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Date : 20200512


Dossier : IMM‑4162‑19

Référence : 2020 CF 615

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 mai 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ANNE MARIE KEHN

 

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel de l’immigration (la SAI) a rejeté l’appel interjeté à l’encontre de la décision d’un agent des visas de rejeter la demande de parrainage présentée par la demanderesse en vue de permettre à son partenaire d’obtenir la résidence permanente. La SAI a confirmé la décision de l’agent des visas et a conclu que la relation conjugale de la demanderesse n’était pas authentique ou qu’elle visait l’acquisition d’un statut en application du paragraphe 4(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le RIPR).

[2]  La SAI a conclu que le témoignage du partenaire de la demanderesse soulevait des questions de crédibilité, car ce dernier a fourni des réponses contradictoires quant au moment où il a informé sa famille de la relation et n’a pas divulgué tous ses antécédents de voyage dans sa demande de visa d’étudiant canadien. La SAI a également conclu qu’il y avait des incohérences entre le témoignage de la demanderesse et celui de son partenaire. En outre, la SAI a souligné que plusieurs facteurs d’« attirance » auraient convaincu le partenaire de la demanderesse de s’engager dans une relation conjugale afin d’obtenir un statut sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[3]  La demanderesse soutient que la SAI n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve pertinents, comme le témoignage sous serment de son fils, qu’elle a conclu de façon déraisonnable que son partenaire n’était pas crédible et qu’elle a commis une erreur en tirant des conclusions sans tenir compte des documents à sa disposition.

[4]  Pour les motifs exposés ci‑après, je conclus que la décision de la SAI est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Faits

A.  La demanderesse

[5]  Mme Anne Marie Kehn (la demanderesse) est une citoyenne canadienne de 50 ans. Le partenaire conjugal de la demanderesse, M. Ahmad Sami Khalili (M. Khalili), est un citoyen afghan de 28 ans. La demanderesse et M. Khalili ont fait connaissance sur Facebook, un site Internet de réseautage social, en août 2012. Dans son affidavit, la demanderesse souligne que Facebook l’a invitée à ajouter M. Khalili comme ami, ce qu’elle a fait. La demanderesse et M. Khalili ont commencé à discuter sur Facebook Messenger et ont rapidement noué une relation puisqu’ils s’intéressaient tous deux à la poésie, à la musique et à l’art.

[6]  La demanderesse a un enfant adulte, Christopher (âgé de 32 ans), issu d’un mariage précédent. Elle s’est séparée de son époux le 13 avril 2013, et le divorce a été prononcé le 24 février 2015. M. Khalili n’a jamais été marié et n’a pas d’enfants.

[7]  En avril 2013, la demanderesse est allée en Turquie pour rendre visite à M. Khalili, qui y avait présenté une demande d’asile. Par la suite, la demanderesse a fait cinq autres voyages en Turquie et en Inde pour aller lui rendre visite. M. Khalili a quitté la Turquie vers la fin de 2013 et a commencé des études universitaires en Inde.

[8]  Au début, le fils de la demanderesse n’approuvait pas la relation qu’entretenait cette dernière avec M. Khalili en raison de la différence d’âge entre eux, de leurs cultures et de leurs parcours différents ainsi que de la distance géographique qui les séparait. Toutefois, au fil du temps, le fils de la demanderesse en est venu à apprécier et à accepter la relation entre sa mère et M. Khalili.

[9]  Le 2 mars 2016, la demanderesse a présenté une demande pour parrainer M. Khalili à titre de partenaire conjugale afin qu’il obtienne la résidence permanente. Comme l’agent des visas chargé de l’examen de la demande avait des doutes concernant l’authenticité de la relation, la demanderesse et M. Khalili ont été convoqués à une entrevue le 20 décembre 2016. La demanderesse s’est rendue à New Delhi, en Inde, pour cette entrevue. Après l’entrevue, l’agent des visas a souligné que les dates de leur relation ne concordaient pas, qu’il y avait eu peu de communications avec les membres de la famille au sujet de leur relation, et ce, même après quelques années de fréquentation, que les époux n’ont pas été en mesure de démontrer un degré important d’attachement et d’interdépendance et que la demanderesse n’avait rencontré aucun des amis de M. Khalili lors de ses brefs séjours en Inde. L’agent des visas n’était pas convaincu que la relation était authentique et a conclu qu’elle visait principalement l’acquisition d’un statut au Canada.

