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Date : 20050421

Dossier : IMM-3965-04

Référence : 2005 CF 515

Ottawa (Ontario), le 21 avril 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

ENTRE :

NEELADEVI SINNATHURAI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

APERÇU

[1]                En première instance, il revient à un tribunal spécialisé, en sa qualité (connaissances reconnues et antécédents de ses membres) de tribunal de première instance jugeant des faits, de se prononcer sur les questions de crédibilité, de la façon qu'il juge appropriée compte tenu des circonstances et du contexte de cette compétence. À moins que ce ne soit manifestement déraisonnable, le tribunal spécialisé est tenu de prendre seul les décisions. Cependant, dans chaque cas, cette qualité que possède le tribunal, c'est-à-dire ses connaissances et ses antécédents, doit, à tout le moins, s'exercer sur papier afin d'assurer que soient pris en compte les éléments de preuve subjectifs et objectifs, c.-à-d. le témoignage, la documentation personnelle et objective (qu'elle provienne du tribunal spécialisé ou d'ailleurs) servant à illustrer l'appréciation qu'il fait de la preuve. Cette appréciation, même si elle est très brève, doit être exposée dans les motifs du jugement et expliquer les facteurs pris en considération, compte tenu de la situation et des circonstances spécifiques entourant l'individu (comme la situation qui prévaut dans le pays, les éléments de preuve objectifs vis-à-vis la revendication subjective de l'individu).

Le fait de citer la jurisprudence en matière d'évaluation de la crédibilité ayant uniquement trait à des questions de droit ne garantit pas que la connaissance qu'a le tribunal spécialisé de la « situation qui prévaut dans le pays » d'un pays en particulier se traduira par des motifs suffisants. Des motifs suffisants doivent démontrer l'appréciation de cet élément de preuve à la lumière particulière de la preuve concernant chaque individu dans le contexte des éléments de preuve objectifs où le tribunal spécialisé constitue une référence.

PROCÉDURE JUDICIAIRE

[2]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés[1](la LIPR) de la décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés (la Commission) qui, le 12 mars 2004, a rejeté la demande de statut de « réfugié » en vertu de l'article 96 de même que celle de « personne à protéger » en vertu du paragraphe 97(1) de la LIPR présentées par le demanderesse.

CONTEXTE

[3]                Les faits allégués, tels que décrits par la Commission, sont les suivants. La demanderesse, une veuve tamoule âgée de 56 ans, originaire du nord du Sri Lanka, Mme Neeladevi Sinnathurai, a quatre fils et deux filles qui ont tous fui le Sri Lanka entre 1986 et 1998 et qui vivent maintenant à l'étranger.

[4]                En août 1992, le village où demeurait Mme Sinnathurai a été la cible de pilonnages d'artillerie et de bombardements par l'armée sri-lankaise; son mari a été tué par un obus. En 1993 et en 1994, le fils de Mme Sinnathurai, Sivakumaran a été harcelé par les Tigres de libération de l'Eelam tamoul (TLET) et il a dû effectuer des travaux forcés pour eux. Au milieu de 1994, le fils de Mme Sinnathurai a été arrêté par l'armée, cette dernière l'accusant de fournir du matériel aux Tigres. C'est alors qu'il a été battu et emprisonné pendant près de deux semaines.

[5]                Mme Sinnathurai s'est enfuie à Veerapuram chez son frère avec le seul de ses fils qui n'avait pas quitté le pays. De 1995 à 1997, le fils de Mme Sinnathurai a continué d'être harcelé par les TLET et l'Organisation de libération du peuple de l'Eelam tamoul (PLOTE). En septembre 1997, il a été arrêté et détenu par la PLOTE. En mai 1998, il a été arrêté, battu puis détenu par l'armée pendant une longue période. Après sa libération, il s'est enfui au Canada où il a été admis comme réfugié au sens de la Convention. Mme Sinnathurai est demeurée chez son frère.

[6]                En juillet 1999, Mme Sinnathurai est allée dans le Sud de l'Inde pour prononcer un voeu religieux au nom de son fils. Elle est revenue peu de temps après.

[7]                En 2001, Mme Sinnathurai a commencé à être harcelée par les TLET qui lui demandaient de l'argent. Les TLET ont dit à Mme Sinnathurai qu'elle avait les moyens de les payer, étant donné que tous ses enfants étaient à l'étranger. Par crainte de représailles, elle les a payés sous l'effet de la contrainte.

[8]                En juillet 2001, Mme Sinnathurai a demandé un visa de visiteur pour venir au Canada avec l'intention de ne jamais retourner au Sri Lanka. Elle prévoyait présenter une demande d'asile dans le pays qui lui serait conseillé par ses enfants.

[9]                Mme Sinnathurai est venue au Canada pour la première fois le 18 juillet 2001, depuis le Sri Lanka. Elle est demeurée au Canada mais n'a pas revendiqué le statut de réfugié. Le 16 mars 2002, elle a quitté le Canada et elle est arrivée en Norvège le 17 mars 2002, où elle est demeurée jusqu'au 10 mai 2002. Ensuite, elle est allée en Allemagne où elle a séjourné pendant douze jours. Elle s'est rendue en Suisse le 22 mai 2002 et y est restée jusqu'au 17 juin 2002. Elle est rentrée au Canada le 17 juin 2002 et a revendiqué le statut de réfugié le 24 juin 2002.

DÉCISION VISÉE PAR LA DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE

[10]            La Commission a conclu que Mme Sinnathurai n'a pas la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, car elle n'a pas cru que la demanderesse a été victime d'extorsion de la part des TLET au Sri Lanka avant de quitter, et parce qu'elle n'a présenté sa demande d'asile au Canada qu'après avoir voyagé dans plusieurs autres pays autour du monde.

