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Date : 20050623

Dossier : T-2164-04

Référence : 2005 CF 883

Ottawa (Ontario), le 23 juin 2005

En présence de madame la juge SNIDER

Entre :

MINISTre du DéVELOPpeMENT des RESsOURCES humaines

demandeur

et

JOSEPHINE GATTELLARO

défenderesse

MOTIFS D'ORDONNAnce et ordonnance

LA JUGE SNIDER

[1]         Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire du ministre du Développement des ressources humaines (le ministre) visant la décision du 22 octobre 2004 rendue par un membre de la Commission d'appel des pensions (la Commission), désigné en vertu du paragraphe 83(2.1) du Régime de pensions du Canada, L.R. 1985, ch. C-8 (leRPC). Dans sa décision, le membre désigné a accordé à la défenderesse une prorogation de délai et l'autorisation d'interjeter appel d'une décision du tribunal de révision environ sept ans et demi après l'expiration du délai d'appel. Bien que la défenderesse, qui se défend elle-même, ne dépose aucune pièce, elle a comparu à l'audience et y a présenté des observations orales.

[2]        Voici le calendrier des événements menant à la demande de contrôle judiciaire :

$     La défenderesse a fait une demande en juillet 1995 pour recevoir des prestations d'invalidité.

$     Sa demande a été rejetée en juillet 1995, et après réexamen, le rejet a été confirmé par décision-lettre datée du 29 mars 1996.

$     La défenderesse a interjeté appel de la décision auprès d'un tribunal de révision qui, dans des motifs datés du 26 février 1997, a rejeté son appel. Le tribunal de révision a conclu que la défenderesse était [traduction] « apte à accomplir une certaine catégorie de travail adaptée à son invalidité » .

$     Dans des lettres datées du 11 février 2004 et du 3 mai 2004, la défenderesse a demandé une prorogation du délai et l'autorisation de faire appel de la décision du 26 février 1997 du tribunal de révision.

$     Dans un avis de décision de la Commission, la défenderesse a été avisée le 22 octobre 2004 que le délai pour interjeter appel était prorogé et qu'elle était autorisée à faire appel. Aucun motif n'a été fourni. De plus, la décision a été rendue ex parte, sans avis au ministre et sans que ce dernier ne présente d'observations.

Questions en litige

[3]         Le ministre allègue que le membre désigné de la Commission a commis une erreur en octroyant a) la prorogation de délai et b) l'autorisation d'appel. Vu les circonstances particulières de l'espèce, je dois être d'accord avec le ministre et accueillir la demande pour le motif que le membre a commis une erreur en prorogeant le délai d'appel.

Norme de contrôle

[4]        La décision du membre désigné de proroger le délai et d'autoriser l'appel est hautement discrétionnaire. Le demandeur fait valoir que, malgré la nature discrétionnaire de la décision, je devrais appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable simpliciter (Callihoo c. Canada, [2000] A.C.F. no 612 (1re inst.)). En l'espèce, je n'ai pas à trancher la question de savoir quelle norme s'applique puisque je suis convaincue que la décision doit être annulée selon toutes les normes de contrôle.

Analyse

[5]         Le délai pour faire appel d'une décision du tribunal de révision est prévu par le paragraphe 83(1) du RPC que voici :


83. (1) La personne qui se croit lésée par une décision du tribunal de révision rendue en application de l'article 82 -- autre qu'une décision portant sur l'appel prévu au paragraphe 28(1) de la Loi sur la sécurité de la vieillesse -- ou du paragraphe 84(2), ou, sous réserve des règlements, quiconque de sa part, de même que le ministre, peuvent présenter, soit dans les quatre-vingt-dix jours suivant le jour où la décision du tribunal de révision est transmise à la personne ou au ministre, soit dans tel délai plus long qu'autorise le président ou le vice-président de la Commission d'appel des pensions avant ou après l'expiration de ces quatre-vingt-dix jours, une demande écrite au président ou au vice-président de la Commission d'appel des pensions, afin d'obtenir la permission d'interjeter un appel de la décision du tribunal de révision auprès de la Commission.