[10]  Le 19 janvier 2017, la demanderesse a interjeté appel de cette décision devant la SAI.

[11]  En appel devant la SAI, la demanderesse a présenté d’autres documents pour étayer l’authenticité de sa relation conjugale avec M. Khalili, notamment leurs antécédents de voyage, l’historique de leurs communications, des transferts de fonds, des lettres d’appui ainsi que des photos. La demanderesse, M. Khalili et le fils de la demanderesse ont témoigné à l’audience de la SAI tenue le 8 février 2019.

[12]  L’appel a été rejeté dans une décision du 20 juin 2019. La SAI a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, la relation conjugale n’était pas authentique.

B.  La décision de la SAI

[13]  Après avoir tenu compte des témoignages, des documents au dossier, de la preuve documentaire et des observations des parties, la SAI a conclu que la preuve comportait de nombreuses lacunes, divergences et incohérences qui n’ont pas été expliquées de manière satisfaisante. La SAI a souligné que la demanderesse et M. Khalili ont affirmé durant leurs témoignages qu’ils communiquaient régulièrement et qu’ils ont pu démontrer une certaine connaissance l’un de l’autre à l’audience, mais les réponses qu’ils ont fournies étaient incompatibles ou comportaient des lacunes à propos d’éléments qui auraient « dû normalement concorder s’ils entretenaient une relation de partenaires conjugaux authentique ».

[14]  Par exemple, la demanderesse ne savait pas que M. Khalili avait demandé un visa pour étudier au Canada en décembre 2013 après avoir abandonné sa demande d’asile en Turquie, alors que cette demande avait été présentée plus d’un an après le début de la relation. En décembre 2013, la demanderesse avait déjà fait deux voyages pour rendre visite à M. Khalili, la relation était devenue intime, et les époux communiquaient tous les jours. La SAI a conclu que peu d’éléments de preuve ont été fournis pour expliquer pourquoi cette information n’avait pas été communiquée, car dans une relation authentique, il serait normal de s’attendre à ce que les partenaires discutent ensemble et se confient sur des événements importants.

[15]  La SAI a également conclu que la preuve était contradictoire quant au moment où M. Khalili a informé sa famille de sa relation avec la demanderesse, puisque le témoignage de ce dernier variait considérablement et que la preuve pour justifier les divergences était insuffisante. Dans son témoignage, M. Khalili a affirmé qu’il avait informé sa famille au plus tôt à la fin de 2013 et au plus tard en 2018. La SAI a conclu que M. Khalili n’avait donné aucune explication claire pour justifier pourquoi il avait attendu entre environ 18 mois et cinq ans pour informer sa famille de la relation, d’autant qu’il entretenait de bons rapports avec eux. La SAI a par ailleurs souligné que, dans une relation authentique où les partenaires se déplacent fréquemment à l’étranger pour se voir et ont des projets de vie commune, les membres de la famille seraient informés de la relation. Bien que la SAI ait reconnu qu’il est difficile de révéler une relation qui ne correspond pas aux attentes de la famille, elle a ultimement conclu que cette difficulté ne l’emportait pas sur les éléments de preuve selon lesquels la famille de M. Khalili « n’était pas au courant de la relation » entre lui et la demanderesse.

[16]  Bien que la SAI ait estimé que le témoignage de la demanderesse était crédible, elle a jugé que certains aspects du témoignage de M. Khalili soulevaient des questions de crédibilité. Par exemple, dans sa demande de visa d’étudiant présentée en 2013, M. Khalili n’a pas indiqué qu’il avait passé du temps en Turquie ni qu’il y avait demandé l’asile. La SAI a également conclu qu’il existait plusieurs facteurs d’« attirance » qui auraient convaincu M. Khalili de s’engager dans une relation conjugale afin de lui permettre d’obtenir un statut au Canada, c’est‑à‑dire la présence d’un frère et d’une sœur et d’autres membres de la famille au Canada, ainsi que le désir de quitter l’Afghanistan lorsqu’il a tenté de demander l’asile en Turquie et a présenté une demande de visa d’étudiant au Canada.

