Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

                                                                                                                                Date : 20050530

                                                                                                                 Dossier :     IMM-5239-04

                                                                                                                Référence :    2005 CF 762

Ottawa (Ontario) le 30 mai 2005

EN PRÉSENCE DE L'HONORABLE JUGE BLANCHARD

ENTRE :

                                             CARMEN MARIA ZOEGER LA HOZ

                                         ALESSIA MARIA CONTRERAS ZOEGER

                                                                                                                                       Demandeurs

                                                                          - et -

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                       ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                          Défendeur

                                                                                                                    Dossier : IMM-5240-04

ENTRE :

                                            MIGUEL LUIS CONTRERAS MAGAN

                                                                                                                                         Demandeur

                                                                          - et -

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                       ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                          Défendeur


                                   MOTIFS D'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

INTRODUCTION

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'encontre d'une décision négative de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés (la « Commission » ), rendue par la commissaire Bana Barazi le 10 mai 2004.

[2]                On réclame de cette Cour qu'elle casse la décision ne reconnaissant pas aux demandeurs la qualité de réfugié ou de personne à protéger, ordonne une nouvelle audience devant un autre commissaire et suspende, durant l'instance, toute mesure de renvoi.

MISE EN CONTEXTE

[3]                Miguel Luis Contreras Magan (le « demandeur » ) réclame le contrôle judiciaire de la décision de la Commission dans le cadre du dossier IMM-5240-04. Sa femme, Carmen Maria Zoeger La Hoz (la « demanderesse » ), et leur fille, Alessia Maria Contreras Zoeger, demandent le contrôle judiciaire de la même décision par le biais du dossier IMM-5239-04. La Commission a tranché sur les demandes d'asile des trois demandeurs dans une seule décision. Les demandes de contrôle judiciaire, dans les dossiers IMM-5239-04 et IMM-5240-04, ont été entendues le 15 février 2005 et, pour les besoins de la cause, font l'objet d'un seul jugement.

LES FAITS


[4]                Les demandeurs sont citoyens du Pérou. Le demandeur fait carrière au sein des forces armées péruviennes de 1987 à 2002 à titre de pilote militaire. Vers les mois de novembre et décembre 2001, il découvre un trafic de drogue impliquant des officiers des forces armées péruviennes. Après avoir fait rapport à ce sujet, on l'invite à prendre sa retraite. Il quitte donc les forces armées le 28 janvier 2002.

[5]                Il se déniche du travail comme pilote pour une compagnie privée. Le 28 mai 2002, il est enlevé et battu par deux individus. Le lendemain, la demanderesse est menacée de représailles si son mari rend son rapport public.

[6]                Suite à ces événements, la famille quitte le Pérou vers le 17 juin 2002. En arrivant à la frontière canadienne, le 18 juin 2002, les demandeurs réclament l'asile au Canada.

[7]                L'audience devant la Commission a lieu le 16 février et le 2 mars 2004. La Commission rend sa décision négative le 10 mai 2004. Le 17 novembre 2004, l'autorisation est accordée pour introduire les présentes demandes de contrôle judiciaire.

DÉCISION CONTESTÉE

[8]                La Commission conclut que les demandeurs n'ont ni la qualité de « réfugié » au sens de l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (la « LIPR » ) ni la qualité de « personne à protéger » aux termes du paragraphe 97(1) de la même Loi.


[9]                De plus, la Commission exclut le demandeur en vertu des alinéas 1Fa) et c) de la Convention, au motif qu'il a participé à la perpétration de violations de droits humains commises par l'armée péruvienne et qu'il a été complice de crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l'humanité, auxquels je ferai référence dorénavant à titre de « crimes contre l'humanité » , durant sa carrière militaire.

[10]            La Commission dispose des éléments de preuve suivants : formulaires de renseignements personnels ( « FRP » ), témoignages, documents personnels, preuve documentaire sur la situation socio-politique du Pérou.

