Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200430


Dossier : IMM‑929‑19

Référence : 2020 CF 568

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 avril 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

SAIMA BANO ET

MUHAMMAD IRFAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente affaire porte sur la décision d’un agent des visas (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) de rejeter, en vertu du paragraphe 87(3) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (RIPR), la demande de résidence permanente des demandeurs au titre du programme de candidats des provinces (PCP). L’agent a conclu que la demanderesse principale ne respectait pas les exigences linguistiques nécessaires pour réussir son établissement économique au Canada.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la décision de l’agent est jugée déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Faits

A.  Les demandeurs

[3]  Mme Saima Bano (la demanderesse principale) et M. Muhammad Irfan (le demandeur associé) (collectivement, les demandeurs) sont des citoyens du Pakistan et sont mariés. La demanderesse principale détient deux diplômes de premier cycle et une maîtrise en éducation. Elle travaille actuellement comme administratrice de bureau à Faisalabad, au Pakistan.

[4]  La demanderesse principale a reçu un certificat de désignation provinciale en vertu du programme des Candidats immigrants pour la Saskatchewan (PCIS) au titre de la catégorie des membres de la famille. Dans une lettre datée du 25 mai 2016, la demanderesse principale a reçu une lettre de soutien pour la délivrance d’un permis de travail au titre du PCIS pour un poste chez Dollar Stretcher afin de travailler comme vendeuse de commerce de détail (CNP 6421 – Vendeurs/vendeuses – commerce de détail). En janvier 2017, sur le fondement de sa désignation provinciale, la demanderesse principale a présenté une demande de résidence permanente. Le demandeur associé a été inclus à titre de personne à charge accompagnatrice, bien qu’il ait été choisi pour travailler comme cuisinier dans un restaurant de Regina.

[5]  La demande de résidence permanente précisait que la profession que la demanderesse principale envisageait d’exercer au Canada était celle de « Vendeurs/vendeuses – commerce de détail », et indiquait que la demanderesse principale parlait l’ourdou et l’anglais. Elle comprenait également les notes d’examen du International English Language Testing System (IELTS) de la demanderesse principale : 5,5 pour la compréhension de l’oral; 3,5 pour la compréhension de l’écrit; 5,5 pour l’expression écrite; 5,5 pour l’expression orale; et une note globale dans la fourchette de 5,0 sur une échelle de 10 points. Selon le tableau des équivalences pour les résultats des tests linguistiques du gouvernement du Canada, les Niveaux de compétence linguistique canadiens (NCLC) étaient les suivants : 6 pour la compréhension de l’oral, 4 pour la compréhension de l’écrit, 6 pour l’expression écrite et 6 pour l’expression orale.

[6]  Le 15 août 2017, la demanderesse principale a reçu une lettre d’équité procédurale (la lettre d’EP). La lettre indiquait que les [traduction« notes linguistiques de [la demanderesse principale] étaient égales ou supérieures au niveau minimum recommandé par la Saskatchewan, ce qui équivaut au NCLC 6 pour l’expression orale, la compréhension de l’oral et l’expression écrite, et au NCLC 4 pour la compréhension écrite. [Ses] résultats à l’évaluation linguistique indiquent que [ses] compétences en anglais peuvent être décrites comme moyennes en ce qui a trait à l’expression orale, à la compréhension de l’oral et à l’expression écrite, et comme étant de base en ce qui a trait à la compréhension de l’écrit. » Cependant, la lettre faisait ensuite part de la préoccupation de l’agent concernant le fait que la demanderesse principale n’avait pas les compétences linguistiques nécessaires pour travailler comme vendeuse de commerce de détail. La lettre indiquait ce qui suit :

[traduction]