83. (1) A party or, subject to the regulations, any person on behalf thereof, or the Minister, if dissatisfied with a decision of a Review Tribunal made under section 82, other than a decision made in respect of an appeal referred to in subsection 28(1) of the Old Age Security Act, or under subsection 84(2), may, within ninety days after the day on which that decision was communicated to the party or Minister, or within such longer period as the Chairman or Vice-Chairman of the Pension Appeals Board may either before or after the expiration of those ninety days allow, apply in writing to the Chairman or Vice-Chairman for leave to appeal that decision to the Pension Appeals Board.

[6]        Les articles 4 et 5 des Règles de procédure de la Commission (C.R.C., ch. 390, modifiées) régissent la procédure d'appel prévue à l'article 83 duRPC. Lues en combinaison, ces articles prévoient qu'une requête en prorogation de délai pour demander l'autorisation d'interjeter appel d'une décision d'un tribunal de révision indique la date de la décision du tribunal de révision, le nom de l'endroit où cette décision a été rendue, la date à laquelle la décision a été transmise à l'appelant, les nom et prénoms ainsi que l'adresse postale complète de l'appelant, le nom et l'adresse postale complète d'un mandataire ou d'un représentant auquel des documents peuvent être signifiés, les motifs invoqués pour obtenir l'autorisation d'interjeter appel, un exposé des faits allégués, tout renvoi aux dispositions législatives et les motifs que l'appelant entend invoquer ainsi que les preuves documentaires qu'il entend présenter à l'appui de l'appel. La demande doit aussi exposer les motifs sur lesquels est fondée la demande de prorogation de délai.

[7]        La volonté du législateur exprimée au paragraphe 83(1) du RPC est de limiter le délai d'appel à 90 jours. Bien qu'un membre désigné puisse proroger le délai au-delà de 90 jours, il faut présumer que la prorogation n'est pas un droit. Si la Commission accorde des prorogations systématiquement, comme cela semble avoir été le cas en l'espèce, elle vide de sens le délai de 90 jours. À mon avis, le pouvoir de proroger le délai prévu par la loi ne doit pas être exercé de façon arbitraire ou aléatoire. La question devient la suivante : dans quelles circonstances doit-on accorder une prorogation? Autrement dit, quels sont les facteurs à prendre en compte pour accorder une prorogation?

[8]        Le membre de la Commission appelé à examiner une requête se trouve dans une situation analogue à celle d'un juge de la Cour fédérale qui doit considérer une demande de prorogation de délai pour la présentation d'une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, modifiée. Ce paragraphe de la Loi sur les Cours fédérales prévoit qu'une demande de contrôle judiciaire doit être faite dans les 30 jours « ou dans le délai supplémentaire qu'un juge de la Cour fédérale peut fixer ou accorder » . Le libellé est presque identique à la disposition pertinente du RPC. Suivant une disposition semblable du RPC, le juge n'est pas tenu de motiver sa décision d'accorder un délai supplémentaire. Ainsi, à mon avis, pour proroger le délai, il est raisonnable que le membre de la Commission applique les mêmes principes que le juge de la Cour fédérale.

[9]         Selon la jurisprudence invoquée par le ministre (Grewal c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] 2 C.F. 263 (C.A.F.); Baksa c. Neis (c.o.b. Brookside Transport), [2002] A.C.F. no 832), il faut prendre en considération et évaluer les critères suivants :

1.       il y a intention persistante de poursuivre la demande ou l'appel;

2.       la cause est défendable;

3.       le retard a été raisonnablement expliqué;

4.       la prorogation du délai ne cause pas de préjudice à l'autre partie.

