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Date : 20050308

Dossier : T-1070-03

Référence : 2005 CF 342

ENTRE :

                       LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU TERRITOIRE DU NUNAVUT

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ATLANTIC SHRIMP COMPANY,

filiale de CLEARWATER SEAFOODS, CARAMER LIMITÉE,

FISHERY PRODUCTS INTERNATIONAL LTD., M/V OSPREY LTD.,

MERSEY SEAFOODS LTD., NEWFOUND RESOURCES LTD.,

CREVETTES NORDIQUES, filiale de CLEARWATER SEAFOODS,

SOCIÉTÉ MAKIVIK, HARBOUR GRACE SHRIMP CO. LTD.,

LABRADOR FISHERMAN'S UNION SHRIMP CO. LTD.,

PIKALUJAK FISHERIES LTD., QIKIQTAALUK CORPORATION,

UNAAQ FISHERIES INC., TORNGAT FISH PRODUCERS COOPERATIVE,

NUNAVUT TUNNGAVIK INCORPORATED

                                                                                                                                          défendeurs

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON :

INTRODUCTION


[1]                Dans un communiqué en date du 26 mai 2003, le ministre de Pêches et Océans Canada de l'époque (le ministre) a annoncé une augmentation du total autorisé des captures (TAC) pour la pêche de la crevette dans le nord-est du pays pour l'année 2003 par rapport au TAC équivalent de 2002. Le communiqué s'ouvrait sur les paragraphes suivants :

Les participants à la pêche de la crevette nordique bénéficieront cette année d'une augmentation substantielle de 29 pour cent du total autorisé des captures (TAC), a annoncé aujourd'hui le ministre des Pêches et des Océans, l'honorable Robert G. Thibault.

« Il s'agit d'une bonne nouvelle pour l'industrie des pêches du Canada atlantique. Même avec un TAC de 152 102 tonnes, une augmentation de 34 260 tonnes par rapport au TAC précédent, les niveaux d'exploitation demeurent faibles pour cette ressource saine et abondante » , a dit le ministre Thibault[1].

[2]                Dans une « fiche d'information » jointe au communiqué, on donnait certains détails concernant l'attribution du TAC accru entre sept (7) zones de pêche de la crevette (ZPC). Pour ce qui concerne la ZPC 1, qui se trouve dans la partie nord du détroit de Davis entre l'île de Baffin et le Groenland, on annonçait que le TAC de 12 040 t, qui était le quota de 2002, serait porté à 14 167 t en 2003. La fiche d'information décrit la répartition de cette augmentation entre les différents intéressés dans les termes suivants :

Le quota de la ZPC 1 subira une hausse de 2 127 t. Une part de cette augmentation sera accordée aux Makivik (187 t), conformément à l'Accord de principe de la région marine du Nunavik, et des intérêts du Nunavut recevront 1 000 t. Les 940 t qui restent seront réparties entre les détenteurs actuels de permis de pêche hauturière qui ont joué un rôle fondamental dans le développement de cette pêche[2].


[3]                Pour faciliter la consultation, une carte de la côte est du Canada, englobant une partie de l'île de Baffin, le nord des États-Unis, la côte ouest du Groenland et la région des mers adjacentes visée par la Convention de l'Organisation des pêches de l'Atlantique Nord-Ouest (OPANO), divisée en zones de pêche, est jointe sous l'Annexe I[3]. La plus grande partie des zones de pêche 0 et 1 de l'OPANO se trouve dans la baie de Baffin et le détroit de Davis entre l'île de Baffin et le Groenland. La zone de pêche 0 de l'OPANO touche principalement à l'île de Baffin et se trouve à l'extérieur des eaux côtières du Canada. La zone de pêche 1 de l'OPANO touche principalement au Groenland. Il existe toutefois une exception, relativement à la zone de pêche 1, c'est-à-dire une zone assez petite, presque triangulaire, qui se trouve du côté canadien de la frontière qui sépare les eaux de pêche du Canada et du Groenland dans le détroit de Davis, et qui a été quadrillée dans l'Annexe I. Cette zone est la ZPC 1, parfois désignée sous le nom de ZPC 01. Cette zone est déterminante dans le cadre de la présente instance. Une carte plus détaillée des zones de pêche de la crevette nordique du Canada, où la ZPC 1 est clairement délimitée, est jointe sous l'Annexe II[4].

[4]                Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur conteste, non pas l'augmentation globale du TAC pour la pêche de la crevette nordique ni l'augmentation du TAC pour la ZPC 1, mais bien la répartition de l'augmentation du TAC dans la ZPC 1 entre les différents pêcheurs. Dans la demande de contrôle judiciaire dont la Cour est saisie, on peut lire ce qui suit :

[TRADUCTION]

Dans un communiqué en date du 26 mai 2003, le ministre annonçait une augmentation du quota dans la zone de pêche de la crevette 01 et attribuait des quotas importants à des entreprises autres que celles du Nunavut[5].


[5]                Plus loin dans la demande de contrôle judiciaire, on peut lire ce qui suit :

[TRADUCTION]

[...]

7.              La décision du ministre ne reflète pas l'attention spéciale qu'il convient de porter au principes pertinents mentionnés dans l'Accord sur les revendications territoriales du Nunavut, non plus que la recommandation du groupe indépendant, qui a déjà été acceptée par le ministre.

8.             Le ministre a commis une erreur de droit en ne prenant pas en considération les facteurs pertinents, notamment :

a)             les facteurs de contiguïté et de dépendance économique dont le ministre devait tenir compte en vertu de l'Accord sur les revendications territoriales du Nunavut et

b)             le rapport et la recommandation du groupe indépendant et l'acceptation de cette recommandation que le ministre avait annoncée.

[6]                Il ressort de la lecture de la demande de contrôle judiciaire que le demandeur recherche la réparation suivante :

[TRADUCTION]

a)             Une ordonnance de la nature d'un bref de certiorari annulant ou infirmant la décision du ministre et lui renvoyant la question qu'il prenne une nouvelle décision tenant compte des directives que la présente Cour juge appropriées.

b)              Toute autre réparation que les avocats peuvent proposer et que la présente Cour peut autoriser.


[7]                Au cours de l'audition de la présente demande de contrôle judiciaire, compte tenu du fait que la saison de pêche de la crevette nordique de 2003 est terminée depuis longtemps, les parties se sont entendues sur le fait que, s'il est justifié d'accorder une réparation au demandeur, il serait plus approprié d'accorder un jugement déclaratoire plutôt que les réparations initialement recherchées.

LES PARTIES

[8]                Le procureur général du Nunavut, désigné comme demandeur, et le procureur général du Canada, désigné comme défendeur, étaient les seules parties à la présente demande de contrôle judiciaire quand elle a été initialement déposée. Les autres défendeurs ont été ajoutés par suite d'une modification apportée à la demande de contrôle judiciaire et déposée aux termes d'une ordonnance rendue par la présente Cour le 28 août 2003.

[9]                La Nunavut Tunngavik Incorporated est une « organisation inuit désignée » qui représente les Inuit du Nunavut pour toutes les questions qui ont trait aux pêches. Cette organisation est chargée de veiller à ce que toutes les parties à l'Accord sur les revendications territoriales du Nunavut (l'Accord) s'acquittent des obligations qu'elles ont contractées en vertu de cet Accord. Bien que la Nunavut Tunngavik Incorporated ait été désignée comme défenderesse dans la présente demande de contrôle judiciaire, elle appuie pour l'essentiel la position du demandeur.


[10]            La société Makivik est une société à but non lucratif qui se consacre, entre autres objectifs, à la recherche et au développement d'activités de pêche viables et durables au nom des Inuit du Nunavik dans le nord du Québec. La société Makivik détient un permis de pêche hauturière de la crevette nordique, de même que la moitié du permis de pêche accordé à la Unaaq Fisheries Inc. Unaaq est une coentreprise réunissant la société Makivik et la Qikiqtaaluk Corporation, une société de développement économique qui représente les Inuit de la région de Baffin, dans le Nunavut. La société Makivik n'a pas défendu la position du procureur général du Nunavut, et elle ne s'y est pas non plus opposée, demandant plutôt à la Cour de tenir compte des restrictions imposées, non seulement par les droits issus de traités des Inuit du Nunavut, mais également par les dispositions non dérogatoires de l'Accord sur les revendications territoriales du Nunavut, et les engagements qui ont été donnés aux Inuit du Nunavik dans l'Accord de principe de la région marine du Nunavik. Elle demande également à la Cour de tenir compte de certains droits procéduraux, notamment, comme le soutient l'avocat, de l'obligation de la Couronne de négocier de bonne foi aux termes de l'Accord de principe et des négociations en vue d'un traité qui se poursuivent avec la société Makivik.

