Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20050725

Dossier : T-1599-04

Référence : 2005 CF 1027

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE de MONTIGNY

ENTRE :

LE MINISTRE DE L'AGRICULTURE, DE L'ALIMENTATION ET DE LA REVITALISATION RURALE DE LA SASKATCHEWAN, LE SASKATCHEWAN AGRI-FOOD COUNCIL, LE SASKATCHEWAN EGG PRODUCERS, COLBORN FARMS LTD., AMBERLEA FARM LTD. et SLOBOSHAN FARMS LTD.

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

LE EGG PRODUCERS OF NEWFOUNDLAND AND LABRADOR,

LE EGG PRODUCERS OF PRINCEEDWARD ISLAND,

LE NOVA SCOTIA EGG PRODUCERS,

LE NEW BRUNSWICKEGG PRODUCERS,

LA FÉDÉRATION DES PRODUCTEURS D'oeUFS DE CONSOMMATION DU QUÉBEC,

LE ONTARIOEGG PRODUCERS,

LE MANITOBAEGG PRODUCERS,

LE ALBERTA EGG PRODUCERS BOARD,

LE NORTHWEST TERRITORIESEGG PRODUCERS' BOARD,

LE BRITISH COLUMBIA EGG MARKETING BOARD

défendeurs

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

[1]                Le Egg Producers of Newfoundland and Labrador, le Egg Producers of Prince Edward Island, le Nova Scotia Egg Producers et le New Brunswick Egg Producers (les offices des provinces de l'Atlantique) demandent à la Cour de prononcer une ordonnance radiant la demande de contrôle judiciaire du 30 août 2004, conformément à l'article 221 des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106. Elles sont appuyées par le Ontario Egg Producers et la Fédération des producteurs d'oeufs de consommation du Québec; toutes deux ont déposé des observations écrites, et elles étaient représentées à l'audition de la présente requête. Le procureur général du Canada était aussi représenté, mais il n'a adopté aucune position concernant la présente requête.

[2]                Le 30 juillet 2004, l'Office canadien de commercialisation des oeufs (l'OCCO) a décidé d'apporter des modifications au Règlement de 1986 de l'Office canadien de commercialisation des oeufs sur le contingentement, et d'établir un contingent de commercialisation des oeufs pour la période allant du 1er août 2004 au 25 décembre 2004; cette décision est contestée. Les demandeurs sollicitent une ordonnance annulant la décision de l'OCCO et des mesures de réparation sous forme d'injonctions prohibitives et d'injonctions mandatoires.

Les faits

[3]                La production et la commercialisation des oeufs au Canada sont encadrées par un ensemble coordonné de lois et règlements provinciaux et fédéraux. Ce système coordonné a pour origine l'entente fédérale-provinciale sur les oeufs initialement conclue en 1972, et révisée en 1976.

[4]                Les signataires de l'entente fédérale-provinciale de 1976 sont le ministre fédéral de l'Agriculture, les ministres de l'Agriculture de toutes les provinces, le Conseil, les commissions de surveillance agricole de toutes les provinces et les offices de commercialisation des oeufs de toutes les provinces. Cette entente avait pour objet, comme il était déclaré dans le préambule, d'assurer la commercialisation ordonnée des oeufs, un juste revenu aux producteurs, un approvisionnement fiable en produits de haute qualité aux consommateurs, et la coopération et la coordination entre les offices provinciaux et l'OCCO.

[5]                L'entente fédérale-provinciale envisage un système de gestion des approvisionnements coordonné respectant la répartition de la compétence constitutionnelle entre les gouvernements fédéral et provinciaux relative à la production et à la commercialisation des produits agricoles. La constitutionnalité de ce système a été confirmée par la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la Loi sur l'organisation du marché des produits agricoles, [1978] 2 R.C.S. 1198 (portant sur la loi révisée de 1970) et dans l'arrêt Fédération des producteurs de volailles du Québec c. Pelland, [2005] A.C.S. no 19.

