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Date : 20010720

Dossier : IMM-5724-99

Référence neutre : 2001 CFPI 811

ENTRE :

                                                                    LILIANE LOUTFI

                                                                                                                             Partie demanderesse

                                                                              - et -

                       LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                               Partie défenderesse

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LEMIEUX:

[1]                 La demanderesse, citoyenne de la Syrie, recherche l'annulation de la décision de la Section du statut de réfugié (le « tribunal » ) en date du 3 novembre 1999 lui refusant reconnaissance comme réfugiée.

[2]                 Le motif du refuge invoqué par la demanderesse est son appartenance à un groupe social particulier, soit les femmes de la Syrie, victimes de violence conjugale pour qui il n'y a aucune protection de l'État.


FAITS

[3]                 Elle écrit dans son FRP:

1)         depuis plusieurs années elle et ses trois filles subissent les actes violents de son mari;

2)         elle a tenté plusieurs fois de faire intervenir sa famille et les prêtres de l'Église catholique, mais sans succès;

3)         quant à l'intervention de la police elle se faisait dire que l'État ne se mêle pas dans les affaires familiales.

[4]                 Sur invitation de sa tante, elle arrive au Canada le 14 novembre 1998, munie d'un visa de visiteur. Elle témoigne que le but de son voyage était de lui rendre visite, de se reposer, de faire du tourisme. Elle n'avait nullement l'intention de demander le refuge au Canada.

[5]                 Durant deux mois, la demanderesse et sa tante ont, à maintes reprises, communiqué au téléphone avec les membres de la famille dans l'espoir d'améliorer la situation familiale de la demanderesse.

[6]                 Elle revendique le statut de réfugié à Montréal le 31 mars 1999 et écrit dans son FRP pourquoi:

Mon mari est arrivé au point de me menacer et de me dire de ne pas retourner du Canada en Syrie en me disant que j'aurais également dû prendre nos filles au Canada, mes filles que j'ai dû laisser en Syrie dans ma détresse. Les menaces se faisaient de plus en plus dures et ma tante me conseilla de faire une demande...de peur que je ne retourne en Syrie pour faire face à la sévérité et violence de mon mari encore une fois. [je souligne]

LA DÉCISION DU TRIBUNAL

[7]                 Le tribunal conclut que la demanderesse ne s'est pas déchargée de son fardeau d'établir qu'elle a une crainte bien-fondée de persécution en raison de son appartenance à un groupe social particulier. Le tribunal invoque les motifs suivants:

1)         La revendicatrice fut incapable de déposer aucun document relatif aux coups et aux blessures reçues de son mari.

2)         La revendicatrice n'avait pas mentionné dans son récit un échange téléphonique qu'aurait eu sa tante avec son mari durant lequel celui-ci aurait mentionné à son interlocutrice que « si elle retourne au pays, je vais la tuer » . Le tribunal écrit:

Interrogée à savoir pourquoi cet échange téléphonique menaçant n'avait pas été mentionné au récit de la demanderesse, celle-ci n'a pas donné de détails. Nous n'accordons pas de crédibilité à cet échange car nous pensons qu'une personne qui est menacée dans son intégrité physique aurait écrit dans son récit un tel chapitre traitant de la mort appréhendée.


3)         La crainte subjective de la demanderesse « est presque réduite à néant car elle désire et souhaite retourner dans son pays auprès de la personne dont elle prétend, après coup, qui lui fait subir de mauvais traitements » .

4)         Confrontée au fait qu'en Syrie il existe des ressources pour les femmes « la revendicatrice mentionna ne pas les connaître et par conséquent, ne pas avoir utilisé cette aide possible » .

5)         Elle a traversé deux frontières avant d'arriver au Canada sans requérir le refuge de ces pays: les Pays-Bas et le Royaume-Uni. Le tribunal conclut:

Nous sommes d'avis que la façon d'agir de la revendicatrice démontre que cette dernière ne craint pas pour sa vie comme elle le prétend. [Citant le juge MacKay dans Ilie c. Canada (Ministre de l'emploi et de l'immigration), IMM-462-94, le 22 novembre 1994.]    . . .

