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Date : 20060518

Dossier : T‑691‑05

Référence : 2006 CF 619

Ottawa (Ontario), le 18 mai 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

 

ENTRE :

DONNA WATT

demanderesse

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire qui vise la décision du 24 mars 2005 par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne a rejeté la plainte de la demanderesse qui alléguait avoir été victime d’actes discriminatoires dans le cadre de l’emploi qu’elle occupait pour le défendeur. Pour les motifs qui suivent, je vais faire droit à la présente demande avec dépens et renvoyer l’affaire à la Commission pour qu’elle demande à un autre enquêteur de faire enquête sur la plainte et pour qu’elle prenne ensuite une autre décision dans ce dossier.

 

[2]               La demanderesse, Donna Watt, a été embauchée par le défendeur dans la Section de l’immigration et du contrôle du programme des assurances de Développement des ressources humaines Canada. En septembre 1993, elle a eu un grave accident vasculaire cérébral à la suite duquel le côté gauche de son corps est demeuré paralysé et qui lui a causé un certain nombre d’autres incapacités. Elle est retournée au travail en mars 1994. Son employeur a pris diverses mesures d’adaptation pour tenir compte des incapacités de la demanderesse, et lui a notamment fourni une formation et accordé une réduction de ses tâches.

 

[3]               La demanderesse a poursuivi son travail, avec des tâches réduites, jusqu’en février 2002. Pendant cette période, son employeur a reçu des rapports faisant état d’un manque de diligence de sa part et d’activités sociales excessives, ce qui lui a fait craindre que son rendement au travail soit insuffisant, même s’il semble que la demanderesse n’ait fait l’objet que de réprimandes verbales.

 

[4]               Le 23 novembre 2001, la demanderesse a été informée par son employeur qu’elle devait désormais s’acquitter de toutes les tâches correspondant aux fonctions de son poste et non pas aux fonctions réduites qu’elle exerçait depuis son retour au travail en 1994. L’employeur semble avoir cherché à justifier cette décision en se fondant sur le fait que ni la demanderesse ni son médecin n’avaient mentionné qu’il était nécessaire de prendre à son égard des mesures d’adaptation.

 

[5]               Le 4 février 2002, la demanderesse s’est vu assigner « toutes les tâches » correspondant à son poste et n’a pas été en mesure de s’en acquitter. Le 4 juin 2002, la demanderesse a été invitée à quitter son travail et, d’après un témoin, a été [traduction] « expulsée de son bureau […] traitée comme un chien ».

 

[6]               La demanderesse a déposé une plainte auprès de la Commission des droits de la personne le 30 août 2002.

 

[7]               La Commission a confié à un enquêteur le soin de faire enquête et rapport sur la plainte de la demanderesse. La question soulevée devant la Cour concerne la rigueur de l’enquête qui a été effectuée et le caractère suffisant du rapport qui en a découlé. Étant donné que la question soulevée concerne l’équité procédurale, la question de la norme de contrôle applicable ne se pose pas.

 

[8]               Dans sa décision communiquée par lettre datée du 24 mars 2005, la Commission s’est contentée d’adopter les recommandations de l’enquêteur qui étaient de rejeter la plainte. Rien n’indique que la Commission ait pris l’initiative de poursuivre l’enquête. Il faut donc en déduire que la Commission a adopté le rapport comme s’il contenait ses propres conclusions.

 

[9]               La rigueur du rapport suscite des interrogations. À un certain moment, le superviseur de l’enquêteur qui avait lu le rapport de ce dernier a envoyé un courriel à l’enquêteur en disant : [traduction] « [I]l semble ressortir de la lecture du rapport que vous n’avez pas [sic] – ressemble davantage à un rapport d’examen d’un dossier. » Autrement dit, le superviseur estimait que le rapport était fondé sur un simple examen de documents.

 

[10]           Le rapport contient au moins une erreur flagrante. Au paragraphe 18, l’auteur du rapport déclare que, pour ce qui est de l’état de santé de la plaignante, le propre médecin de la plaignante n’a pas contesté les recommandations des médecins de l’employeur selon lesquelles la plaignante devait prendre sa retraite pour des raisons médicales. Cette affirmation est tout simplement fausse.

 

[11]           La demanderesse a subi un certain nombre d’examens médicaux, y compris ceux de son propre médecin, un généraliste, et ceux de spécialistes au service de l’employeur. Le dossier n’indique pas quels sont les tests auxquels les spécialistes de l’employeur ont effectivement procédé, mais ces tests semblent avoir débouché sur la recommandation d’un des spécialistes, le Dr Birenbaum, qui figure dans une lettre du 27 mai 2002 et selon laquelle [traduction] « la meilleure recommandation que je peux faire est celle d’une retraite fondée sur des raisons médicales ».

