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Date : 20050301

Dossier : T-1843-04

Référence : 2005 CF 311

ENTRE :

                                                 TRANS-PACIFIC SHIPPING CO.

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                              ATLANTIC & ORIENT TRUST COMPANY LIMITED,

                                     ATLANTIC & ORIENT SHIPPING (PTE) LTD.,

                                ATLANTIC & ORIENT SHIPPING CORPORATION,

       DANS LES ÎLES VIERGES BRITANNIQUES, ATLANTIC & ORIENT SHIPPING

             CORPORATION, À NEVIS, DANS LES ANTILLES, et MURRAY WILGUS

                                                                                                                                          défendeurs

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

[1]                La présente instance résulte de la procédure d'enregistrement, devant la Cour fédérale, d'une sentence britannique se rapportant à une charte-partie et au transport d'une cargaison de ciment. Il s'agissait de l'affrètement d'un navire et des frais de remise du navire dans son état initial. La sentence, rendue par un tribunal d'arbitrage à Londres, a été enregistrée dans une demande antérieure, numéro du greffe T-1405-04, Trans-Pacific Shipping Co. c. Atlantic & Orient Shipping Corporation. Cet enregistrement a conduit à la présente action visant à faire exécuter la sentence à la fois contre le débiteur et contre plusieurs sociétés, semble-t-il étroitement liées, ainsi que leur dirigeant.


[2]                Les présents motifs font suite à une requête en radiation, pour incompétence, de la déclaration déposée dans cette action, ou, subsidiairement, à une requête en suspension de l'action, requête qui par la suite a été ajournée. Le caractère superflu de cette action, eu égard à la demande antérieure, n'a pas été débattu.

[3]                Il est essentiel de se demander si la présumée incompétence au regard de l'exécution de la sentence a pour résultat une instance manifestement et clairement vouée à l'échec. On doit prendre en compte ici la lecture très libérale qui est faite de la compétence maritime de la Cour fédérale, par exemple l'avis exprimé par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Antares Shipping c. Le Capricorn [1980] 1 R.C.S. 553, les dispositions actuelles de l'article 326 des Règles en matière d'exécution, enfin la compétence étendue de la Cour fédérale en matière de navigation et de marine marchande, telle qu'elle est exposée par exemple dans la décision Textainer Equipment Management B.V. c. Baltic Shipping Co. (1994) 84 F.T.R. 108 (C.F. 1re inst.). J'ai également gardé à l'esprit la conception actuelle, plus souple, qui s'attache au principe de l'existence juridique autonome des personnes morales (ou principe des entités distinctes) et à ce qu'il est convenu d'appeler la levée du voile corporatif, une notion d'equity, en ce qui a trait à la Cour fédérale, laquelle, de par l'article 3 de la Loi sur les Cours fédérales, est investie d'une compétence en matière d'equity.


[4]                La demanderesse a exposé suffisamment de faits susceptibles à la fois de faire intervenir la compétence de la Cour fédérale et d'autoriser la Cour à ne pas tenir compte du principe de l'existence juridique autonome des personnes morales dans l'exécution de la sentence arbitrale. L'action peut suivre son cours, et la défenderesse disposera d'un délai additionnel pour produire sa défense. J'examinerai maintenant tout cela plus en détail, en commençant par exposer les faits.

LES FAITS

[5]                En février 2002, la demanderesse, Trans-Pacific Shipping Co. (Trans-Pacific), un armateur, donnait en location son navire, le Grand Orchid, à Atlantic & Orient Shipping Corporation, une société domiciliée dans les îles Vierges britanniques (ci-après appelée Atlantic BVI). Selon la charte-partie, le ciment était une cargaison exclue, mais Trans-Pacific a accepté qu'une cargaison de ciment soit transportée de la Thaïlande vers la côte ouest américaine. Cette cargaison nécessitait la modification du navire, ainsi qu'une attention particulière au nettoyage des cales après déchargement de la cargaison. Atlantic BVI a négligé de remettre le navire dans son état initial et de nettoyer les cales, tâches que Trans-Pacific a exécutées à ses propres frais. Finalement, Trans-Pacific, en sa qualité de propriétaire, a obtenu le 18 mars 2004 à l'encontre d'Atlantic BVI une sentence arbitrale lui accordant 96 351,67 $US pour l'affrètement et pour le nettoyage des cales, et 10 050 $US pour l'enlèvement des modifications apportées au navire, le tout avec intérêt au taux de 4 p. 100, outre des dépens de 4 920 £ , avec intérêt au taux de 6 p. 100.


[6]                La sentence demeurant inaccomplie, Trans-Pacific l'a enregistrée auprès de la Cour fédérale le 30 juillet 2004. Un bref de saisie-exécution pour la somme de 151 152,99 $, principal et intérêts, fut émis le 30 juillet 2004 et exécuté sur le combustible de soute se trouvant à bord du Nordsund, alors à Vancouver : Trans-Pacific croyait savoir que le combustible se trouvant à bord de ce navire appartenait à Atlantic BVI.

[7]                Des avocats de Vancouver, agissant sur les instructions et informations données par Atlantic & Orient Shipping (PTE) Ltd., société domiciliée à Singapour (Atlantic Singapore), mandataire, sans doute société mère, et présumée force agissante à la fois de Atlantic BVI et de Atlantic & Orient Shipping Corporation, société domicilié à Nevis (Atlantic Nevis), ont par la suite contesté la saisie. L'intervention de Atlantic Singapore, et ici je relève qu'un affidavit déposé sous serment dans une requête, numéro du greffe T-1405-04, rapporte l'avis du directeur général adjoint de Atlantic Singapore, qui affirme que Atlantic Singapore agit comme mandataire pour Atlantic BVI et Atlantic Nevis, n'est pas surprenante, car Atlantic BVI et Atlantic Nevis sont semble-t-il toutes deux enregistrées comme sociétés commerciales internationales, l'une dans les îles Vierges britanniques, l'autre à Nevis (Antilles), en conséquence de quoi ni l'une ni l'autre ne peuvent exercer d'activités dans ces territoires. Complication supplémentaire, nous avons également Atlantic & Orient Trust Company Limited, société domiciliée à Hong Kong, et A & O Shipping Canada Ltd., société constituée dans le Territoire du Yukon et enregistrée comme entité extraprovinciale en Colombie-Britannique.