[11]            Dans un premier temps, la Commission juge non crédible le témoignage du demandeur et l'exclut de l'application de la Convention. La Commission n'accepte pas sa prétention que ses fonctions de contre-espionnage et de renseignements étaient purement de nature administrative. Le témoignage du demandeur est considéré évasif par la Commission qui conclut que, compte tenu de son grade, ses promotions et ses responsabilités, il ne pouvait ignorer la torture et les exactions commises contre des civils ou jouer un rôle passif au sein des forces armées péruviennes.

[12]            En second lieu, la Commission ne peut déceler de lien, dans la crainte des demandeurs, avec les motifs de la Convention qu'ils invoquent, c'est-à-dire leurs opinions politiques imputées et leur appartenance à un groupe social, la famille.


[13]            La Commission, soulignant le manque de crédibilité des demandeurs et le caractère invraisemblable de leur histoire et leurs prétentions, juge que la crainte que le demandeur allègue avoir pour sa vie aux mains de deux officiers péruviens, dont il aurait découvert l'implication dans le trafic de drogue, ne se rattache pas à un des motifs de la Convention. Les demandeurs ne peuvent se prévaloir de la qualité de « réfugié » ou de « personne à protéger » . La demande d'asile est rejetée.

QUESTIONS EN LITIGE

[14]            Afin de trancher sur le présent contrôle judiciaire, je suis d'avis que les questions litigieuses sont les suivantes :

1)         La Commission a-t-elle erré en excluant le demandeur de l'application de la Convention?

2)         La Commission a-t-elle erré en décidant que la crainte des demandeurs ne comportait pas de lien avec des motifs de la définition de « réfugié » au sens de la Convention, en vertu de l'article 96 de la LIPR, soit les opinions politiques et l'appartenance à un groupe social, la famille?

3)         La Commission a-t-elle erré en décidant que les demandeurs n'ont pas qualité de « personne à protéger » en vertu du paragraphe 97(1) de la LIPR?

ANALYSE

1)         La Commission a-t-elle erré en excluant le demandeur de l'application de la Convention?

[15]            L'article 98 de la LIPR est ainsi rédigé :


98. La personne visée aux sections E ou F de l'article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.


[16]            Les alinéas a) et c) de l'article 1F de la Convention prévoient :



F. Les dispositions de cette Convntion ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

a) qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

c) qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that :

a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

c) he has been guilty of acts contrary to the purposes and principles of the United Nations.


[17]            Se fondant sur la décision de la Cour d'appel fédérale dans Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306, la Commission exclut en l'espèce le demandeur de l'application de la Convention, estimant qu'il a participé à la perpétration de violations et d'abus et a été complice de crimes contre l'humanité durant sa carrière au sein des forces armées péruviennes.

[18]            La Commission n'a pas cru au témoignage du demandeur le qualifiant d'évasif à l'extrême, vague, imprécis, contenant des réponses dénuées de sérieux. La Commission a jugé non crédibles les éléments suivants de l'histoire du demandeur :

-           qu'il ignorait l'emploi de la torture dans les forces armées et les sévices commis contre des populations civiles;

-           qu'il ignorait les événements survenus lors de la prise d'otage à l'ambassade du Japon où l'intervention de l'armée s'est soldée par un bain de sang;


-           qu'il ignorait les exactions commises contre des civils dans des villages où opéraient des insurgés du Sentier Lumineux alors que l'armée les combattait et qu'il occupait des fonctions de contre-espionnage et de renseignements;

-           qu'il ignorait l'existence d'une prison à la base de Callao où il est demeuré six ans alors que la demanderesse a pu fournir des explications à ce sujet.

[19]            La norme de preuve à appliquer dans de tels cas est de savoir si la Couronne, sur qui repose le fardeau, a prouvé qu'il y a des « raisons sérieuses de penser » que le demandeur a commis des crimes contre l'humanité : Ramirez, supra; Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 298; Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433. Cette norme requiert davantage que la suspicion ou la conjecture, mais n'atteint pas la norme civile de la prépondérance des probabilités : Sivakumar, supra.