 

[12]           Cette recommandation est incompatible avec celle qu’a fournie le médecin de la demanderesse, le Dr McCurdy, qui, dans une note datée du 6 juin 2002, déclarait : [traduction] « Donna est en mesure d’exécuter les tâches spécialisées qu’elle accomplit depuis neuf ans » et qui, dans une lettre datée du 26 juillet 2004 disait, notamment : [traduction] « Je pense que Donna Watt sera en mesure de reprendre son travail à partir du 3 août 2004. Elle a besoin de ce qui suit […] » (suit une liste de suggestions).

 

[13]           Le rapport est de plus vicié par le fait qu’il n’a pas suivi l’analyse fondamentale des faits replacés dans les circonstances des critères qu’il convient d’appliquer lorsqu’il s’agit de se prononcer sur des questions de ce genre. Comme la Cour l’a déclaré dans Coupal c. Canada (Procureur général), 2006 CF 255, au paragraphe 17, deux étapes sont nécessaires pour déterminer si la ligne de conduite adoptée par un employeur constitue un acte discriminatoire :

a)         il faut se demander si le plaignant a prouvé que la ligne de conduite constitue une discrimination à première vue, et si c’est le cas :

b)         il faut se demander si l’employeur a établi un moyen de défense à l’encontre de cette apparence de discrimination pour démontrer par exemple que la ligne de conduite est une exigence professionnelle justifiée (EPJ).

 

[14]           Pour établir le point a), savoir l’existence de discrimination à première vue, il faut simplement montrer que l’incapacité a été un des facteurs à l’origine du congédiement de l’employé.

 

[15]           Pour ce qui est du point b), l’employeur doit s’acquitter du fardeau de montrer qu’il peut invoquer des moyens de défense adéquats. Dans l’affaire « Meiorin » (Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. British Columbia Government and Service Employees’ Union, [1999] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 54, la Cour suprême du Canada a exposé un critère tripartite :

Après avoir examiné les diverses possibilités qui s’offrent, je propose d’adopter la méthode en trois étapes qui suit pour déterminer si une norme discriminatoire à première vue est une EPJ. L’employeur peut justifier la norme contestée en établissant selon la prépondérance des probabilités :

 

(1)           qu’il a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause;

 

(2)           qu’il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail;

 

(3)           que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive.

 

 

[16]           La question de la « contrainte excessive » n’est pas abordée dans le rapport. Le critère applicable a été clairement exposé dans la décision Desormeaux c. Commission canadienne des droits de la personne, 2003 TCDP 2, au paragraphe 46 (confirmé par 2005 CAF 311) :

L’expression « contrainte excessive » n’est pas définie dans la Loi. Toutefois, la Cour suprême a fourni beaucoup de paramètres permettant de déterminer si une défense fondée sur la contrainte excessive a été établie. Dans l’arrêt Meiorin, la Cour suprême a fait observer que l’adjectif « excessive » laisse supposer qu’une certaine contrainte est acceptable; toutefois, il faut absolument, pour satisfaire à la norme, que la contrainte imposée soit « excessive ». La Cour suprême a également fait observer que le défendeur, afin de prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, a toujours la charge de démontrer qu’elle inclut toute possibilité d’accommodement sans qu’il en résulte une contrainte excessive. Il incombe au défendeur d’établir qu’il a examiné et raisonnablement rejeté toutes les formes d’accommodement possibles. Le défendeur doit démontrer qu’il était impossible d’incorporer dans la norme des mesures visant à répondre aux besoins individuels sans qu’il en résulte une contrainte excessive. Afin d’évaluer le caractère adéquat des efforts du défendeur en matière d’accommodement, il faut tenir compte de la perspective d’atteinte réelle aux droits d’autres employés. L’adoption de la norme du défendeur doit être étayée par des éléments de preuve convaincants. La preuve, constituée d’impressions, ne suffit pas généralement. Enfin, les facteurs tels que le coût des mesures d’adaptation possibles devraient être appliqués d’une manière souple et conforme au bon sens, en fonction des faits de chaque cas.