[11]            La Qikiqtaaluk Corporation et la Unaaq Fisheries Inc. sont brièvement mentionnées dans le paragraphe qui précède au regard de la société Makivik. Dans les brèves observations qui ont été déposées en leur nom, la Qikiqtaaluk Corporation a indiqué qu'elle n'adoptait aucune position dans la présente demande de contrôle judiciaire, autrement que comme détenteur de la moitié du permis délivré à la Unaaq Fisheries Inc. Unaaq a adopté les observations présentées par la société Makivik qui soutient que l'attribution par le ministre d'un quota accru pour 2003 aux entreprises du Nunavik était entièrement appropriée et ne devait pas être modifiée.

[12]            La Labrador Fisherman's Union Shrimp Co. Ltd., en plus de détenir un permis de pêche de la crevette nordique dans la ZPC 1, achète, traite et vend les crevettes sur les marchés nationaux et internationaux. Elle était représentée par son propre avocat devant la Cour et elle a demandé à celle-ci de maintenir la décision contestée.

[13]            Atlantic Shrimp Company, filiale de Clearwater Seafoods Limited Partnership, Caramer Limitée, Fishery Products International Ltd., M/V Osprey Ltd., Mersey Seafoods Ltd., Newfound Resources Ltd., et Crevettes Nordiques, filiale de Clearwater Seafoods Limited Partnership détiennent toutes des permis de pêche de la crevette nordique dans la ZPC 1 et sont membres de la Canadian Association of Prawn Producers (CAPP). Elles ont toutes demandé que la décision contestée soit maintenue et que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée avec dépens.

[14]            La Harbour Grace Shrimp Co. Ltd., la Pikalujak Fisheries Ltd. et la Torngat Fish Producers Cooperative n'ont pas déposé de mémoires dans la présente demande de contrôle judiciaire. Elles n'étaient pas représentées devant la Cour.


CONTEXTE

[15]            Dans le sens usuel, la crevette n'est pas un poisson, mais plutôt un crustacé[6]. Néanmoins, pour les fins de la Loi sur les pêches[7] et de la Loi sur la protection des pêcheries côtières[8], les crustacés sont définis comme des « poissons » . En outre, il n'a pas été contesté devant la Cour que la crevette fait partie de la « faune » , terme non défini mais utilisé dans tout l'Accord[9]. Donc, ici encore, il n'a pas été contesté que le gouvernement du Nunavut, la Nunavut Tunngavik Incorporated, le Conseil de gestion des ressources fauniques du Nunavut établi par l'Accord, le gouvernement du Canada, par l'entremise de son ministre et représenté par le procureur général du Canada dans la présente instance, de même que l'OPANO ont tous intérêt à veiller à la conservation et à l'exploitation de la crevette nordique, particulièrement dans la ZPC 1. Cela ne signifie pas cependant qu'il faut préjuger de la qualité en vertu de laquelle le demandeur dans la présente demande de contrôle judiciaire, savoir le procureur général du Nunavut, a intenté cette demande. C'est une question dont il sera question plus loin dans les présents motifs.

[16]            Ce n'est pas la première fois que l'attribution des quotas de pêche dans les eaux adjacentes à l'île de Baffin est contestée devant la présente Cour, qui était alors la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada. La question a également été débattue deux fois devant la Section d'appel de la même Cour[10]. Dans les deux premiers cas, la question avait trait à l'attribution des quotas de pêche du turbot. Ces deux instances ont été intentées et menées à leur terme avant la création du Nunavut et l'établissement de son gouvernement territorial distinct.

[17]            Voici une brève description de l'état de la pêche de la crevette nordique et de son développement. La description est essentiellement tirée de l'exposé des faits et du droit déposé au nom du procureur général du Canada qui, à son tour, se fonde sur l'affidavit du représentant du procureur général du Canada et le dossier du contre-interrogatoire de l'auteur de l'affidavit déposé au nom du demandeur.

[18]            La pêche commerciale de la crevette nordique porte principalement sur une seule espèce, c'est-à-dire Pandalus borealis (la crevette rose), bien qu'une deuxième espèce, Pandalus Montagui (crevette ésope) suscite un intérêt commercial accru depuis 2002.


[19]            La pêche a commencé en 1978, quand le ministre a délivré des permis de pêche hauturière commerciale à Terre-Neuve et au Labrador, en Nouvelle-Écosse, au Nouveau-Brunswick et au Québec. Avant cette époque, les pêcheurs du Nunavut ne pêchaient pas commercialement la crevette en haute mer.

[20]            En 1987, le ministre a délivré quatre (4) permis de pêche hauturière de plus pour la crevette nordique. L'un de ces permis a été délivré à des entreprises du Nunavut et la moitié d'un autre permis était contrôlée par des entreprises du Nunavut. En 1991, le Nunavut détenait 8,8 % du TAC de la crevette nordique dans les eaux adjacentes après que le ministre eut délivré un autre permis à une compagnie de Terre-Neuve et du Labrador.

[21]            Bien que la ZPC 5 (voir l'Annexe II) ne soit pas contiguë au Nunavut, le ministre a attribué un quota de 6 120 tonnes de crevette nordique dans cette région à la Northern Coalition en 1997, une coalition qui détenait sept (7) permis dont 1,5 permis appartenait à des entreprises s du Nunavut. Par conséquent, les entreprises du Nunavut se sont assurées un accès à 1 311 tonnes additionnelles du quota de la crevette nordique.

[22]            En 1999, le ministre a attribué 1 750 tonnes de plus à des entreprises du Nunavut dans la ZPC 2, ce qui a de nouveau accru la part de ces entreprises dans le quota de la crevette nordique, la portant à 16,9 %.


[23]            En 2000, le ministre a attribué un autre quota de 500 tonnes de P. Montagui dans la ZPC 3 à des entreprises du Nunavut. Étant donné que cette quantité compromettait l'augmentation totale pour cette espèce dans cette ZPC, la part du Nunavut relativement au quota de la crevette nordique a augmenté à 18 %.

[24]            Bien que le Conseil scientifique de l'OPANO ait recommandé une augmentation du quota de P. Borealis dans la zone ZPC 1 pour 2001, le ministre n'a pas procédé à une augmentation du TAC pour cette année, en raison des faibles taux de capture. Les entreprises du Nunavut ont donc conservé leur part de 18 %.

[25]            En 2002, l'industrie de la pêche hauturière a demandé que le ministre procède à l'augmentation recommandée par l'OPANO en 2001 pour la ZPC 1, en raison de l'augmentation du taux de captures dans cette zone. Le ministre a donc accordé une augmentation de 2 690 tonnes aux détenteurs de permis de pêche hauturière commerciale, incluant les entreprises du Nunavut, en ayant recours au système des allocations aux entreprises qui prévoit une répartition égale du TAC accru entre les détenteurs de permis. Dans la même année, le ministre a augmenté le quota de P. Montagui récoltées dans les ZPC 2 et 3, les entreprises du Nunavut recevant 100 % de ces augmentations. Par conséquent, la part du quota de la crevette nordique attribuée aux entreprises du Nunavut a été portée à 24,5 %.


[26]            Le bref historique qui précède concernant l'octroi des permis et l'attribution du TAC nous amène à l'attribution d'un TAC accru dans la ZPC 1 annoncée par le ministre le 26 mai 2003, annonce qui fait l'objet de la présente demande de contrôle judiciaire. Comme on l'a déjà noté, l'augmentation du TAC disponible pour 2003 était de 2 127 tonnes. De cette quantité, 187 tonnes ont été attribuées aux Makivik « conformément à l'Accord de principe de la région marine du Nunavik » . Les entreprises du Nunavut ont reçu un quota additionnel de 1 000 tonnes. Les 940 tonnes restantes sont allées aux détenteurs de permis de pêche hauturière « [...] qui ont joué un rôle fondamental dans le développement de cette pêche [...] » . Sur les 17 détenteurs de permis de pêche hauturière qui ont bénéficié de cette augmentation de 940 tonnes, 1,5 permis appartenait à des entreprises du Nunavut.

[27]            L'avocat du demandeur, fermement appuyé par l'avocat de la Nunavut Tunngavik Incorporated, a essentiellement fait valoir que le ministre, en prenant la décision qui est contestée sur l'attribution du quota, a manifestement omis d'accorder une attention spéciale aux principes de la contiguïté et de la dépendance économique des collectivités de la région du Nunavut à l'égard des ressources marines, comme l'exige l'article 15.3.7 de l'Accord. Cet article se lit comme suit :

Le Gouvernement reconnaît l'importance du principe de la contiguïté aux ressources marines des collectivités de la région du Nunavut et du principe de la dépendance économique de ces collectivités à l'égard de ces ressources; il accorde une attention spéciale à ces facteurs lorsqu'il attribue les permis de pêche commerciale dans les zones I et II. On entend par contiguïté le fait qu'une collectivité est contiguë à la zone en question ou qu'elle se trouve à une distance géographique raisonnable de celle-ci. Ces principes sont appliqués d'une manière propre à favoriser une répartition équitable des permis entre les résidants de la région du Nunavut et les autres résidants du Canada, ainsi que d'une manière compatible avec les obligations intergouvernementales du gouvernement du Canada[11].                                                                                                                                       [Non souligné dans l'original.]