[17]  De plus, la SAI a fait remarquer que la demanderesse et M. Khalili n’étaient « pas compatibles pour ce qui est de leur âge » puisque la demanderesse a 22 ans de plus que son partenaire. La SAI a souligné que même si cette « incompatibilité » ne constitue pas un élément déterminant pour ce qui est de l’authenticité de la relation, elle revêt davantage d’importance lorsqu’elle est considérée dans le contexte des autres préoccupations soulevées. La SAI a conclu que les vagues projets d’avenir de la demanderesse et de M. Khalili — surtout advenant le rejet de l’appel — ne donnaient nullement à penser qu’il s’agit d’une relation conjugale authentique.

[18]  Enfin, la SAI a conclu que les éléments de preuve crédibles n’étaient pas suffisants pour établir l’existence d’une relation authentique de partenaires conjugaux entre la demanderesse et M. Khalili.

III.  Question en litige et norme de contrôle

[19]  La question à trancher dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de la SAI est raisonnable et, plus précisément :

  1. La SAI a‑t‑elle commis une erreur en tirant des conclusions sans tenir compte des documents et en faisant fi de certains éléments de preuve pertinents?

  2. La SAI a‑t‑elle déraisonnablement conclu que M. Khalili n’était pas crédible?

[20]  Avant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII) [Vavilov], rendu récemment par la Cour suprême, la décision de la SAI quant à savoir si une relation est authentique ou si elle visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR était assujettie à la norme de la décision raisonnable : Burton c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 345 (CanLII), au par. 15; Gill c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1522 (CanLII), au par. 17; Akter c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 974 (CanLII), au par. 20; Aburime c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 194 (CanLII), au par. 19. Il n’y a pas lieu de s’écarter de la norme de contrôle adoptée dans la jurisprudence, puisque l’application du cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov commande l’adoption de la même norme de contrôle, celle de la décision raisonnable.

[21]  Comme l’ont souligné les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). Par ailleurs, « la cour de révision doit être convaincue [que la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

IV.  Analyse

A.  La prise en considération des éléments de preuve

[22]  La demanderesse soutient que la SAI a commis une erreur en faisant fi d’éléments de preuve pertinents et en tirant des conclusions sans tenir compte de la preuve à sa disposition. En particulier, elle allègue que la SAI a commis une erreur en ne tenant pas compte du témoignage de son fils, Christopher, puisqu’il a démontré qu’il était directement et personnellement au courant de la relation qu’elle entretient avec M. Khalili. La demanderesse soutient que le témoignage de Christopher corrobore les éléments de preuve ainsi que son témoignage et celui de M. Khalili. Elle affirme que la SAI a commis une erreur en donnant peu d’importance au témoignage de Christopher et en n’y accordant aucun poids.

[23]  Par ailleurs, la demanderesse soutient que la SAI n’a pas véritablement apprécié la preuve abondante fournie pour étayer l’authenticité de la relation, à savoir  : le couple connaissait en détail les voyages effectués par la demanderesse pour rendre visite à M. Khalili; la demanderesse était au courant des études et des antécédents en matière d’immigration de M. Khalili; M. Khalili connaissait l’état de santé de la demanderesse; le couple connaissait en détail la famille et la vie quotidienne de l’autre; M. Khalili connaissait les détails du premier mariage de la demanderesse; le couple communiquait souvent et continuellement; le couple avait les mêmes projets d’avenir; le couple a fourni des détails sur ses intérêts communs en poésie et en musique; le couple a fourni des détails sur ses discussions au sujet des enfants; et le couple a déployé des efforts pour se marier. La demanderesse affirme que ces aspects de la preuve n’ont pas été dûment pris en compte et que la SAI s’est concentrée sur certaines parties de la preuve tout en faisant fi d’autres parties qui démontreraient l’authenticité de la relation. La demanderesse cite le paragraphe 13 de la décision Salguero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 486 (CanLII) [Salguero], pour soutenir que le défaut de fournir des motifs pour expliquer pourquoi une preuve importante qui contredit la conclusion du tribunal n’est pas pertinente ou digne de foi peut rendre la décision déraisonnable.