[6]                L'OCCO est une personne morale constituée en 1972 par la Proclamation visant l'Office canadien de commercialisation des oeufs, DORS/73-1, qui était autorisée par la Loi sur les offices des produits agricoles, L.R.C. 1985, ch. F-4 ; ce texte envisageait la création d'organismes nationaux semblables et la délégation de pouvoirs à ceux-ci.

[7]                L'OCCO est un organisme multilatéral composé de membres nommés par les 11 offices de commercialisation des oeufs des provinces et des territoires (représentant les producteurs d'oeufs) et par trois organismes d'intervenants en aval (représentant les transformateurs, les couvoirs et les consommateurs). Les membres de l'OCCO agissent collectivement à titre de conseil d'administration de l'OCCO et ils supervisent la politique et l'orientation stratégiques globales de cet organisme.

[8]                L'OCCO n'est pas le mandataire de la Couronne fédérale et il est tenu de remplir ses fonctions sans financement du législateur fédéral, sauf quelques fonds de démarrage. Les activités de l'OCCO sont soumises à la surveillance relative à l'intérêt public exercée par le Conseil, une institution du gouvernement fédéral composée de membres nommés par le gouverneur en conseil. Plus précisément, le Conseil doit approuver les modifications proposées par l'OCCO du Réglement sur le contingentementou l'Ordonnance sur les redevances à payeravant qu'elle puissent être adoptées.

[9]                Une des fonctions clés de l'OCCO, soumises à la surveillance du Conseil, est la mise en oeuvre d'un système de contingentement relatif à la commercialisation des oeufs. L'annexe à la Proclamation énonce les contingentements de base pour 1973 pour chaque province signataire; l'entente fédérale-provinciale, la Loi sur les offices des produits agricoles et la Proclamation envisagent aussi un cadre d'ajustement ultérieur des contingents.

[10]            Outre l'institution et le maintien d'un système de contigents sur le plan fédéral, l'OCCO administre le Programme de produits industriels. Ce programme vise à faire en sorte que les producteurs soient en mesure de recevoir le prix du producteur, peu importe que leurs contingents attribués par les autorités fédérales ou provinciales soient vendus dans le marché des oeufs stable ou dans le marché des oeufs industriel. Le financement du Programme de produits industriels est assuré par des redevances exigées des producteurs par les commissions provinciales.

[11]            Dans leur demande de contrôle judiciaire de l'ordonnance émise par l'OCCO le 30 juillet 2004, couvrant la période allant du 1er août 2004 au 25 décembre 2004, les demandeurs (contre qui la présente requête est présentée) prétendent que l'OCCO a émis son ordonnance sur les contingents sans prendre en compte les critères énoncés dans la Loi sur les offices des produits agricoles et dans la Proclamation visant l'Office canadien de commercialisation des oeufs. Il n'est pas nécessaire d'examiner plus en détail la demande de contrôle judiciaire afin de statuer sur la présente requête.

[12]            Avant de se pencher sur les arguments des parties, il est utile de signaler que, le 16 décembre 2004, l'OCCO a adopté le contingentement de 2005, qui a remplacé celui de 2004 qui, comme cela a été signalé plus haut, a expiré le 25 décembre 2004. Comme cela fut le cas pour les contingentements de 2004, celui de 2005 a été approuvé au préalable par le Conseil. Le 14 janvier 2005, les demandeurs ont présenté une demande de contrôle judiciaire (dossier

T-65-05) visant la décision du 16 décembre 2004 de l'OCCO. Il semble que les mesures réparatrices demandées et les motifs invoqués dans cette cause et dans la présente cause soient pour ainsi dire identiques.

La question en litige

[13]            La présente requête soulève la question suivante : la Cour doit-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et radier la demande de contrôle judiciaire en cause, aux motifs que :

a) La question est théorique;

b) Les agissements des demandeurs ont abouti à des retards;

c) La Loi prévoit d'autres mesures réparatrices?

