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Date : 20200514


Dossier : IMM-2387-19

Référence : 2020 CF 619

Ottawa (Ontario), le 14 mai 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

ED ST-SULNE

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision du 21 mars de la Section de la protection des réfugiés (SPR). La SPR a conclu que le demandeur, Ed St-Sulne, n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention relative au statut des réfugiés (Convention) ni celle de personne à protéger tel que défini aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2]  Le demandeur a travaillé pour la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH). Ce travail l’a amené à se déplacer en région, mais il passait beaucoup de temps chez son frère à Port-au-Prince. La maison de son frère s’est fait cambrioler en 2015 et en 2017, et des articles ont été volés. Peu de temps après le deuxième cambriolage, la maison voisine a fait l’objet d’une introduction par effraction pendant laquelle un homme a perdu la vie. Le frère du demandeur a aussi fait l’objet de menaces d’atteinte à sa vie par M. Trouillot, un homme d’affaires puissant qu’il a dénoncé pour corruption.

[3]  Le demandeur a quitté Haïti le 3 juillet 2017 pour les États-Unis pour y rejoindre son frère. Il s’y est rendu avec la femme et les deux enfants de ce dernier. Le 12 septembre 2017, le demandeur est entré au Canada et a fait une demande d’asile.

[4]  La SPR a rejeté sa demande d’asile. La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas démontré un lien entre les risques qu’il craint et un des cinq motifs prévus dans la Convention. De plus, la SPR n’a pas accepté que le demandeur serait personnellement exposé à un risque prospectif advenant son retour en Haïti. Les deux vols commis chez son frère n’étaient pas liés à son statut socio-économique, et il n’a pas établi un lien entre les menaces contre son frère et les introductions par effraction. La SPR a noté d’autres lacunes minant la crédibilité du demandeur, incluant le fait qu’il était titulaire d’un visa américain de touriste et qu’il s’y était rendu en visite en 2016, avant de retourner en Haïti. La SPR a rejeté sa demande d’asile. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

[5]  Il y a une seule question en litige : est-ce que la décision de la SPR est raisonnable? Cette question inclus les deux arguments principaux du demandeur : (a) le tribunal a-t-il erré dans son évaluation de l’origine du risque et du profil particulier du demandeur; et (b) le tribunal a-t-il erré en évacuant la preuve déposée par le demandeur?

[6]  La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Galeas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 667 aux paras 37‑38). La décision récente de la Cour suprême dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] ne change pas cette conclusion. Dans les circonstances de l’affaire en l’instance, et considérant le paragraphe 144 de cette décision, il n’est pas nécessaire de demander aux parties de présenter leurs observations sur la norme de contrôle ou sur l’application de celle-ci. Comme dans l’arrêt de la Cour suprême Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 24, l’application du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov en l’instance ne « résulte [en] aucune injustice, car la norme de contrôle applicable et le résultat auraient été les mêmes selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Dunsmuir ».

[7]  Dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme déférente de la raisonnabilité, il s’agit notamment de déterminer si le processus et la décision indiquent que le décideur a réellement « analysé » la preuve, en appliquant le critère juridique approprié, et que l’analyse dans la décision « est fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique » (Vavilov au para 102).

[8]  Le demandeur a admis ne pas avoir subi de menaces directes. Sa demande d’asile est plutôt liée à sa crainte d’être ciblé par des criminels à cause de son statut socio-économique et au fait que lui et sa famille se sentent plus à risque parce qu’ils ont travaillé pour des organisations humanitaires internationales. Il prétend aussi que ces risques sont distincts de ceux qui affectent le reste de la population d’Haïti.

[9]  Le demandeur prétend que la SPR a erré en limitant l’analyse de ses risques à son travail pour le MINUSTAH, et en ignorant la totalité de son profil. Je ne suis pas d’accord. La décision de la SPR traite des risques allégués compte tenu de la preuve soumise, et l’analyse est transparente et intelligible, comme requis la norme de la décision raisonnable (Vavilov au para 99).

[10]  La SPR a noté que « le principal risque invoqué est celui d’être pris pour cible par des criminels en Haïti » (au para 17). La SPR a fait l’analyse de ce risque selon les prétentions du demandeur, en examinant son statut d’employé de la MINUSTAH, les vols commis au domicile de son frère, ainsi que le meurtre d’un voisin. La SPR a noté qu’en « l’absence de persécution ciblée, […] l’allégation selon laquelle [le demandeur] serait personnellement exposé à une menace prospective à sa vie, est indirecte et désuète et que, plus de quatre ans après les événements, elle repose sur des hypothèse » (au para 38).

[11]  Le demandeur prétend que la SPR a erré dans son évaluation de la preuve, et en particulier en évacuant le témoignage du frère du demandeur en ce qui concerne le risque qu’ils ont encouru à cause des menaces de M. Trouillot. Qui plus est, la SPR a erré en concluant que les lettres d’appui soumises par le demandeur manquent de crédibilité parce qu’elles ne réfèrent pas aux menaces de M. Trouillot ou au meurtre du voisin du frère. Le demandeur soutient qu’il y a une présomption que son témoignage est véridique, et il n’est pas raisonnable de ne pas accorder de poids aux lettres à cause de ce qu’elles ne disent pas, au lieu de les évaluer pour leur contenu.

