à l'endroit des personnes de foi hébraïque; ce sont en fait des menaces qu'il profère. M. Winnicki déclare que les Juifs haïssent la beauté et la noblesse européennes et qu'ils sont des assassins. Il utilise des lettres de grande taille dans certains de ses messages, donnant ainsi l'impression qu'il est en colère. Ses messages renforcent le mythe selon lequel des personnes de foi hébraïque contrôlent l'État et toutes nos institutions importantes. Il insinue également que les Juifs disposent d'un pouvoir et d'un contrôle disproportionnés dans les médias, et que les Juifs menacent le monde civilisé en autorisant les Noirs à y être. Il déclare à plusieurs reprises que les Juifs et les groupes juifs visent à détruire la culture, les valeurs et les libertés européennes. Le vocabulaire choisi est en soi fort offensant et ne laisse aucun doute quant à la conviction de l'auteur que les gens de foi hébraïque ne peuvent se racheter et qu'ils sont une menace pour la civilisation occidentale. En résumé, les thèmes qui sous-tendent les messages contestés sont identiques à ceux que l'on trouve pour l'essentiel dans la propagande antisémite, à savoir que les Juifs sont des criminels, des voleurs et des menteurs; qu'ils cherchent à obtenir un degré disproportionné de pouvoir et de contrôle sur les médias et sur l'État; et qu'ils constituent une menace pour la race aryenne.

[41]            Après avoir pris connaissance de l'ensemble de ces messages et de leur contexte, je n'ai pas le moindre doute qu'ils sont susceptibles d'exposer les personnes de foi hébraïque à la haine et au mépris, telles que ces notions ont été définies dans l'arrêt Nealy, précité, et approuvées dans l'arrêt Taylor, précité. Il en va de même pour les messages visant les personnes de race noire. Ces messages sont sans doute aussi vils qu'on peut l'imaginer; ils sont non seulement discriminatoires envers les victimes qu'ils visent, mais constituent également des menaces à leur endroit. L'un des thèmes sous-jacents des messages de M. Winnicki est que les Noirs et les autres non-Blancs sont en train de détruire le pays et qu'ils devraient être ségrégués. Ils constituent une menace pour notre civilisation et ne sont pas les bienvenus dans une société blanche. Ce sont des animaux, des criminels, des sous-humains. Ils sont également inférieurs sur le plan intellectuel, et ils sont dangereux.

[42]            En guise de conclusion, je n'ai aucune hésitation à conclure que les propos reprochés sont si manifestement contraires à la lettre et à l'esprit de l'article 13 de la LCDP qu'une conclusion à l'effet contraire serait considérée hautement suspecte. Il est clair qu'il ne s'agit pas ici d'une situation dans laquelle il est impossible d'affirmer que des membres raisonnables du Tribunal concluront, en toute probabilité, à une atteinte à l'article 13. En fait, je suis prêt à affirmer qu'une formation raisonnable du Tribunal conclura en toute probabilité que les propos reprochés portent atteinte à l'article 13.

[43]            Avant de clore les présents motifs, j'ajouterais que les deuxième et troisième volets du critère applicable à l'octroi d'une injonction provisoire (le caractère irréparable du préjudice et la prépondérance des probabilités) sont si facilement remplis en l'espèce qu'il n'est même pas nécessaire d'en débattre. Compte tenu du caractère abject de ces messages et de leurs conséquences probables sur les personnes et les groupes minoritaires ayant précisément souffert - l'histoire le démontre - du genre de préjugés sous-tendant ces viles attaques, on peut supposer sans se tromper que le préjudice subi entraînera des conséquences à long terme et pourrait être extrêmement difficile à réparer. Quant à la prépondérance des inconvénients, contraindre le défendeur à interrompre ses inepties pendant quelques mois - au cas où le Tribunal conclurait autrement - serait un bien modeste prix à payer comparativement aux conséquences dramatiques que ces messages pourraient avoir sur la dignité et l'estime de soi de ceux et celles qu'ils visent. Comme l'a dit le juge Muldoon au paragraphe 65 des motifs de son jugement faisant droit à une injonction interlocutoire dans l'arrêt Canadian Liberty Net, [1992] 3 C.F. 155 : « [à] n'en pas douter, le fait d'être dénigré et tourné en dérision simplement parce qu'on respire représente davantage qu'un simple inconvénient alors qu'il n'est pas terrible du tout pour les intimés d'être contraints pour un temps au silence » .

[44]            Tels sont les motifs pour lesquels, en dépit de l'importance fondamentale qu'il convient d'accorder à la liberté d'expression dans notre démocratie, j'ai décidé d'accorder l'injonction interlocutoire interdisant au défendeur de communiquer au moyen de l'Internet des messages analogues à ceux qui se trouvent dans les documents déposés à l'appui de la présente demande.

« Yves de Montigny »

Juge

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                                       

DOSSIER :                                                                       T-1309-05

INTITULÉ :                                                                      LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

                                      c.

                                      TOMASZ WINNICKI      

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                              LE JEUDI 4 AOÛT 2005

MOTIFS MODIFIÉS

DE L'ORDONNANCE :                                                 LE JUGE DE MONTIGNY

DATE DES MOTIFS :                                                     LE 28 NOVEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Monette Maillet                                                                   POUR LA DEMANDERESSE

Ikram Warsame                            

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

                                                                       

Commission canadienne des droits de la personne                POUR LA DEMANDERESSE

Ottawa (Ontario)

Tomasz Winnicki                                                                 POUR SON PROPRE COMPTE

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