Bien que les profils de compétences essentielles d’EDSC [Emploi et Développement social Canada] reconnaissent également que les niveaux de complexité peuvent varier en fonction des exigences du milieu de travail, et que les profils de compétences essentielles d’EDSC ne correspondent pas précisément aux notes du IELTS, il semble néanmoins raisonnable de s’attendre à ce que, pour être en mesure d’exécuter les tâches habituelles du travail d’un vendeur de commerce de détail, une profession exigeant une interaction avec le grand public au Canada, où l’anglais est la langue employée au quotidien par la majorité des personnes, des compétences moyennes (NCLC 6 ou 7) à élevées (NCLC 8 et plus) en anglais sont nécessaires. Bien que vous ayez démontré un niveau de compétence en anglais pouvant être décrit comme moyen pour l’expression orale, la compréhension de l’oral et l’expression écrite, vos notes se situaient au NCLC 6 plutôt qu’au NCLC 7, et cela semble faire une différence importante dans la capacité de fonctionner efficacement dans une profession dans le domaine des services au Canada. Vous avez démontré que vous possédiez une compétence de base en ce qui a trait à la compréhension de l’écrit en anglais, ce qui ne semble pas être suffisant pour réussir votre établissement économique au Canada.

[Non souligné dans l’original.]

[7]  Notamment, l’agent a laissé entendre que le NCLC 6 de la demanderesse principale serait insuffisant en raison d’une [traduction« différence importante » entre le NCLC 6 et le NCLC 7. L’agent a également fait remarquer qu’une personne occupant un poste de vendeur de commerce de détail serait tenue d’interagir avec le public et d’effectuer des tâches de [traduction« niveau de complexité 3 » selon l’échelle à cinq niveaux d’Emploi et Développement social Canada ( EDSC).

[8]  Le 13 novembre 2017, la demanderesse principale a présenté ses résultats du IELTS mis à jour en avril 2017, une lettre de Dollar Stretcher lui offrant le poste de chef caissière et un tableau de comparaison des seuils linguistiques utilisés par d’autres catégories d’immigration au Canada. La demanderesse principale a également demandé une explication concernant les raisons pour lesquelles l’agent exigeait un NCLC de 7 ou plus, ainsi que concernant la façon dont l’agent a déterminé quels niveaux correspondaient à des compétences linguistiques « moyennes » ou « élevés ».

[9]  Les nouveaux résultats du IELTS de la demanderesse principale montraient une légère amélioration des notes de l’écrit : 5,5 pour la compréhension de l’oral; 3,5 pour la compréhension de l’écrit; 6,0 pour l’expression écrite; 5,0 pour l’expression orale; et une note globale dans la fourchette de 5,0 sur une échelle de 10 points. Les NCLC équivalents étaient les suivants : 6 pour la compréhension de l’oral, 4 pour la compréhension de l’écrit, 7 pour l’expression écrite et 5 pour l’expression orale.

[10]  La lettre d’offre de Dollar Stretcher indiquait que la demanderesse principale travaillerait en permanence comme chef caissière. L’énumération des principales fonctions indiquait que le poste serait principalement administratif et comporterait des interactions limitées avec le public canadien. Les fonctions comprenaient : la gestion des comptes du magasin, la gestion de l’horaire des caissiers, la préparation de feuilles de calcul, la supervision des points de paiement et la gestion de l’inventaire du magasin. Selon la matrice de la Classification nationale des professions (CNP), ce poste est considéré comme étant « peu spécialisé ». Selon le Guichet‑Emplois du gouvernement du Canada, le poste NOC 6421 exige des compétences orales et écrites de base (niveau 1) à moyennes (niveau 3).

B.  La décision faisant l’objet du contrôle

[11]  Dans une décision datée du 16 janvier 2019, la demande de résidence permanente de la demanderesse principale a été rejetée au motif que l’agent n’était pas convaincu que la demanderesse principale possédait les compétences linguistiques nécessaires pour réussir son établissement économique. La décision comportait les conclusions suivantes :

  1. la description des NCLC 4 et 5 comme étant [traduction« de base », des NCLC 6 et 7 comme étant [traduction« moye[ns] », et des NCLC 8 et plus comme étant [traduction« élev[és] » provient d’un [traduction« sens commun » et d’une [traduction« habitude acquise dans le cadre d’une pratique antérieure »;

  2. la lettre d’EP indiquait qu’un ensemble de compétences minimales en anglais – d’un niveau inférieur NCLC 6 à un niveau supérieur NCLC 8 et plus – était raisonnable pour réussir à occuper un poste de vendeur de commerce de détail;