[10]      À mon avis, ces critères sont également applicables à la décision en cause. Je note que la décision de proroger le délai a été prise sans observations du ministre, celui-ci étant tout autant concerné par la décision de permettre l'introduction de l'appel. Compte tenu de ceci, il est indispensable dans l'intérêt de la justice que le dossier révèle clairement que tous ces facteurs ont été examinés par le décideur. Cela ne veut pas dire que la Cour doive intervenir à la légère dans une décision du membre désigné de la Commission. Si le dossier faisait état d'un fondement probatoire raisonnable sur lequel le membre a pu apprécier les facteurs, il n'incomberait pas à la Cour de repeser la preuve.

[11]       Dans l'affaire dont je suis saisie, je suis disposée à supposer, sans décider, qu'on a répondu aux deux premiers critères. Cependant, les deux derniers facteurs touchant l'explication du retard et le préjudice envers le ministre me préoccupent sérieusement.

[12]       Sur les raisons de son retard, la défenderesse a fourni très peu d'explications. Ses raisons, énoncées dans sa première lettre à la Commission datée du 8 février 2004, sont les suivantes :

[Traduction] Mme Gattellaro n'a pas agi plus tôt à cause de nombreuses difficultés dans sa vie. Elle a dû composer avec une dépression importante, des problèmes conjugaux et l'éducation de ses jeunes enfants. De plus, la procédure devant la Commission d'appel des pensions ne lui a pas été suffisamment bien expliquée pour qu'elle comprenne pleinement la situation.

[13]       Dans une deuxième lettre datée du 3 mai 2004, ses raisons ont changé quelque peu, particulièrement sur la question de savoir si elle comprenait la procédure d'appel.

[Traduction] Mme Gattellaro était tellement dépressive qu'elle ne pouvait pas s'occuper de ses affaires concernant l'appel de la décision du tribunal de révision. Son ancien représentant a abandonné sa cause. De plus, le mari de Mme Gattellaro a trouvé par hasard la documentation et l'a persuadée de poursuivre sa cause en promettant de lui fournir le soutien requis.

[14]      La défenderesse n'a fourni aucun affidavit pour appuyer sa position s'agissant de la demande de contrôle judiciaire. Il ne me reste qu'à tenter d'établir les faits à partir de l'affidavit non contredit du ministre et de la copie certifiée des pièces déposées devant la Commission. L'examen attentif du dossier montre que ses raisons ne tiennent pas.

1.       Jeunes enfants. La seule preuve en ce qui a trait à ses enfants est qu'ils sont nés en 1968 et 1970. Au moment de la décision en cause, ils avaient 29 et 27 ans et, contrairement à ses allégations, n'étaient pas de « jeunes enfants » .

  1. L'abandon de son représentant. Il n'y a rien pour étayer sa déclaration selon laquelle elle a été « abandonnée » par son représentant. Le dossier indique que la personne qui la représentait devant le tribunal de révision la représentait encore au moment où l'avis de décision du tribunal de révision leur a été envoyé à tous les deux. Cet avis définissait clairement le délai d'appel fixé.

  1. Incapacité due à des difficultés. Malgré les « difficultés » invoquées, la défenderesse a présenté, en 1999, une deuxième demande de prestations d'invalidité. Sa capacité à faire une deuxième demande, puis une demande de révision et enfin un appel au tribunal de révision, demandes qui ont toutes été rejetées, met sérieusement en doute la véracité de ses déclarations selon lesquelles elle était incapable d'agir plus tôt en raison de ses difficultés et de sa dépression.

4.       Difficultés conjugales. Quoiqu'elle ait d'abord invoqué ses difficultés matrimoniales pour expliquer son retard, dans la deuxième lettre, il est dit que son mari lui donne son soutien pour l'appel.

[15]       Aucune lettre au dossier n'indique que la Commission a demandé d'éclaircissements au sujet de ces contradictions. À mon avis, la conclusion selon laquelle la défenderesse a donné des raisons suffisantes et convaincantes pour présenter une demande sept ans après le délai de 90 jours fixé au paragraphe 83(1) n'est aucunement soutenue par la preuve et est manifestement déraisonnable.