[20]            Selon la décision de la Cour d'appel fédérale dans Ramirez, supra, la Cour appelée à contrôler la décision de la Commission doit déterminer si, malgré les erreurs du tribunal, aucun tribunal correctement instruit, utilisant la méthode d'interprétation appropriée, n'aurait pu parvenir à une conclusion différente. La norme de contrôle à appliquer aux questions de droit est la norme de la décision correcte et les questions factuelles attirent l'application de la norme de la décision manifestement déraisonnable : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] 1 R.C.F. 3; 2003 CAF 325.


[21]            À mon avis, la décision de la Commission excluant le demandeur de l'application de la Convention ne peut être maintenue. En effet, la Commission conclut que le demandeur doit être exclu de l'application de la Convention parce qu'elle le juge non crédible. Pourtant, la Couronne supporte le fardeau d'établir qu'il y a des « raisons sérieuses de penser » que le demandeur a commis des actes énoncés à l'article 1F. En l'espèce, la Commission semble avoir conclu que le demandeur devait être exclu parce qu'il ne l'a pas convaincue qu'il n'avait pas commis de tels actes. Le demandeur ne supporte pas ce fardeau. Le raisonnement de la Commission sur ce point est erroné et justifie, en soi, une intervention de cette Cour puisqu'il s'agit d'une erreur de droit.

[22]            Dans le contexte de l'exclusion, une fois les éléments factuels pertinents établis, la Commission doit déterminer s'il s'agit de crimes contre l'humanité au sens de l'article 1F. Cette détermination est une question de droit : Ramirez, supra; Gonzalez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 3 C.F. 646; Moreno, supra; Zrig c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [2003] 3 F.C. 761; Mugesera, supra.


[23]            La preuve doit démontrer qu'il y a des raisons sérieuses de penser que le demandeur a commis des crimes contre l'humanité. En l'espèce, la Commission ne s'est pas penchée sur cette question. Elle n'établit pas quels crimes le demandeur aurait commis; elle se contente d'y faire référence en termes généraux. Elle s'en est tenue à conclure que la torture est fréquemment utilisée par l'armée péruvienne, de même que les exactions contre la population civile dans les zones occupées par les rebelles du Tupac Amaru et du Sentier Lumineux. Vu qu'elle dit ne pas considérer crédible le témoignage du demandeur, la Commission conclut que, du fait de son appartenance à l'armée du Pérou, il est responsable de tels crimes. À mon avis, ces motifs ne suffisent pas à établir que des actes de la nature de crimes contre l'humanité ont été commis par le demandeur en l'espèce.

[24]            La seconde étape dans l'évaluation de l'exclusion est de déterminer l'implication du demandeur. Les différents degrés où un individu peut être impliqué dans la perpétration de crimes contre l'humanité ont été bien exposés par la Cour d'appel fédérale dans Sivakumar, supra. Selon les faits, un individu peut être :

-           directement impliqué;

-           complice;

-           complice par association.

[25]            Pour déterminer si l'exclusion est de mise pour cause de complicité ou de complicité par association, le critère à appliquer est de savoir si la participation personnelle et consciente du demandeur d'asile aux actes de persécution a été établie : Ramirez, supra. Tel que la Cour d'appel fédérale l'a énoncé au paragraphe 39 de sa décision dans l'affaire Moreno, supra, la complicité repose également sur l'existence d'un dessein commun poursuivi par l'auteur et le complice.

Je crois que, dans de tels cas, la complicité dépend essentiellement de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont.


[26]            Je suis d'avis, qu'en l'espèce, la Commission a conclu, sans motiver sa décision avec suffisamment de précision, que le demandeur était responsable d'actes énumérés aux alinéas a) et c) de l'article 1F de la Convention du seul fait qu'il était membre de l'armée péruvienne qui, selon la documentation sur les conditions existentes au Pérou, compte des membres ayant commis de tels gestes. Ma révision du dossier dans son entièreté me porte à conclure que la Commission n'a pas considéré si preuve avait été faite de la participation personnelle et consciente du demandeur dans la perpétration de tels crimes.