[8]                Dans la demande initiale, Atlantic Nevis s'était faite ajouter à l'intitulé de la cause et, bien qu'elle ait échoué à faire annuler la saisie-exécution du combustible de soute se trouvant à bord du Nordsund, elle a néanmoins obtenu la mainlevée de la saisie du combustible en déposant un cautionnement de 200 000 $, détenu en fidéicommis par les avocats de Atlantic Nevis, et Atlantic Nevis a également versé une caution judicatum solvi de 6 000 $, détenue en fidéicommis par les avocats de Trans-Pacific. La demande initiale, numéro du greffe T-1405-04, dans laquelle la sentence arbitrale était enregistrée et qui contenait la garantie permettant la mainlevée de la saisie du combustible de soute, ayant atteint son objet premier, Trans-Pacific a introduit l'instance la plus récente, une action, numéro du greffe T-1843-04, le 13 octobre 2004, désignant comme défendeurs Atlantic Hong Kong, Atlantic Singapore, Atlantic BVI, Atlantic Nevis et Murray Wilgus, lequel serait l'administrateur gérant de Atlantic Singapore et exercerait un droit de regard sur l'ensemble des défenderesses personnes morales. Je résumerai la déclaration, car ce qui y est exposé, outre les affidavits, est au coeur de la question de savoir si l'action peut ou non être radiée au vu de la requête. La déclaration expose plusieurs faits, notamment ce qui suit :

1.         toutes les défenderesses, à l'exception de Atlantic Hong Kong, ont des bureaux au même endroit à Singapour, et Atlantic BVI et Atlantic Nevis ne sont pas autorisées à exercer des activités dans les pays où elles ont été constituées;

2.         Murray Wilgus était à toutes les époques pertinentes administrateur gérant de Atlantic Singapore et exerçait un droit de regard sur toutes les défenderesses personnes morales;

3.         la charte-partie du Grand Orchid, qui a conduit à la sentence arbitrale, concernait Trans-Pacific et Atlantic BVI, et Atlantic BVI a refusé, sans motif apparent, de payer les sommes accordées par la sentence arbitrale;


4.         Trans-Pacific croyait que Atlantic BVI était propriétaire du combustible se trouvant à bord du Nordsund lorsque ce combustible a été saisi à Vancouver, mainlevée de la saisie ayant ensuite été obtenue grâce au dépôt d'une sûreté par Atlantic Nevis;

5.         fait ignoré par Trans-Pacific, Atlantic BVI et Atlantic Nevis étaient les mandataires de Atlantic Singapore aux fins de la conduite des activités de Atlantic Singapore, et l'actif et le passif de Atlantic BVI et de Atlantic Nevis étaient et sont détenus au bénéfice de Atlantic Singapore et sont par conséquent l'actif et le passif de Atlantic Singapore;

6.         subsidiairement, Trans-Pacific affirme que Atlantic BVI et Atlantic Nevis étaient contrôlées par Atlantic Hong Kong, Atlantic Singapore ou Murray Wilgus aux fins de la conduite des activités de Atlantic Singapore, Atlantic BVI et Atlantic Nevis étant de « simples conduits ou prête-noms » pour les défenderesses Atlantic Hong Kong et Atlantic Singapore et pour le défendeur Murray Wilgus, et Atlantic BVI et Atlantic Nevis n'exerçant aucune fonction autonome;

7.         Trans-Pacific résume tout cela en affirmant que Atlantic Hong Kong, Atlantic Singapore et Murray Wilgus conduisent l'ensemble des activités de Atlantic BVI et Atlantic Nevis, ces deux dernières sociétés n'ayant aucune existence commerciale indépendante;

8.         Atlantic BVI et Atlantic Nevis sont dirigées et sont réellement et constamment contrôlées par Atlantic Hong Kong, Atlantic Singapore et Murray Wilgus, trois entités qui forment la « tête pensante des activités de la défenderesse A & O BVI et de la défenderesse A & O Nevis » ; et


9.         Trans-Pacific a subi un préjudice, à savoir le non-paiement des sommes accordées par la sentence arbitrale, et cela en raison de la tentative des défendeurs de se soustraire au paiement de ce qui n'est que leurs dettes.

[9]                J'ai exposé ces diverses allégations non pour arriver à une conclusion sur le fond, mais plutôt pour décrire le contexte qui permettra de dire si l'action est clairement et manifestement une action vouée à l'échec. Lorsque j'examinerai les faits, je les présumerai véridiques, aux fins de la requête, mais, étant donné qu'en l'espèce, l'absence d'une cause d'action valable est alléguée pour incompétence, comme fondement de la radiation de la déclaration, je pourrai tenir compte de la preuve par affidavit : voir par exemple les cas types en la matière qui sont mentionnés dans la décision I.C.S. Petroleum (Montreal) Ltd. c. Le Polina 3, une décision non publiée du 16 février 2004, numéro du greffe T-1838-04, 2005 CF 251.

[10]            La réparation que sollicite la demanderesse consiste en deux jugements déclaratoires. Le premier jugement déclaration qu'elle sollicite est que le passif de Atlantic BVI soit considéré comme le passif de Atlantic Singapore, de Atlantic Hong Kong ou de Murray Wilgus ou comme le passif de l'ensemble des trois. Le deuxième jugement déclaratoire sollicité est que l'actif de Atlantic Nevis soit en droit considéré comme l'actif de Atlantic Hong Kong, de Atlantic Singapore ou de Murray Wilgus ou comme l'actif de l'ensemble des trois. La demanderesse conclut la partie matérielle de la réparation sollicitée en demandant qu'il soit ordonné que les sommes accordées par la sentence arbitrale soient payées sur le cautionnement déposé dans l'instance antérieure, numéro du greffe T-1405-04. Je vais maintenant examiner tous ces aspects.