Analyse

A) La caractère théorique de la demande

[14]            Le droit est bien fixé : une requête en radiation d'une demande doit satisfaire à des critères très stricts. Cette mesure, qui est la plus extrême, n'est justifiée que dans les cas exceptionnels et elle n'est pas accordée à la légère. Elle n'est indiquée et elle n'est accordée que dans les cas les plus évidents; de manière générale, la bonne manière de contester un avis de demande introductif d'instance que le défendeur estime être sans fondement est de comparaître et de plaider lors de l'audition de la demande même plutôt que de présenter une requête en radiation. Comme l'a dit la Cour d'appel fédéral dans l'arrêt David Bull Laboratories (Can.) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.F.) (QL), ce n'est que dans les rares cas où l'avis de requête est « manifestement irrégulier au point de n'avoir aucune chance d'être accueilli » que la Cour exerce sa compétence et le rejette sommairement.

[15]            Il est aussi utile de signaler que c'est à la partie qui affirme qu'une question est théorique qu'il incombe de l'établir : Morin c. Canada, 2001 CFPI 1430 (1re inst.) (QL).

[16]            Il y a eu des cas où la Cour a radié une demande de contrôle judiciaire lorsque la question en litige était devenue théorique et lorsque la demande ne présentait, au vu du dossier, aucune base justifiant son intervention. Par exemple, dans l'affaire Labbé c. Létourneau, [1997] A.C.F. no 369 (1re inst.) (QL), le juge MacKay a étudié une requête en radiation d'une demande de contrôle judiciaire dans laquelle il était demandé d'interdire à la Commission d'enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie de citer à témoigner Labbé avant l'entière communication de certains renseignements reçus par la Commission. Après le dépôt de la demande de contrôle judiciaire, mais avant l'audition de l'affaire, Labbé a témoigné devant la Commission. Le juge MacKay a conclu que la demande était devenue théorique avec la comparution de Labbé devant la Commission et il accueilli la requête en radiation de la demande.

[17]            De même, dans l'affaire Fogal c. Canada, [1999] A.C.F. no 788 (1re inst.) (QL), le juge McKeown a accueilli une requête en rejet d'une demande de contrôle judiciaire, dans laquelle il était sollicité un jugement déclaratoire concernant l'exécution, la ratification et la mise en oeuvre par le Canada de l'Accord multilatéral sur l'investissement, au motif qu'elle était devenue théorique. À la suite du dépôt de la demande, les négociations concernant l'accord ont pris fin sans qu'un accord ait été conclu et le juge McKeown a statué que la demande de contrôle judiciaire était devenue théorique et qu'il n'aurait pas été indiqué de la part de la Cour d'exercer son pouvoir discrétionnaire et d'entendre la cause. Voir aussi : Narvey c. McNamara, [1997] A.C.F. no 1330 (1re inst.) (QL); G.A. c. Alberta(Director of Child Welfare), [2002] A.J. no 257 (B.R. Alb.) (QL).

[18]            En ce qui concerne la doctrine du caractère théorique, l'arrêt de principe est Borowski c. Canada (P.G.), [1989] 1 R.C.S. 342, dans lequel la Cour suprême du Canada a rejeté un pourvoi au motif que le texte de loi contesté par l'appellant avait été déclaré inconstitutionnel dans un autre arrêt de la Cour suprême avant l'audition du pourvoi. Après avoir posé que la doctrine du caractère théorique ne constitue qu'un exemple du principe général selon lequel le tribunal peut s'abstenir de se prononcer sur une cause qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite, le juge Sopinka a avalisé la démarche à suivre, qui comporte une analyse en deux temps, pour déterminer si le litige est théorique. En premier lieu, il faut se demander si le différend concret et tangible entre les parties existe toujours. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est négative et que l'affaire est par conséquent théorique, le tribunal décide s'il doit néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire.

