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Date : 20200511


Dossier : T‑950‑18

Référence : 2020 CF 608

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 mai 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

BILAL SYED

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente affaire concerne la décision de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) de rejeter les plaintes du demandeur en matière de droits de la personne, en application de l’alinéa 44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 (la Loi). Dans ses plaintes, le demandeur avait prétendu que le Service correctionnel du Canada (le SCC) avait fait preuve de discrimination à son égard, fondée sur sa religion et sa situation de famille, et que le SCC n’avait pas fourni un lieu de travail sans harcèlement.

[2]  La Commission a conclu que le SCC avait fourni une explication raisonnable de ses actes et qu’il ne s’agissait pas d’un prétexte de discrimination fondée sur la religion. La Commission a également conclu que le demandeur n’avait pas fourni la preuve qu’il n’était pas en mesure, à Grande Cache, de remplir ses obligations relatives au soin des enfants et que sa préférence pour que ses enfants fréquentent une école religieuse se distinguait de ses obligations parentales prévues par la loi.

[3]  Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur soutient que la Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale en limitant la portée du rapport d’enquête aux plaintes les plus récentes. Le demandeur soutient également que la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a conclu à l’absence de discrimination fondée sur la religion ou la situation de famille.

[4]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.  Les faits

A.  Le demandeur

[5]  M. Bilal Syed (le demandeur) est un ancien employé du SCC. Le 3 mai 2010, le demandeur s’est fait offrir un poste d’agent correctionnel à l’Établissement de Grande Cache (l’Établissement) de SCC. Il s’agissait de son premier emploi au SCC. Au moment où il a postulé au SCC, le demandeur résidait à Regina, en Saskatchewan, avec son épouse et leurs huit enfants. Grande Cache se trouve à environ 14 heures de route de Regina.

[6]  Le demandeur a travaillé à l’Établissement du 3 mai 2010 au 29 avril 2015, après quoi il est parti en congé. Le demandeur n’est pas retourné à l’Établissement. Il est demeuré en congé, à la fois autorisé et non autorisé, outre une brève affectation intérimaire à titre d’agent de libération conditionnelle au Centre Oskana du SCC, à Regina, d’août à octobre 2015.

[7]  Le ou vers le 6 avril 2016, le demandeur a déposé une plainte devant la Commission, alléguant que le SCC avait fait preuve de discrimination à son égard dans le cadre de son emploi, sur le fondement de sa religion et de sa situation de famille. Le demandeur a formulé des allégations de différence de traitement préjudiciable, de politique ou de pratique discriminatoire et de défaut d’offrir un milieu de travail sans harcèlement.

[8]  Dans une lettre datée du 2 mai 2017, la Commission a décidé de traiter la plainte du demandeur. Le 8 juin 2017, la Commission a renvoyé la plainte du demandeur pour enquête. L’enquête s’est terminée le 21 décembre 2017. Un enquêteur en matière de droits de la personne (l’enquêteur) a examiné les positions des parties ainsi que l’ensemble de la preuve documentaire présentée au cours de l’enquête, et il a mené des entrevues téléphoniques avec le demandeur ainsi que d’autres personnes.

B.  Le rapport d’enquête

[9]  Après avoir reçu les positions des parties, l’enquêteur a préparé un rapport contenant un énoncé sur le fondement de la plainte, une analyse et une recommandation à l’intention de la Commission (le rapport).

[10]  Le rapport résumait la plainte du demandeur en parlant de discrimination en matière d’emploi fondée sur une différence de traitement préjudiciable, de politique ou de pratique discriminatoire et de l’omission d’offrir un milieu de travail sans harcèlement. Le rapport a formulé la principale question en ce qu’il s’agissait de :

[traduction]

[...] savoir si l’intimé a[vait] fait subir au plaignant, dans le cadre de son emploi, une différence de traitement préjudiciable et s’il a[vait] appliqué une politique ou une pratique discriminatoire, en raison de sa situation de famille (épouse malade et parent d’enfants mineurs) et\ou de sa religion (le plaignant s’identifiant comme musulman). Il s’agi[ssait] également de savoir si l’intimé a[vait] fourni ou non au demandeur un lieu de travail sans harcèlement fondé sur la religion (musulman) et\ou sur la couleur (minorité visible).