QUESTIONS

[11]            La décision de la Commission est-elle manifestement déraisonnable?

ANALYSE

[12]            La norme de révision en ce qui concerne les conclusions sur le plan de la crédibilité et de la crainte subjective de persécution est celle de la décision manifestement déraisonnable.

[13]            Tout d'abord, la Commission a commis une erreur susceptible de révision en ce qui concerne la crédibilité. La Commission a simplement déclaré qu'elle ne croyait pas que Mme Sinnathurai avait été victime d'extorsion de la part des TLET mais qu'elle croyait qu'elle avait inventé cette allégation afin de justifier sa revendication du statut de réfugié. La Commission a déclaré qu'il y avait de nombreuses incohérences tout au long de son témoignage, sans les commenter ni dresser la liste. La Cour d'appel fédérale, dans l'affaire Armson c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)[2], a clairement dit que, si la crédibilité du demandeur est en cause, la Commission est tenue de motiver son refus de la demande d'asile en des termes clairs et nets. La Cour d'appel fédérale a cité Pitts and Director of Family Benefits Branch of the Ministry of Community and Social Service[3]: [traduction] « On doit donner une raison de croire que l'élément de preuve n'est pas crédible si l'on souhaite éviter qu'il y ait apparence de partialité. »

[14]            Deuxièmement, la Commission affirme simplement que, selon elle, si Mme Sinnathurai avait réellement vécu toutes les difficultés qu'elle a mentionnées, elle ne serait pas retournée au Sri Lanka à la suite de son voyage en Inde en 1999. Il s'agit là d'une erreur, car une fois de plus la Commission n'a pas fourni le fondement probatoire de sa conclusion et parce que Mme Sinnathurai s'est rendue en Inde bien avant le début de ses problèmes personnels avec les TLET, qui n'ont commencé qu'en 2001. Bien que cette erreur ne soit pas aussi importante que celle concernant la conclusion non fondée quant à la crédibilité telle que décrite plus haut, elle mine encore plus la décision de la Commission.

[15]            Quant au temps qu'elle a pris pour soumettre sa demande de statut de réfugié au Canada et les voyages qu'elle a faits dans les autres pays sans avoir soumis de demande dans l'un ou l'autre de ces pays, la Commission a conclu que cela démontrait une absence de crainte subjective de persécution de la part de Mme Sinnathurai. La Commission n'a pas tenu compte de l'explication de Mme Sinnathurai, à savoir qu'elle avait voyagé pour rendre visite à ses enfants qu'elle n'avait pas vus depuis douze ans (à part son fils qui avait été accueilli comme réfugié au Canada), qu'elle n'avait jamais rencontré ses petits-enfants. De plus, elle a expliqué que son mode de vie et son statut douteux ne lui auraient peut-être pas permis de voir ses proches autrement, étant donné les circonstances. L'idée implicite ici était que sa priorité était de d'abord voir sa famille et d'obtenir son statut par la suite.[4] La Cour est d'avis que bien que le temps pris pour soumettre la demande de statut de réfugié, ainsi que les voyages effectués dans divers pays sans demander le statut de réfugié soient des éléments importants à considérer, ils ne sont pas, en soi, concluants en l'espèce étant donné que la Commission n'a pas adéquatement évalué la crédibilité de l'allégation de Mme Sinnathurai.

[16]            Pour ce qui est de la preuve documentaire concernant la situation dans ce pays, Mme Sinnathurai allègue que la Commission est tenue de trouver et d'examiner, d'une quelconque façon, les éléments de preuve objectifs directement reliés aux circonstances propres au demandeur du statut de réfugié. Bien que la Cour soit d'avis que la Commission n'a pas à trouver d'éléments de preuve qui ne lui sont pas présentés, elle note cependant, après avoir examiné la preuve documentaire objective produite par la Commission dans ce dossier, que le document le plus pertinent auquel fait référence Mme Sinnathurai, le Sri Lanka Project's Refugee Council Paper, intitulé Human Rights and Return of Refugees, mentionne à plus d'une occasion que les TLET étaient effectivement responsables d'extorsion. Bien qu'aucun détail ne soit donné à cet égard, ce document reconnaît l'existence de l'extorsion. Il ne revient pas à la Cour de déterminer la façon dont la Commission aurait dû tenir compte de ce document dans les motifs de sa décision (c'est à la Commission seule d'en décider); néanmoins, le fait est que des extorsions ont eu lieu et qu'une indication à cet effet nécessite, à tout le moins, une reconnaissance.

CONCLUSION

[17]            Pour ces motifs, la Cour répond par l'affirmative à la question. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L'affaire est renvoyée pour un nouvel examen.


ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE :

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.          Aucune question n'est certifiée.

« Michel M. J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-3965-04

INTITULÉ :                                                    NEELADEVI SINNATHURAI

                                                                        c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE                                                                         L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            Le 13 avril 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   MONSIEUR LE JUGE SHORE

DATE DES MOTIFS :                                   Le 21 avril 2005

COMPARUTIONS :

Karina Thompson                                              POUR LA DEMANDERESSE

Vanita Goela                                                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

KARINA THOMPSON/                                  POUR LA DEMANDERESSE

ROBERT I. BLANSHAY

TORONTO (ONTARIO)

JOHN H. SIMS c.r..                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-ministre de la Justice et

Sous-procureur général



[1] L.C. 2001, ch. 27.

[2] (1989) 9 Imm. L.R. (2d) 150 (C.A.F.).

[3] 51 O.R. (2d) 302 (C. Div.).

[4] Affidavit de la demanderesse, paragraphe 12 et page 287 du dossier certifié.

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