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                                                                                                                              Date : 20020325

                                                                                                                Dossier : IMM-1587-01

                                                                                              Référence neutre : 2002 CFPI 334

OTTAWA (ONTARIO), LE LUNDI 25 MARS 2002

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE DAWSON

ENTRE :

HUSEYIN TOLU

                                                                                                                                        demandeur

                                                                            et

                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                         défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE DAWSON

[1]                 Huseyin Tolu est un citoyen turc qui affirme craindre avec raison d'être persécuté en Turquie du fait de sa nationalité kurde, de sa religion alevie et de ses opinions politiques. Il présente cette demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la section du statut de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la SSR) a conclu, le 9 mars 2001, qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention.


LES FAITS

[2]                 La SSR n'a aucunement remis en question la crédibilité de la preuve que M. Tolu avait présentée devant elle, laquelle est relatée ci-après.

[3]                 En 1988, la famille de M. Tolu, qui venait d'un village, Kantarma, s'est installée à Istanbul en espérant échapper aux pressions qui étaient exercées sur elle en tant que famille d'origine kurde et de religion alevie. En 1991, M. Tolu et son père ont été arrêtés par des agents de la sécurité qui cherchaient ce qui a été appelé de la propagande séparatiste. Ils ont été détenus pendant deux jours; on leur a donné fort peu à boire et à manger; ils ont été longuement interrogés et ils ont été battus. M. Tolu a vu son père se faire administrer des chocs électriques.

[4]                 Pendant qu'il allait à l'école secondaire, M. Tolu a été battu par des étudiants sunnites à plusieurs reprises. À un moment donné, en 1993, la police a été appelée. M. Tolu a été arrêté et détenu, et ce, même s'il était la victime. En 1994, M. Tolu et d'autres étudiants kurdes de religion alevie ont été attaqués par des sunnites. La police a encore une fois été appelée et les Kurdes ont été arrêtés, mais les sunnites ne l'ont pas été. M. Tolu a été détenu pendant une semaine et il a alors été battu à trois ou quatre reprises; il a été privé de nourriture, il a été interrogé et il a ensuite été mis en liberté.


[5]                 En 1994 et en 1995, des étudiantes sunnites ont agressé la conjointe de M. Tolu et ses amies kurdes de religion alevie. À la suite de ces deux incidents, Mme Tolu et ses amies ont été arrêtées. La première fois, Mme Tolu a été battue et détenue toute la nuit sans qu'on lui donne à boire et à manger. La deuxième fois, Mme Tolu a été battue et a fait l'objet d'une agression sexuelle; elle a été mise en liberté trois jours plus tard.

[6]                 Pendant qu'il accomplissait son service militaire obligatoire de 1997 à 1999, M. Tolu a été traité d'une façon discriminatoire. On lui confiait, ainsi qu'aux autres Kurdes de religion alevie, les pires tâches. On les battait s'ils n'observaient pas les rites sunnites. En 1998, M. Tolu a été battu tous les jours pendant le ramadan.

[7]                 M. Tolu et sa conjointe ont quitté la Turquie le 3 octobre 1999 et sont arrivés au Canada le 4 octobre 1999; ils ont revendiqué le statut de réfugié à leur arrivée. L'audience devant la SSR a eu lieu le 11 décembre 2000 et, le 9 mars 2001, une décision défavorable a été rendue à l'égard de chaque revendication. La demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de Mme Tolu a été rejetée, mais l'autorisation a été accordée à M. Tolu.

LA DÉCISION DE LA SSR


[8]                 La SSR a reconnu que M. Tolu est un Kurde qui pratique la religion alevie et que la preuve documentaire montre que les Kurdes de religion alevie font souvent l'objet de pratiques discriminatoires et parfois à de la persécution, de la part de l'État et de leurs compatriotes turcs.

[9]                 Lorsqu'elle a examiné la preuve dont elle disposait, la SSR n'a aucunement fait mention du fait que M. Tolu avait été battu. Ainsi, en parlant de l'arrestation qui avait eu lieu en 1994, la SSR a simplement dit que « [l]e revendicateur principal a[vait] témoigné que les autorités, après avoir constaté qu'il n'avait commis aucun crime et que son seul problème était d'être un Kurde alevi, l'[avaient] relâché » .