[27]            Je m'en remets à la jurisprudence de cette Cour voulant que la simple appartenance à une organisation qui, tel que le soumet le demandeur, est une institution légale, chargée de défendre le territoire péruvien, et reconnue par la Constitution du Pérou, n'est pas suffisante pour établir la complicité ou la complicité par association à moins que le but de cette organisation soit des fins limitées et brutales, telle qu'une police secrète, par exemple : Ramirez, supra; Sivakumar, supra. Il a été convenu, lors de l'audience, que l'armée péruvienne n'est pas une telle organisation.

[28]            En outre, dans son affidavit et durant son témoignage, le demandeur avance qu'il n'occupait pas une position stratégique au sein de l'armée du Pérou durant les premières années de son service militaire. Une fois devenu pilote, il ne jouissait d'aucun pouvoir décisionnel et pilotait des appareils de reconnaissance et non d'attaque. En tant que chef de la section de renseignements, il dit avoir eu pour fonction de protéger le bataillon de l'infiltration de trafiquants de drogue et la base d'attentats terroristes. Il soutient enfin ne jamais avoir occupé de position dans les zones d'émergence que la preuve documentaire identifie comme les endroits où les actes de répression ont été commis par l'armée péruvienne. Il réitère qu'il ignorait les plans de l'armée concernant l'intervention à l'ambassade du Japon lors de la prise d'otages.


[29]            L'importance cruciale pour la Commission d'articuler ses conclusions factuelles supportant sa décision d'exclure le demandeur d'asile de l'application de la Convention a été soulignée par la Cour d'appel fédérale à la page 449 de l'arrêt Sivakumar, supra. L'absence de motifs suffisants sur les faits constitue une erreur de droit.

On ne saurait sous-estimer l'importance qu'il y a à articuler les conclusions sur les faits, c'est-à-dire sur les crimes contre l'humanité spécifiques que le demandeur aurait commis. [...] Vu la gravité des conséquences éventuelles du rejet, fondé sur la section Fa) de l'article premier de la Convention, de la revendication de l'appelant et de la norme de preuve relativement rigoureuse à laquelle doit satisfaire le ministre, il est crucial que la section du statut rapporte dans ses motifs de décision les crimes contre l'humanité dont elle a des raisons sérieuses de penser que le demandeur les a commis. On peut dire que faute d'avoir tiré les conclusions nécessaires sur les faits, la section du statut a commis une erreur de droit.

[30]            La jurisprudence illustre bien le type de conclusions que la Commission doit être en mesure de tirer. À titre d'exemple, dans l'affaire Moreno, supra, le demandeur était un membre de l'armée du Salvador qui a monté la garde à l'extérieur de la cellule d'un prisonnier, pendant que deux lieutenants l'ont interrogé et torturé. Ou encore l'affaire Gutierrez, supra, où le demandeur, membre de l'armée muté au ministère de l'Intérieur, avait pour tâche de transporter des détenus blessés aux centres de détention clandestins. Il a même raconté avoir transporté le cadavre d'un détenu tué par les forces de l'ordre.


[31]            Des conclusions d'une telle précision n'ont aucunement été tirées en l'espèce. Compte tenu du principe que l'équité procédurale nécessite que des conclusions précises soient tirées à l'égard des crimes que la Commission estime avoir été commis par le demandeur, je suis d'avis que la Commission s'est ici limitée à tirer des inférences sans toutefois établir clairement les crimes auxquels il aurait contribué. Elle s'est cantonnée à lui attribuer la responsabilité pour des crimes que commet l'armée péruvienne, tels que des actes de torture ou d'exaction contre la population civile, en se fondant sur la preuve documentaire traitant du Pérou. Elle n'a pas su identifier la complicité du demandeur dans la perpétration de tels actes. Du fait qu'elle l'a jugé non crédible, elle tire la conclusion qu'il est impliqué dans la commission de crimes énoncés en des termes généraux. Cette conclusion ne saurait être maintenue par cette Cour. Puisque cette omission est une erreur de droit, j'estime que la décision de la Commission ne peut être considérée correcte et que l'intervention de cette Cour est justifiée en l'espèce sur la détermination de l'exclusion du demandeur.

