Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200506


Dossier : IMM-1274-19

Référence : 2020 CF 597

Ottawa (Ontario), le 6 mai 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

EBEL FELIZNOR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Ebel Feliznor, demande le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugies (SAR) du 6 février 2019 qui a rejeté son appel de la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR). La SPR et la SAR ont conclu que le demandeur était exclu de la définition de réfugié et de personne à protéger en vertu de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] et de l’alinéa 1E de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 [Convention].

I.  Contexte

[2]  Le demandeur est citoyen d’Haïti. Il a fui Haïti, alléguant qu’il craint d’y retourner depuis que des individus armés ont tenté de s’approprier sa terre agricole et ses récoltes. En février 2011, le demandeur a quitté Haïti pour aller au Brésil, où il est demeuré pendant cinq ans et demi. Il a obtenu le statut de résident permanent au Brésil.

[3]  En août 2016, le demandeur a été menacé de mort par l’époux d’une femme qui l’a embrassé. Le frère de la femme avait vu la scène, et avait tout rapporté à son époux. Le demandeur raconte qu’il s’est caché chez des amis avant de quitter le Brésil pour les États-Unis, où il est arrivé le 5 janvier 2017. Le 17 août 2017, le demandeur a quitté les États-Unis pour le Canada, et il y a revendiqué le statut de réfugié le même jour. Le demandeur a allégué une crainte à l’égard du Brésil en raison des menaces de l’époux et de la persécution contre les Haïtiens et les personnes de race noire.

[4]  La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’il détenait le statut de résident permanent au Brésil. Ce statut lui conférait essentiellement les mêmes droits que ceux des ressortissants brésiliens et le demandeur n’avait pas démontré une possibilité sérieuse de persécution, ou une menace à sa vie, ou un risque de traitements ou peines cruels et inusités aux termes des articles 97 et 98 de la LIPR advenant son retour au Brésil.

[5]  Le demandeur s’est pourvu en appel à l’encontre de cette décision, mais la SAR a confirmé la décision.

II.  Question en litige et la norme de contrôle

[6]  La seule question en litige est : est-ce que la décision de la SAR est raisonnable? Cette question comprend les arguments du demandeur selon lesquels la SAR aurait mal compris son statut au Brésil, aurait accorder trop d’importance à des éléments de preuve qu’elle a déterminés minaient sa crédibilité et aurait mal appliqué les critères de persécution prévus par la Convention.

[7]  La norme de contrôle applicable à la question de savoir si les faits mènent à une exclusion en vertu des articles 1E de la Convention et 98 de la LIPR est celle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, 2010 CAF 118 au para 11 [Zeng]; Noel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1062 aux paras 14-15.

[8]  La décision récente de la Cour suprême dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] ne change pas cette conclusion. Dans les circonstances de l’affaire en l’instance, et considérant le paragraphe 144 de cette décision, il n’est pas nécessaire de demander aux parties de présenter leurs observations sur la norme de contrôle ou sur l’application de celle-ci. Comme dans l’arrêt de la Cour suprême Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 24 [Société canadienne des postes], l’application du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov en l’instance ne « résulte [en] aucune injustice, car la norme de contrôle applicable et le résultat auraient été les mêmes selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Dunsmuir ».

[9]  Pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et être justifiée à la lumière des contraintes juridiques et factuelles applicables : Vavilov au para 101; Société canadienne des postes aux paras 29-33. Il incombe à la partie qui conteste la décision de convaincre la Cour que « la lacune ou la déficience […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable » (Vavilov au para 100; Société canadienne des postes au para 33).

III.  Analyse

[10]  Le demandeur soutient que la SAR a erré dans son analyse des facteurs d’exclusion selon les articles 1E de la Convention et 98 de la LIPR en ne considérant pas le caractère conditionnel de son statut. Il ne nie pas avoir obtenu la résidence permanente au Brésil, mais affirme qu’elle est valide pour des intervalles de huit ans, et que la loi brésilienne indique qu’un résident permanent perd son statut après une absence de plus de deux ans du pays. C’est pourquoi le demandeur prétendait que sa résidence était conditionnelle devant la SPR et la SAR. La SAR n’a pas tenu compte de la preuve indiquant qu’un résident permanent doit résider au Brésil et faire les activités prescrites par les termes de son statut, et qu’un résident permanent doit avoir de bonnes raisons pour quitter le Brésil. La preuve objective dans le cartable national de documentation confirme que le statut de résident permanent est conditionnel.