[10]            La SSR a conclu qu'après l'arrestation de 1994, il n'existait pas d'élément de preuve crédible montrant que les mandataires du gouvernement ou les fondamentalistes sunnites auraient eu à l'égard de M. Tolu un comportement que l'on pourrait considérer comme assimilable à la persécution. La SSR n'a pas fait de remarques au sujet de la question de savoir si un acte commis avant ce moment-là aurait constitué de la persécution.

[11]            En ce qui concerne la façon dont M. Tolu a été traité dans l'armée, il n'a pas été fait mention du fait que M. Tolu avait été battu et la SSR a conclu que ce dernier faisait l'objet de discrimination dans l'armée, mais que ces pratiques ne constituaient pas de la persécution.


[12]            La SSR a ajouté ce qui suit :

On a demandé au revendicateur principal pourquoi il pensait que rien ne lui était arrivé au cours de la période de cinq ans entre 1994 et 1999. Il a répondu qu'il s'était efforcé d'éviter les affrontements, qu'il s'était tenu loin des causes possibles de friction. Le revendicateur principal a dit qu'il ne s'occupait pas de politique et connaissait peu le sujet. Selon le British Home Office Country Assessment: April 2000, trois millions de Kurdes vivent dans la conurbation d'Istanbul. Ce document laisse entendre que les Kurdes qui y sont en danger sont ceux qui exercent des activités politiques ou ceux que l'on soupçonne d'avoir des liens avec le PKK ou d'éprouver de la sympathie pour ce parti. Le tribunal détermine que le revendicateur principal n'a pas de profil politique. Nous décidons en outre qu'au moment où il a été relâché en 1994, les mandataires du gouvernement turc ne considéraient pas que le revendicateur principal appuyait le PKK ou en était un sympathisant. Conséquemment, nous concluons qu'il n'existe pas davantage qu'une simple possibilité que le revendicateur principal ferait face à la persécution s'il devait rentrer en Turquie.                                                                              [Renvois omis.]

[13]            Par conséquent, la SSR a conclu que M. Tolu n'avait pas raison de craindre d'être persécuté en Turquie du fait de sa nationalité, de sa religion ou de ses opinions politiques.

LES POINTS LITIGIEUX

[14]            M. Tolu a soulevé deux points au sujet de la décision de la SSR, à savoir :

1.          La SSR a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que M. Tolu n'avait pas été victime de persécution?

2.          La SSR a-t-elle commis une erreur de droit en omettant de se demander si le harcèlement cumulé constituait de la persécution?


ANALYSE

[15]            J'énoncerai d'abord trois principes généraux de droit. Premièrement, la question de savoir si un acte discriminatoire constitue de la persécution est une question de fait et de droit. La Cour d'appel fédérale a statué qu'il incombe à la SSR de tirer la conclusion nécessaire, lorsqu'il s'agit de savoir si les actes reprochés constituent de la persécution dans un contexte factuel particulier en procédant à une analyse minutieuse de la preuve et en soupesant de la façon appropriée les divers éléments qui y figurent. L'intervention de la Cour n'est pas justifiée à moins que les conclusions tirées par la SSR ne semblent arbitraires ou déraisonnables. Voir : Sagharichi c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 796 (C.A.F.).

[16]            Deuxièmement, en ce qui concerne la question de savoir ce qui constitue de la persécution, l'arrêt qui fait autorité est l'arrêt Rajudeen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1984), 55 N.R. 129, où, à la page 133, la Cour d'appel fédérale a défini la persécution comme suit : harceler ou tourmenter sans relâche par des traitements cruels ou vexatoires; tourmenter sans répit, tourmenter ou punir en raison d'opinions particulières ou de la pratique d'une croyance ou d'un culte particulier; succession de mesures prises systématiquement, pour punir ceux qui professent une (religion) particulière; période pendant laquelle ces mesures sont appliquées; préjudice ou ennuis constants quelle qu'en soit l'origine.