[24]  Qui plus est, la demanderesse soutient que la SAI ne disposait d’aucun élément de preuve pour étayer sa conclusion selon laquelle elle ignorait les antécédents de M. Khalili en matière d’immigration. La demanderesse soutient que, au contraire, elle a démontré qu’elle avait une bonne connaissance en répondant aux questions qui lui ont été posées au sujet des antécédents en matière d’immigration de M. Khalili et de sa demande d’asile en Turquie. En ce qui concerne le moment où M. Khalili s’est ouvert aux membres de sa famille au sujet de sa relation, la demanderesse fait remarquer qu’il avait indiqué qu’il ne se souvenait plus exactement de la date à laquelle il a parlé d’elle à sa famille pour la première fois. La demanderesse soutient que l’incapacité de M. Khalili de se rappeler de ces dates était une [traduction] « question secondaire non pertinente » et que la SAI ne pouvait fonder ses conclusions sur ce motif.

[25]  De plus, la demanderesse soutient que la SAI a commis une erreur en ne tenant pas compte du témoignage des parties et en concluant que les époux n’étaient « pas compatibles » pour ce qui est de leur âge. La demanderesse et M. Khalili avaient expliqué que la différence d’âge qui les séparait n’était pas un obstacle à leur relation. Enfin, la demanderesse soutient que les facteurs d’« attirance » ne peuvent être pris en compte pour décider de l’authenticité de la relation et que le témoignage de M. Khalili était axé sur sa séparation d’avec elle et non sur sa séparation d’avec ses frères et sœurs au Canada.

[26]  Le défendeur fait valoir que la thèse de la demanderesse sur cette question revient à demander à la Cour de soupeser à nouveau la preuve. Selon le défendeur, le fait que la demanderesse ou son fils croient que le témoignage de M. Khalili est crédible ne rend pas la décision de la SAI déraisonnable. De plus, le défendeur soutient que la SAI, après avoir mentionné le témoignage du fils de la demanderesse, n’était pas tenue d’y renvoyer de nouveau pour tirer ses conclusions. On peut présumer que la SAI a tenu compte de la preuve. De plus, le défendeur fait valoir que le témoignage du fils de la demanderesse n’expliquait pas les contradictions et les omissions relevées dans le témoignage de M. Khalili et ne contredisait donc pas les conclusions auxquelles est parvenue la SAI.

[27]  En ce qui concerne les incohérences relevées dans le témoignage de M. Khalili concernant le moment où il a révélé la relation aux membres de sa famille, le défendeur soutient que la SAI a clairement expliqué pourquoi ces incohérences étaient pertinentes pour établir l’authenticité de la relation. La SAI a expliqué qu’il serait normal, dans une relation authentique où les partenaires ont des projets de vie commune, se voient fréquemment à l’étranger et communiquent ensemble quotidiennement, de s’attendre à ce que les membres de la famille soient informés de la relation.

[28]  S’agissant de la différence d’âge, le défendeur soutient que les préoccupations liées à l’âge n’ont pris de l’importance qu’en raison d’autres préoccupations relevées dans le témoignage de M. Khalili. En ce qui concerne les facteurs d’attirance, le défendeur soutient que les conclusions de la SAI portaient sur la question de savoir si la relation visait principalement l’acquisition d’un statut sous le régime de la LIPR. Le défendeur s’appuie sur la décision Dalumay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1179 (CanLII) [Dalumay], aux paragraphes 30 et 31, pour affirmer que les préoccupations quant au but principal de la relation peuvent raisonnablement mener à des préoccupations concernant l’authenticité de la relation.

[29]  Je conviens avec le défendeur que la SAI n’était pas tenue de mentionner de nouveau le témoignage du fils de la demanderesse pour tirer ses conclusions, car elle est présumée avoir considéré l’ensemble de la preuve (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1993] ACF no 598 (CA), au par. 1). La SAI n’a pas commis d’erreur en accordant peu de poids et d’importance au témoignage de Christopher.

[30]  Toutefois, j’estime que la SAI n’a pas véritablement apprécié la preuve abondante fournie pour étayer l’authenticité de la relation et qu’elle a déraisonnablement conclu qu’il y avait des lacunes et des incohérences importantes dans la preuve pour lesquelles aucune explication raisonnable n’avait été donnée, alors qu’en réalité, les quelques lacunes et incohérences relevées dans la preuve ont été expliquées de manière raisonnable dans le témoignage.