[11]  Le demandeur ajoute que l’arrêt Zeng énonce que le tribunal qui détermine si la section E de l’article 1 de la Convention devrait s’appliquer à un cas précis doit soupeser différents facteurs pour conclure à l’exclusion. Dans le cas en l’instance, la SAR n’a pas soupesé ces facteurs.

[12]  De plus, le demandeur affirme avoir de bonnes raisons pour quitter le Brésil. Il n’a pas les mêmes droits que les brésiliens en raison des violations systématiques des droits fondamentaux des haïtiens et des personnes de race noire au Brésil. Il a affirmé à l’audience que les haïtiens sont chassés et tués au Brésil. La preuve objective confirme cette crainte, en particulier le Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les questions relatives aux minorités sur sa mission au Brésil (9 février 2016, Cartable national sur le Brésil) qui indique que suite à l’arrivée migratoire d’un nombre considérable d’haïtiens au Brésil, ces derniers ont été victimes d’attaques violentes perpétrées pour des motifs liés à la race et à la nationalité.

[13]  La SAR a accepté que la preuve démontre que le Brésil est un pays où le taux de violence est très élevé et où il y a des incidents de discrimination et de racisme. Par contre, en imposant au demandeur de démontrer que cela équivalait à une possibilité sérieuse de persécution, la SAR lui a imposé un fardeau de preuve trop lourd. La preuve objective démontre déjà que l’état brésilien est inefficace pour protéger ses propres citoyens afro-brésiliens. Il est impossible d’imaginer que l’état brésilien est plus efficace en ce qui concerne les haïtiens. En plus, la SAR a omis de noter que le demandeur avait indiqué dans ses formulaires qu’il fut menacé de mort par le mari de la femme qui l’a embrassé et qu’il fut confronté à la discrimination et au racisme au Brésil.

[14]  Sur la question de la crédibilité, le demandeur soutient que la SAR a mis trop d’emphase sur les problèmes mineurs dans sa preuve, en ignorant le fait qu’il a été menacé de mort. La SAR a affirmé la conclusion de la SPR voulant que les divergences entre le récit du demandeur dans ses formulaires et son témoignage aient miné sa crédibilité. La SAR n’a pas tenu compte de ses explications pour les différences mineures. De plus, la SAR a accordé trop d’importance au fait que le demandeur n’a pas demandé l’asile quand il était aux États-Unis.

[15]  En vue de l’accumulation des erreurs commises par la SAR, et compte tenu de la preuve du demandeur qu’il a fui le Brésil après une menace de mort et parce qu’il a été persécuté à cause de sa race et son origine, le demandeur affirme que la décision de la SAR est déraisonnable.

[16]  Je ne suis pas persuadé. Le demandeur a obtenu le statut de résident permanent au Brésil, et la SAR n’a pas erré dans l’évaluation de la preuve ou l’application de la loi sur cette question. Les conclusions de la SAR sont « fondée[s] sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et […] justifiée[s] au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes », comme il est requis par le cadre d’analyse de la norme de contrôle de la décision raisonnable énoncé dans l’arrêt Vavilov (Société canadienne des postes au para 2).

[17]  Le demandeur ne nie pas qu’au moment de l’audience devant la SPR, il détenait le statut de résident permanent au Brésil. Il soutient que ce statut est conditionnel, et qu’il ne possédait pas les mêmes droits que les ressortissants brésiliens parce qu’il y a de la discrimination et du racisme à l’encontre des ressortissants haïtiens. La SAR a rejeté ces arguments, avec raison.