[28]            Sous la rubrique « Analyse » des présents motifs, on trouvera d'autres observations sur cette position et la question connexe des assurances que le ministre aurait données aux Inuit de la région du Nunavut et aux organismes qui les représentent, notamment leur gouvernement territorial.

[29]            De façon générale, l'avocat qui représente les détenteurs de permis autres que ceux du Nunavut et du Nunavik a fait valoir qu'il était loisible au ministre d'octroyer le quota faisant l'objet du contrôle et qu'il a pris en compte de façon tout à fait appropriée les intérêts historiques de ceux qui ont participé au développement de la pêche de la crevette nordique. Aucun de ces détenteurs de permis n'a prétendu que l'attribution spéciale en faveur des entreprises du Nunavut était excessive.

[30]            Dans la même veine, l'avocat qui représente les entreprises du Nunavik s'est dit satisfait du fait que le ministre a reconnu, dans la décision contestée, ce que ces entreprises perçoivent comme une obligation morale du gouvernement du Canada découlant de l'Accord de principe de la région marine du Nunavik et des négociations en cours ayant pour but de régler les revendications territoriales des Inuit du Nunavik. Comme les détenteurs de permis de pêche de la crevette nordique autres que les ceux du Nunavut et du Nunavik, les pêcheurs du Nunavik ne se sont pas opposés à l'attribution spéciale faite par le ministre aux entreprises du Nunavut.


QUESTIONS EN LITIGE

[31]            Deux questions préliminaires ont été soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire au nom du procureur général du Canada. Ces deux questions sont les suivantes : l'intérêt du procureur général du Nunavut à déposer cette demande; et deuxièmement, ce qui est allégué comme le caractère théorique de la demande.

[32]            Comme dans toutes les demandes de contrôle judiciaire, la question de la norme de contrôle se pose et, à cet égard, la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada peut nous servir de guide. Finalement, la question de fond dans la présente demande est celle qui a été décrite et plaidée au nom du demandeur et de la Nunavut Tunngavik Incorporated, savoir : en procédant à l'attribution contestée, le ministre s'est-il acquitté de son obligation d'accorder une attention spéciale aux principes de la contiguïté et de la dépendance économique des collectivités de la région du Nunavut et, en outre, pouvait-il raisonnablement prendre cette décision au vu des engagements qu'il aurait pris à l'égard des résidants de la région du Nunavut en vue de leur assurer la « part majoritaire » des ressources des eaux adjacentes au Nunavut.

ANALYSE

a)         Intérêt du procureur général du Nunavut à déposer la présente demande

[33]            Le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les cours fédérales[12] stipule ce qui suit :



18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l'objet de la demande.                                                [je souligne]

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.                                           [emphasis added]


[34]            Étant donné que le demandeur en l'espèce n'est manifestement pas le procureur général du Canada, on pourrait reformuler cette question de la façon suivante : le procureur général du Nunavut « [...] est[-il] directement touché [...] » par la décision contestée concernant l'attribution du quota? S'il ne l'est pas, le procureur général du Nunavut a-t-il établi qu'il avait « qualité pour agir dans l'intérêt public » ?

i)          Une personne directement touchée

[35]            Je suis convaincu que le gouvernement du Nunavut, représenté par le procureur général du Nunavut, n'est pas une personne directement touchée par la décision contestée au sens du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les cours fédérales. Dans l'arrêt Ward c. Canada (Procureur général)[13], le juge en chef, s'exprimant au nom de la Cour, écrit ceci au paragraphe [13] :

Le partage des compétences fédérales et provinciales est établi aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. L'article 91 prévoit que l'autorité législative exclusive du Parlement du Canada s'étend à toutes les matières relatives aux pêcheries des côtes de la mer et de l'intérieur (par. 91(12)) [...]. L'article 92 précise que, dans chaque province, la législature peut exclusivement faire des lois relatives à la propriété et aux droits civils dans la province (par. 92(13)).

Le juge en chef poursuit ainsi aux paragraphes [38], [39] et [41] :


[¼] dans l'arrêt Comeau's Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [...] le juge Major a souligné que l'obligation qui incombe au Ministre, en vertu de la Loi sur les pêches, ne se limite pas à la conservation et comprend la gestion et le développement des pêches dans l'intérêt du public :

Les ressources halieutiques du Canada sont un bien commun qui appartient à tous les Canadiens. En vertu de la Loi sur les pêches, le Ministre a l'obligation de gérer, conserver et développer les pêches au nom des Canadiens et dans l'intérêt public [¼]

Dans l'arrêt Gulf Trollers Assn. c. Canada (Ministre des Pêches et Océans) [¼] la Cour d'appel fédérale s'est penchée directement sur la question de savoir si la compétence fédérale en matière de pêcheries se limite à la conservation des stocks de poisson. Dans cette affaire, il était question de règlements fédéraux régissant les périodes de fermeture, qui favorisaient les pêcheurs sportifs au détriment des pêcheurs commerciaux. En première instance, le juge Collier a conclu que la compétence en matière de pêcheries ne s'étendait pas à la gestion et à la surveillance générales des pêches pour les besoins des Canadiens et se limitait à la protection et à la conservation de la ressource. La Cour d'appel fédérale a infirmé cette décision. Le juge Marceau s'est dit d'avis que le « Parlement peut tenir compte de considérations sociales, économiques ou autres dans la gestion des pêcheries soit en les associant à ses mesures visant la conservation, la protection et l'exploitation des ressources, soit simplement en les alliant à la poursuite d'objectifs et à la mise en application de politiques de nature sociale, culturelle ou économique » [¼]

Ces décisions établissent indubitablement que la compétence en matière de pêcheries vise non seulement la conservation et la protection, mais encore la « réglementation » générale des pêcheries, y compris leur gestion et leur surveillance. Elles reconnaissent que les « pêcheries » , au par. 91(12) de la Loi constitutionnelle de 1867, s'entendent des pêcheries en tant que ressource naturelle; [TRADUCTION] « une source de richesse pour le pays ou la province » [¼] un « bien commun » à gérer pour le bien de tous les Canadiens [¼] La ressource halieutique comprend tous les animaux qui habitent les mers, mais elle englobe aussi les intérêts commerciaux et économiques, les droits et les intérêts des peuples autochtones, de même que l'intérêt public en matière de sport et de loisirs.

                                                                                                      [citations omises]

[36]            Le juge en chef poursuit en notant que, même si elle est vaste, la compétence en matière de pêcheries n'est pas illimitée. Il compare cette compétence à la compétence des provinces en matière de propriété et de droits civils, tout aussi vaste.

[37]               La Loi sur le Nunavut[14] énumère les pouvoirs législatifs de la législature du Nunavut au paragraphe 23(1). Cet article ne contient aucune référence aux pêcheries. Ce silence doit être examiné au regard de la référence précise dans ce paragraphe à « l'agriculture dans les limites du Nunavut » et à « la préservation du gibier dans les limites du Nunavut » . Le paragraphe 23(2) restreint très spécifiquement les pouvoirs de la législature du Nunavut dans les termes suivants :


23.(2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet de conférer à la législature des pouvoirs plus étendus, à l'égard des divers domaines qui y sont énumérés, que ceux qu'attribuent aux législatures provinciales les articles 92 et 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 dans des domaines similaires.

23.(2) Nothing in subsection (1) shall be construed as giving the Legislature greater powers with respect to any class of subjects described in that section than are given to the legislatures of the provinces by sections 92 and 95 of the Constitution Act, 1867 with respect to similar subjects described in those sections.


[38]            Les propos qui précèdent ne signifient pas que le pouvoir du ministre de délivrer des baux et des permis en vertu de l'article 7 de la Loi sur les pêches et d'imposer des quotas en tant que condition du permis aux termes de l'alinéa 22(1)a) du Règlement de pêche (dispositions générales)[15] est absolu. Dans l'arrêt Nunavut Tunngavik Inc. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans)[16], la Cour écrit ceci au paragraphe [16], qui est reproduit ici pour en faciliter la consultation :


Comme on l'a mentionné précédemment, l'Accord [L'Accord entre les Inuit de la région du Nunavut et Sa Majesté la Reine du chef du Canada] met en place un régime assurant la coordination de la gestion et de la récolte des ressources fauniques à l'intérieur et autour de la RN. Bien que la décision finale au sujet de cette affaire incombe au ministre, il est clair que l'Accord oblige le ministre à respecter des conditions tant procédurales que de fond qui ont un effet sur la manière dont le processus décisionnel, y compris le pouvoir discrétionnaire du ministre de fixer les quotas de pêche, doit être exercé. À notre avis, le pouvoir discrétionnaire qui est conféré au ministre à l'article 7 de la Loi sur les pêches n'est plus absolu lorsque l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire concerne les ressources fauniques et les zones marines de la RN ainsi que la gestion des ressources fauniques des zones I et II.