EXAMEN

Radiation d'un acte de procédure

[11]            La radiation d'un acte de procédure est une affaire sérieuse car elle prive une partie de l'avantage d'une audience en règle, un attribut primordial de tout recours aux tribunaux. C'est la raison pour laquelle, comme on le constate dans la jurisprudence, la radiation d'un acte de procédure n'est pas facile à obtenir. Dans la décision Martel c. Bande indienne Samson, une décision non publiée du 17 mars 1999, numéro du greffe T-2391-88, [1999] A.C.F. no 374, le juge Hugessen exposait ce qu'il appelait un principe élémentaire, mais un principe qui trop souvent n'est pas apprécié à sa juste valeur :

[...] Est tout aussi élémentaire le principe selon lequel, dans le cadre d'une requête en radiation comme celle en l'espèce, la Cour doit prendre en considération l'ensemble de l'acte de procédure contesté et l'interpréter dans son contexte d'une façon que je pourrais qualifier de libérale; et elle ne devrait le radier que s'il est évident et manifeste qu'il doit être rejeté au procès.

Le juge Hugessen s'exprimait sur une mise en cause, mais le même principe devrait s'appliquer dès lors qu'une partie sollicite la radiation d'un acte de procédure.


[12]            En l'espèce, pour que la demanderesse obtienne gain de cause, il lui faut écarter le principe de l'existence juridique autonome des personnes morales. Ce principe est invoqué de temps à autre, mais il peut, comme c'est le cas ici, se poser à la faveur de faits nouveaux. Toutefois, comme le faisait observer le juge Holland, de la Haute Cour de justice de l'Ontario, dans la décision Air India Flight 182 Disaster Claimants v. Air India (1987) 44 D.L.R. (4th) 317, à la page 322, à propos de la radiation d'une action pour absence d'une cause d'action valable, une cause d'action qui est nouvelle ne devrait pas défavoriser un demandeur :

[TRADUCTION]

La nouveauté de la cause d'action ne militera pas contre les demandeurs : Shawn v. Robertson, [1964] 2 O.R. 69, 46 D.L.R. (2d) 363 (H.C.); Whittaker v. Sanders (1975), 9 O.R. (2d) 238, 60 D.L.R. (3d) 80, 21 R.F.L. 389 (H.C.); Johnson v. Adamson (1981), 34 O.R. (2d) 236, à la page 241, 128 D.L.R. (3d) 470, aux pages 475-476, 18 C.C.L.T. 282 (C.A.)

Finalement, ainsi que le faisait observer le juge en chef adjoint Jerome dans la décision Franco Pica c. La Reine [1985] 1 C.T.C. 160, à la page 161, en cas de doute, l'affaire doit suivre son cours :

C'est seulement dans les cas où il est manifeste que la déclaration ne révèle aucune cause raisonnable d'action que la Cour peut faire droit à une demande de radiation. S'il subsiste un doute, celui-ci doit jouer en faveur des demandeurs, et la Cour doit permettre que la demande suive son cours.

[13]            Ici, le fondement de la requête en radiation est l'incompétence. La juge Reed s'était exprimée ainsi à propos de la radiation pour incompétence dans la décision Hodgson c. Bande indienne d'Ermineskin no 942 (2000) 180 F.T.R. 285 (C.F. 1re inst.), à la page 289 :

Certaines questions de compétence ne peuvent être facilement tranchées avant que tous les éléments de preuve n'aient été produits. Dans d'autres cas, de telles questions peuvent être facilement tranchées dans le cadre d'une requête en radiation. Le critère de savoir si la chose est claire et évidente s'applique à la radiation d'actes de procédure pour absence de compétence de la même façon qu'il s'applique à la radiation de tout acte de procédure au motif qu'il ne fait état d'aucune cause raisonnable d'action. L'absence de compétence doit être « claire et évidente » pour justifier la radiation d'actes de procédure à ce stade préliminaire.

Dans cette affaire, la juge Reed mettait en doute la possibilité, dans certains cas, d'une radiation pour incompétence au stade interlocutoire, mais elle reconnaissait cependant que dans d'autres cas l'incompétence peut être constatée et la radiation prononcée à la suite d'une requête.


Distinction entre l'enregistrement d'une sentence et la réparation

[14]            La position de la défenderesse Atlantic Singapore est que les jugements déclaratoires sollicités par la demanderesse n'entrent pas dans le triple critère exposé dans l'arrêt ITO-International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. [1986] 1 R.C.S. 752, à la page 766, mais relèvent plutôt de la propriété et des droits civils, sujets qui ressortissent aux provinces. En l'espèce, l'avocat de la défenderesse se réfère à la décision Ordina Shipmanagement Co. c. United Med Lines Inc. (2000) 199 F.T.R. 258. Dans cette affaire, la Cour fédérale avait enregistré une sentence arbitrale rendue contre Unispeed Group Inc., qui n'était pas partie au litige Ordina. Cependant, par contrat de gré à gré, la défenderesse United Med Lines avait reconnu que la sentence et tout jugement pouvaient être exécutés contre elle en cas de défaut de Unispeed. Le protonotaire Morneau avait fait observer à juste titre que des actes juridiques étaient intervenus entre d'une part le différend relatif à l'affrètement et la sentence arbitrale et d'autre part la situation qui avait conduit à l'action en responsabilité contractuelle pour remboursement de la dette. Il n'y avait en effet aucun lien entre d'un côté le différend relatif à la charte-partie et l'enregistrement de la sentence, l'un et l'autre relevant de la compétence de la Cour fédérale, et de l'autre l'objet de l'action, à savoir un contrat de gré à gré prévoyant le remboursement d'une dette, contrat qui manifestement échappait à la compétence de la Cour. En conséquence, la déclaration fut radiée parce qu'elle ne révélait aucune cause d'action valable ressortissant à la Cour fédérale. L'exécution du contrat de remboursement aurait dû en effet être recherchée devant les tribunaux provinciaux.

[15]            Contrastant avec la décision Ordina, qui concernait un accord non maritime autonome et selon laquelle un accord de transition pouvait être exécuté contre un tiers, il y a la décision National Bank Leasing c. Merlac Marine Inc. (1992) 52 F.T.R. 153. Dans cette affaire, le juge Strayer, alors juge de la Cour fédérale, examinait la garantie contemporaine d'une charte-partie, garantie qui, selon lui, relevait de la compétence de la Cour fédérale, parce qu'elle était intimement rattachée à une question maritime, à savoir une charte-partie.