[11]  Toutefois, il n’a pas été donné suite à la question de la discrimination fondée sur la couleur, l’enquêteur ne disposant d’aucune preuve ni de détails à l’appui de cette allégation.

[12]  Aussi, malgré la prétention du demandeur selon laquelle la discrimination remontait à 2010, l’enquêteur ne s’est penché que sur des incidents qui s’étaient produits au cours de l’année précédant la plainte. Comme les incidents antérieurs s’étaient produits plus de trois ans avant les faits pertinents les plus récents et qu’ils mettaient en cause différentes personnes provenant d’un autre établissement, l’enquêteur a conclu qu’il était possible de les dissocier des récentes allégations. L’enquêteur n’a tenu compte de ces incidents antérieurs qu’en tant que renseignements généraux pour donner un contexte aux plaintes.

(1)  Les allégations de différence de traitement préjudiciable

[13]  Le demandeur a allégué que le SCC l’avait traité d’une manière différente et préjudiciable lorsque cette organisation a) a modifié son affectation intérimaire d’agent de libération conditionnelle à un poste dans l’entrepôt, puis aux tâches à la réception de l’Établissement le 19 mars 2015; b) a initié une mesure disciplinaire en mars 2015. Le demandeur a affirmé que les changements d’affectation et la mesure disciplinaire ont été déclenchés par ses accusations de traitement injuste par le SCC à l’égard des détenus musulmans.

[14]  Le 17 mars 2015, le demandeur avait remis une lettre au détenu K, dans laquelle il déclarait ce qui suit : [TRADUCTION] « J’ai observé, et j’ai des motifs raisonnables de croire que [le groupe de musulmans] dans l’ensemble est traité injustement, en particulier [le détenu K]. » Le détenu avait demandé cette lettre au demandeur, au motif qu’il souhaitait déposer une plainte ou un grief en matière de droits de la personne.

[15]  Le 18 mars 2015, le demandeur avait également envoyé un courriel intitulé [TRADUCTION] « rapport d’observation dans le cadre du bénévolat dans la collectivité » à cinq membres de la direction de l’Établissement, à l’aumônier qui travaillait à l’Établissement et à un imam qui faisait des visites mensuelles à l’Établissement. Selon le courriel, l’aumônier exigeait de se faire appeler [TRADUCTION] « mon père » par les détenus, y compris par un détenu musulman en particulier [TRADUCTION] (le détenu K). Dans le courriel, le demandeur a souligné ceci : [TRADUCTION] « J’ai observé, et j’ai des motifs raisonnables de croire que [le groupe de musulmans] dans l’ensemble est traité injustement. »

[16]  En réaction, le SCC a affirmé que le courriel du demandeur à la direction de l’Établissement et à des personnes de l’extérieur de l’organisation, ainsi que sa lettre pour le détenu K contrevenaient aux règles de sécurité et au Code de discipline, lequel contenait des dispositions sur les relations du personnel avec les détenus. Le SCC a souligné que, dans le courriel et la lettre, il y avait des accusations de racisme de la part de l’aumônier et du personnel à l’encontre du détenu ainsi que du groupe de musulmans. Le SCC s’est inquiété du fait que le demandeur se trouvait dans une situation compromettante ou qu’il se faisait manipuler par un détenu. Par conséquent, le SCC a affecté le demandeur à un autre secteur de l’Établissement.

[17]  Le SCC a remis au demandeur un avis de mesure disciplinaire le 25 mars 2015. Une audience disciplinaire a eu lieu le 31 mars 2015. Le SCC a fourni à l’enquêteur le procès‑verbal de l’audience disciplinaire. D’après le procès‑verbal du SCC, le demandeur a accepté la responsabilité de ses actes. Il a par ailleurs convenu qu’il aurait dû parler à son superviseur avant de donner une lettre au détenu K et d’envoyer le courriel à l’aumônier ainsi qu’à l’imam.