2)         La Commission a-t-elle erré en décidant que la crainte des demandeurs ne comportait pas de lien avec des motifs de la définition de réfugié au sens de la Convention, en vertu de l'article 96 de la LIPR, soit les opinions politiques et l'appartenance à un groupe social, la famille?

[32]            Afin que la qualité de « réfugié » soit établie, il doit exister un lien clair entre la partie demanderesse d'asile et la persécution alléguée quant à un des motifs établis dans la Convention, soit la race, religion, nationalité, appartenance à un groupe social ou opinion politique : Pour-Shariati c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1997] A.C.F. no 810, en ligne : QL.

La norme de contrôle

[33]            Il semble être nécessaire d'effectuer l'analyse pragmatique et fonctionnelle afin de déterminer la norme de contrôle applicable en l'espèce. Cette méthode a été élaborée par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Pushpanathan c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 982 et Dr Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226.


[34]            Les facteurs à prendre en considération dans l'application de la méthode pragmatique et fonctionnelle sont les suivants :

a)         la nature du mécanisme d'appel ou de contrôle;

b)         l'expertise relative du tribunal par rapport à celle de la Cour;

c)         l'objet de la loi;

d)         la nature de la question.

a)         La nature du mécanisme d'appel ou de contrôle

[35]            Ce premier facteur est, en l'espèce, neutre. La LIPR ne prévoit pas de droit d'appel de la décision de la Commission ni de clause privative. Elle prévoit plutôt que le mécanisme de contrôle est celui du contrôle judiciaire auprès de cette Cour en vertu de l'article 72 de la LIPR. L'exercice de ce droit est subordonné au dépôt d'une demande d'autorisation : paragraphe 72(1) de la LIPR. La décision portant sur la demande d'autorisation ne peut être portée en appel : alinéa 72(2)e) de la LIPR. J'en conclus donc qu'un certain degré de retenue judiciaire est prévu par le cadre législatif applicable.

b)         L'expertise relative du tribunal par rapport à celle de la Cour

[36]            Comparer l'expertise relative du tribunal à celle de la Cour nécessite l'examen de trois éléments. La Cour doit :

1)         qualifier l'expertise du tribunal;

2)         comparer l'expertise du tribunal à sa propre expertise;


3)         déterminer la nature de la question précise dont était saisi le tribunal par rapport à cette expertise.

[37]            La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié est un tribunal administratif possédant des connaissances spécialisées en matière d'immigration et de protection des réfugiés. Les commissaires de la Section de la protection des réfugiés sont nommés par le gouverneur en conseil (alinéa 153(1)a)); ils ne sont pas obligatoirement fonctionnaires de carrière et n'ont donc pas nécessairement une expertise et des connaissances poussées. Il existe par contre une expertise institutionnelle puisqu'il s'agit d'un tribunal spécialisé en la matière traitant quotidiennement des problématiques relatives aux questions d'immigration et de protection des réfugiés.

[38]            Je note cependant qu'en vertu du paragraphe 153(4) seulement 10% des commissaires doivent obligatoirement être membres d'un barreau d'une province ou membres de la Chambre des notaires du Québec. Ainsi, sur une question de droit, en dépit du fait qu'il jouit d'une compétence exclusive en vertu du paragraphe 162(1), ce tribunal possède des compétences limitées par rapport à cette Cour, ce qui engendre, à mon avis, un degré de retenue moindre sur des questions de cette nature.

c)         Objet de la loi


[39]            Il est clair que les dispositions de la LIPR portant sur la protection des réfugiés ne sont pas de nature pénale ou fiscale. Toutefois, elles comportent une certaine part d'opposition entre un individu et l'État. En effet, l'individu réclamant l'asile au Canada est seul face à l'État qui décide si protection lui sera accordée ou non. Les mêmes dispositions de la LIPR comportent également une part de polycentrisme puisqu'elles visent à résoudre des questions touchant des objectifs politiques contradictoires ou les intérêts de groupes différents, comme l'indique bien le paragraphe 3(2) de la LIPR qui énonce les objets législatifs se rapportant plus précisément aux réfugiés. Parmi ceux-ci, figurent notamment l'objet de sauver des vies et à protéger les personnes de la persécution (3(2)a)), remplir les obligations en droit international du Canada (3(2)b)) et faire bénéficier ceux qui fuient la persécution d'une procédure équitable reflétant les idéaux humanitaires du Canada (3(2)c)). Ainsi, j'estime que cette Cour doit faire preuve d'une certaine retenue mais pas d'une déférence totale.