[31]  Bien que la SAI ait conclu que la demanderesse ignorait que M. Khalili avait présenté une demande de visa pour étudier au Canada en décembre 2013, et que cela démontrait que la relation n’était pas authentique étant donné qu’ils se connaissaient depuis plus d’un an, la demanderesse et M. Khalili ont tous deux déclaré que cette dernière était au courant de la demande de visa. Dans son témoignage, la demanderesse a affirmé que M. Khalili lui avait parlé de sa demande de visa d’étudiant en octobre 2013, peu de temps après avoir présenté la demande. La demanderesse savait que la sœur de M. Khalili voulait aider ce dernier à présenter sa demande pour venir au Canada en tant qu’étudiant. De même, M. Khalili a déclaré que la demanderesse était au courant de sa demande de visa d’étudiant et qu’elle s’en était réjouie. J’estime que la SAI n’a pas expliqué pourquoi la preuve testimoniale qui contredisait ses conclusions n’était pas pertinente ou digne de foi (Salguero, au par. 13).

[32]  De plus, bien que la SAI ait conclu que le témoignage de M. Khalili variait considérablement en ce qui concerne le moment où il a informé sa famille de sa relation et que les éléments de preuve ne permettaient pas d’expliquer la divergence, les éléments au dossier ne permettent pas d’étayer cette divergence « considérable ».

[33]  La demanderesse et M. Khalili ont tous les deux souligné que la famille de ce dernier a été informée de la relation lorsqu’il a quitté la Turquie pour retourner vivre en Afghanistan, car les membres de la famille ont commencé à remarquer qu’il était souvent au téléphone. La demanderesse a affirmé que la famille avait été avisée en novembre 2013, tandis que M. Khalili a affirmé que c’était à un certain moment en 2013. Dans son témoignage, M. Khalili a de nouveau affirmé avoir parlé de sa relation à son père pour la première fois lorsqu’il est revenu s’installer en Afghanistan après avoir vécu en Turquie. M. Khalili a déclaré que son père était [traduction] « bien au courant » de la relation lorsqu’il lui en a parlé pour la première fois, sans doute en raison des appels téléphoniques fréquents. M. Khalili a affirmé que son père approuvait [traduction] « inévitablement  » la relation et qu’il était [traduction] « favorable à sa décision » d’épouser une femme du Canada qui n’est pas d’origine musulmane ni afghane.

[34]  À peu près au même moment où il a parlé de la relation à son père, M. Khalili en a également parlé à sa sœur cadette en Afghanistan et à son frère au Canada. Il a affirmé que le reste de la famille, c’est‑à‑dire les autres membres de sa fratrie, l’aurait su parce que les membres de la famille se parlent et se confient entre eux. Par conséquent, lorsque M. Khalili l’a dit à son père, il était [traduction] « certain que [son père] allait en parler à tous les membres de la famille ». Bien qu’une incohérence ait été relevée dans la déclaration de M. Khalili à l’entrevue au bureau des visas, où il a indiqué que son père était le seul à être au courant de la relation vers 2015, il s’agissait de la seule incohérence. Les « nombreuses incohérences » dont a fait état la SAI sont en fait des différences quant au moment où M. Khalili s’est ouvert aux membres de sa famille à propos de sa relation. Par exemple, en 2013, M. Khalili l’a dit à son père et, en 2018, il l’a dit à son frère.

[35]  De plus, l’observation du défendeur selon laquelle la SAI a clairement expliqué pourquoi les incohérences étaient pertinentes pour établir l’authenticité de la relation ne me paraît guère convaincante. La SAI a expliqué qu’il serait normal de s’attendre à ce que les membres de la famille soient informés de l’existence d’une relation authentique et a conclu qu’aucune explication convaincante n’avait été avancée pour justifier pourquoi M. Khalili avait « attendu » pour en informer les membres de sa famille. Or, je remarque que M. Khalili a déclaré que certains membres de sa famille étaient des gens très religieux aux convictions très ancrées et qu’il savait qu’ils n’approuveraient pas la relation. J’estime qu’il était déraisonnable de la part de la SAI de rejeter l’explication raisonnable et convaincante selon laquelle il est difficile de s’ouvrir aux membres de sa famille en sachant que la relation suscitera une vive réprobation.