[19]            La Cour suprême a cerné trois critères pertinents quant à l'exercise de son pouvoir discrétionnaire au deuxième temps de l'analyse, à savoir : la présence d'un contexte contradictoire, l'économie des ressources judiciaires, et la nécessité pour les tribunaux d'être conscients de leur fonction juridictionnelle dans notre structure politique. Les observations faites par la Cour suprême relativement au deuxième critère (au paragraphe 36) méritent que l'on s'y arrête :

[...] il peut être justifié de consacrer des ressources judiciaires à des causes théoriques qui sont de nature répétitive et de courte durée. Pour garantir que sera soumise aux tribunaux une question importante qui, prise isolément, pourrait échapper à l'examen judiciaire, on peut décider de ne pas appliquer strictement la doctrine du caractère théorique. [...] Le simple fait, cependant, que la même question puisse se présenter de nouveau, et même fréquemment, ne justifie pas à lui seul l'audition de l'appel s'il est devenu théorique. Il est préférable d'attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu'il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d'être résolu.

[20]            S'appuyant sur cette analyse en deux temps, les offices des provinces de l'Atlantique soutiennent que la présente demande est manifestement théorique et qu'elle doit être radiée parce que le contingentement de 2004 a expiré et qu'il a été remplacé par celui de 2005. Ils soutiennent aussi que la présente cause ne justifie pas l'exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire d'autoriser que suive son cours la contestation des demandeurs qui est devenue théorique, vu les agissements dilatoires répétés des demandeurs et le préjudice grave qui a été ainsi causé aux offices provinciaux défendeurs. Enfin, elles maintiennent que la radiation de la demande relative au contingentement de 2004 ne portera pas préjudice aux demandeurs puisque leur contestation des contingents de 2005 vise l'obtention des mêmes mesures réparatrices et soulève les mêmes questions que la contestation du contingentement de 2004 expiré.

[21]            Par contre, les demandeurs sont d'avis qu'il y a toujours un différend concret et tangible entre les parties malgré l'expiration du Règlement sur le contingentement de 2004 le 25 décembre 2004. S'appuyant sur l'affidavit de M. Michael Katz, directeur général de la Egg Producers, ils prétendent que le litige qui est au coeur de la présente demande existe depuis 1999, et existe toujours comme le prouve la présentation d'une demande semblable relative au contingentement de 2005. Ils soutiennent aussi que le Règlement sur le contingentement de 2004 continuera de determiner les règlements de contingentement ultérieurs.

[22]            En ce qui concerne le deuxième temps de l'analyse consacrée par l'arrêt Borowski, précité, les demandeurs s'appuient sur un certain nombre d'arrêts pour conclure que la Cour doit se prononcer sur les questions qui sont au coeur de la présente demande, même si elles étaient qualifiées de théoriques. Non seulement le contexte contradictoire est manifestement présent puisque les parties ont toujours un différend au sujet des contingentements pour les mêmes motifs que ceux dont il a été fait état dans la demande de contrôle judiciaire, mais c'est aussi une question de politique générale d'intervention judiciaire : la courte durée du règlement en cause milite en faveur de l'exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire d'entendre la cause.

[23]            Appliquant l'analyse en deux temps élaborée dans l'arrêt Borowski, précité, la Cour doit d'abord déterminer s'il reste toujours un litige véritable entre les parties qui peut être réglé si elle statue sur la demande de contrôle judiciaire en cause. Puisque le contingentement de 2004 a expiré et puisqu'il a été remplacé par celui de 2005, la raison d'être de la demande a disparu. Selon l'article 302 des Règles de la Cour fédérale (1998), la demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée; pour ce motif, la demande ne peut être transformée en une contestation généralisée de l'ensemble des contingentements adoptés par l'OCCO, ou de plusieurs d'entre eux.