d)         La nature de la question

[40]            La question litigieuse en l'espèce est de déterminer si, dans les circonstances, les demandeurs peuvent être considérés des réfugiés au sens de la Convention tel qu'établi par les dispositions de l'article 96 de la LIPR. Celles-ci énoncent des motifs de persécution spécifiques, soit la race, religion, nationalité, appartenance à un groupe social particulier ou opinion politique. Il s'agit pour la Section de la protection des réfugiés d'examiner les faits au dossier afin de déterminer si, en droit, les demandeurs d'asile sont persécutés pour les motifs énumérés. Il est clair que la question de savoir s'il existe un lien entre les faits au dossier et les motifs de persécution établis à l'article 96 de la LIPR comporte des considérations de fait et de droit.


[41]            Je reconnais que, sur les questions factuelles, le tribunal a une expertise plus poussée que cette Cour et bénéficie d'un contact direct avec les demandeurs. Il est mieux placé pour juger la preuve et tirer des conclusions de nature factuelle. Cependant, en ce qui a trait aux questions de droit, le tribunal ne possède pas de compétence particulière et cette Cour est mieux placée pour traiter de ces questions.

[42]            Tel que l'a souligné la Cour suprême du Canada dans Dr Q., supra, au paragraphe 34, la norme à appliquer aux questions mixtes dépend largement de la mesure dans laquelle la question à l'examen est principalement factuelle ou s'il s'agit davantage d'une question de droit.

Lorsque la conclusion qui fait l'objet du contrôle est de nature purement factuelle, il y a lieu à une plus grande déférence à l'égard de la décision du tribunal. Inversement, une question de droit pur invite à un contrôle plus rigoureux. C'est particulièrement le cas lorsque la décision est d'importance générale ou revêt une grande valeur de précédent : Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84, 2002 CSC 3, par. 23. Enfin, sur les questions mixtes de fait et de droit, ce facteur appelle une déférence plus grande si la question est principalement factuelle, et moins grande si elle est principalement de droit.

[43]         En l'espèce, la Commission devait déterminer si les circonstances, soit les fonctions du demandeur au sein des forces armées péruviennes, le fait qu'il ait dénoncé un trafic de drogue impliquant d'autres militaires, les menaces dont il a fait l'objet, déclenchent l'application de la Convention, en raison du lien qui existe entre ces faits et les motifs de persécution énoncés à l'article 96 de la LIPR. À mon avis, la question qui se pose est ni principalement factuelle, ni principalement de droit mais plutôt une question mixte de fait et de droit.


[44]            Ayant passé en revue les critères de l'analyse pragmatique et fonctionnelle, je conclus en l'espèce, que, sur la question de savoir s'il existe un lien entre une demande d'asile et les motifs de persécution établis à l'article 96 de la LIPR, la norme de contrôle judiciaire applicable est celle de la décision raisonnable simpliciter. C'est d'ailleurs la conclusion tirée par le juge Gibson dans l'affaire Jayesekara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 1014.

[45]            En premier lieu, en appliquant cette norme de contrôle à la décision contestée, je ne peux conclure que la Commission ait rendu une décision déraisonnable en jugeant que la crainte du demandeur de perdre « sa vie aux mains de deux officiers, Rivas et Guevara, dont il aurait découvert le trafic de drogue au sein de l'armée » n'a pas de lien avec le motif d'opinions politiques. Aucune indication ne ressort de la preuve en l'espèce que l'acte accompli par le demandeur, soit la dénonciation de l'implication de deux officiers dans le trafic de drogue, avait un fondement politique ou aurait pu être ainsi perçu par les agents de persécution.