[36]  De plus, compte tenu du contexte entourant la désapprobation de la famille, j’estime qu’il est déraisonnable de la part de la SAI de s’attendre à ce que les membres de la famille soient informés de la relation simplement parce qu’il s’agit d’une relation sérieuse et authentique. La SAI a fait preuve d’un raisonnement tautologique en affirmant ce qui suit : « Bien que le tribunal comprenne qu’il soit difficile de révéler une relation qui ne correspond pas aux attentes de la famille, cette difficulté ne l’emporte pas sur les éléments de preuve selon lesquels la famille [de M. Khalili] n’était pas au courant de la relation entre [la demanderesse] et [M. Khalili]. » J’ai peine à croire que la demanderesse aurait pu être bien accueillie dans la famille de M. Khalili étant donné la vive réprobation de certains membres. La SAI a commis une erreur en ne tirant pas de conclusions de fait eu égard à la preuve dont elle disposait.

[37]  Pour ce qui est des renseignements manquants dans la demande de visa d’étudiant, M. Khalili a affirmé que l’absence de certains renseignements était peut‑être attribuable à la barrière linguistique. La sœur de M. Khalili a rempli le formulaire et, bien qu’ils aient tenté de le remplir honnêtement, M. Khalili a reconnu que les antécédents de voyage figurant dans le formulaire n’étaient peut‑être pas complets.

[38]  Par ailleurs, la SAI a conclu que les vagues projets d’avenir de la demanderesse et de M. Khalili — surtout si l’appel était rejeté — ne donnaient pas à penser que leur relation conjugale était authentique. Or, elle n’a pas fait mention des éléments de preuve contradictoires dans le témoignage de M. Khalili, au cours duquel ce dernier a déclaré que la demanderesse et lui pourraient rester en Ouzbékistan ou au Tadjikistan pendant un certain temps et que la relation se poursuivrait. Une discussion sur leurs projets de rechange, bien qu’elle ne soit pas tellement détaillée, a démontré que la demanderesse et M. Khalili prévoyaient poursuivre leur relation advenant le rejet de la demande de parrainage, projets que la SAI a déraisonnablement rejetés au motif qu’ils étaient « vagues ».

B.  Conclusions relatives à la crédibilité

[39]  La demanderesse soutient que la SAI a commis une erreur dans l’évaluation de l’authenticité de la relation en concluant que M. Khalili n’était pas crédible après avoir conclu qu’elle‑même était crédible. La demanderesse estime que la SAI aurait dû expliquer pourquoi, après avoir jugé qu’elle était crédible, elle a tout de même rejeté l’authenticité de la relation.

[40]  Le défendeur fait valoir qu’il incombait à la fois à la demanderesse et à M. Khalili de démontrer qu’ils entretenaient une relation conjugale authentique au moyen d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi, mais il a fait remarquer que le témoignage de M. Khalili soulevait des questions de crédibilité et de fiabilité. Le défendeur renvoie au paragraphe 28 de la décision Dalumay pour faire valoir qu’il est raisonnable pour la SAI de remettre en question l’authenticité de la relation conjugale en se fondant sur les préoccupations soulevées par le témoignage d’un partenaire. Le défendeur estime que la SAI ne s’est pas contredite en concluant que la demanderesse était crédible, mais que M. Khalili ne l’était pas.

[41]  À mon sens, il est raisonnable que la SAI remette en question l’authenticité de la relation conjugale en se fondant sur des préoccupations découlant du témoignage de l’un des partenaires (Dalumay, au par. 28). La SAI ne s’est pas contredite en concluant que, même si la demanderesse était crédible, l’authenticité de la relation était remise en question parce que M. Khalili ne l’était pas.

[42]  Toutefois, vu le caractère déraisonnable de la décision en ce qui a trait à l’examen de la preuve effectué par la SAI, je conclus que la décision de la SAI, dans son ensemble, est déraisonnable.

V.  Question à certifier

[43]  On a demandé aux avocats des parties s’il y avait des questions à certifier. Ils ont chacun indiqué que l’affaire n’en soulevait aucune, et je suis d’accord.

VI.  Conclusion

[44]  La SAI a commis une erreur en tirant des conclusions sans tenir compte des documents et des éléments de preuve à sa disposition. Dans l’ensemble, la décision de la SAI est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4162‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 23e jour de juin 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4162‑19

 

INTITULÉ :

ANNE MARIE KEHN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 MARS 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 12 MAI 2020

COMPARUTIONS :

Bjorn Harsanyi

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

David Shiroky

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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