[16]            En l'espèce, nonobstant l'instance distincte requise par les Règles et la procédure de la Cour fédérale, instance destinée à assurer l'exécution de la sentence arbitrale à l'encontre de la sûreté fournie pour la mainlevée de la saisie du combustible de soute qui se trouvait à bord du Nordsund, il n'y a pas, comme c'était le cas dans l'affaire Ordina, séparation entre une rupture de charte-partie et un contrat distinct portant paiement de la somme accordée par la sentence arbitrale. En l'espèce, l'enregistrement de la sentence et son exécution font l'un et l'autre partie d'un processus unique, l'exécution faisant suite à l'enregistrement, comme c'était le cas dans l'affaire Merlac Marine (précitée). L'enregistrement et l'exécution auraient d'ailleurs pu être accomplis à la faveur d'une procédure unique, la procédure plus coûteuse et plus incommode qui consiste à convertir la demande de contrôle judiciaire en une action, puis à la modifier par ajout de défendeurs additionnels et demande de réparation additionnelle, comme l'avait autorisé le juge Hugessen dans la décision Bande indienne Shubenacadie c. Canada (2001) 202 F.T.R. 30, aux pages 32 et 33, et voir également Shubenacadie c. Canada (2002) 299 N.R. 241 (C.A.F.), à la page 243, paragraphe 4. La demanderesse a plutôt choisi de déposer la demande d'enregistrement, puis d'engager ensuite une action en exécution de la sentence.


[17]            La Cour fédérale a depuis longtemps reconnu sa compétence en matière d'exécution des sentences arbitrales étrangères, avant même l'actuel article 326 des Règles, qui prévoit le dépôt des sentences étrangères. J'ai ici à l'esprit la décision rendue par le juge Dubé dans l'affaire Eurobulk Ltd. c. Wood Preservation Industries [1980] 2 C.F. 245 (C.F. 1re inst.), dans laquelle la Cour fédérale était priée d'exécuter une sentence rendue par un tribunal étranger. La Cour avait manifestement le pouvoir de prononcer sur les différends découlant de l'utilisation ou de l'affrètement d'un navire, y compris par charte-partie. Le point à décider était celui de savoir si la Cour pouvait donner force exécutoire à une sentence rendue par une juridiction étrangère, lorsque l'objet de la sentence ressortissait à la navigation et au commerce maritime, puisque, selon l'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867, chacune des provinces était investie d'une compétence exclusive concernant la reconnaissance et l'exécution des jugements étrangers accordant réparation. Le juge Dubé avait fait observer que, si la question avait été un jugement étranger rendu par une cour de justice, la Cour fédérale n'aurait pas eu compétence pour le faire exécuter, mais, ce qui était en cause, c'était une sentence arbitrale qui faisait suite à un différend relatif à une charte-partie. Étant donné la question réellement posée, le critère énoncé dans l'arrêt Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Ltée [1977] 2 R.C.S. 1054, lui-même précurseur de l'arrêt ITO-International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. [1986] 1 R.C.S. 752, rendu après la décision Eurobulk, avait été rempli. Le juge Dubé avait fait observer que la créance était une créance qui découlait d'une charte-partie et d'une sentence arbitrale contraignante et qu'elle relevait de l'alinéa 22(2)i) de la Loi sur la Cour fédérale, la disposition attributive de compétence dans un différend portant sur une charte-partie. La requête de la défenderesse en dépôt d'une comparution conditionnelle avait été rejetée.


[18]            L'autre précédent pertinent, lui aussi antérieur à l'actuel article 326 des Règles de la Cour fédérale, est l'arrêt Antares Shipping Corp. c. Le Capricorn [1980] 1 R.C.S. 553. Il s'agissait de l'exécution d'un contrat de vente portant sur le Capricorn. La Cour d'appel fédérale s'était déclarée incompétente car elle n'avait pas été en mesure de trouver une loi fédérale existante propre à remplir le critère d'attribution de compétence exposé dans l'arrêt Quebec North Shore (précité) et dans l'arrêt McNamara Construction (Western) Ltd. c. La Reine [1977] 2 R.C.S. 654. Toutefois, la Cour suprême du Canada avait interprété d'une manière libérale l'alinéa 22(2)a) de la Loi sur la Cour fédérale, qui concernait une demande portant sur les titres de propriété ou la possession, en tout ou en partie, d'un navire, faisant observer que la disposition englobait une revendication de possession, puis elle avait étendu cette compétence pour y inclure la rupture d'un contrat de vente d'un navire et l'action en exécution intégrale de ce contrat de vente. Pour arriver à cette conclusion, la Cour suprême du Canada s'était également référée à l'article 44 de la Loi sur la Cour fédérale, la disposition qui, entre autres choses, autorisait la Cour fédérale à rendre des ordonnances d'exécution intégrale. Ce recours en equity trouve un équivalent dans l'article 3 de la Loi sur la Cour fédérale, qui fait de la Cour fédérale non seulement une juridiction de droit et d'amirauté, mais également une juridiction d'equity. L'approche libérale adoptée par la Cour suprême dans l'arrêt Le Capricorn rompait manifestement avec l'approche restrictive adoptée par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Le Capricorn c. Antares Shipping Corp. [1978] 2 C.F. 834, où la Cour d'appel s'était montrée peu encline à étendre l'alinéa 22(2)a), qui concerne une demande portant sur les droits de propriété ou la possession, en tout ou en partie, d'un navire, à la rupture d'un contrat de vente du navire, car il ne s'agissait pas là, selon elle, d'une affaire maritime, mais plutôt d'une pure question contractuelle. En conséquence de l'arrêt de la Cour suprême du Canada, qui rétablissait le jugement rendu par la Section de première instance dans l'affaire du Capricorn, c'est ce jugement qui est pertinent. Dans ce jugement, dont l'intitulé est Antares Shipping Corporation c. Le Capricorn [1973] C.F. 955, le juge Pratt, un juge de la Cour d'appel fédérale mais qui siégeait comme juge de la Section de première instance, avait fait observer que les demanderesses sollicitaient une réparation relevant de la compétence de la Cour, laquelle, s'agissant de la navigation, s'étendait à tous les aspects du droit maritime se rapportant aux navires et aux personnes travaillant sur ces navires et que, dans ce contexte, la réparation sollicitée s'étendait aux aspects énumérés dans le paragraphe 22(1) de la Loi sur la Cour fédérale, à savoir la compétence générale en matière maritime, qui allait de pair avec le pouvoir législatif du Parlement concernant la navigation et les bâtiments ou navires. Ce point de vue est reflété en partie dans un passage tiré de la page 958 :

A mon avis, une réclamation qui a trait à « la navigation et à la marine marchande » , sujet qui, en vertu de l'article 91(10) de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, relève de la compétence législative exclusive du Parlement, est une réclamation faite en vue d'une loi du Canada en matière de navigation ou de marine marchande. Autrement dit, en matière maritime, la compétence de la Cour en vertu de l'article 22(1) va de pair avec le pouvoir législatif du Parlement relatif à « la navigation et les bâtiments ou navires » ; cette compétence de la Cour ne se limite pas aux sujets de cette catégorie à l'égard desquels le Parlement a déjà légiféré.