[46]            Afin d'attirer l'application de ce motif, la persécution que le demandeur craint doit découler de ses opinions politiques reflétées dans l'acte qu'il a accompli : Ward c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 689. La preuve au dossier n'indique pas que, dans les circonstances, les convictions politiques du demandeur ressortent de l'acte de sa dénonciation. La preuve ne permet pas non plus de conclure que l'agent persécuteur, en l'espèce les deux officiers, aient pu lui imputer une opinion politique. En somme, la preuve au dossier indique que le demandeur a agi dans le cadre de ses fonctions au sein de l'armée; la preuve n'indique pas qu'il a agi en fonction de convictions politiques.


[47]            En second lieu, en ce qui a trait au manque de lien avec le motif d'appartenance à un groupe social, la famille, je ne peux non plus conclure à la déraisonnabilité de la décision de la Commission. Un lien clair doit se forger entre la persécution alléguée d'un membre de la famille et la persécution alléguée à l'endroit des autres membres de la famille pour qu'elle soit acceptée comme un groupe social au sens de la Convention : Casetellanos c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] 2 C.F. 190. De plus, il doit y avoir de la preuve que la persécution est effectuée à l'endroit de la famille en tant que groupe social et non comme simple unité familiale : Casetellanos; Rafizade c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 359, en ligne : QL.

[48]            En l'espèce, la crainte du demandeur est fondée dans la peur de persécution par deux militaires impliqués dans le trafic de drogue qu'aurait dénoncer le demandeur. Puisque l'allégation de la demanderesse que l'implication de hauts gradés, utilisant leur position officielle pour persécuter les demandeurs, demeure non fondée dans la preuve, j'estime qu'il était raisonnable pour la Commission de conclure que la crainte des demandeurs n'avait pas de lien avec les motifs de la Convention. Tel que le souligne le défendeur, les victimes d'actes criminels ne constituent pas un groupe social pour les fins de la Convention : Montchak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 111, en ligne : QL; Klinko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 3 C.F. 327.

[49]            J'estime, par conséquent, qu'il n'y a pas lieu pour cette Cour d'intervenir dans la décision de la Commission sur la question de l'inclusion en vertu de l'article 96 de la LIPR.


3)         La Commission a-t-elle erré en décidant que les demandeurs n'ont pas qualité de « personne à protéger » au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR?

[50]            Il a été convenu, lors de l'audience, que la détermination de la Commission relativement à l'application du paragraphe 97(1) de la LIPR repose sur son évaluation de la crédibilité des demandeurs.

[51]            La Commission qualifie d'invraisemblables les éléments suivants du témoignage des demandeurs :

-           que le demandeur n'ait pas pu expliquer pourquoi l'original de son rapport et de sa mise à la retraite n'ont pas été déposés en preuve alors qu'ils se trouvent chez sa mère;

-           que leurs persécuteurs aient attendu quatre mois pour leur ordonner de ne pas divulguer le rapport;

-           que le demandeur soit toujours une menace pour les forces armées alors qu'il n'est plus dans leurs rangs;

-           qu'ils prétendent vivre dans la clandestinité alors que le demandeur travaille au grand jour comme pilote;

-           que le demandeur allègue ne jamais avoir parlé de ses problèmes à sa femme;

-           qu'ils aient attendu jusqu'au 17 juin 2002 pour quitter le Pérou alors que le visa américain du demandeur était prêt depuis le 24 août 2001 et celui de la demanderesse, depuis le 9 novembre 2001;


-           que le demandeur n'ait pas porté plainte à la police après avoir été torturé par des tortionnaires qu'il dit avoir reconnus, alors que la demanderesse a rapporté à la police les menaces qu'elle a reçues;

-           que les demandeurs aient quitté leur pays deux semaines après la plainte de la demanderesse à la police sans attendre les résultats de l'enquête.

[52]            Il est de jurisprudence constante que, dans le contexte d'un contrôle judiciaire, la norme de révision applicable à une question de crédibilité est le caractère manifestement déraisonnable : Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 732, en ligne : QL; R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 116.