À nouveau, cette façon d'agir mine la crédibilité de la revendicatrice car elle aurait pu demander de l'aide ou le refuge dans ces pays qui accordent la protection internationale. Nous croyons qu'une personne qui subit des pressions et des menaces de toutes sortes doit requérir l'asile dans un endroit qui lui promet cette stabilité. Cette situation dénote que la revendicatrice n'a pas de crainte subjective de persécution. [je souligne]

LES REPROCHES DE LA DEMANDERESSE

[8]                 La demanderesse reproche au tribunal d'avoir mal interprété la preuve, c'est-à-dire son témoignage. Elle invoque les erreurs suivantes:


1)         La preuve démontre que le tribunal n'a pas insisté pour connaître le motif premier de son séjour au Canada. Cette fausse interprétation d'avoir été obligé d'insister afin d'obtenir une réponse colorie négativement son appréciation du témoignage et de la crédibilité de la revendicatrice.

2)         Le tribunal démontre une mauvaise compréhension de la preuve lorsqu'il conclut que la revendicatrice « soutient s'être fait battre à de nombreuses reprises depuis 1984 à la naissance du deuxième enfant. La brutalité sévère aurait débuté en 1995 suite à une faillite de l'époux » . Selon la demanderesse, la preuve établit clairement que la violence conjugale s'est manifestée seulement en 1995 après la faillite commerciale de son mari. Elle prétend que cette mauvaise compréhension du tribunal a colorié son appréciation de la preuve testimoniale.

3)         Le tribunal a mal interprété la preuve sur la raison de sa venue au Canada et sa revendication déposée quatre mois et demi plus tard vu la menace de mort proférée par son mari durant une conversation téléphonique avec sa tante lorsqu'elle était en visite chez elle. Selon la demanderesse, le tribunal pense que la revendicatrice désire retourner en Syrie après avoir revendiqué le refuge, ce qui n'est nullement le cas. Qui plus est, il n'y avait rien dans la preuve qui justifiait la conclusion du tribunal que la crainte subjective de la revendicatrice était presque anéantie par son souhait de retourner en Syrie, puisque ce désir est antérieur à sa crainte de retour en Syrie.


4)         Le tribunal a erré en énonçant qu'en Syrie il existe des ressources pour les femmes abusées par leur mari.

5)         Le tribunal ne pouvait pas invoquer l'absence de revendications aux Pays-Bas et en Angleterre puisque effectivement, au moment où la revendicatrice a franchi ces frontières, elle n'avait pas l'intention de revendiquer le refuge dans ces deux pays ou au Canada.

ANALYSE

[9]                 Le témoignage de la demanderesse est abondant sur les éléments suivants:

1)         Lorsqu'elle est venue au Canada en novembre 1998, la demanderesse n'avait aucune intention de réclamer la protection du Canada (voir dossier certifié, page 176, page 188 « moi je suis venue avec l'espoir de retourner et de recommencer de nouveau et finir tous ces problèmes. Et il m'a promis qu'il allait changer et qu'il allait faire attention aux enfants durant mon absence... » et la page 190.


2)         Ce qui a déclenché sa revendication au Canada est la menace de son mari de la tuer si elle retourne en Syrie; cette menace fut exprimée durant une conversation téléphonique entre son mari et sa tante durant sa visite au Canada (voir, dossier certifié, page 190 « cette dernière menace pour moi, j'avais peur pour ma vie » .   

[10]            Suite à ma lecture du témoignage de la demanderesse, je ne peux que conclure que le tribunal a mal interprété la preuve avancée par celle-ci. Deux conclusions tirées par le tribunal sont manifestement erronées: 1) la demanderesse veut retourner chez son mari et 2) elle ne craint pas pour sa vie parce qu'elle n'a pas revendiqué le refuge soit en Angleterre ou dans les Pays-Bas.