Ce qui est intéressant en l'espèce, c'est le point de vue selon lequel la compétence de la Cour fédérale dans les affaires maritimes, une compétence qui va de pair avec le pouvoir législatif du Parlement, peut être plus étendue que celle qui est en apparence exposée dans le paragraphe 22(1). C'est ce qui ressort de la décision Textainer, sur laquelle je reviens maintenant.

[19]            Dans la décision Textainer Equipment Management B.V. c. Baltic Shipping Co. (précitée), le juge Muldoon était saisi notamment d'une entente conclue entre les parties, entente qui accordait un privilège maritime contractuel sur une flotte tout entière, à titre de sûreté pour la fourniture de conteneurs. Dans cette affaire, la Cour a estimé que le rôle qui lui était conféré en matière d'amirauté et de droit maritime devait être exercé d'une manière conforme à l'equity, afin qu'elle soit investie d'un pouvoir étendu lui permettant de prendre des dispositions à l'égard d'un navire remis contractuellement en gage en faveur de la demanderesse à titre de sûreté pour des biens qui consistaient en un ensemble de conteneurs.

[20]            L'interprétation libérale de la compétence de la Cour fédérale en matière de navigation et de marine marchande pourrait bien par elle-même suffire à justifier l'action de la demanderesse en vue d'obtenir un jugement déclaratoire menant à l'exécution de la sentence arbitrale enregistrée. Toutefois, il est d'autres règles juridiques applicables qui favorisent la demanderesse.


[21]            Au regard de cette interprétation libérale de la compétence de la Cour fédérale en matière de navigation et de marine marchande, j'examinerai l'argument des défendeurs selon lequel, à l'expiration du stade initial de la demande d'enregistrement, c'est-à-dire après l'enregistrement de la sentence, la requête en jugement déclaratoire, destinée à faire exécuter la sentence, est une affaire purement provinciale qui relève de la propriété et des droits civils et qui ressortit donc aux tribunaux de la province concernée. Si tel était le cas, c'est-à-dire si l'exécution d'un jugement de la Cour fédérale devait dépendre des pouvoirs provinciaux et des tribunaux provinciaux, alors les jugements de la Cour fédérale seraient gravement dépréciés. Fort heureusement, les paragraphes 55(1) et 56(1), (3) et (4) de la Loi sur la Cour fédérale, de même que le pouvoir implicite de la Cour fédérale de voir à l'application de son propre système de procédure, n'autorisent pas un résultat aussi restrictif.

[22]            Un précédent utile, où l'on explique l'extension de la compétence de la Cour fédérale à celle qui est nécessaire pour assurer l'exécution des jugements de la Cour fédérale, est la décision Succession Standal c. Swecan International (1990) 40 F.T.R. 272, rendue par le juge Pinard, et qui a été commentée dans la décision Fegol c. Ministre du Revenu national (1995) 95 F.T.R. 140. Dans l'affaire Standal, la demanderesse avait obtenu de la Cour fédérale un bref de saisie-exécution contre les biens détenus par un tiers qui n'était pas directement concerné par le litige : il s'agissait de savoir si la Cour fédérale pouvait ou non dire si les biens saisis faisaient partie de la succession du débiteur saisi et donc s'ils étaient susceptibles de saisie-exécution. Résumant son raisonnement, qui s'appuyait sur l'arrêt ITO-International Terminal Operators Ltd. (précité) et sur la décision Bande indienne Wewayakum c. Canada et Bande indienne Wewayakai [1981] 1 F.T.R. 322, le juge Pinard s'est ensuite exprimé ainsi :

Dans le présent cas, je considère que la Cour a compétence pour décider du bien-fondé de l'opposition à la saisie-exécution en raison du fait que cette opposition s'inscrit dans le cadre de l'exécution d'un jugement rendu dans une action en violation de brevet où la compétence de la Cour fédérale du Canada, cela n'est pas contesté, rencontre pleinement le critère ci-dessus requis par la Cour suprême du Canada.


En effet, dans ce contexte, ce sont les paragraphes 55(1), 56(1), (3) et (4) de la Loi sur la Cour fédérale qui, de façon spécifique, confirment l'extension de cette compétence de la Cour à toutes procédures reliées à la pleine exécution de son jugement [page 276].

Puis, ayant conclu que la Cour avait compétence, par référence expresse aux articles de la Loi sur la Cour fédérale indiqués ci-dessus dans la citation, le juge Pinard avait ensuite fait observer que, lorsque la Cour fédérale du Canada a au départ pleine compétence, cette compétence ne disparaît pas lorsque jugement est rendu et que la question devient celle de l'exécution de ce jugement :

Je considère donc que dans une affaire où la pleine compétence de la Cour fédérale du Canada est reconnue, cette compétence ne s'éteint pas automatiquement lors du jugement sur l'action principale, mais qu'elle subsiste dans tout litige rattaché à une procédure d'exécution de ce jugement. À mon point de vue, nier à la Cour le droit de déterminer, dans le cadre de l'exécution forcée de l'un de ses jugements, si des biens saisis font partie du patrimoine du débiteur condamné, même si cette détermination requiert la considération de dispositions du Code civil de la province de Québec, constituerait une entrave sérieuse à l'exécution des moyens de contrainte de la Cour et irait manifestement à l'encontre de la volonté du législateur [...] [pages 277-278].