[39]            Je suis convaincu qu'on peut soutenir la même chose concernant le pouvoir du ministre de fixer des quotas dans les conditions du permis.

[40]            Pour les motifs qui précèdent, je suis convaincu que le pouvoir législatif du Nunavut n'entre d'aucune façon en conflit avec le pouvoir du ministre de délivrer des permis de pêche et de les assortir de quotas à respecter. Autrement dit, je suis convaincu que le pouvoir pertinent du ministre sur cette question n'est aucunement restreint par le pouvoir législatif du Nunavut.

[41]            En outre, je suis convaincu qu'aucun autre intérêt du demandeur n'est directement touché par la décision qui fait l'objet du présent contrôle. La Cour n'est saisie d'aucune preuve indiquant que le gouvernement du Nunavut détient la totalité ou une partie d'un intérêt dans un permis de pêche de la crevette nordique qui l'autorise à pêcher dans la ZPC 1.

ii)         Qualité pour agir dans l'intérêt public

[42]            Dans l'arrêt Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre l'Emploi et de l'Immigration)[17], le juge Cory, s'exprimant au nom de la Cour, écrit ceci à la page 253 :


On a vu qu'il faut tenir compte de trois aspects lorsqu'il s'agit de déterminer s'il y a lieu de reconnaître la qualité pour agir dans l'intérêt public. Premièrement, la question de l'invalidité de la loi en question se pose-t-elle sérieusement? Deuxièmement, a-t-on démontré que le demandeur est directement touché par la loi ou qu'il a un intérêt véritable quant à sa validité? Troisièmement, y a-t-il une autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour?

[43]            La réponse simple à l'égard de ce critère tripartite énoncé par le juge Cory est la suivante : en l'espèce, la Cour n'est saisie d'aucune loi dont la validité est contestée. Toutefois, si la décision du ministre d'attribuer des quotas est interprétée comme équivalant à un acte législatif, et je suis convaincu que c'est ainsi qu'il faut l'interpréter, alors il faut répondre à la première question du juge Cory par l'affirmative. En outre, je suis convaincu qu'il y a en fait une question sérieuse et justiciable quant à la validité de l'attribution des quotas par le ministre.

[44]            La réponse à la deuxième question est un peu plus difficile à donner. Il ne fait pas de doute que le gouvernement du Nunavut est touché par l'attribution des quotas et qu'il a un intérêt véritable à s'assurer de sa validité. Cela dit, on peut faire valoir, et à mon avis avec une certaine vigueur, que l'effet sur le gouvernement du Nunavut est plus indirect que direct. Je ne suis saisi d'aucune preuve qui démontre que le gouvernement du Nunavut détient un permis. En outre, comme on le verra ci-dessous, il y a un autre organisme qui a été créé pour surveiller la mise en oeuvre de l'Accord et c'est la compatibilité entre la décision du ministre concernant l'attribution des quotas et les clauses de l'Accord qui est la question centrale en l'espèce. Compte tenu de ce qui précède, je conclus que le procureur général du Nunavut, qui agit au nom du gouvernement du Nunavut, n'est pas « directement touché » par la validité de l'attribution des quotas qui est contestée en l'espèce.


[45]            Finalement, je suis convaincu qu'il y a une autre « manière raisonnable et efficace » de contester devant la présente Cour la décision sur l'attribution des quotas par le ministre qui est au coeur de la présente demande de contrôle judiciaire. Dans la décision Nunavut Tunngavik Inc. c. Canada (Procureur général)[18], mon collègue le juge O'Reilly écrit ceci au paragraphe [1] :

Nunavut Tunngavik Incorporated a été constituée en 1993 pour surveiller la mise en oeuvre de l'Accord entre les Inuit de la région du Nunavut et Sa Majesté la reine du chef du Canada.

On fait donc spécifiquement référence à la Nunavut Tunngavik Incorporated dans l'Accord[19]. La définition suivante est donnée à l'article premier :

« Tungavik » (sic) La société sans capital-actions qui a été constituée en vertu de la Loi sur les corporations canadiennes, par lettres patentes datées du 3 avril 1990 et par lettre patentes supplémentaires datées du 16 décembre 1992, et qui est désignée Tungavik (sic) Incorporated, ou son successeur.


Dans le même article, la Nunavut Tunngavik Incorporated, qui a succédé à la société précitée, est définie comme une « organisation inuit désignée » . L'article 39 de l'Accord, traitant des « organisations inuit » , s'applique à la Nunavut Tunngavik Incorporated et à certaines autres organisations. Cela dit, la lecture de l'Accord ne révèle rien qui appuie la proposition selon laquelle la Nunavut Tunngavik Incorporated a été créée pour surveiller la mise en oeuvre de l'Accord. En fait, c'est dans le site Internet de la Nunavut Tunngavik Incorporated[20] qu'on peut lire que cette fonction a été confiée à l'organisation. Une « fiche d'information » qui fait partie de ce site Internet indique en partie ce qui suit :

[TRADUCTION]

Principalement, la Nunavut Tunngavik Incorporated (NTI) est chargée de s'assurer que l'Accord de 1993 sur les revendications territoriales du Nunavut (ARTN) continue d'être mis en oeuvre conformément aux dispositions de l'Accord. L'article 4 de l'ARTN, traitant du développement politique du Nunavut, donne mandat à la NTI, qui a succédé à la Tunngavik Federation of Nunavut (TFN), de négocier un accord politique en vue de la création du Nunavut. Le processus s'est échelonné sur deux décennies.

[46]            Les règlements de la Nunavut Tunngavik Incorporated, qui paraissent dans le site Internet, appuient le rôle continu de la Nunavut Tunngavik Incorporated qui est mentionné dans la citation ci-dessus. De même, le rôle continu de la Nunavut Tunngavik Incorporated qui doit veiller à ce que l'Accord continue d'être mis en oeuvre conformément à ses clauses est appuyé par quatre (4) instances qui ont été entendues par la présente Cour, deux qui traitaient directement de l'attribution des quotas de pêche et qui ont été entendues avant la création du territoire du Nunavut et l'établissement de son propre gouvernement territorial et deux qui ont été entendues par la présente Cour après la création du gouvernement territorial du Nunavut. Les deux instances traitant de l'attribution des quotas de pêche sont citées précédemment dans les présents motifs, tout comme la décision de mon collègue le juge O'Reilly. La quatrième instance est Nunavut Tunngavik Inc. c. Canada (Procureur général) et al[21]. Les motifs de la décision rendue dans ces instances, dont deux se sont rendues en Cour d'appel fédérale ou devant son prédécesseur, ne faisaient état d'aucune contestation du mandat de la Nunavut Tunngavik Incorporated de se pourvoir devant la présente Cour.


[47]            En concluant sur cette question, je suis convaincu que la réponse à la troisième question posée par le juge Cory, dont il est question ci-dessus, c'est qu'il y a en fait une autre manière raisonnable et efficace de faire en sorte que la présente Cour effectue un contrôle judiciaire de la validité de l'attribution des quotas faite par le ministre, c'est-à-dire qu'il faudrait que la Nunavut Tunngavik Incorporated dépose une demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, je suis convaincu que le demandeur n'a pas la qualité pour intenter la présente demande de contrôle judiciaire. Malgré cette conclusion qui est, à mon avis, dans l'intérêt de l'économie des ressources judiciaires, je traiterai néanmoins des autres questions qui ont été posées dans la présente demande et qui ont été pleinement débattues devant moi. Je suis convaincu qu'en procédant ainsi, j'agis d'une manière qui est conforme au pouvoir discrétionnaire qui m'est confié et qu'a énoncé dans ses motifs le juge Sopinka dans l'arrêt Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Territoires du Nord-Ouest (Commissaire)[22].

b)         Le caractère théorique


[48]            Comme on l'a noté précédemment, la décision concernant l'attribution des quotas de pêche de la crevette nordique contestée en l'espèce a été publiée dans un communiqué en date du 26 mai 2003. Ce communiqué faisait référence à la saison de pêche 2003. La demande de contrôle judiciaire elle-même a été déposée le 25 juin 2003. L'audition de la demande de contrôle judiciaire n'a eu lieu qu'au début du mois de décembre 2004, soit longtemps après que la saison de pêche 2003 pour la crevette nordique eut été fermée. L'attribution du quota pour la saison de pêche 2004 n'a pas été contestée devant la présente Cour. Dans les circonstances, la question du caractère théorique de la demande a été soulevée au cours de l'audience, mais elle n'a pas été débattue de façon très vigoureuse.