[24]            Cependant, cela ne clôt pas le débat. Même si la présente demande est théorique au sens strict du terme, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de l'entendre quand même si les autres éléments de l'analyse sont présents. Autrement dit, la Cour doit déterminer s'il reste un litige véritable, s'il y a des circonstances spéciales qui justifient d'y consacrer des ressources judiciaires rares afin de le régler, et enfin si l'affaire justifie l'intervention de la Cour, au regard du rôle juridictionnel qui lui est dévolu par notre cadre constitutionnel.

[25]            En l'espèce, il n'y a aucun doute qu'il reste un litige véritable et un débat contradictoire entre les parties. Comme on peut le constater à la lecture de l'affidavit de M. Michael Katz, directeur de la Saskatchewan Egg Producers, le litige qui est au coeur de la demande existe depuis 1999. Les demandeurs n'ont pas cessé de soutenir que l'OCCO, lorsqu'elle a établi les contingentements, n'a pas tenu compte des critères indiqués imposés par le paragraphe 23(2) de la Loi sur les offices des produits agricoles, par le paragraphe 4(1) de la Partie II de la Proclamation visant l'Office canadien de commercialisation des oeufs et par le paragraphe 4(1) de l'annexe B à l'entente fédérale-provinciale. Elément plus important encore, la question en litige n'a pas disparu avec l'expiration du contingentement de 2004. En effet, les demandeurs ont présenté une demande semblable relativement au règlement sur le contingentement de l'OCCO pour 2005. L'expiration du règlement de l'OCCO pour 2004 n'a donc pas mis fin automatiquement au litige.

[26]            La Cour doit aussi garder à l'esprit le deuxième fondement de la doctrine du caractère théorique, c'est-à-dire l'économie des ressources judiciaires. Comme l'a dit le juge Sopinka dans l'arrêt Borowski, « [...] dans les cas où la décision de la cour aura des effets concrets sur les droits des parties même si elle ne résout pas le litige qui a donné naissance à l'action » (précité, paragraphe 35), les ressources judiciaires seront bien utilisées même si l'affaire est devenue théorique. Tel est le cas en l'espèce. Il appert de l'affidavit de M. Katz (et cela n'est pas contesté par les défendeurs) que le règlement sur le contingentement de 2004 continuera à avoir une incidence sur les règlements de contingentement ultérieurs. Puisque l'on a eu recours à la « part du marché » (un critère inapproprié, selon les demandeurs ) pour déterminer le contingement de 2004, et que l'on y aura recours pour déterminer les contingements ultérieurs, l'incidence du règlement sur le contingentement de 2004 se perpétue dans les règlements ultérieurs.

[27]            Pour décider s'il est justifié de consacrer des ressources judiciaires limitées à une cause particulière, un facteur d'importance égale est l'existence d'une question de grande importance pour le public, dont le règlement servirait l'intérêt public. Comme l'a formulé le juge Sopinka dans l'arrêt Borowski, « [i]l faut mettre en balance la dépense de ressources judiciaires et le coût social de l'incertitude du droit » (précité, au paragraphe 37). La demande de contrôle judiciaire en cause satisfait manifestement à cette exigence. Le règlement du différend opposant les demandeurs et les défendeurs aura manifestement des répercussions non seulement pour les producteurs et tous ceux qui interviennent dans la commercialisation des oeufs, mais aussi pour les consommateurs canadiens en général. En outre, comme l'ont allégué les défendeurs eux-mêmes, ce conflit et les relations tendues entre les parties ne constituent pas l'environnement le plus propice aux négociations et à la conclusion d'une nouvelle entente fédérale-provinciale sur les oeufs. Pourtant, il semble y avoir un consensus parmi tous les signataires : l'entente actuelle est dépassée et elle doit être impérativement modifiée afin de donner une base solide à l'industrie, tant sur le plan juridique qu'opérationnel.