Dans la décision Standal, il s'agissait d'un bref d'exécution. Toutefois, par analogie, on peut y englober toute procédure conduisant à l'exécution d'un jugement de la Cour fédérale. L'élément important ici, ainsi que l'expliquait le juge Pinard dans la décision Standal, est que la compétence de la Cour fédérale « [...] ne s'éteint pas automatiquement lors du jugement sur l'action principale, mais qu'elle subsiste dans tout litige rattaché à une procédure d'exécution de ce jugement » : cette mention de « tout litige » a une très grande portée.


[23]            Un chemin sans doute plus direct vers la même conclusion est le fait que la Cour fédérale est investie du pouvoir implicite d'assurer le fonctionnement de sa procédure, et ici je me référerais à la décision Margem Chartering Co. c. Le Bocsa [1997] 2 C.F. 1001, à la page 1014, où je faisais observer ce qui suit, dans le contexte du pouvoir implicite d'une cour de justice d'assurer le bon fonctionnement de sa procédure :

Ni l'affidavit portant demande de mandat non plus que le mandat lui-même ne sont visés par la définition d'une plaidoirie écrite figurant à la Règle 2 et, par conséquent, il n'est pas possible d'invoquer la Règle 419 pour annuler le mandat à titre de procédure abusive. Cependant, la Cour est investie d'une compétence inhérente, qui ne découle pas du droit positif et ne s'explique pas non plus par une comparaison avec la compétence d'origine législative de la Cour, mais résulte plutôt du pouvoir inhérent de celle-ci de contrôler ses propres procédures pour éviter les emplois abusifs, malgré ses règles et la compétence restreinte qui lui est conférée par sa loi habilitante [Voir Note 3 ci-dessous]. Dans l'arrêt Commission d'énergie électrique du Nouveau-Brunswick c. Maritime Electric Company Limited, [1985] 2 C.F. 13, la Cour d'appel fédérale utilise le mot « implicite » pour décrire ce type de compétence (page 26 et suivantes), eu égard au fait que, lorsque le Parlement a conféré une compétence à la Cour, il doit également lui avoir conféré implicitement le pouvoir nécessaire pour en contrôler l'exercice et en assurer l'application. Dans l'arrêt Nisshin Kisen Kaisha Ltd. c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1981] 1 C.F. 293 (1re inst.), à la page 301, le juge Addy aborde ce concept lorsqu'il écrit : « toute Cour supérieure [. . .] doit avoir droit de regard sur ses propres procédures et, sous réserve des exigences de la justice, sur les actions dont on veut la saisir » . Par ailleurs, dans l'arrêt Bandag Inc. c. Vulcan Equipment Co. Ltd., [1977] 2 C.F. 397 (1re inst.), le juge Mahoney explique ce concept de façon plus claire à la page 402 : « la présente cour a la compétence inhérente de mettre à exécution ses moyens de contrainte, ce qui lui permet de mener à bonne fin la raison d'être fondamentale qu'elle partage avec toutes les autres cours de compétence civile » . Par conséquent, étant donné que la Cour a compétence pour délivrer un mandat en vertu de sa loi habilitante, elle doit aussi être investie d'une compétence inhérente ou implicite en matière de procédure qui lui permet d'annuler un mandat lorsque celui-ci constitue un emploi abusif de ses procédures.


Dans l'affaire du Bocsa, la question portait sur l'annulation d'un mandat de saisie, mais ce principe, celui du pouvoir implicite d'exercer une compétence dûment conférée et d'en assurer le bon fonctionnement, est d'application étendue. Tel est le cas en l'espèce, où, pour exécuter une sentence arbitrale enregistrée dans une demande, il faut interpréter d'une manière libérale la compétence de la Cour, une compétence permanente qui requiert, en raison ici de l'approche adoptée par la demanderesse, une action ultérieure suivie d'un jugement déclaratoire afin que soit obtenue réparation. Toutefois, ce n'est en l'espèce que la moitié de la réponse : je passe maintenant à l'examen du principe de l'existence juridique autonome des personnes morales et à ce qu'il est convenu d'appeler la levée du voile corporatif.

L'existence juridique autonome des personnes morales

[24]            Comme je l'ai déjà mentionné, Trans-Pacific affirme dans sa déclaration que l'actif et le passif de Atlantic BVI et de Atlantic Nevis, mandataires de Atlantic Singapore, sont ceux de Atlantic Singapore. Trans-Pacific affirme aussi que Atlantic BVI et Atlantic Nevis, contrôlées par Atlantic Hong Kong, Atlantic Singapore et leur dirigeant, Murray Wilgus, étaient de simples conduits ou prête-noms pour les activités exercées par Atlantic Hong Kong, Atlantic Singapore et Murray Wilgus, trois entités qui, à toutes les époques, étaient la tête pensante de l'organisation, Atlantic BVI et Atlantic Nevis n'ayant aucune existence autonome. Puis on lit, au paragraphe 18 de la déclaration, que tout cela est une tentative pour se soustraire au paiement de dettes qui ne sont rien d'autres que des dettes, affirmation suivie du plaidoyer suivant :

[TRADUCTION]

La demanderesse a subi un préjudice et continue de subir un préjudice parce que les défendeurs l'empêchent, à tort et injustement, de faire exécuter sa sentence arbitrale.

Les allégations dépassent les simples affirmations d'imbrication du contrôle et de l'administration de sociétés : elles sont des éléments nécessaires pour permettre à la demanderesse de contester le principe de l'existence juridique autonome des personnes morales. À titre d'exemple, la Cour d'appel fédérale faisait remarquer, dans l'arrêt Painblanc c. Castner (1994) 58 C.P.R. (3d) 512, à la page 503, que la responsabilité personnelle ne pouvait être engagée du seul fait qu'un défendeur était un actionnaire et un administrateur gérant, mais qu'il fallait davantage.