[18]  Cependant, l’enquêteur a fait remarquer que, dans la plainte à la Commission, le demandeur avait nié avoir accepté la responsabilité de ses actes lors de la rencontre.

[19]  Néanmoins, l’enquêteur a conclu que la décision du SCC de changer l’affectation du demandeur et de poursuivre l’instance disciplinaire était liée à la religion, mais que le SCC avait fourni une explication raisonnable pour ses actions. À la lumière de la preuve, l’enquêteur a conclu que les actions du SCC ne constituaient pas un prétexte de discrimination fondée sur la religion.

(2)  Les allégations d’effet préjudiciable

[20]  Le demandeur a affirmé que le SCC avait fait preuve de discrimination à son égard en n’appuyant pas son transfert vers des endroits plus près de chez lui. Plus précisément, le demandeur a fait référence à a) la révocation par le SCC d’une offre de mutation au Centre psychiatrique régional de Saskatoon en avril 2015; b) le refus du SCC d’accepter les demandes subséquentes de déplacement du demandeur en raison de sa situation de famille et pour des considérations d’ordre humanitaire.

[21]  Le demandeur et son épouse ont huit enfants, âgés de 11 à 23 ans. Le demandeur a déclaré qu’après avoir fait déménager sa famille à Grande Cache en août 2010, il a découvert que la ville ne disposait pas de services essentiels comme une [TRADUCTION] « école souhaitable » et des [TRADUCTION] « lieux de culte ». Le demandeur a déclaré qu’il n’y avait pas de familles musulmanes, d’écoles religieuses, ni de services médicaux dans les environs. Par conséquent, les autres membres de la famille du demandeur sont retournés à Regina après quelques semaines.

[22]  Le demandeur a ajouté qu’il était difficile pour lui de remplir ses responsabilités concernant le soin des enfants. Le demandeur a déclaré que, comme son épouse était malade, il devait se trouver à Regina pour aider son épouse, et qu’il avait donc dû prendre plusieurs congés autorisés. De plus, le demandeur a souligné que son épouse et l’un de ses fils requéraient les soins d’un neurologue, et que deux de ses filles, qui portaient un appareil orthodontique fixe, avaient besoin du traitement adéquat.

[23]  L’enquêteur a conclu que le demandeur avait décidé de déménager à Grande Cache en sachant qu’il s’agissait d’une collectivité éloignée. L’enquêteur n’a trouvé aucune preuve démontrant que le demandeur ne serait pas en mesure de s’acquitter de ses obligations relatives au soin des enfants à Grande Cache, ni aucune preuve établissant qu’il ne serait pas possible de répondre, là‑bas, aux besoins médicaux ou d’éducation de sa famille. Les notes que le demandeur a fournies à l’appui de sa demande de mesures d’adaptation ne mentionnaient pas que la famille devait rester à Regina, mais seulement qu’il aurait été préférable que le demandeur puisse demeurer auprès de sa famille.

[24]  À la lumière de la preuve, l’enquêteur a fait remarquer que, bien que le demandeur ait demandé une mesure d’adaptation pour travailler à Regina, afin que ses enfants aient accès à des services médicaux, il n’avait pas fourni de preuve démontrant que de tels services n’étaient pas accessibles à Grande Cache ou aux alentours. En outre, dans sa demande de mutation en 2015, le demandeur a seulement parlé de son besoin de [traduction] « d’être avec la famille » et de l’absence d’université à Grande Cache. Il n’a pas été question de son désir que les enfants fréquentent une école religieuse.

