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Date : 20051025

Dossier : IMM‑1891‑05

Référence: 2005 CF 1443

Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

 

ENTRE :

FATIH SONMEZ

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 3 mars 2005, qui lui a refusé la qualité de réfugié au sens de la Convention et la qualité de personne à protéger. Le demandeur a demandé l’asile depuis la Turquie parce qu’il a renoncé à l’islam pour se convertir au christianisme.

 

FAITS

 

[2]               Le demandeur, un ressortissant turc âgé de 20 ans, est arrivé au Canada le 8 août 2003 à la faveur d’un visa d’étudiant. Il a demandé l’asile le 25 août 2003. Il dit avoir une crainte fondée de persécution aux mains des autorités turques et de groupes extrémistes islamiques parce qu’il a renoncé à l’islam pour se convertir au christianisme et parce qu’il refuse de faire un service militaire.

 

[3]               Le demandeur est né en Turquie, dans une famille musulmane sunnite. Il a commencé à mettre ouvertement sa foi en doute après les attaques menées contre le World Trade Centre le 11 septembre 2001. Par la suite, il s’est intéressé au christianisme, une démarche qui finalement l’a conduit à se convertir.

 

[4]               Devant la Commission, le demandeur a dit qu’il avait été l’objet de violentes représailles pour avoir contesté ouvertement l’islam. Il a déclaré qu’il avait été agressé et qu’il avait reçu de nombreuses menaces à sa vie proférées par des individus associés à une organisation islamique nationaliste, le Ulku Ocoklari, ajoutant qu’il avait été détenu et agressé par la police turque. Plus précisément, le demandeur a affirmé ce qui suit :

(i)         à la suite de discussions religieuses ouvertement engagées avec des Musulmans de sa communauté, il a commencé à recevoir des menaces de personnes liées au Ulku Ocoklari;

 

(ii)        en mai 2002, il a été accosté par deux individus qui lui ont reproché ses remarques à propos de l’islam et qui l’ont ensuite agressé, le laissant inconscient et dans un état qui nécessitait des soins médicaux;

 

(iii)       à la suite de cet incident, il a reçu d’autres menaces à sa sécurité; et

 

 

(iv)       le 12 juin 2002, il a été détenu par la police en dehors de l’Église presbytérienne de Kadikoy, il a été emmené au poste de police et il a été agressé par les autorités turques, qui lui ont dit que certaines personnes avaient déposé plainte contre lui pour insulte à la foi islamique.

 

 

DÉCISION

 

[5]               Par décision datée du 3 mars 2005, la Commission a rejeté la demande d’asile présentée par le demandeur, au motif que les Chrétiens ne sont pas spécialement persécutés en Turquie et que la conversion du demandeur au christianisme n’était pas suffisante pour entraîner une persécution fondée sur des motifs religieux. La Commission est arrivée à sa décision en se fondant sur les constatations suivantes :

(i)         le niveau d’engagement du demandeur dans la communauté chrétienne était faible et n’était pas comparable à celui des évangéliques qui s’adonnaient au prosélytisme et qui étaient souvent des cibles;

 

(ii)        la détention et l’agression du demandeur par la police ont constitué un acte isolé de harcèlement qui n’équivalait pas à de la persécution;

 

(iii)       le demandeur a tenté à l’origine de venir au Canada avant qu’il ne soit appelé sous les drapeaux, et l’opposition déclarée du demandeur au service militaire pour des motifs religieux n’était pas l’une des véritables raisons de sa demande d’asile au Canada; et

 

(iv)              même si l’opposition du demandeur au service militaire était authentique, les conséquences juridiques de l’objection de conscience selon les lois d’application générale en Turquie n’équivaudraient pas à de la persécution.

 

 

[6]               Avant de rejeter l’affirmation du demandeur selon laquelle il était persécuté, la Commission a examiné deux documents, savoir une mise à jour du TUR23949.E de sa propre Direction générale de la recherche, qui concernait le traitement des Musulmans qui se convertissent au christianisme, et un document intitulé [traduction] « Les minorités en Turquie », publié par l’Institut suédois des affaires internationales (ci‑après les documents de la Direction générale). Les conclusions que la Commission a tirées de la preuve documentaire se trouvent aux pages 2 et 3 de ses motifs :