[16]      Quant au quatrième facteur, le dossier ne contient aucun élément sur la question du préjudice causé au ministre. Il ne semble pas que le membre ait considéré le préjudice causé au ministre. Comme plus de sept ans se sont écoulés depuis la décision originale, et un temps encore plus long depuis la demande initiale de prestations d'invalidité du RPC de la défenderesse, comment le ministre peut-il s'assurer qu'une réponse convenable soit donnée à l'appel ? La prorogation du délai pourrait gravement nuire au ministre.

[17]      Sur le plan du préjudice, je suis aussi préoccupée par l'incertitude et l'absence de caractère définitif que risque d'entraîner tant pour le ministre que pour toutes les parties à l'instance, le fait d'autoriser des appels, sans raisons convaincantes, longtemps après l'expiration du délai. On peut raisonnablement supposer que nombreux sont ceux qui, ayant reçu une décision négative du tribunal de révision, n'ont pas fait appel à cause de l'expiration des délais impartis. On ne devrait pas maintenant permettre à la défenderesse de poursuivre un recours que d'autres dans sa situation n'ont pas poursuivi, croyant qu'un appel n'était pas disponible. La procédure qui n'est pas appliquée uniformément et en conformité avec les principes généralement acceptés est fondamentalement injuste.

Conclusion

[18]      Une demande de prorogation de délai, particulièrement pour une période excédant de sept ans le délai prévu par la loi, ne doit pas être accueillie comme s'il s'agissait d'un droit, mais être soumise à un examen raisonné de la part de la Commission. Cela n'a pas été fait en l'espèce. Pour conclure, je suis d'avis que le membre s'est trompé en prorogeant le délai pour interjeter appel et la demande de contrôle judiciaire sera par conséquent accueillie.

[19]       La décision en cause sera annulée et l'affaire renvoyée à la Commission pour nouvelle décision, tenant compte des présents motifs, par un membre différent. En particulier, le membre désigné pour examiner la demande en prorogation de délai devra être convaincu que :

$     la défenderesse démontre l'intention persistante de poursuivre la demande ou l'appel;

$     la cause est défendable;

$     le retard a été raisonnablement expliqué;

$     la prorogation du délai ne cause pas de préjudice au ministre.

[20]       Il est difficile de comprendre comment la Commission peut parvenir à des décisions justes et de principe sur de telles demandes en se fondant sur une procédure ex parte, c'est-à-dire sans bénéficier des observations du ministre. Malgré cette inquiétude, je reconnais que la Commission est maîtresse de sa propre procédure et, par conséquent, je refuse d'exiger d'elle qu'elle prenne des mesures pour remédier à ces lacunes.

[21]       Le ministre ne demande pas les dépens. Me prévalant de mon pouvoir discrétionnaire, je refuse d'adjuger les dépens de la demande.

Ordonnance

LA COUR ORDONNE :

1.         La demande est accueillie et l'affaire est renvoyée pour nouvelle décision en accord avec les présents motifs par un membre différent de la Commission.

2.          Il n'y a aucune ordonnance quant aux dépens.

                                                                                                           « Judith A. Snider »           

                              Juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


Cour fédérale

Avocats inscrits au dossier

Dossier :                                                                 T-2164-04

Intitulé DE LA CAUSE :                                     MINISTRE du développement des resSources humaines

                                                                                    c. JOSEPHINE GATTELLARO

lieu de l'audience :                                          TORONTO (ONTARIO)

DATE de l'audience :                                        LE 20 JUIN 2005

MOTifs de l'ordonnance

Et ordonnance :                                                MADAME LA JUGE SNIDER

DATE des motifs :                                               LE 23 JUIN 2005

Comparutions :                       

M. Adrian Joseph                                                          Pour le demandeur

Josephine Gattellaro                                                       POUR LA Défenderesse

Pour son propre compte

Avocats inscrits au dossier :

M. Adrian Joseph                                                          Pour le demandeur

Ottawa (Ontario)

Mme Josephine Gattellaro                                               POUR LA Défenderesse

Whitby (Ontario)

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