[25]  L’enquêteur a conclu que le demandeur avait choisi de ne pas faire déménager sa famille pour la raison qu’il n’y avait pas d’école religieuse à Grande Cache. L’enquêteur a conclu que le demandeur aurait pu s’acquitter de ses obligations relatives au soin des enfants en faisant déménager sa famille et en aidant son épouse à prendre soin des enfants. Le demandeur préférait que ses enfants fréquentent une école religieuse et un collège où ils vivaient, mais l’enquêteur a conclu que le choix d’une école ne concernait pas les [traduction] « obligations relatives au soin des enfants » prévues par la loi. L’enquêteur a cité l’arrêt Canada (Procureur général) c Johnstone, 2014 CAF 110 [Johnstone], à l’appui de la proposition selon laquelle il y avait une distinction à faire entre, d’une part, les devoirs parentaux en général, comme le choix des écoles, et, d’autre part, le devoir de remplir les obligations parentales prévues par la loi; le fait d’être empêché de remplir ces dernières constituerait de la discrimination fondée sur la situation de famille. De plus, l’enquêteur a conclu que le demandeur n’avait pas coopéré avec le SCC dans la recherche de mesures d’adaptation.

[26]  L’enquêteur a conclu que le SCC avait pris des mesures d’adaptation à l’égard du demandeur de 2010 à 2015 en lui accordant divers congés, y compris un congé pour des besoins personnels, un congé pour prendre soin d’enfants d’âge préscolaire, un congé avec étalement du revenu et une affectation de courte durée au Centre Oskana. De plus, l’enquêteur a souligné que le SCC avait offert au demandeur un poste à Edmonton, offre qu’il avait refusée.

[27]  Ultimement, l’enquêteur a recommandé à la Commission de rejeter la plainte.

[28]  Par une décision datée du 18 avril 2018, la Commission, en s’appuyant sur le rapport, a rejeté la plainte du demandeur, en application du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi. Compte tenu des circonstances de la plainte, la Commission a conclu qu’un examen n’était pas justifié.

[29]  C’est cette décision qui sous‑tend la présente demande de contrôle judiciaire.

III.  La question préliminaire : l’admissibilité d’éléments de preuve

[30]  Le défendeur soutient qu’il ne faut accorder aucun poids à l’affidavit du demandeur, puisqu’il s’agit d’une utilisation inappropriée de renseignements externes dont ne disposait pas le décideur. Le défendeur soutient que, au moyen de l’affidavit, le demandeur a versé en preuve un certain nombre de faits et de documents ayant trait aux questions de fond soulevées dans sa plainte pour atteinte aux droits de la personne, notamment :

  • des renseignements généraux sur les circonstances dans lesquelles le SCC l’a embauché;

  • des renseignements généraux sur le harcèlement en milieu de travail au SCC;

  • des renseignements sur ses échanges avec [TRADUCTION] « le détenu K »;

  • des renseignements sur ses tentatives de médiation avec le SCC;

  • des renseignements sur la suspension par le SCC de la protection de soins dentaires des membres de la famille du demandeur et sur l’accès aux offres d’emploi à l’interne.

[31]  Il est bien établi qu’une demande de contrôle judiciaire procède en fonction du dossier dont disposait le premier décideur. En général, l’admission d’éléments de preuve supplémentaire est une mesure exceptionnelle, par exemple, pour des questions d’équité procédurale ou de compétence (Ordre des architectes de l’Ontario c Assn of Architectural Technologists of Ontario, 2002 CAF 218, [2003] 1 CF 331, au par. 30).

[32]  Comme le défendeur l’a fait remarquer à juste titre, les documents joints à l’affidavit ne font pas partie de ceux dont disposait le décideur. Bien qu’il soit possible de présenter de nouveaux éléments de preuve lors d’un contrôle judiciaire, lorsqu’ils ajoutent des renseignements généraux et ne se rapportent pas au fond de la question, je conviens avec le défendeur que, en l’espèce, la preuve par affidavit du demandeur n’est pas admissible dans le cadre du contrôle judiciaire (Sharma c Canada (Procureur général), 2018 CAF 48, au par. 8). Le fait de demander à la Cour d’examiner des renseignements sur les raisons pour lesquelles le demandeur a accepté un poste à Grande Cache, sur ses échanges avec le détenu K et sur le harcèlement en milieu de travail au SCC équivaut à demander une audience de novo.