Bien que la preuve documentaire indique qu’il y a peu d’information sur le traitement des musulmans qui se convertissent au christianisme, « de nombreux procureurs se méfient du prosélytisme et de l’activisme religieux des extrémistes islamiques ou des chrétiens évangéliques, surtout lorsqu’ils jugent que de telles activités ont des résonances politiques ». Ce document souligne aussi que les tribunaux rejettent généralement les accusations portées contre les personnes impliquées dans de telles activités. Un autre document, qui traite de façon raisonnablement détaillée des droits des minorités religieuses, porte spécifiquement sur les Alevis, les Arméniens, les juifs, les Grecs et les assyriens. J’estime qu’il est raisonnable de conclure que ce document traiterait des problèmes des chrétiens si, à mon avis, ils étaient aussi importants que ceux dont il est fait mention ci‑dessus. Dans le cas du demandeur, j’estime que les problèmes qu’il prétend avoir éprouvés, même lorsqu’ils sont considérés cumulativement, équivalent à du harcèlement et non à de la persécution. […]

 

 

[7]               La Commission a estimé que le demandeur n’avait qu’un « faible niveau » d’engagement dans le christianisme et qu’il ne serait pas persécuté comme le sont certains Chrétiens évangéliques qui se livrent au prosélytisme. Par ailleurs, la détention et l’agression du demandeur par la police constituaient un incident isolé et n’étaient pas la preuve de violences systématiques commises contre les Chrétiens. La Commission s’est exprimée ainsi, à la page 3 de ses motifs :

[…] Après sa conversion au christianisme, le demandeur n’a parlé qu’à quelques personnes de ses opinions concernant l’Islam et de sa nouvelle foi. On ne peut aucunement le comparer aux chrétiens évangéliques décrits dans la preuve documentaire précitée. Le demandeur a indiqué dans son témoignage qu’il a rencontré des ecclésiastiques à quelques reprises et qu’il a commencé à lire la Bible. J’estime que sa participation au christianisme n’est pas à un niveau susceptible de provoquer le courroux des extrémistes islamiques. […] Bien que je n’admette pas la déclaration du demandeur, selon laquelle la police l’a battu […], je suis d’avis qu’il a été victime de force excessive de la part de certains membres du poste de police. J’estime qu’il s’agit d’un incident regrettable isolé.

 

 

POINTS LITIGIEUX

 

[8]               Les deux points soulevés dans cette demande sont les suivants :

1.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans l’évaluation de la crainte de persécution ressentie par le demandeur parce qu’elle a laissé de côté une preuve documentaire pertinente et contradictoire présentée par le demandeur?

 

2.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a dit que l’engagement du demandeur dans le christianisme était à un niveau trop faible pour qu’il puisse susciter le courroux d’extrémistes islamiques?

 

Je relève que la question de l’opposition du demandeur au service militaire n’a pas été soulevée dans l’instance introduite devant la Cour.

 

 

ANALYSE

 

Point no 1 :      La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans l’évaluation de la crainte de persécution ressentie par le demandeur parce qu’elle a laissé de côté une preuve documentaire pertinente et contradictoire présentée par le demandeur?

 

[9]               Selon le demandeur, la Commission a commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte de documents intéressant l’évaluation objective de sa crainte de persécution. Le défendeur, me renvoyant à la décision que j’ai rendue dans l’affaire Osayande c. Canada, [ 2002] A.C.F. no 11, au paragraphe 20, dit que, lorsqu’elle a rejeté l’allégation de persécution avancée par le demandeur, la Commission a tenu compte de l’ensemble de la preuve documentaire et qu’elle n’était pas tenue de se reporter expressément à toute la preuve.

 

[10]           Parmi les motifs qu’elle avait de repousser l’affirmation du demandeur selon laquelle il était persécuté pour des motifs religieux, la Commission a cité les documents de la Direction générale, mais ne s’est référée à aucune preuve contradictoire. Selon le demandeur, telle preuve existe sous la forme de documents qu’il avait présentés à la Commission le 21 février 2005, en même temps que des conclusions écrites, à la suite de l’audience tenue devant la Commission. Les documents invoqués par le demandeur sont notamment : le rapport Hansard du Royaume‑Uni daté du 15 juin 2000, plusieurs communiqués de presse relatant les débats de la Chambre des lords, au Royaume‑Uni, sur la sécurité des Chrétiens de Turquie, enfin de nombreux documents Internet qui donnaient le détail d’incidents censément attestés de persécution ou de harcèlement sectaire à l’encontre des Chrétiens de Turquie (documents ci‑après appelés collectivement les documents du demandeur).