[18]  L’exclusion prévue à l’article 1E de la Convention et l’article 98 de la LIPR doit s’apprécier à la date de l’audience devant la SPR (Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 274 au para 7; Zeng au para 28). La SAR a appliqué cette norme en l’instance. La SAR a évalué l’argument du demandeur selon lequel son statut est conditionnel et ne lui accorde pas les mêmes droits que ceux des citoyens brésiliens, en raison des conditions dans lesquelles les haïtiens vivent actuellement au Brésil. La SAR n’a pas erré en rejetant l’argument du demandeur; son analyse est bien fondée sur les faits et le droit :

Le fait qu’un résident permanent ait des obligations à respecter, telles que résider dans le pays et ne pas commettre de crimes, ne veut pas dire que son statut n’est pas permanent. Son statut lui a tout de même été octroyé pour une période indéterminée. L’appelant n’a pas besoin de se qualifier de nouveau pour pouvoir renouveler le statut de résident permanent, et la réémission de sa carte est automatique. 

[19]  La SAR a aussi conclu que la SPR n’a pas erré dans l’évaluation de la crédibilité du demandeur, et cette conclusion est bien fondée sur la preuve. La SAR a noté les divergences importantes entre le narratif du demandeur dans ses formulaires et celui qu’il a présenté dans son témoignage. Par exemple, il a allégué dans ses formulaires que les haïtiens sont chassés et tués au Brésil, mais il n’a pas exprimé cette crainte dans son témoignage. Il a raconté qu’il a vécu du racisme et de la discrimination au travail, mais il ne l’a pas mentionné dans ses formulaires.

[20]  En ce qui concerne la menace de mort, la SAR a noté que le demandeur a décrit la femme qui l’a embrassé comme une voisine dans ses formulaires, alors que dans son témoignage c’était une amie d’un de ses collègues de travail. La SAR a conclu qu’il y avait des incohérences importantes entre les faits relatés dans les formulaires et le témoignage du demandeur, qui nuisent à sa crédibilité. Le demandeur prétend que la SAR a mis trop d’emphase sur les points mineurs, en omettant de tenir compte du fait qu’il a subi une menace de mort.

[21]  Je ne suis pas persuadé. La demande d’asile du demandeur est fondée sur deux points principaux : la non-application des articles 1E de la Convention et 98 de la LIPR, et la menace de mort à cause de son interaction avec la femme. Le fait qu’il l’a décrite d’une façon incohérente n’est pas un point mineur. De plus, il faut souligner que l’appréciation de la preuve sur la question de la crédibilité mérite une grande retenue par une cour de révision (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319).

[22]  Quant à la preuve documentaire, la SAR a pris connaissance de la preuve, et a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle l’état brésilien est en mesure de protéger ses citoyens et ses résidents. Même s’il n’était pas nécessaire pour la SAR de traiter de cette question, étant donné la conclusion que le demandeur n’a pas la qualité de réfugié selon les articles 1E de la Convention et 98 de la LIPR (voir la discussion dans Celestin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 97), ce n’est pas déraisonnable en l’instance d’avoir fait cette analyse.

[23]  La SAR a conclu que la preuve démontre que le Brésil est un pays où le taux de violence est très élevé et où il y a régulièrement des incidents de discrimination et de racisme. La SAR a aussi noté les contradictions dans le témoignage du demandeur sur les problèmes qu’il a vécus au Brésil. La preuve indique que le système judiciaire est inefficace pour contrer la criminalité organisée et les trafiquants de drogue, mais ce problème n’affecte pas le demandeur. La SAR a noté que la preuve objective traite de discrimination envers les afro-brésiliens, et en particulier les personnes âgées de 15 à 29 ans. Compte tenu du fait que le demandeur est un haïtien de 40 ans, la SAR a conclu qu’il ne correspondait pas au profil décrit dans ce rapport.

[24]  En conclusion, je conviens que la décision de la SAR est raisonnable. Le demandeur n’a pas démontré une « lacune […] [qui] est suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable » (Vavilov au para 100; Société canadienne des postes au para 33).

[25]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-1274-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1274-19

INTITULÉ :

EBEL FELIZNOR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 OCTOBRE 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

LE 6 MAI 2020

COMPARUTIONS :

Me Mohamed Diaré

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Isabelle Brochu

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Diaré Avocat

Avocat

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.