[11]            Le procureur de la défenderesse soutient aussi que l'élément déclencheur de la revendication de la demanderesse est la menace de son mari de la tuer si elle retourne en Syrie. Cependant, elle souligne une lacune fondamentale retenue par le tribunal pour écarter cette menace: la demanderesse dans son FRP n'a pas mentionné cette menace. En conséquence, le tribunal n'accorde aucune crédibilité à l'échange entre le mari et la tante et donc ne croit pas à la menace du mari.

[12]            Le procureur de la demanderesse avoue que le FRP de la demanderesse n'est pas explicite sur la menace de mort mais elle me réfère à la transcription à la page 182 où son conseiller à l'audition intervient de la façon suivante:

Malheureusement Madame n'a pas décrit quel type de menace c'était, mais lors de ses nombreuses entrevues avec moi, elle avait parlé de (... inaudible...) menaces de mort, ça n'a pas été défini malheureusement.


[13]            Une jurisprudence constante de cette cour établit qu'il est invraisemblable que la demanderesse n'ait pas donné cette précision dans son FRP si elle avait vraiment reçu une menace de mort (voir: Basseghi c. Ministre de l'Emploi et de l'immigration, IMM-2227-94, 6 décembre 1994; Anthonipillai c. Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration, IMM-1709-95, 5 mars 1996; Kutuk c. Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration, IMM-2484-94, 14 décembre 1995).

[14]            Dans l'arrêt Sanchez c. Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration, IMM-2631-99, 20 avril 2000, le juge Nadon reconnaissait le caractère raisonnable d'une conclusion tout à fait comparable portant sur l'omission du demandeur de mentionner dans son FRP un incident déclencheur qui avait entraîné sa fuite.

[15]            Je crois que l'intervention de la cour est nécessaire. L'élément central de la décision du tribunal repose sur sa conclusion qu'il ne croit pas que la demanderesse a une crainte pour sa vie si elle retourne en Syrie.

[16]            Afin d'arriver à cette vue, le tribunal écarte la menace de mort, retient le manque de revendication aux Pays-Bas et en Angleterre et s'appuie sur le fait, tiré déraisonnablement, qu'elle veut retourner chez son mari. Tel qu'il appert, deux de ces trois facteurs s'appuient sur une mauvaise interprétation de la preuve.


[17]            Il est vrai que la demanderesse dans son FRP n'a pas écrit explicitement que son mari avait menacé de la tuer. Cependant, la demanderesse avait écrit que les « menaces se faisaient de plus en plus dures » et son conseiller à l'audience, lorsque l'invraisemblance fut soulevée, est intervenu pour expliquer sa lacune dans la rédaction.

[18]            Je n'examinerai pas, pour les raisons suivantes, comme me l'invite le procureur de la défenderesse, la question de la protection de l'État offerte aux femmes victimes de violence conjugale en Syrie. Le tribunal ne s'est pas penché profondément sur cette question et la preuve est mitigée. La demanderesse a témoigné qu'elle s'est plaint trois ou quatre fois à la police qui a refusé d'intervenir parce qu'il s'agissait d'affaires personnelles et, comme catholique, elle pouvait demander de l'aide de l'Église. Le tribunal retient qu'il existe des ressources pour ces femmes en Syrie, que la demanderesse a témoigné ne pas les connaître et par conséquent, de ne pas avoir utilisé cette aide possible.

[19]            Aussi, la preuve documentaire est très nuancée sur la question de la protection de l'État et le tribunal n'en a pas fait l'analyse.

DISPOSITIF

[20]            Pour tous ces motifs, cette demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du tribunal est cassée et la revendication de la demanderesse doit être étudiée à nouveau par une formation différente. Aucune question grave de portée générale n'a été proposée.

                                                                                    "François Lemieux"   

                                                                                                   J U D G E         

OTTAWA (ONTARIO)

le 20 juillet 2001

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