[33]  Par conséquent, l’affidavit du demandeur est inadmissible et ne sera pas pris en compte dans le présent contrôle judiciaire.

IV.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[34]  Le présent contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La Commission a‑t‑elle manqué à son obligation d’équité procédurale en limitant la portée du rapport aux plaintes les plus récentes?

  2. La décision de la Commission de rejeter la plainte du demandeur est‑elle raisonnable?

[35]  Avant le récent arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], il était bien établi que la décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne au sujet d’un rapport d’enquête commande un degré élevé de retenue, et que l’examen de cette décision doit se faire selon la norme de la décision raisonnable : Lafond c Canada (Procureur général), 2015 CF 735, au par. 15; Dupuis c Canada (Procureur général), 2010 CF 511, au par. 10; Bredin c Canada (Procureur général), 2008 CAF 360, au par. 16; Davidson c Société canadienne des postes, 2009 CF 715, au par. 54; Rabah c Canada (Procureur général), 2001 CFPI 1234, au par. 9. Il n’y a pas lieu de s’écarter de la norme de contrôle adoptée dans la jurisprudence, puisque l’application du cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov commande l’adoption de la même norme de contrôle : la décision raisonnable.

[36]  Comme l’ont fait remarquer les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). En outre, « la cour de révision doit être convaincue [que la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

[37]  Avant l’arrêt Vavilov, la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale était la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au par. 72). La norme de la décision correcte continue de s’appliquer aux questions d’équité procédurale.

V.  Les dispositions applicables

[38]  Le paragraphe 41(1) de la Loi prévoit ce qui suit :

Irrecevabilité

41 (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants :

[...]

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

Commission to deal with complaint

41 (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

[...]

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

[39]  Les paragraphes 44(1) et 44(3) de la Loi prévoient ce qui suit :

Rapport

44 (1) L’enquêteur présente son rapport à la Commission le plus tôt possible après la fin de l’enquête.

Idem

44 (3) Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

a) peut demander au président du Tribunal de désigner, en application de l’article 49, un membre pour instruire la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue :

(i) d’une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci est justifié,

(ii) d’autre part, qu’il n’y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e);

b) rejette la plainte, si elle est convaincue :

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci n’est pas justifié,

(ii) soit que la plainte doit être rejetée pour l’un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e).

Report

44 (1) An investigator shall, as soon as possible after the conclusion of an investigation, submit to the Commission a report of the findings of the investigation.

Idem

44 (3) On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

(a) may request the Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry under section 49 into the complaint to which the report relates if the Commission is satisfied

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is warranted, and

(ii) that the complaint to which the report relates should not be referred pursuant to subsection (2) or dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e); or

(b) shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted, or

(ii) that the complaint should be dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e).

VI.  Analyse

A.  Il n’y a aucun manquement à l’équité procédurale

[40]  Le demandeur soutient que l’enquêteur a commis une erreur en restreignant la portée du rapport aux plaintes les plus récentes du demandeur. Le demandeur soutient que le fait que l’enquêteur n’ait pas tenu compte des plaintes antérieures représente mal la répression religieuse dont il a été victime à l’Établissement et que cela donne du demandeur une fausse image [traduction] « d’employé mécontent ». Autrement dit, le demandeur adopte la position que sa plainte était liée à une série de faits et que la Commission a eu tort de séparer de façon inappropriée ses allégations antérieures des plus récentes.

[41]  Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour l’enquêteur de refuser d’examiner les anciennes plaintes du demandeur, étant donné qu’elles dataient de plus d’un an avant la réception de la plainte en cause, et de plus de trois ans avant les allégations les plus récentes, selon le critère de l’alinéa 41(1)e) de la Loi. De plus, les allégations antérieures ne semblaient pas liées aux plus récentes. Le défendeur soutient que l’enquêteur a retranché les allégations antérieures de façon juste et impartiale, en expliquant pourquoi. Le défendeur fait valoir qu’il était loisible à la Commission de ne pas enquêter sur les autres allégations et qu’il n’y avait pas eu de manquement à l’équité procédurale (Gauthier c Canada (Procureur général), 2018 CAF 96, aux par. 3 et 4).