 

 

[17]           L’enquêteur était tenu d’enquêter sur la plainte de façon neutre et rigoureuse. Lorsque l’enquête est défectueuse, la décision de la Commission fondée sur l’enquête l’est elle aussi. La juge Mactavish a déclaré ce qui suit dans Sanderson c. Canada (Procureur général), 2006 CF 447, aux paragraphes 45 et 46 :

Plus précisément, pour respecter la mission consistant à instruire les plaintes de discrimination que la loi attribue à la Commission, les enquêtes doivent être à la fois neutres et exhaustives. Voici ce que la Cour a déclaré dans Slattery au sujet du caractère exhaustif des enquêtes :

 

Il faut faire montre de retenue judiciaire à l’égard des organismes décisionnels administratifs qui doivent évaluer la valeur probante de la preuve et décider de poursuivre ou non les enquêtes. Ce n’est que lorsque des omissions déraisonnables se sont produites, par exemple lorsqu’un enquêteur n’a pas examiné une preuve manifestement importante, qu’un contrôle judiciaire s’impose [...] [Non souligné dans l’original.]

 

Les décisions prononcées après Slattery indiquent que la décision que prend la Commission de rejeter une plainte en se fondant sur une enquête lacunaire est elle‑même lacunaire puisque « si les rapports sont défectueux, il s’ensuit que la Commission ne disposait pas d’un nombre suffisant de renseignements pertinents pour exercer à bon droit son pouvoir discrétionnaire » : voir Grover c. Canada (Conseil national de recherches), [2001] A.C.F. no 1012, au par. 70. Voir également Garvey c. Meyers Transport Ltd., [2005] A.C.F. no 1684 (C.A.), Singh c. Canada (Procureur général), [2002] A.C.F. no 885, 2002 CAF 247, (C.A.), au par. 7, et Kollar c. Banque canadienne impériale de commerce, [2002] A.C.F. no 1125, 2002 CFPI 848, au par. 40.

 

[18]           La Commission est tenue de décider s’il y a lieu de simplement rejeter la plainte ou s’il faut procéder à une conciliation et à une audience devant le Tribunal. Pour prendre cette décision, la Commission doit disposer de renseignements suffisants découlant d’une enquête correctement effectuée, de façon à pouvoir appliquer les critères appropriés dans le contexte factuel de l’affaire.

 

[19]           En l’espèce, le rapport, tel qu’adopté par la Commission, omet d’aborder le critère de l’existence de discrimination à première vue, le critère exposé dans l’arrêt Meiorin et les tentatives, s’il en est déployées par l’employeur pour répondre au critère de l’arrêt Meiorin. L’examen du dossier ne fournit aucun élément indiquant que l’employeur ait tenté de répondre à ce critère, et en particulier, si l’employeur s’est conformé au troisième élément du critère, celui qui consiste à établir que le fait de tenir compte des besoins de la demanderesse causerait « une contrainte excessive ». Le dossier indique en fait qu’au lieu de tenter de tenir compte des besoins de la demanderesse, l’employeur a augmenté sa charge de travail et exigé qu’elle exécute « toutes les tâches » correspondant à ses fonctions, en connaissant très bien les difficultés que celle‑ci éprouvait à s’acquitter de la charge limitée qui lui avait été assignée antérieurement.

 

[20]           Le rapport, et par conséquent, la décision de la Commission, sont fondamentalement défectueux parce qu’ils n’abordent pas les critères préalables pertinents ni les critères subséquents. La décision de la Commission doit donc être annulée. D’autres défauts ressortent clairement dans les affirmations faites concernant les preuves médicales, ce qui montre que le rapport n’a pas été préparé de façon suffisamment rigoureuse. La Commission a commis une erreur en adoptant les recommandations contenues dans le rapport. L’affaire sera renvoyée pour nouvelle enquête par un autre enquêteur et pour nouvelle décision par la Commission.

 

[21]           La demanderesse a obtenu gain de cause et a droit aux dépens calculés selon le barème habituel de la colonne III.

 

JUGEMENT

 

VU la demande de contrôle judiciaire présentée à la Cour à l’égard de la décision du 24 mars 2005 par laquelle la Commission des droits de la personne a rejeté la plainte de la demanderesse fondée sur des actes discriminatoires;

 

            APRÈS avoir examiné les dossiers déposés en l’instance et entendu les observations des avocats des parties;

 

            ET POUR les motifs présentés ici;

 

            LA COUR STATUE QUE :

 

1.                  Il est fait droit à la demande.

 

2.                  La décision de la Commission datée du 24 mars 2005 est annulée et l’affaire est renvoyée à la Commission pour enquête par un autre enquêteur et pour nouvelle décision par la Commission;

 

3.                  La demanderesse a droit aux dépens taxés selon la valeur médiane des unités prévues à la colonne III.

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                T‑691‑05

 

 

INTITULÉ :                                                               DONNA WATT

                                                                                    c.

                                                                                    LE PROCUREUR GÉNÉRAL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 16 MAI 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :                          LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 18 MAI 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Raven                                                             POUR LA DEMANDERESSE

 

Joanna Hill                                                                    POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck s.r.l.               POUR LA DEMANDERESSE

Ottawa (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

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