[49]            Dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général du Canada)[23], le juge Sopinka, s'exprimant au nom de la Cour, indique ceci à la page 353 :

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire. La jurisprudence n'indique pas toujours très clairement si le mot "théorique" (moot) s'applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s'il s'applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d'entendre. Pour être précis, je considère qu'une affaire est "théorique" si elle ne répond pas au critère du "litige actuel". Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s'il estime que les circonstances le justifient.


[50]            Bien que je sois convaincu que la question de l'attribution du quota de pêche de la crevette nordique dans la ZPC 1 pour 2003 ne présentait plus un « litige actuel » à la date d'audition de la présente affaire, je suis également convaincu que la série de causes traitant de l'attribution des quotas de pêche présentées devant la présente Cour et la Cour d'appel fédérale, dont c'est la troisième que la présente Cour entend et dont les deux premières ont été portées devant la Cour d'appel ou son prédécesseur, démontre qu'il y a encore un « litige actuel » entre les parties à la présente demande de contrôle judiciaire concernant l'interprétation de l'article 15.3.7 de l'Accord, qui a été reproduit précédemment dans les présents motifs mais qui est repris ici pour faciliter la consultation :

Le Gouvernement reconnaît l'importance du principe de la contiguïté aux ressources marines des collectivités de la région du Nunavut et du principe de la dépendance économique de ces collectivités à l'égard de ces ressources; il accorde une attention spéciale à ces facteurs lorsqu'il attribue les permis de pêche commerciale dans les zones I et II. On entend par contiguïté le fait qu'une collectivité est contiguë à la zone en question ou qu'elle se trouve à une distance géographique raisonnable de celle-ci. Ces principes sont appliqués d'une manière propre à favoriser une répartition équitable des permis entre les résidants de la région du Nunavut et les autres résidants du Canada, ainsi que d'une manière compatible avec les obligations intergouvernementales du gouvernement du Canada[24].


[51]            La clause qui précède a déjà été interprété comme s'appliquant à l'attribution des quotas de même qu'à l'attribution des permis de pêche commerciale. Au nom du ministre, le procureur général du Canada fait valoir que l'attribution du quota contestée en l'espèce respecte les principes de la contiguïté et de la dépendance économique et est conforme à la promotion d'une répartition équitable des quotas entre les résidants de la région du Nunavut et les autres résidants du Canada d'une manière qui est compatible avec les obligations intergouvernementales du Canada. Le demandeur et la Nunavut Tunngavik Incorporated contestent fermement cette opinion. Malgré la jurisprudence antérieure, ce « litige actuel » se poursuit. Dans les circonstances, je suis convaincu qu'un « litige actuel » continue d'exister entre les parties sur les faits de l'espèce. Autrement dit, la question n'est pas devenue théorique. Par conséquent, je suis convaincu que la question de fond dans la présente demande de contrôle judiciaire n'est pas sans portée pratique. Je suis donc convaincu qu'il est dans le meilleur intérêt du public que le fond de la présente demande de contrôle judiciaire soit tranché.

c)         Norme de contrôle

[52]            Dans l'arrêt Nunavut Tunngavik Inc. c. Canada (Ministre des Pêches et Océans)[25], sous la rubrique « Les principes applicables au contrôle judiciaire du pouvoir discrétionnaire du ministre » , la Section d'appel de la Cour fédérale du Canada a examiné assez longuement ces principes. Pour faciliter la consultation, les paragraphes [13] à [19] des motifs de la Cour sont reproduits à l'Annexe III.

[53]            La conclusion sommaire de la Cour au paragraphe [19] est répétée ici, sans les citations, pour en faciliter la consultation :

Autrement dit, dans une procédure de contrôle judiciaire, la Cour se préoccupe de la légalité de la décision ministérielle résultant de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire, et non pas de l'opportunité, de la sagesse ou de la justesse de cette décision [...] En l'espèce, cela signifie que le tribunal de révision doit examiner la manière dont le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire pour déterminer s'il a agi de mauvaise foi ou en se fondant sur des facteurs dénués de pertinence, s'il n'a pas tenu compte de facteurs pertinents ou s'il a ignoré des dispositions pertinentes qui peuvent avoir eu un effet ou avoir entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire par ailleurs absolu [...].


[54]            Je suis convaincu que ce qui est dit précédemment s'applique toujours à la détermination de la norme de contrôle applicable à cette demande au moyen de la méthode pragmatique et fonctionnelle qui a été décrétée par la Cour suprême du Canada dans la décision Dr. Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia[26]. En fait, les propos qui précèdent sont l'équivalent de la norme de contrôle de la « décision manifestement déraisonnable » , pour utiliser la terminologie courante applicable aux normes de contrôle[27].

d)         Les questions de fond

[55]            L'avocat du demandeur énonce les questions de fond qui sont posées à la Cour dans les termes suivants dans son mémoire des faits et du droit :

[TRADUCTION]

b) (1) Le ministre des Pêches et Océans a-t-il accordé l'attention nécessaire aux principes de la contiguïté et de la dépendance économique comme l'exige l'ARTN?

    (2) Le ministre des Pêches et Océans a-t-il appliqué les principes de la contiguïté et de la dépendance économique d'une manière qui favorise une juste répartition des quotas?

c) (1) Le ministre des Pêches et Océans a-t-il mal interprété la recommandation du GICA et l'a-t-il donc mal appliquée?

    (2) La décision du ministre des Pêches et Océans est-elle incompatible avec le plan de gestion intégré pour 2003?

[56]            Comme il est indiqué précédemment dans les présents motifs, l'avocat de la Nunavut Tunngavik Incorporated a résumé les questions de fond dans les deux brefs paragraphes suivants :


[TRADUCTION]

Question 1

Pour en arriver à sa décision sur l'attribution des quotas de pêche de la crevette dans la ZPC 1, le ministre a-t-il accordé une attention spéciale aux principes de la contiguïté et de la dépendance économique des collectivités de la région du Nunavut sur les ressources marines comme il est tenu de le faire aux termes de l'article 15.3.7 de l'Accord sur les revendications territoriales du Nunavut?

Question 2

Si le ministre a accordé une attention spéciale aux facteurs énumérés à l'article 15.3.7, l'allocation qu'il a faite pour la ZPC 1 est-elle équitable au vu de son engagement à interdire tout nouvel accès à des pêcheurs non originaires du Nunavut tant que les pêcheurs du Nunavut n'auront pas obtenu la part majoritaire de la ressource qui se trouve dans les zones contiguës au Nunavut?

J'adopte l'énoncé des questions tel qu'il a été fait par l'avocat de la Nunavut Tunngavik Incorporated.

i)          Une attention spéciale a-t-elle été accordée aux principes de la contiguïté et de la dépendance économique?


[57]            Les avocats du demandeur et de la Nunavut Tunngavik Incorporated s'appuient fortement sur un « mémoire à l'intention du ministre » daté du 9 avril 2003 qu'ils reconnaissent comme étant le seul document dont était saisi le ministre quand il a pris la décision contestée en l'espèce concernant l'attribution des quotas[28]. Ce mémoire, qui recommandait que soient attribués les quotas annoncés en rapport avec la décision contestée, semble avoir été signé par le ministre le 26 mai 2003, au-dessus d'un bloc-signature qui indique [TRADUCTION] « Je suis d'accord avec cette position » . Le mémoire traite en détail des consultations avec le secteur qui ont été menées pour en arriver à ces recommandations, et des « positions des provinces » , probablement déterminées au moyen de consultations. La position du Nunavut, figurant sous la rubrique « Positions provinciales » , est énoncée dans le paragraphe suivant :

[TRADUCTION]

Le Nunavut continue de mettre l'accent sur l'importance des recommandations du GICA et insiste pour faire valoir sa prétention à une part majoritaire de la ressource dans les eaux adjacentes. Il demande 100 % de l'augmentation des quotas pour la ZPC 1 (2 127 t), 100 % de l'augmentation recommandée pour la ZPC 1 par l'OPANO l'année dernière (2 690 t) et une part additionnelle de 1 850 t qui est actuellement attribuée à d'autres détenteurs de permis, pour un total de 6 667 t. Le Nunavut demande également que le quota établi pour la ZPC 0, soit 500 t, soit réattribué au Nunavut[29].

[58]            Bien que les propos qui précèdent ne fassent pas spécifiquement référence à l'article 15.3.7 de l'Accord, je suis convaincu qu'ils font implicitement état de la préoccupation du Nunavut qui veut s'assurer qu'une attention spéciale est accordée aux principes de la contiguïté et de la dépendance économique des collectivités de la région du Nunavut sur les ressources marines, comme l'exige l'article 15.3.7, et tiennent compte de l'engagement du Nunavut à obtenir la « part majoritaire » de la ressource que représente la crevette nordique dans les zones contiguës à l'île de Baffin. En supposant que le ministre n'était pas sans connaître le fondement sur lequel le Nunavut se base pour réclamer un traitement spécial à l'égard de la crevette nordique pêchée dans la ZPC 1, une position dont l'avocat du procureur général du Canada me propose de prendre acte, soutient que le paragraphe précédent parle de lui-même.