[17]            Troisièmement, dans les cas où la preuve établit une série d'actions considérées comme discriminatoires, il faut tenir compte de la nature cumulée des actes en cause. Cette exigence indique que des événements antérieurs peuvent servir de fondement à la crainte actuelle. Voir Retnem c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 132 N.R. 53 (C.A.F.). C'est ce qui est également dit dans le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du HCNUR, paragraphe 53 :

En outre, un demandeur du statut de réfugié peut avoir fait l'objet de mesures diverses qui en elles-mêmes ne sont pas des persécutions (par exemple, différentes mesures de discrimination), auxquelles viennent s'ajouter dans certains cas d'autres circonstances adverses (par exemple une atmosphère générale d'insécurité dans le pays d'origine). En pareil cas, les divers éléments de la situation, pris conjointement, peuvent provoquer chez le demandeur un état d'esprit qui permet raisonnablement de dire qu'il craint d'être persécuté pour des « motifs cumulés » .

[18]            En l'espèce, je retiens l'argument avancé pour le compte de M. Tolu, à savoir que la SSR n'a pas tenu compte de la question de savoir si l'effet cumulé des traitements infligés pouvait donner lieu à une crainte fondée de persécution. Cette analyse de la nature cumulée de la persécution était particulièrement appropriée puisque la SSR avait conclu que les Kurdes de religion alevie font souvent face à des pratiques discriminatoires et compte tenu du témoignage ci-après énoncé présenté par M. Tolu :

[TRADUCTION]

L'ACR :                           Puisque vous avez passé cinq ans en Turquie après votre dernière détention et que la police vous a mis en liberté après s'être rendue compte que vous n'aviez pas un profil politique, que craignez-vous?


L'INTÉRESSÉ :              En premier lieu, je considère que j'ai eu beaucoup de chance si je n'ai pas été pris et arrêté entre 1994 et 1999, mais cela ne prouve pas que je ne serai jamais arrêté ou détenu. Le fait de craindre tous les jours d'être arrêté, c'est la même chose que d'être arrêté. Je n'étais peut-être pas torturé au sens physique du terme, mais pendant que j'étais en liberté, j'étais torturé tous les jours sur le plan psychologique, car je me demandais à quel moment je serais encore une fois détenu.

[19]            La SSR semble toujours avoir effectué son examen d'une façon séquentielle, en suivant la chronologie des événements relatés par M. Tolu, sans apprécier la totalité ou l'effet cumulé de la preuve non contredite relative aux traitements infligés à M. Tolu, à sa conjointe et à son père.

[20]            Ce faisant, la SSR a commis une erreur susceptible de révision.

[21]            J'ai tenu compte de l'argument du ministre selon lequel la SSR avait répondu à l'unique question qu'il convenait de trancher, à savoir s'il existait une possibilité sérieuse que M. Tolu soit persécuté s'il était renvoyé en Turquie. Toutefois, je ne suis pas convaincue que la SSR aurait tiré cette conclusion si elle avait examiné de la façon appropriée la preuve dont elle disposait.

[22]            Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie; il n'est pas nécessaire d'examiner l'autre moyen invoqué par M. Tolu. Les avocats n'ont proposé aucune question aux fins de la certification et aucune question n'est certifiée.


ORDONNANCE

[23]            LA COUR ORDONNE PAR LES PRÉSENTES :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision que la section du statut de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a rendue le 9 mars 2001 est annulée. L'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci rende à nouveau une décision.

2.          Aucune question n'est certifiée.

  

« Eleanor R. Dawson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

DOSSIER :                                                                      IMM-1587-01

INTITULÉ :                                                                     Huseyin Tolu

c.

MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                                             Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                                           le 7 mars 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                                   Madame le juge Dawson

DATE DES MOTIFS :                                                  le 25 mars 2002

  

COMPARUTIONS :

M. Lorne Waldman                                                           POUR LE DEMANDEUR

Mme Ann M. Oberst                                                          POUR LE DÉFENDEUR

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Waldman et associés                                        POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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