[28]            Il y a un autre facteur, encore plus important, qui justifie nettement l'exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire d'entendre la demande de contrôle judiciaire. Considérant la courte durée du règlement contesté, si la Cour devait conclure que la question est devenue hypothétique ou théorique immédiatement à son expiration, cela aurait concrètement pour effet d'immuniser l'OCCO de tous les contrôles judiciaires visant ses règlements. En fin de compte, cela encouragerait les offices et les organismes quasi judiciaires à adopter des règlements qui ne seraient en vigueur que pour de courtes durées afin de contourner la surveillance des autorités judiciaires. Comme l'a affirmé la Cour suprême dans l'arrêt Borowski, précité, au paragraphe 36, cela est un facteur de poids, sous l'angle de la politique générale d'intervention judiciaire, qui milite en faveur de l'exercice, par la Cour, de son pouvoir discrétionnaire d'entendre la cause, surtout dans une cause comme celle-ci où il est probable que les règlements ultérieurs auront expiré avant que le différend soit réglé judiciairement (voir l'affaire analogue Harrison Hot Springs (Village) c. Kamenka (c.o.b. World Endurance Sport), [2004] B.C.J. no 1251

(C.A.C.-B.) (QL).

[29]            Enfin, dans son examen quant à savoir s'il serait indiqué d'avoir recours à son pouvoir discrétionnaire et d'entendre la demande de contrôle judiciaire, la Cour doit garder à l'esprit que son rôle est de statuer sur des différends et qu'elle doit s'efforcer de pas paraître s'immiscer dans le rôle du législateur. Dans le contexte de la présente demande, il est facilement satisfait à ce critère parce que la Cour exercerait le rôle qui est au coeur même de sa compétence : s'assurer qu'un organisme créé par une loi agisse dans le cadre de la loi et des pouvoirs qu'elle lui confère. En se penchant sur la question de savoir si l'OCCO a recours aux critères indiqués pour faire des règlements de contingentement, la Cour remplirait manifestement une fonction judiciaire et elle ne s'immiscerait pas dans les décisions légitimes en matière de politique.

[30]            Je suis conforté dans ma conclusion par les décisions de mes confrères rendues dans deux affaires récentes et très semblables : Radil Bros. Fishing Co c. Canada, [2003] A.C.F. no 106 (1re inst.) (QL); Nunavut Territory c. Canada, [2005] A.C.F. no 423 (1re inst.) (QL). Dans ces deux affaires, les décisions contestées avaient expiré, elles avaient été de courte durée et elles avaient des répercussions pour l'avenir. Le protonotaire Hargrave dans la première affaire et le juge Gibson dans la deuxième ont suivi l'analyse en deux temps élaborée dans l'arrêt Borowski, précité, et ils ont conclu qu'il restait un litige véritable et que la doctrine du caractère théorique n'était pas applicable.

[31]            Pour tous ces motifs, je suis d'avis que les défendeurs ne sont pas parvenus à établir que la demande de contrôle judiciaire déposée par les demandeurs est théorique, malgré le fait que le contingentement de 2004 est maintenant expiré. J'ai reconnu que, par le passé, la Cour a radié un certain nombre de demandes de contrôle judiciaire au motif qu'elles étaient devenues théoriques : voir, par exemple, Labbé c. Létourneau, [1997] A.C.F. no 369 (1re inst.) (QL); Fogal c. Canada, [1999] A.C.F. no 788 (1re inst.) (QL); Narvey c. McNamara, [1997] A.C.F. no 1330. J'ai étudié ces décisions attentivement, mais je suis d'avis que les faits sont différents. Dans aucune de ces affaires nous ne trouvons un litige encore actuel, né plusieurs années auparavant et n'ayant pas été réglé, relatif à un règlement de courte durée d'application, mais ayant des répercussions évidentes pour l'avenir.