[59]            Le mémoire dont était saisi le ministre décrit ensuite les décisions facultatives que ce dernier pouvait prendre. Pour ce qui concerne l'une de ces options, qui a trait à la ZPC 1, le mémoire indique ce qui suit :

[TRADUCTION]

•                L'augmentation totale du TAC pour la ZPC 1 est de 2 127 t.

•                L'Accord sur les revendications territoriales du Nunavut qui est en vigueur indique que le gouvernement doit demander l'avis du Conseil de gestion des ressources fauniques du Nunavut (CGRFN) pour ce qui concerne toutes les décisions relatives aux zones I et II qui pourraient avoir un effet sur la teneur et la valeur des droits de capture des Inuit et leurs possibilités de pêche dans les zones marines de la région du Nunavut (RN).

•                Le Nunavut prétend qu'il ne devrait y avoir aucune attribution de quota de crevette dans les eaux adjacentes au Nunavut tant que le Nunavut n'aura pas obtenu la part majoritaire. Par conséquent, il demande que la totalité de l'augmentation du TAC dans la ZPC 1 (en tenant compte de la réclamation du Nunavik) lui soit attribuée.

•                Dans votre réponse au GICA, vous avez déclaré que la part du Nunavut à l'égard du quota de pêche de la crevette nordique dans les eaux adjacentes est de 25 % [...], ce qui ne représente pas la part majoritaire. Vous avez également confirmé « qu'aucun nouvel accès ne sera accordé à des entreprises non originaires du Nunavut dans les eaux adjacentes au Nunavut tant que le territoire n'aura pas accès à la part majoritaire de ces ressources. » Par conséquent, aucun permis ne sera délivré à des entreprises non originaires du Nunavut tant que cet objectif n'aura pas été atteint. Vous avez également affirmé que « l'application de cette recommandation ne portera pas atteinte au statut actuel des autres participants à cette pêche » .

•                Pour faire suite à cette réponse, et étant donné qu'aucun nouveau permis n'est recommandé pour la ZPC contiguë au Nunavut en 2003, le Nunavut devrait conserver à tout le moins la part qu'il détient dans les eaux adjacentes, sinon voir son quota augmenter pour faciliter son accès à une part majoritaire.

[...]


[60]            Les paragraphes qui suivent renferment d'autres renseignements concernant le GICA (Groupe indépendant sur les critères d'accès) et ses recommandations. Il suffira de dire pour le moment que le GICA, comme l'indique son nom et comme on a pris soin de le préciser dans les paragraphes reproduits ci-dessus, avait pour mandat de traiter de la question de l' « accès » et non pas de la question de l' « attribution » parmi les entreprises qui ont déjà accès à une ressource particulière, grâce à un ou plusieurs permis.

[61]            Après avoir brièvement analysé les options qui s'offraient au ministre, le mémoire dont il était saisi se terminait par une rubrique « Recommandations/Prochaines étapes » sous laquelle les paragraphes suivants se trouvent :

[TRADUCTION]

Je recommande que vous approuviez et annonciez les mesures de gestion suivantes pour la pêche de la crevette nordique :

[....]

•                L'attribution des augmentations de quota prévues sous l'Option 2 et l'autorisation d'une participation accrue des autochtones, la création d'un quota de recherche scientifique en attendant les discussions d'un groupe de travail et le maintien des ententes de partage actuelles entre la pêche intérieure et la pêche hauturière pour le reste des quotas dans chaque ZPC. Les ententes de partage dans la zone intérieure sont traitées à la partie D de la présente recommandation.

•                Plus précisément, les augmentations de quota dans chaque ZPC seraient les suivantes :

»               ZPC 1 - allocation de 187 t aux Makivik pour respecter l'Accord de principe avec le Nunavik, 1 000 t au Nunavut conformément à notre engagement de veiller à ce qu'il obtienne une part majoritaire de la ressource dans les eaux adjacentes à ses côtes, et le reste, soit 940 t, aux détenteurs actuels de permis de pêche hauturière qui ont joué un rôle fondamental dans le développement de cette pêche.

[...]

Le ministre a adopté et annoncé la recommandation qui précède dans la décision qui fait l'objet du contrôle.

[62]            Les avocats du demandeur et de la Nunavut Tunngavik Incorporated se sont aussi appuyés sur le rapport du groupe indépendant sur les critères d'accès et la réponse du ministre à ce rapport. Le rapport[30], sous la rubrique « Introduction » , décrit le mandat du GICA et fait une distinction entre les termes « accès » et « attribution » de la façon suivante :

[TRADUCTION]

Le gouvernement a donné au GICA le mandat de recommander une solution au problème suivant :

Les critères actuels qui régissent la prise de décisions visant à assurer l'accès à de nouveaux pêcheurs dans un secteur de pêche commerciale qui a subi une augmentation importante de la ressource ou de sa valeur au débarquement, ou dans un nouveau secteur de pêche [...], sont encore mal définis. En outre, l'importance relative de chaque critère dans le processus décisionnel est largement inconnu et le processus suivi pour en arriver à ces décisions n'est pas clair.

Le document de travail de la RPPA, La gestion des pêches sur la côte atlantique du Canada, définit l'accès de la façon suivante :

la possibilité de capturer ou d'utiliser les ressources de pêche, généralement autorisées par des permis ou des baux délivrés par le MPO [ministère des Pêches et Océans] sous l'autorité du ministre des Pêches et Océans. Ces possibilités sont assujetties à l'obligation qui incombe au MPO de prendre en compte les droits des autochtones et ceux issus de traités concernant la pêche.

Il établit une distinction entre les termes accès et attribution, qui sont définis de la façon suivante :

l'importance de la part des ressources de pêche ou des captures autorisées qui est distribuée ou attribuée par le ministre des Pêches et Océans aux personnes autorisées à capturer la ressource.

Le GICA a interprété son mandat comme signifiant qu'il doit examiner les critères pour assurer l'accès à deux types de pêche : (i) une pêche nouvelle qui ne fait pas encore l'objet d'une exploitation commerciale, et (ii) une pêche établie (commerciale) qui connaît une augmentation importante de la ressource ou de sa valeur au débarquement.

[63]            En outre, dans l'introduction de son rapport, le GICA note qu'il n'avait « pas » l'intention de traiter [TRADUCTION] « [...] de questions ayant trait à l'attribution des quotas, et qu'il se préoccuperait uniquement des questions d'accès » .


[64]            Dans ses recommandations, le GICA a identifié trois (3) principes très importants au sujet de l'accès, principes qui, à son avis, reflétaient [TRADUCTION] « [...] les valeurs sociales fondamentales et les normes constitutionnelles qui sous-tendent les pêches dans l'Atlantique [...] » . Les trois principes qu'il a identifiés sont les suivants : premièrement, la conservation de la ressource; deuxièmement, la reconnaissance des droits des autochtones et ceux issus de traités; et troisièmement, l'équité. Au regard de ces principes très importants, il a identifié trois critères qui permettront d'assurer l'accès de la façon suivante, et qui sont énumérés selon l'ordre d'importance que le GICA leur accorde : premièrement, la contiguïté; deuxièmement, la dépendance historique; et troisièmement, la viabilité économique. Il convient de noter que les deux premiers de ces « critères traditionnels » sont précisément ceux qui sont identifiés à l'article 15.3.7 de l'Accord. J'irais même jusqu'à dire qu'il semble y avoir un lien étroit entre les critères de dépendance historique et de viabilité économique.

[65]            Après avoir conclu que [TRADUCTION] « [...] le Nunavut ne bénéficie pas du même degré d'accès aux zones de pêche contiguës que celui dont bénéficient les provinces de l'Atlantique » , le GICA a formulé les recommandations suivantes :

[TRADUCTION]

En respectant l'esprit de l'Accord sur les revendications territoriales du Nunavut, et l'application équitable et cohérente du principe de la contiguïté, le groupe recommande donc ce qui suit :

Aucun accès additionnel ne doit être accordé à des entreprises non originaires du Nunavut dans les eaux adjacentes au Nunavut tant que le territoire n'aura pas obtenu l'accès à la part majoritaire des ressources de pêche qui s'y touchent.                                                                                                  [Non souligné dans l'original.]


[66]            Dans sa réponse au rapport du GICA[31], le ministre a précisément accepté la recommandation qui précède ayant trait particulièrement au refus d'accorder un accès additionnel à des entreprises non originaires du Nunavut dans les eaux adjacentes au Nunavut tant que le territoire n'aura pas obtenu l'accès à la part majoritaire de ces ressources, en tenant compte des droits des autochtones et de ceux issus de traités.