[25]            Dans la décision Iris, Le Groupe Visuel 1990 c. Trustus International Trading (2003) F.T.R. 250, le juge Rouleau exprimait l'avis, à la page 192, que, pour que des administrateurs et dirigeants soient tenus personnellement responsables (il s'agissait d'une contrefaçon de brevet), leur « [...] compagnie doit avoir été fondée dans le but même de contrefaire les droits de la partie demanderesse » . Puis le juge Rouleau s'est référé à l'arrêt rendu par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Mentmore Manufacturing Co. c. National Merchandise Manufacturing Co. (1978) 40 C.P.R. (2d) 164 (C.A.F.), à la page 174, et ici j'allongerai quelque peu le passage repris par le juge Rouleau :

Je ne pense pas qu'on doive aller jusqu'à poser en principe que l'administrateur ou le dirigeant doit savoir ou avoir des raisons de savoir que les actes qu'il ordonne ou accomplit constituent des violations. Ce serait imposer une condition de responsabilité qui n'existe pas, généralement, en matière de violation de brevet. Il convient d'observer qu'une telle connaissance a été jugée, aux États-Unis, non essentielle en matière de responsabilité personnelle d'administrateurs ou dirigeants (Voir Deller's Walker on Patents, 2e éd., 1972, vol. 7, aux pages 117-118). À mon avis, il existe toutefois certainement des circonstances à partir desquelles il y a lieu de conclure que ce que visait l'administrateur ou le dirigeant n'était pas la conduite ordinaire des activités de fabrication et de vente de celle-ci, mais plutôt la commission délibérée d'actes qui étaient de nature à constituer une contrefaçon ou qui reflètent une indifférence à l'égard du risque de contrefaçon. De toute évidence, il est difficile de formuler précisément le critère approprié. Il convient de pouvoir dans chaque cas apprécier toutes les circonstances pour déterminer si celles-ci entraînent la responsabilité personnelle. Les termes dans lesquels le premier juge a formulé le critère qu'il a adopté sont peut-être critiquables -- « s'est délibérément, ou de façon téméraire, lancé dans certaines opérations en se servant de la compagnie comme instrument, dans le but de s'assurer des profits ou une clientèle qui appartenait de droit aux demanderesses » -- mais je ne saurais conclure que, sur l'essentiel, ce critère était erroné.


Dans l'affaire Mentmore Manufacturing, la Cour d'appel avait adopté une approche un peu moins radicale que ne l'a fait le juge Rouleau. Le juge Rouleau semble dire que l'entreprise concernée doit avoir été constituée dans le dessein de porter atteinte à des droits spécifiques de la demanderesse : dans l'arrêt Mentmore, la Cour d'appel avait adopté une approche plus large, en recherchant un dessein téméraire ou délibéré d'utiliser l'entreprise pour obtenir un bénéfice ou une clientèle qui de droit appartenait à la demanderesse.

[26]            Pour refuser aux défendeurs le recours qu'ils sollicitent, il ne m'est pas nécessaire d'affirmer, dans le cas de M. Wilgus, qu'il a en réalité utilisé délibérément les entreprises comme moyen d'obtenir, pour son avantage et pour celui de ses entreprises, des bénéfices ou des sommes qui appartenaient de droit à la demanderesse, mais uniquement que l'action n'est pas manifestement et à l'évidence vouée à l'échec. Dire que l'action de la demanderesse est clairement vouée à l'échec n'est pas de mise ici.

[27]            Il est sans doute un peu plus difficile de considérer les défenderesses personnes morales non comme des entités autonomes, mais comme des entités qui ont perdu la protection conférée par le principe de l'existence juridique autonome des personnes morales. Je suis ici arrivé à la conclusion que l'on peut faire valoir, avec une chance raisonnable de succès, que les diverses entités dont la dénomination comporte le nom Atlantic ne sont pas des entités autonomes, mais qu'elles sont, à maints égards, une seule et unique entité et qu'elles ne devraient donc pas être fondées à la protection conférée par le principe de l'existence juridique autonome des personnes morales. La juge Wilson avait examiné certains aspects de ce principe dans la décision Constitution Insurance Co. c. Kosmopoulos (1987) 34 D.L.R. (4th) 208, à la page 213, où elle faisait observer que ce principe doit être écarté lorsque le résultat est « trop nettement en conflit avec la justice [...] » :


En règle générale, une société est une entité juridique distincte de ses actionnaires : Salomon v. Salomon & Co., [1897] A.C. 22 (H.L.) Aucune règle uniforme n'a été appliquée à la question de savoir dans quelles circonstances un tribunal peut déroger à ce principe en « faisant abstraction de la personnalité morale » et en considérant la société comme un simple « mandataire » ou _ instrument » de son actionnaire majoritaire ou de sa société mère. En mettant les choses au mieux, tout ce qu'on peut dire est que le principe des « entités distinctes » n'est pas appliqué lorsqu'il entraînerait un résultat [TRADUCTION] « trop nettement en conflit avec la justice, la commodité ou les intérêts du fisc » : L. C. B. Gower, Modern Company Law (4th ed. 1979), à la p. 112. Je n'ai aucun doute qu'en théorie on pourrait, dans la présente affaire, faire abstraction de la personnalité morale afin que justice soit rendue, comme cela a été fait dans l'arrêt American Indemnity Co. v. Southern Missionary College, précité, auquel s'est référée la Cour d'appel de l'Ontario.

[28]            Le juge Décary, dans l'arrêt Villetard's Eggs Ltd. c. Canada (Office de commercialisation des oeufs) (1995) 181 N.R. 374 et le juge Létourneau, dans l'arrêt Northeast Marine Services Ltd. c. Administration de pilotage de l'Atlantique (1995) 179 N.R. 17, ont tous deux considéré le principe des entités distinctes exposé dans l'arrêt Salomon c. Salomon comme un principe moins rigoureux qu'il l'était à une certaine époque. Ainsi, dans l'arrêt Villetard's Eggs, le juge Décary s'exprimait ainsi :

Les tentatives visant à introduire dans le droit administratif moderne le principe du voile corporatif, un principe établi il y a un siècle par la Chambre des lords [Salomon v. Salomon & Co., [1897] A.C. 22 (H.L.).] dans le domaine du droit des sociétés, connaissent une opposition croissante.