  3. la lettre d’EP expliquait pourquoi le niveau linguistique le plus élevé démontré par la demanderesse principale – à savoir un NCLC 6 – pourrait ne pas être suffisant : a) la demanderesse principale ne possédait qu’un niveau de base en ce qui a trait à la compréhension de l’écrit; b) la fourchette supérieure indiquée dans l’évaluation de la lettre d’EP indiquait que la demanderesse principale ne possédait pas des compétences linguistiques suffisantes pour réussir son établissement économique;

  4. les exigences linguistiques de la catégorie de l’expérience canadienne et du Programme des travailleurs de métiers qualifiés (fédéral) ne sont pas pertinentes en ce qui concerne l’examen d’une demande à titre de candidat d’une province;

  5. les exigences linguistiques minimales représentent une norme d’admissibilité au titre de la catégorie, et non pas un critère permettant de déterminer si le demandeur réussirait son établissement économique.

III.  Question en litige et norme de contrôle

[12]  La seule question en litige est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[13]  Il est bien établi que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique à la décision d’un agent des visas concernant une demande de résidence permanente au titre du PCP (Zahid c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1263 (CanLII), au par. 12; Yasmin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 383 (CanLII), au par. 13 [Yasmin]; Chaudhry c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1072 (CanLII), au par. 14 [Chaudry]).

[14]  La récente décision de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII) [Vavilov], établit un cadre d’analyse révisé pour déterminer la norme de contrôle applicable. Je ne vois toutefois pas la nécessité de s’écarter de la norme de contrôle adoptée dans la jurisprudence, puisque l’application du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov commande l’adoption de la même norme de contrôle, soit celle de la décision raisonnable.

[15]  Comme les juges majoritaires l’ont souligné dans l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). En outre, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (Vavilov, au par. 86). En règle générale, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

IV.  Analyse

[16]  Les demandeurs soutiennent que les conclusions de l’agent concernant le caractère suffisant des compétences linguistiques sont déraisonnables en raison du manque de justification de la part de l’agent pour avoir imposé un seuil linguistique plus élevé. Les demandeurs soutiennent que les agents doivent faire preuve de déférence à l’égard des désignations provinciales. À l’appui de leurs arguments, les demandeurs s’appuient sur le texte de loi, le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, la pratique d’IRCC et la jurisprudence (Singh Sran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 791 (CanLII) [Singh Sran]; Chaudhry). Les demandeurs soutiennent également que l’agent aurait dû tenir compte des exigences linguistiques d’autres catégories d’immigration.

[17]  Le défendeur soutient que l’agent a accordé un poids approprié au processus de désignation provinciale parce que, bien qu’une désignation provinciale soit un indicateur important de l’admissibilité d’un demandeur, elle ne lie pas l’agent. Le défendeur soutient également qu’il était raisonnable de conclure que la demanderesse principale n’avait pas démontré qu’elle possédait des compétences suffisantes en anglais, et que l’agent n’a pas imposé un seuil linguistique plus élevé. Le défendeur soutient qu’une interprétation juste des motifs de l’agent démontre que la demanderesse principale n’avait pas les compétences requises en anglais et qu’elle ne satisfaisait pas aux autres exigences pour établir sa capacité à réussir son établissement économique au Canada.

A.  Le régime législatif du PCP : article 87 du RIPR

[18]  La PCP accorde une certaine autonomie aux provinces et aux territoires en ce qui concerne la sélection des immigrants qui répondent aux besoins particuliers de leur administration, à condition que les candidats choisis puissent « réussir leur établissement économique au Canada » (au par. 87(1) du RIPR). En règle générale, l’expression « établissement économique » s’entend du fait qu’un demandeur peut « joindre le marché du travail du Canada et y participer » (Sran, au par. 22). L’objectif du PCP se dégage de l’extrait du Résumé de l’étude d’impact de la réglementation concernant l’article 87 du RIPR (Gazette du Canada, partie II, enregistrement DORS/2002‑227, le 11 juin 2002, aux p. 234 et 235) :

Ces dispositions réglementaires permettent aux personnes désignées par un gouvernement provincial, dans le cadre d’un accord concernant les candidats des provinces conclu entre cette province et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, d’obtenir un visa d’immigrant sans avoir à obtenir la note de passage prévue dans le cas des travailleurs qualifiés.

[…]

Le but de ces dispositions réglementaires est le suivant :

permettre aux provinces de soutenir l’immigration des personnes qui ont exprimé le désir de s’établir sur leur territoire et qui pourront, selon la province, contribuer à son développement et à sa prospérité économiques ainsi qu’à ceux du Canada.