[42]  Il est bien établi que, lorsque la Commission adopte la recommandation d’un rapport sans fournir de motifs distincts, le rapport constitue les motifs de sa décision (Liddiard c Postes Canada, 2016 CF 758, au par. 36; Carroll c Canada (Procureur général), 2015 CF 287, au par. 28). Ainsi, le rapport de l’enquêteur constitue les motifs de la Commission dans le présent dossier.

[43]  À mon avis, la Commission n’a pas commis d’erreur en écartant les allégations antérieures du demandeur, et en tenant compte uniquement de celles qui respectaient le délai d’un an. Lorsque des incidents forment un comportement continu de discrimination, il peut être déraisonnable pour la Commission de refuser d’enquêter sur de tels incidents, même quand ils dépassent la période d’un an (Khanna c Canada (Procureur général), 2008 CF 576, aux par. 27 à 29; Heiduk c Whitworth, 2013 CF 119, aux par. 17 et 28).

[44]  Toutefois, la Commission jouit du pouvoir discrétionnaire de dissocier des plaintes en cas de « ruptures dans la continuité des événements qui se sont déroulés au travail » (Cheng c Société canadienne des postes, 2006 CF 1304 [Cheng], au par. 7). Dans Cheng, la Cour a conclu qu’il était possible de dissocier des faits antérieurs mettant en cause des personnes, des circonstances et des lieux différents par rapport aux faits ultérieurs impliquant le demandeur, qui avaient eu lieu au cours de l’année précédant le dépôt de sa plainte. Dans cette affaire, il y avait eu des « ruptures » dans la continuité des événements.

[45]  En l’espèce, l’enquêteur n’a pas commis d’erreur en écartant les incidents survenus à l’Établissement d’Edmonton, car ils impliquaient des personnes différentes, dans un établissement distinct. Il y a eu une rupture dans « la continuité des événements qui se sont déroulés au travail ». L’enquêteur (et la Commission) ont raisonnablement refusé d’examiner les plaintes antérieures du demandeur, étant donné qu’elles avaient eu lieu plus d’un an avant la réception de la plainte. En outre, le rapport exposait de façon raisonnable les raisons pour lesquelles l’enquêteur n’avait pas officiellement tenu compte des allégations antérieures. Dans le rapport, il était souligné que l’enquêteur avait, en fait, examiné ces incidents antérieurs, y compris les commentaires formulés au demandeur en 2010, en tant que contexte.

[46]  Par conséquent, je conclus qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale en l’espèce.

B.  Le caractère raisonnable de la décision

[47]  Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en concluant que les actions du SCC ne constituaient pas un prétexte à la discrimination fondée sur la religion. Essentiellement, le demandeur fait valoir que les mesures disciplinaires que le SCC a prises contre lui constituaient de la discrimination religieuse, parce que le détenu K était musulman et que le courriel du demandeur à l’aumônier ainsi qu’à l’imam faisait état de discrimination à l’égard des musulmans au SCC.

[48]  De plus, le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en concluant que le SCC n’avait pas fait preuve de discrimination à son égard lorsqu’il avait révoqué une offre de mutation de l’Établissement en avril 2015, et lorsqu’il avait refusé d’accepter les demandes subséquentes de déplacement du demandeur en raison de sa situation de famille et pour des considérations d’ordre humanitaire.

[49]  Le défendeur soutient que le rapport fournit les motifs complets de la décision de la Commission de rejeter les plaintes du demandeur. Le défendeur fait valoir que le rapport traitait en détail des arguments du demandeur et qu’il fournissait un fondement raisonnable pour conclure que d’autres moyens s’offraient au demandeur, d’après les renseignements dont disposait l’enquêteur.