[67]            Dans sa réponse au GICA[32], le gouvernement du Nunavut s'est dit satisfait du rapport, mais a noté ce qui suit : [TRADUCTION] « Toutefois, le GICA a tiré un certain nombre d'inférences relativement aux questions d'attribution, particulièrement à la recommandation 6 du rapport [recommandation traitant spécifiquement du Nunavut] qui met l'accent à la fois sur l'accès et sur l'attribution » . La Cour estime qu'il n'est pas du tout surprenant que le gouvernement du Nunavut adopte la position précitée et il est tout à fait sympathique à cette position, mais par analogie seulement. Cela dit, la Cour conclut que la position du gouvernement du Nunavut, selon laquelle la recommandation du GICA ayant trait au Nunavut [TRADUCTION] « [...] met l'accent à la fois sur l'accès et sur l'attribution » , n'est tout simplement pas défendable. La Cour estime que dans son rapport le GICA a choisi ses mots avec beaucoup de circonspection et qu'il a compris que son mandat était limité à la question de l'accès, et non pas à la question de l'attribution. Même s'il était raisonnable d'étendre cette recommandation spécifique concernant le Nunavut à l'attribution des quotas, particulièrement au vu de l'article 15.3.7 de l'Accord, je suis convaincu qu'il n'est pas du tout justifié d'élargir cette recommandation et, partant, l'acceptation du rapport du GICA par le ministre.

[68]            La question se résume donc à la réalité suivante : le mémoire qui était devant le ministre quand il est parvenu à la décision contestée ne fait aucune référence spécifique à l'obligation constitutionnalisée du gouvernement du Canada à l'article 15.3.7 de l'Accord. Malgré cela, la Cour estime que l'esprit de cet article a imprégné le mémoire qui était devant le ministre et sous-tend largement la recommandation qui lui a été faite concernant l'attribution des quotas de pêche de la crevette nordique dans la ZPC 1.

[69]            Dans l'arrêt Nunavut Tunngavik Inc. c. Canada (Ministre des Pêches et Océans)[33], le juge Evans, s'exprimant au nom de la Cour, a écrit ceci au paragraphe [4] :

Étant donné que le quota de l'appelante, en ce qui concerne la pêche au flétan, a augmenté au fil des ans, tant au point de vue absolu qu'au point de vue relatif, on ne saurait dire que le ministre n'a pas tenu compte des principes de la contiguïté et de la dépendance économique.


[70]            Je suis convaincu qu'on peut dire exactement la même chose d'après les faits de l'espèce pour ce qui concerne l'attribution du quota de pêche de la crevette nordique dans la ZPC 1 accordée aux entreprises du Nunavut. En outre, il ne fait absolument aucun doute que la part des entreprises du Nunavut dans l'augmentation des quotas pour 2003 était beaucoup plus élevée que celle accordée à d'autres entreprises dans le même secteur de pêche. Au regard du libellé de l'article 15.3.7 de l'Accord, on ne peut dire qu'on n'a pas accordé « d'attention spéciale » aux principes de « la contiguïté et de la dépendance économique dans la région du Nunavut sur les ressources marines » , particulièrement quand le ministre était tenu d'appliquer ces principes « [...] d'une manière propre à favoriser une répartition équitable du [quota] entre les résidants de la région du Nunavut et les autres résidants du Canada [et] d'une manière compatible avec les obligations intergouvernementales du Canada » . L'attribution spéciale accordée aux entreprises du Nunavut n'est manifestement pas [TRADUCTION] « suffisamment spéciale » aux yeux du gouvernement du Nunavut et aux yeux de la Nunavut Tunngavik Incorporated. Il n'est pas difficile pour la Cour d'être sympathique à cette position, mais en soi, cela ne constitue pas un motif pour infirmer la décision contestée. Au regard de la norme de contrôle qui est appropriée en l'espèce, je suis convaincu que la décision doit être maintenue. On ne peut dire qu'elle est manifestement déraisonnable. Autrement dit, il était loisible au ministre de prendre cette décision, en tenant compte de tous les intérêts en jeu.

(ii)         La décision est-elle équitable au vu de l'engagement du ministre de n'accorder aucun nouvel accès à des pêcheurs non originaires du Nunavut tant que les pêcheurs du Nunavut n'auront pas obtenu la part majoritaire de la ressource dans les eaux adjacentes au Nunavut?


[71]            Je suis convaincu que la décision contestée, qui n'était tout simplement pas une décision sur l'accès, mais plutôt une décision sur l'attribution des quotas, est équitable à tous égards. Elle a tenu compte, non seulement des principes constitutionnalisés à l'article 15.3.7 de l'Accord, mais également des intérêts de tous les autres participants à la pêche de la crevette nordique dans la ZPC 1. Le concept de « part majoritaire » n'est pas du tout spécifique. Quelle que puisse être cette « part majoritaire » , les entreprises du Nunavut, en supposant qu'elles ne soient pas encore parvenues à cette part majoritaire, se sont rapprochées de cet objectif grâce à l'attribution en question, même si cela ne se fait pas assez vite pour eux. L'article 15.3.7 de l'Accord ne prévoit aucun calendrier pour atteindre cet objectif. Bien au contraire, il envisage la réalisation d'un tel objectif d'une manière qui respecte non seulement les intérêts des Inuit du Nunavut, mais également les intérêts d'autres participants qui ont historiquement une place bien enracinée dans l'histoire de la pêche, de même que les intérêts du Nunavik. Par conséquent, je conclus que le demandeur et la Nunavut Tunngavik Incorporated ne peuvent avoir gain de cause en invoquant l'équité, ou le manque d'équité, dans la décision faisant l'objet du contrôle.

CONCLUSION

[72]            D'après l'analyse qui précède, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

DÉPENS


[73]            Dans son dossier de la demande, le procureur général du Canada ne demande pas que les dépens lui soient adjugés. En séance publique devant la Cour, l'avocat du procureur général du Canada a indiqué qu'il ne débattrait pas de la question des dépens au nom de son client. Le procureur général du Canada avait certainement le fardeau le plus lourd à porter pour répondre à la présente demande de contrôle judiciaire. D'autres défendeurs qui ont appuyé la décision contestée ont joué un rôle relativement moindre et n'ont pas, à mon avis, droit aux dépens à l'encontre du procureur général du Nunavut ou de son principal appui dans la présente demande de contrôle judiciaire, la Nunavut Tunngavik Incorporated. Étant donné que les dépens suivraient normalement l'issue de la cause dans une instance comme celle-ci, je suis convaincu que ni le procureur général du Nunavut, ni la Nunavut Tunngavik Incorporated n'ont droit aux dépens.

[74]            Par conséquent, il n'y aura pas d'ordonnance relative aux dépens.

                                                                       _ Frederick E. Gibson _                    

                                                                                                     Juge                                  

Ottawa (Ontario)

le 8 mars 2005

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.





                                             Annexe III

13 En vertu du paragraphe 7(1) de la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14, le ministre possède le pouvoir discrétionnaire absolu d'octroyer des baux et des permis de pêche ainsi que des licences d'exploitation de pêcheries, ou d'en permettre l'octroi. Ce pouvoir discrétionnaire s'explique par le fait que les ressources halieutiques du Canada sont un bien commun qui appartient à tous les Canadiens et que les permis sont un outil permettant au ministre de gérer les pêches en respectant l'obligation de gérer, conserver et développer les pêches dans l'intérêt public (voir Comeau's Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12, aux pages 25 et 26).

14 L'exercice d'un tel pouvoir discrétionnaire est influencé par de nombreuses préoccupations politiques fluctuantes qui vont parfois au-delà de la question nécessaire de la conservation et de la protection du poisson pour inclure des considérations ou des préocuppations culturelles, politiques, scientifiques, techniques et socio-économiques (voir Comeau's Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), précité, à la page 30; Gulf Trollers Assn. c. Canada (ministre des Pêches et Océans), [1987] 2 C.F. 93 (C.A.), autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée le 24    mars 1987, [1987] 1 R.C.S. viii; MacKinnon c. Canada (Pêches et Océans), [1987] 1 C.F. 490 (1re inst.), à la page 496; Vancouver Island Peace Society c. Canada, [1994] 1 C.F. 102 (1re inst.), à la page 131). Sont également pertinentes à l'exercice d'un tel pouvoir discrétionnaire toutes les politiques internationales que le Canada défend ou auxquelles il adhère, de même que toute obligation législative qui est faite au gouvernement et qui peut avoir un effet direct sur la question des pêches et entraver soit l'exercice même du pouvoir discrétionnaire du ministre ou la manière dont ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé.