Cette opposition se manifeste à la faveur de deux genres de constatations : d'abord, ce que fait un organisme de réglementation n'équivaut pas à lever le voile corporatif [CIBM-FM Mont-Bleu Ltée c. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes et CION-FM Inc. (1990), 123 N.R. 226 (C.A.F.), à la p. 233; dans cette affaire, la Cour d'appel fédérale a jugé que « [c]e n'est pas lever le voile corporatif que de s'enquérir de l'identité des actionnaires d'une corporation, ni encore des actionnaires des actionnaires corporatifs » .], ensuite, l'idée selon laquelle la mise à l'écart du principe peut s'imposer lorsque la personne morale est sous le contrôle d'une autre personne ou entité au point que l'une et l'autre constituent une seule unité, ou lorsqu'une entreprise est en réalité le mandataire ou la marionnette de l'autre ou est utilisée pour camoufler les actions de l'autre [Voir : Syntex Pharmaceuticals Ltd. c. Medichem Inc., [1990] 2 C.F. 499; 105 N.R. 48 (C.A.F.), note 19, aux pages 516 et suivantes] ou, plus généralement, lorsqu'une fraude ou un manquement est allégué. [Voir : B.G. Preeco I (Pacific Coast) Ltd. v. Bon Street Developments Ltd. (1989), 60 D.L.R. (4th) 30 (C.A. C.-B.), à la page 38].


[29]            Dans l'arrêt Northeast Marine, le juge Létourneau, à la page 24, affirmait que le critère de la levée du voile corporatif était moins rigoureux que l'arrêt Salomon v. Salomon ne le laissait souvent supposer :

Dans l'arrêt Nedco Ltd. v. Clark et al. [Nedco Ltd. v. Clark et al. (1973), 43 D.L.R. (3d) 714 (C.A. Sask.), la Cour d'appel de la Saskatchewan a permis au tribunal de lever le paravent de la société pour déterminer si le piquetage des locaux de Nedco Ltd., filiale appartenant à cent pour cent à Northern Electric Company Ltd., au cours d'une grève légalement déclenchée par les employés de cette dernière, devait être autorisé. Cet arrêt montre que le critère judiciaire n'est pas aussi restreint que le juge de première instance l'a laissé entendre. Une opinion similaire a été exprimée par lord Denning, M.R. dans l'arrêt Littlewoods Mail Order Stores Ltd. v. McGregor (Inspector of Taxes) :

[TRADUCTION] Il faut prêter une attention toute particulière à la doctrine énoncée dans l'arrêt Salomon v. Salomon & Co., Ltd., ([1897] A.C. 22; [1895-99] All E.R. Rep. 33). On a souvent supposé qu'elle avait pour effet de cacher la personnalité d'une société à responsabilité limitée d'un paravent derrière lequel les tribunaux ne pouvaient rien voir. Ce n'est pas vrai. Les tribunaux peuvent lever le paravent et, de fait, ils le font souvent. Ils peuvent lever le masque, et ils le font souvent. Ils cherchent à voir ce qu'il y a réellement derrière. Le législateur a ouvert la voie au moyen des états financiers collectifs et d'autres dispositions. Et les tribunaux devraient emboîter le pas. À mon avis, nous devrions examiner la société Fork et la voir telle qu'elle est-une filiale appartenant à cent pour cent aux contribuables. En fait, c'est la créature, le pantin des contribuables; et il faudrait en droit la considérer comme telle [[1969] 3 All E.R. 855 (C.A.), à la p. 860].

                                                                                                                          [Pages 24-25]

Nous avons ici la confirmation, par la Cour d'appel fédérale, d'une vue moins rigoureuse de l'immutabilité du voile corporatif, et l'approbation de l'avis de lord Denning selon lequel les tribunaux peuvent lever le voile, et le font souvent, pour voir ce qui se cache derrière.


[30]            J'ai examiné la déclaration et en particulier les allégations affirmant l'interdépendance et les liens des sociétés défenderesses, ainsi que ce que ces sociétés auraient accompli à la faveur de leurs liens et grâce au contrôle exercé par Atlantic Hong Kong, Atlantic Singapore et Murray Wilgus. J'admets ce qui est énoncé dans la déclaration, aux fins de cette requête, comme si le contenu de la déclaration était avéré. Je ne considère pas comme avérés les événements qui ont eu lieu, car c'est là le travail du juge du procès, mais, à ce stade, il est à tout le moins concevable qu'il a pu y avoir tentative délibérée de se soustraire au paiement de l'affrètement et autres frais connexes, dont il est question dans la sentence arbitrale. Il est même concevable, en la circonstance, que les sociétés aient été constituées dans le dessein de porter atteinte aux droits des armateurs qui donnent leurs navires en location à telles sociétés, un moyen délibéré de s'approprier, par le biais des sociétés défenderesses, ce qui appartenait de droit à la demanderesse, propriétaire du navire. Permettre que soit appliqué le principe des entités distinctes serait, pourrait-on dire, un résultat trop nettement en conflit avec la justice.

DISPOSITIF


[31]            Il s'agit là d'un cas où la demanderesse devrait avoir la possibilité de produire sa preuve pour tenter de convaincre le juge du procès de lever le voile corporatif et de considérer les véritables réalités des sociétés concernées, leurs relations et leurs activités. Cela ne veut pas dire que le juge du procès arrivera à la conclusion que les sociétés constituent une unité commune employée, ainsi que l'affirme la demanderesse, comme un simple conduit ou prête-nom, en vue d'agissements irréguliers, car je ne considère les actes de procédure que dans leur intégralité, mais la créance alléguée contre les défendeurs, eu égard à la fois à la question de la compétence et à l'application du principe de l'existence juridique autonome des personnes morales, est une créance qui est soutenable et qui n'est pas vouée à l'échec.

[32]            La requête en radiation est rejetée. Les défendeurs auront 30 jours pour produire leur défense. Les dépens sont adjugés à la demanderesse et sont payables sur-le-champ.

                                                                            « John A. Hargrave »           

                                                                                         Protonotaire                 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                   T-1843-04

INTITULÉ :                  TRANS-PACIFIC SHIPPING CO. c.

ATLANTIC & ORIENT TRUST et autres

LIEU DE L'AUDIENCE :                              VANCOUVER (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 24 JANVIER 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

DATE DES MOTIFS :                                   LE 2 MARS 2005

COMPARUTIONS :

J.William Perrett                                                POUR LA DEMANDERESSE

David K. Jones                                                  POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bromley Chapelski                                            POUR LA DEMANDERESSE

Vancouver (C.-B.)

Bernard et Associés                                           POUR LES DÉFENDEURS

Vancouver (C.-B.)


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