[12]  Je ne suis pas persuadé. L’évaluation de la crédibilité et de la preuve en général est au cœur du mandat et de l’expertise de la SPR : voir Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319.

[13]  Bien que je ne souscrive pas à tous les commentaires formulés par la SPR à l’égard de la preuve, cela ne rend pas, en soi, la décision déraisonnable. La question clé à savoir ce qui rend une décision déraisonnable dans un contrôle judiciaire a été résumée dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 101 :

[101]  Qu’est‑ce qui rend une décision déraisonnable? Il nous semble utile ici, d’un point de vue conceptuel, de nous arrêter à deux catégories de lacunes fondamentales. La première est le manque de logique interne du raisonnement. La seconde se présente dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision. Il n’est toutefois pas nécessaire que les cours de révision déterminent si les problèmes qui rendent la décision déraisonnable appartiennent à l’une ou à l’autre catégorie. Ces désignations offrent plutôt un moyen pratique d’analyser les types de questions qui peuvent révéler qu’une décision est déraisonnable.

[14]  Comme je l’ai expliqué dans Oladihinde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1246 au paragraphe 16 :

[16]  En d’autres termes, dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme déférente de la raisonnabilité, il s’agit notamment de déterminer si le processus et la décision indiquent que le décideur a réellement « analysé » la preuve, en appliquant le critère juridique approprié. La norme ne commande pas la perfection. Il faut se rappeler que le législateur a confié à l’agent la tâche de réaliser une enquête initiale sur les faits. Il faut faire preuve d’une certaine retenue à l’égard d’un décideur, particulièrement dans un contexte où l’enquête est principalement factuelle et qu’elle relève du champ d’expertise du décideur, lorsqu’une plus grande exposition aux subtilités de la preuve ou une meilleure connaissance du contexte des politiques peut procurer un avantage. Si le raisonnement du décideur peut être compris, et s’il démontre que ce type d’analyse a eu lieu, la décision sera généralement jugée raisonnable : voir Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431.

[15]  C’est exactement ce que la SPR a fait en l’instance. Il n’est pas déraisonnable que la SPR évalue le témoignage, ainsi que les lettres, dans le contexte global de la preuve qui lui a été soumise. Le fait que les lettres ne font aucune référence aux faits au cœur de la crainte du demandeur est pertinent, et en l’absence de preuve établissant un lien entre les menaces ou le meurtre du voisin et le demandeur dans les lettres, il n’est pas déraisonnable pour la SPR de leur accorder peu de poids. Le cas en l’espèce n’est pas semblable à la situation traitée dans l’affaire Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 49, parce que les lettres ne corroborent pas l’essentiel de demande d’asile par le demandeur.

[16]  De surcroît, il n’est pas erroné pour la SPR de tenir compte des omissions dans les déclarations du demandeur, soit à la frontière ou dans les formulaires qu’il a remplis. Ce sont des omissions de détails qui sont centraux à la demande d’asile. La loi est claire : les contradictions et les omissions dans la preuve d’un demandeur d’asile peuvent raisonnablement mener à des conclusions défavorables sur la crédibilité, si elles sont importantes et pas accessoires à la demande d’asile (voir Avrelus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 357 au para 14; et Pooya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1019 au para 18).

[17]  Le fardeau de la preuve incombe au demandeur, et l’obligation de divulgation est un aspect primordial du système d’immigration. Dans Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 169, la Cour d’appel fédérale a décrit l’obligation de franchise du demandeur comme un « principe prépondérant de la [LIPR] [...] » (au para 17).

[18]  Finalement, il est raisonnable pour la SPR de tenir compte du comportement du demandeur, incluant le fait qu’il était titulaire d’un visa américain de touriste et qu’il s’y est rendu en avril 2016, soit après les évènements qu’il prétend être à la base de sa demande. De plus, la SPR a noté que le frère du demandeur a quitté Haïti en avril 2017 parce qu’il a conclu que sa vie était menacée, mais le demandeur est demeuré dans la même maison que l’épouse et les enfants de son frère jusqu’à leur départ du pays en juillet 2017. La SPR a eu raison de conclure que ce comportement est incompatible avec la menace à laquelle le demandeur prétend qu’il était exposé, et que cela a encore miné la crédibilité du demandeur.

[19]  La SPR a démontré avoir traité de la preuve, compte tenu des allégations du demandeur et des circonstances de la demande. Suite à cette analyse, la SPR a conclu que le demandeur n’a pas la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

[20]  En somme, ce n’est pas le rôle de la cour de révision de faire sa propre évaluation de la preuve : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339; Vavilov au para 125. Je conviens que, dans l’affaire en l’instance, la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujettie » (Vavilov au para 85).

[21]  Il n’y a pas lieu d’écarter la décision de la SPR. Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[22]  Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-2387-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2387-19

INTITULÉ :

ED ST-SULNE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

13 NOVEMBRE 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

LE 14 MAI 2020

COMPARUTIONS :

Me Stewart Istvanffy

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Chantal Chatmajian

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Istvanffy et al

Avocats

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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