15 À notre avis, l'Accord entre le gouvernement et les Inuit du Nunavut fait partie de ce genre d'obligations. L'Accord a été mis en oeuvre législativement par l'adoption de la Loi concernant l'Accord sur les revendications territoriales du Nunavut, L.C. 1993, ch. 29, et le paragraphe 6(1) de la Loi, en cas d'incompatibilité entre l'Accord et toute règle de droit fédérale, donne la primauté à l'Accord dans la mesure de cette incompatibilité (voir également au même effet l'article 2.2.3 de l'Accord).

16 Comme on l'a mentionné précédemment, l'Accord met en place un régime assurant la coordination de la gestion et de la récolte des ressources fauniques à l'intérieur et autour de la RN. Bien que la décision finale au sujet de cette affaire incombe au ministre, il est clair que l'Accord oblige le ministre à respecter des conditions tant procédurales que de fond qui ont un effet sur la manière dont le processus décisionnel, y compris le pouvoir discrétionnaire du ministre de fixer les quotas de pêche, doit être exercé. À notre avis, le pouvoir discrétionnaire qui est conféré au ministre à l'article 7 de la Loi sur les pêches n'est plus absolu lorsque l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire concerne les ressources fauniques et les zones marines de la RN ainsi que la gestion des ressources fauniques des zones I et II.


17 En vertu de l'Accord, le niveau des restrictions imposées au ministre varie selon la région visée par la décision du ministre. À l'intérieur de la RN, le CGRFN est le principal responsable de la gestion des ressources fauniques et il a la responsabilité première d'établir, de modifier et de supprimer les récoltes totales autorisées ou les quantités récoltées (voir les articles 5.6.16 et 5.2.33 de l'Accord). Dans les zones I et II qui sont situées à l'extérieur de la RN, les responsabilités premières et globales concernant la gestion des ressources fauniques sont confiées au gouvernement, mais celles-ci sont assujetties à certaines conditions et exigences, qui seront discutées plus tard, qui reconnaissent la nécessité de faire participer les Inuit à certains aspects de la gestion des zones marines de l'Arctique (voir les articles 15.1.1g), 15.3.1, 15.3.4, 15.3.7 et 15.4.1 de l'Accord).

18 Cela dit, et après avoir examiné le contexte dans lequel l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre doit être analysé, il est bon de répéter que la fonction de la Cour dans une procédure de contrôle judiciaire n'est pas de prêter des intentions au ministre dans son appréciation des besoins et de l'intérêt du public quand il a fixé les quotas de pêche et, ensuite en agissant à sa place, de substituer ses propres vues à celles du ministre. Le Parlement et le gouverneur en conseil avaient l'intention de donner au ministre, dans l'exercice de ses fonctions et de son obligation d'établir et de mettre en oeuvre des quotas de pêche dans l'intérêt du public, "la plus grande marge de manoeuvre possible" (voir Carpenter Fishing Corp. c. Canada , [1998] 2 C.F. 548 (C.A.); Barron c. Ministre du Revenu national, [1997] 2 C.T.C. 198 (C.A.F.)). "[Il] n'incombe pas à la Cour de devenir une académie des sciences se prononçant sur des prévisions scientifiques contradictoires, ou d'agir en quelque sorte à titre de Haute assemblée pesant les préoccupations manifestées par le public et déterminant quelles préoccupations devraient être respectées" (voir Vancouver Island Peace Society c. Canada , [1992] 3 C.F. 42 (1re inst.), à la page 51, le juge Strayer).

19 Autrement dit, dans une procédure de contrôle judiciaire, la Cour se préoccupe de la légalité de la décision ministérielle résultant de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire, et non pas de l'opportunité, de la sagesse ou de la justesse de cette décision (voir Assoc. canadienne des importeurs réglementés c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 247 (C.A.), à la page 260). En l'espèce, cela signifie que le tribunal de révision doit examiner la manière dont le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire pour déterminer s'il a agi de mauvaise foi ou en se fondant sur des facteurs dénués de pertinence, s'il n'a pas tenu compte de facteurs pertinents ou s'il a ignoré des dispositions pertinentes qui peuvent avoir eu un effet ou avoir entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire par ailleurs absolu (voir Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, aux pages 7 et 8; Canada (Procureur général) c. Purcell, [1996] 1 C.F 644 (C.A.), à la page 653; Shah c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1994), 170 N.R. 238 (C.A.F.), à la page 240).                                                                                  [Non souligné dans l'original]


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                T-1070-03

INTITULÉ DE LA CAUSE :                         Le procureur général du territoire du Nunavut c.

Le procureur général du Canada

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Iqaluit (Nunavut)

DATE DE L'AUDIENCE :                            Les 6 et 7 décembre 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   Le juge Gibson

DATE :                       Le 8 mars 2005

COMPARUTIONS :

Calvin Clark                 Pour le demandeur

Brian Evernden            Pour le procureur général du Canada, défendeur

Richard Southcott        Pour Atlantic Shrimp Company et d'autres membres de la Canadian Association of Prawn Producers, défendeurs

Norman Whalen          Pour la Labrador Fishermen's Union Shrimp Co. Ltd.,

défenderesse

Sylvie Molgat               Pour la société Makivik, Qikiqtaaluk Corporation et

Unaaq Fisheries Inc., défenderesses

Dougald Brown            Pour la Nunavut Tunngavik Inc., défenderesse


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ministère de la Justice Pour le demandeur

Gouvernement du Nunavut

Iqaluit (Nunavut)

John H. Sims, c.r.         Pour le procureur général du Canada, défendeur

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Stewart McKelvey       Pour Atlantic Shrimp Company, défenderesse

Stirling Scales

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Martin, Whalen,           Pour la Labrador Fishermen's Union Shrimp Co. Ltd.,

Hennebury & Stamp    défenderesse

St. John's (Terre-Neuve et

Labrador)

Dubuc-Osland             Pour la société Makivik, Qikiqtaaluk Corporation

Ottawa (Ontario)         et Unaaq Fisheries Inc., défenderesses

Nelligan O'Brien Payne                                     Pour la Nunavut Tunngavik Inc., défenderesse

Ottawa (Ontario)



[1]       Dossier du demandeur, onglet 11, page 78.

[2]       Dossier du demandeur, onglet 11, page 80.

[3]         Tiré du site suivant : www.nafo.ca, (le site officiel de l'OPANO).

[4]         Dossier du demandeur, onglet 9.

[5]       Dossier du demandeur, onglet 2, page 16.

[6]         Définition de « crevette » , Dictionnaire Le Petit Robert, 1993, réimprimé en 2001, Dictionnaires Le Robert, Paris.

[7]         L.R.C. 1985, ch. F-14.

[8]         L.R.C. 1985, ch. C-33.

[9]         Ratifié, entré en vigueur et déclaré valide du fait du paragraphe 4(1) de la Loi concernant l'Accord sur les revendications territoriales du Nunavut, L.C. 1993, ch. 29.

[10]       Voir : Nunavut Tunngavik Inc. c. Canada (Ministre des Pêches et Océans) (1997), 134 F.T.R. 246; confirmée à [1998] 4 C.F. 405 (C.A.F.); et Nunavut Tunngavik Inc. c. Canada (Ministre des Pêches et Océans) (1999), 176 F.T.R. 44; confirmée à (2000), 262 N.R. 219 (C.A.F.), autorisation de pourvoi refusée le 18 octobre 2001.

[11]      Dossier de la demande de la Nunavut Tunngavik Incorporated, Volume III, onglet A1, page 136.

[12]       L.R.C. 1985, ch. F-7.

[13]       [2002] 1 R.C.S. 569.

[14]       L.C. 1993, ch. 28.

[15]       C.P. 1993 - 186.

[16]       [1998] 4 C.F. 405 (C.A.F.).

[17]       [1992] 1 R.C.S. 236.

[18]       (2004), 245 F.T.R. 42.

[19]       Précité, note 11.

[20]       Voir : http://www.tunngavik.com/site-eng./engmain.htlm (Non mentionné devant moi).

[21]       (2003), 235 F.T.R. 97.

[22]       [1990] 2 R.C.S. 367, page 400.

[23]       [1989] 1 R.C.S. 342.

[24]      Précitée, note 11.

[25]       Précité, note 16.

[26]       [2003] 1 R.C.S. 226.

[27]       Pour consulter les autorités qui me lient et qui portent sur le même sujet, voir : Nunavut Tunngavik Inc. c. Canada (Ministre des Pêches et Océans) (2000), 262 N.R. 219 (C.A.F.), au paragraphe [4].

[28]       Dossier de la demande du défendeur, le procureur général du Canada, Volume I, pages 184 à 196.

[29]      Dossier de la demande du défendeur, le procureur général du Canada, Volume I, page 187.

[30]       Dossier de la demande du demandeur, Volume III, onglet 10.

[31]       Dossier de la demande du demandeur, Volume III, onglet 11.

[32]       Dossier de la demande du demandeur, Volume III, onglet 12.

[33]       (2000), 262 N.R. 219 (C.A.F.).


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