[53]            Les demandeurs argumentent que la Commission n'a pas considéré certains éléments importants de leur témoignage. Dans un premier temps, le demandeur soutient que la Commission a ignoré le fait qu'il a dit avoir tenté de dénoncer cette corruption, ce qui a entraîné sa persécution, et celle de sa femme, par des personnes haut placées, utilisant les moyens de l'État pour leurs fins personnelles. De plus, les demandeurs avancent que le mari n'a pas porté plainte à la police parce qu'il était à l'hôpital. Ce fait, selon eux, a été ignoré par la Commission, tout comme le fait qu'il devait travailler pour subvenir aux besoins de sa famille, alors même qu'ils vivaient en clandestinité.


[54]            J'ai révisé les transcriptions de l'audience ainsi que la preuve produite au dossier et je ne peux écarter la conclusion de la Commission. À mon avis, basé sur l'ensemble de la preuve, son appréciation de la crédibilité des demandeurs n'est pas manifestement déraisonnable. Les éléments sur lesquels cette conclusion est fondée sont tirés de la preuve.

[55]            L'évaluation de la crédibilité est une détermination qui relève de l'expertise de la Commission et de sa position directe pour l'évaluer : Aguebor, supra. Cette Cour doit faire preuve d'une grande déférence à l'égard de telles déterminations et ne peut intervenir que dans des cas où la décision rendue est manifestement déraisonnable. La conclusion de la Commission, à mon sens, n'est pas de cette nature et n'attire pas l'intervention de cette Cour.

[56]            En outre, je rajoute, tel que le souligne le défendeur, que les demandeurs n'ont pas su réfuter la présomption de protection de l'État en présentant une preuve claire et convaincante que le Pérou est incapable de les protéger : Ward, supra. Le fait demeure que le demandeur n'a pas porté plainte à la police et que la famille a quitté le Pérou sans même attendre les résultats de l'enquête policière. Je ne suis donc pas en mesure de conclure que la Commission a erré en déclarant que les demandeurs n'ont pas qualité de « personne à protéger » tel que l'entend le paragraphe 97(1) de la LIPR.

CONCLUSION


[57]            En somme, j'estime que la conclusion de la Commission sur l'exclusion du demandeur de l'application de la Convention est erronée et doit être cassée. Je suis toutefois d'avis qu'il n'y a pas matière à intervention par le biais du contrôle judiciaire en ce qui a trait à la conclusion de la Commission sur l'application, en l'espèce, de l'article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR. La demande de contrôle judiciaire est conséquemment rejetée.

[58]            Les parties n'ont pas proposé la certification d'une question grave de portée générale telle qu'envisagée à l'article 74(d) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27. Aucune question grave de portée générale ne sera certifiée.


                                                               ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie.

2.         La demande de contrôle judiciaire à l'encontre de la décision de la Commission ne reconnaissant pas aux demandeurs la qualité de réfugié ou de personne à protéger sur l'application de l'article 96 et du paragraphe 97(1) respectivement de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés est rejetée.

3.         La demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission sur l'exclusion du demandeur de l'application de la Convention est acceuillie. La décision de la Commission sur cette question est cassée. Uniquement sur cette question, l'affaire sera retournée pour une nouvelle audience devant un autre commissaire.

4.          Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.

                                                                                                                    « Edmond P. Blanchard »        

                                                                                                                                                    Juge                     



                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-5239-04 et IMM-5240-04

INTITULÉ :                                        Carmen Maria Zoeger La Hoz et al. c. MCI

Miguel Luis Contreras Magan c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                15 février 2005

MOTIFS [de l'ordonnance ou du jugement] : L'honorable juge Blanchard

DATE DES MOTIFS :                       le 30 mai 2005

COMPARUTIONS :

Me Manuel Centurion                                        POUR LE DEMANDEUR(S)

Me Sherry Rafai Far                                                      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Manuel Centurion                                        POUR LE DEMANDEUR(S)

508 - 1231 Ste Catherine Ouest

Montréal (Québec)    H3G 1P5

514-667-5700      fax : 514-849-5607

John J. Sims, c.r.                                                           POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

200, René-Lévesque Boul. Ouest

Tour Est - 5e étage

Montréal (Québec) H2Z 1X4

514-283-7294    fax : 514-283-3856


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.