B) Les retards

[32]            Les défendeurs ont aussi soutenu énergiquement que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée en raison du comportement dilatoire des demandeurs. Par exemple, les défendeurs ont signalé que les demandeurs ont, par erreur, constitué l'OCCO comme partie au lieu de désigner les parties concernées, et qu'ils ont ensuite attendu six mois pour présenter une requête afin de corriger cette erreur. Par contre, les demandeurs rétorquent que la plupart des retards peuvent être expliqués de manière satisfaisante. Premièrement, l'avocat des demandeurs a été nommé à la magistrature en octobre 2004; ils ont donc dû retenir les services d'un nouvel avocat. Ils prétendent aussi que les défendeurs, en présentant la présente requête, ont eux-mêmes contribué aux retards.

[33]            La demande de contrôle judiciaire constitue évidemment une procédure sommaire, comme l'indiquent les courts délais prévus par l'article 301 des Règles de la Cour fédérale (1998) applicables aux différentes étapes procédurales qui doivent être effectuées avant qu'elle puisse être entendue. Si la Cour dispose sans aucun doute de la compétence implicite pour décider de sa propre procédure et pour faire en sorte que ses ressources soient employées de manière optimale, je suis d'avis que, en l'espèce, une mesure aussi radicale que le rejet de la demande de contrôle judiciaire n'est pas justifiée.

[34]            Je suis d'avis que les demandeurs ont été loins d'être diligents pour mettre en état leur demande de contrôle judiciaire, et qu'ils ont enfreint les règles relatives aux délais plus d'une fois; cependant, je ne suis pas disposé à radier leur demande. Ils n'ont pas cessé de montrer un intérêt réel pour la poursuite de l'instance et ils ont d'ailleurs présenté une autre demande de contrôle judiciaire relativement au contingentement de 2005. Radier la présente demande ne servirait pas l'intérêt supérieur de la justice, parce qu'il y a un litige véritable qui doit être réglé.

[35]            Dans les circonstances, la meilleure solution consiste à réunir les deux instances (c'est-à-dire les demandes de contrôle judiciaire relatives à 2004 et à 2005), conformément à l'article 105. Vu les questions de droit et de fait communes, les mêmes parties, les preuves de même teneur et la probabilité que l'issue d'une cause déterminera celle de l'autre, il convient que les deux demandes soient entendues ensemble; c'est la façon la plus efficace, tant pour les parties que pour la Cour, de régler de la manière la plus efficace et la plus rapide ce différend.

[36]            Je suis aussi conscient du fait que ces instances n'ont que trop duré et de la nécessité d'y mettre un terme aussi rapidement que possible, dans l'intérêt des parties elles-mêmes. Il est à espérer que le règlement de ce différend permettra à tous les intéressés d'y voir plus clair et contribuera à créer un environnement propice à la conclusion d'une nouvelle entente fédérale-provinciale. Les deux parties ayant exprimé le désir que la demande soit entendue à l'automne, je vais donc leur demander de proposer un échéancier des autres étapes procédurales qui vise à la tenue d'une audience commune pour les deux demandes (T-1599-04 et T-65-05) au plus tard en novembre.

C) Mesures réparatrices subsidiaires

[37]            Avant de me prononcer sur la présente requête, je dois me pencher sur un dernier argument. Il a été soutenu que les demandeurs auraient dû suivre la procédure de plainte prévue par les alinéas 7(1)d) et f) de la Loi sur les offices des produits agricoles avant de présenter une demande de contrôle judiciaire. Ces dispositions prévoient essentiellement que le Conseil national des produits agricoles examine les projets d'ordonnances et de règlements des offices comme l'OCCO et les approuve lorsqu'il est convaincu qu'ils sont nécessaires à l'exécution du plan de commercialisation ou du plan de promotion. Le Conseil procède aussi aux enquêtes et prend les mesures qu'il estime appropriées relativement aux plaintes qu'il reçoit « en ce qui a trait à l'activité d'un office -- des personnes directement touchées par celle-ci » . Une observation qui touche de près cet argument est que c'est la décision du Conseil qui aurait dû être contestée par une demande de contrôle judiciaire, et non pas le règlement adopté par l'OCCO.