[50]  Pour commencer, je tiens à répéter, à l’intention du demandeur, que la norme de contrôle en l’espèce est la décision raisonnable. La Cour n’a pas pour rôle de soupeser à nouveau la preuve, et il ne s’agit pas non plus d’une audience de novo.

[51]  Je conviens avec le défendeur que la décision de la Commission était raisonnable. Le rapport, qui constitue les motifs de décision de la Commission, fournissait des explications suffisantes et raisonnables sur l’enquête entourant les plaintes du demandeur, ce qui a mené au rejet ultime des plaintes par la Commission. Le SCC avait expliqué que les actions du demandeur, par l’entremise de son courriel et de sa lettre, soulevaient des préoccupations quant à un manquement aux règles de sécurité et à une violation du Code de discipline. Il était raisonnable pour l’enquêteur de conclure que, bien que la décision du SCC de changer l’affectation du demandeur et de poursuivre l’instance disciplinaire était liée à la religion, le SCC avait fourni une explication raisonnable pour ses actions.

[52]  En ce qui concerne les motifs de la Commission relatifs à l’effet préjudiciable allégué et à l’allégation de discrimination fondée sur la situation de famille, l’enquêteur a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas fourni de preuve à l’appui de ses allégations. La Commission a également fourni des motifs détaillés pour appuyer sa décision (par l’intermédiaire du rapport). Le demandeur n’avait pas mentionné que sa famille devait rester à Regina, et rien ne prouve qu’il ne pourrait pas s’acquitter de ses obligations relatives au soin des enfants à Grande Cache, ni qu’il ne serait pas possible de répondre là‑bas aux besoins médicaux ou scolaires de sa famille. La Commission a conclu que le demandeur n’avait pas fait d’efforts raisonnables pour s’acquitter de ses obligations relatives au soin des enfants en adoptant des solutions de remplacement raisonnables, notamment en faisant déménager sa famille à Grande Cache. Par exemple, le demandeur a prétendu que ses enfants n’auraient pas accès à des traitements orthodontiques à Grande Cache, mais il ne s’est pas renseigné quant à savoir s’il était possible de se procurer de tels traitements dans cette ville.

[53]  En outre, la preuve a amené l’enquêteur à conclure que le demandeur avait choisi de ne pas faire déménager sa famille à Grande Cache pour la raison qu’il n’y avait pas d’école religieuse, alors qu’il aurait été en mesure de remplir ses obligations relatives au soin des enfants. Comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale, les obligations relatives au soin des enfants qui sont protégées contre la discrimination fondée sur la situation de famille sont les « obligations parentales qui engagent la responsabilité légale du parent envers son enfant, telle que les obligations en matière de garde d’enfants, par opposition à tout ce qui relève d’un choix personnel » (arrêt Johnstone, au par. 74). Le demandeur peut avoir souhaité que ses enfants fréquentent une école religieuse, mais cette préférence constituait un « choix personnel », distinct des obligations parentales prévues par la loi. Cela n’a pas mis en cause la responsabilité légale du demandeur à l’égard de ses enfants et ne pouvait donc pas constituer un motif de discrimination fondée sur la situation de famille.

[54]  Dans l’ensemble, je ne suis pas convaincu que le demandeur a démontré en quoi la Commission avait commis une erreur dans ses conclusions. Compte tenu du dossier, je conclus que la décision de la Commission est raisonnable.

VII.  Conclusion

[55]  La Commission canadienne des droits de la personne n’a pas manqué à son obligation en matière d’équité procédurale, et sa décision est raisonnable.

[56]  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais.


JUGEMENT dans le dossier T‑950‑18

LA COUR STATUE :

  1. que la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de juin 2020

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑950‑18

INTITULÉ :

BILAL SYED c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

REGINA (SASKATCHEWAN)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 FÉVRIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 11 MAI 2020

COMPARUTIONS :

Bilal Syed

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Marcia E. Jackson

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

Pour le défendeur

 

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