 

[11]           Dans l’arrêt Florea c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 598, le juge Hugessen, de la Cour d’appel fédérale, écrivait, au paragraphe 1, qu’« un tribunal est présumé avoir pesé et considéré toute la preuve dont il est saisi, jusqu’à preuve du contraire ». Par conséquent, il y a lieu de présumer que, lorsqu’elle a rendu sa décision, la Commission a apprécié toutes les preuves pertinentes qu’elle avait devant elle. Cela ne signifie pas cependant qu’un tribunal administratif peut toujours se dispenser de considérer des preuves contradictoires.

 

[12]           La Commission n’est pas tenue de signaler dans ses motifs chacune des moindres preuves contradictoires, mais elle ne peut laisser de côté les preuves éminemment pertinentes ou corroborantes qui sont susceptibles de réduire à néant ses principales conclusions. Dans la décision Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35 (1re inst.), le juge Evans, alors juge de la Cour fédérale, écrivait, au paragraphe 17, que, « plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément […] est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée ».

 

[13]           J’ai examiné avec soin les documents du demandeur et l’ensemble de la preuve documentaire que la Commission avait devant elle et qui décrivait la situation ayant cours en Turquie. Je sais, pour avoir souvent appliqué le principe juridique exposé par le juge Evans dans la décision Cepeda‑Gutierrez, précitée, qu’une preuve importante, pertinente et contradictoire doit être mentionnée et doit pouvoir être mise de côté, sans quoi la Cour présumera que la Commission n’en a pas tenu compte ou qu’elle a rendu sa décision sans se soucier de cette preuve essentielle. En l’espèce, les documents du demandeur sont manifestement des documents partiaux et intéressés qui ne sauraient être considérés comme une preuve crédible et essentielle. Au contraire, les centaines de pages de preuve documentaire sur la Turquie, qui viennent du Département d’État des États‑Unis et du Home Office du Royaume‑Uni, donnent des comptes rendus complets et objectifs qui attestent que d’ordinaire les Chrétiens ne sont pas persécutés en Turquie. Par conséquent, la Cour ne peut admettre que les documents du demandeur soient si essentiels et pertinents qu’ils auraient dû être expressément mentionnés par la Commission.

 

 

Point no 2 :      La Commission a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a dit que l’engagement du demandeur dans le christianisme était à un niveau trop faible pour qu’il puisse susciter le courroux d’extrémistes islamiques?

 

[14]           La norme de contrôle applicable à la conclusion de fait tirée sur ce point par la Commission est celle de la décision manifestement déraisonnable. La Cour ne substituera pas sa propre décision à celle de la Commission, sauf lorsque la décision de la Commission est manifestement erronée. Voir les arrêts suivants : Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.), et De (Da) Li Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 49 Imm. L.R. (2d) 161 (C.A.F.).

 

[15]           À mon avis, la Commission pouvait parfaitement dire que les menaces et les violences auxquelles le demandeur a été soumis étaient des cas isolés de harcèlement, qui n’équivalaient pas à de la persécution. La conclusion de la Commission selon laquelle l’engagement du demandeur dans le christianisme était d’un niveau trop faible pour qu’il devienne la cible d’une persécution est raisonnable au vu de la preuve, et il n’appartient pas à la Cour de la modifier.

 

 

DISPOSITIF

 

[16]           La Cour n’est pas en mesure de modifier la conclusion de fait de la Commission selon laquelle les Chrétiens de Turquie tels que le demandeur ne sont pas persécutés, mais se heurtent au harcèlement de certaines parties de la population. La Cour comprend pourquoi un jeune homme comme le demandeur voudrait quitter la Turquie pour le Canada, mais une telle personne ne saurait être qualifiée de réfugié à moins que la Commission ne soit persuadée qu’il est véritablement un réfugié au sens de la Convention.

 

[17]           Aucune des parties n’a proposé que soit certifiée une question grave de portée générale, et aucune n’est certifiée.

 

ORDONNANCE

 

 

            LA COUR ORDONNE :

 

            La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑1891‑05

 

 

INTITULÉ :                                                   FATIH SONMEZ

                                                                        c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             WINNIPEG (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           le 19 octobre 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 25 OCTOBRE 2005

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Hafeez Khan                                                    POUR LE DEMANDEUR

 

Derwin Petri                                                     POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Hafeez Khan                                                    POUR LE DEMANDEUR

Davis & Associates Law Office

Winnipeg (Manitoba)

 

John H. Sims, c.r.                                             POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

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