[38]            Nul doute que la Cour n'annule pas habituellement les décisions d'un organisme fédéral tant que le demandeur n'a pas épuisé toutes ses autres voies de recours et d'appel. Dans l'arrêt Harelkin c. University of Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, le juge Beetz, s'exprimant au nom de la majorité, a énuméré les facteurs dont il faut tenir compte afin de déterminer si un tribunal administratif offre d'autres mesures réparatrices adéquates. En l'espèce, je ne suis pas convaincu que la Cour devrait même se livrer à une analyse de ce genre, parce que la procédure de plainte énoncée à l'alinéa 7(1)f) de la Loi sur les offices des produits agricoles semble servir au traitement des plaintes découlant des activités d'un organisme, et non à déterminer si un règlement adopté par lui est conforme à la loi. Il serait en effet pour le moins étrange de mettre en cause la légalité d'un règlement devant l'organisme même qui l'a approuvé.

[39]            Je remarque en outre que si les défendeurs ont fait valoir cet argument, ils ne l'ont pas plaidé avec beaucoup de ferveur et qu'ils n'ont pas mentionné un seul arrêt à l'appui de leur thèse. Quoiqu'il en soit, vu le caractère exceptionnel de la requête en radiation, je suis d'avis que le mieux est de laisser statuer sur cette question le juge qui se prononcera en fin de compte sur le fond de la demande de contrôle judiciaire.

« Yves de Montigny »

Juge

Traduction certifiée conforme

François Brunet, LL.B., B.C.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                            T-1599-04

INTITULÉ :                            LE MINISTRE DE L'AGRICULTURE, DE L'ALIMENTATION

ET DE LA REVITALISATION RURALE DE LA SASKATCHEWAN, LE SASKATCHEWAN AGRI-FOOD COUNCIL, LE SASKATCHEWAN EGG PRODUCERS, COLBORN FARMS LTD., AMBERLEA FARM LTD. et SLOBOSHAN FARMS LTD.

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE EGG

PRODUCERS OF NEWFOUNDLAND AND LABRADOR,

LE EGG PRODUCERS OF PRINCEEDWARD ISLAND,

LE NOVA SCOTIA EGG PRODUCERS, LE NEW

BRUNSWICK EGG PRODUCERS, LA FÉDÉRATION DES PRODUCTEURS D'oeUFS DE CONSOMMATION DU QUÉBEC, LE ONTARIO EGG PRODUCERS,

LE MANITOBA EGG PRODUCERS, LE ALBERTA EGG PRODUCERS BOARD, LE NORTHWEST TERRITORIESEGG PRODUCERS' BOARD, LE BRITISH COLUMBIA EGG MARKETING BOARD

LIEU DE L'AUDIENCE :                                       OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                     LE 28 JUIN 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                        LE JUGE de MONTIGNY

DATE DES MOTIFS :                                            LE 25 JUILLET 2005

COMPARUTIONS :

Michael D. Tocher et Mr. Katz                                   POUR LES DEMANDEURS

David Wilson                                                              POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                 ATLANTIC EGG PRODUCERS

Robert Wilson                                                            POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                 ONTARIO EGG PRODUCERS

Pierre Brosseau                                                          POUR LA DÉFENDERESSE

                                                                                 FÉDÉRATION DES PRODUCTEURS D'oeUFS DE CONSOMMATION DU QUÉBEC

Glennys Bembridge                                                     POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                 PGC

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael D. Tochor                                                     POUR LES DEMANDEURS

Regina (Saskatchewan)

David Wilson                                                              POUR LE DÉFENDEUR

Ottawa (Ontario)

Robert Wilson                                                            POUR LE DÉFENDEUR

St. Catharines (Ontario)

Pierre Brosseau                                                          POUR LA DÉFENDERESSE

Longueuil (Québec)

Glennys Bembridge                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Saskatoon (Saskatchewan)


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.