[…]

Il sera profitable à la province, sur le plan économique, d’avoir la possibilité de faire venir un candidat qui pourrait ne pas répondre aux critères fédéraux d’immigration, mais dont les caractéristiques présentent pour elle et ses objectifs de développement économique une valeur particulière. Aussi, les provinces pourront contribuer à mieux répartir les immigrants ainsi que les avantages qu’ils procurent entre les différentes régions du pays.

[Non souligné dans l’original.]

[19]  En d’autres termes, le PCP assouplit les seuils établis pour les catégories fédérales d’immigration économique, et donne aux provinces et aux territoires la possibilité d’inviter des demandeurs qui pourraient ne pas être admissibles à d’autres catégories d’immigration économique. Compte tenu des objectifs du PCP, la Cour a reconnu que les décisions relatives à des désignations provinciales devraient être respectées et qu’une désignation provinciale crée la présomption selon laquelle le demandeur a la capacité de réussir son établissement économique (Kikeshian c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 658 (CanLII), au par. 14; Sran, aux par. 20 et 21; Chaudhry, au par. 28). Il incombe alors à l’agent des visas de justifier le fait qu’il se soit écarté de la présomption.

[20]  Bien qu’il revienne en fin de compte au ministre d’accueillir les demandes, l’article 87 du RIPR énonce deux garanties procédurales qui favorisent la délibération lorsqu’un agent des visas prend une décision qui diverge de la désignation provinciale (Shaukat c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1120 (CanLII), au par. 19; Ransanz c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1109 (CanLII), au par. 25). Le paragraphe 87(4) exige la confirmation d’un second agent si le premier agent des visas veut, en vertu du paragraphe 87(3), substituer son appréciation à une décision provinciale quant à l’établissement économique. Le paragraphe 87(3) exige qu’un agent des visas consulte le gouvernement provincial qui a délivré le certificat de désignation s’il veut substituer son appréciation à une décision provinciale (Sran, au par. 14). Il est clair que l’article 87 du RIPR vise à garantir que les agents de visas n’imposent pas leurs propres exigences arbitraires ou injustifiées, et qu’ils respectent les décisions provinciales, à moins qu’il n’ait de « fortes » raisons de ne pas le faire (Sran, au par. 18).

B.  Le caractère raisonnable de la décision de l’agent

[21]  À mon avis, les conclusions de l’agent quant au caractère suffisant des compétences linguistiques de la demanderesse principale sont déraisonnables. Bien que les agents des visas aient généralement le pouvoir discrétionnaire de rendre des décisions quant au caractère suffisant des compétences linguistiques (Grewal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 627 (CanLII), au par. 17), la Cour a conclu à plusieurs reprises qu’il était déraisonnable pour un agent des visas de substituer son appréciation quant à une exigence linguistique sans fournir de justification.

[22]  Dans la décision Ullah c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 607 (CanLII) [Ullah], la Cour a accueilli une demande de contrôle judiciaire parce qu’il n’y avait aucun élément de preuve indiquant que le demandeur n’avait pas les compétences nécessaires en anglais. Dans la décision Ullah, le demandeur a reçu une formation en technologie de l’information, bien qu’il ait reçu une offre d’emploi pour travailler comme laveur de vaisselle à Regina, en Saskatchewan. Dans la décision Kaur c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 782 (CanLII), au paragraphe 25, la Cour a conclu que « contrairement à la conclusion de l’agent des visas selon laquelle la demanderesse n’a pratiquement aucune compétence en anglais, ses notes SMGC indiqu[aient] le contraire, surtout lorsqu’on examine d’une manière raisonnable et objective le niveau de compétences 5 du certificat IELTS ». Par conséquent, un agent des visas doit expliquer, en s’appuyant sur les éléments de preuve disponibles, en quoi un demandeur ne respecte pas la norme linguistique (voir Bokhari c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1419 (CanLII), au par. 21; Yasmin, aux paragraphes 40 à 44).

[23]  J’estime que la récente décision de la Cour dans Begum c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 162 (CanLII) [Begum], est particulièrement utile, car son contexte factuel est similaire à celui en l’espèce. Dans la décision Begum, la Saskatchewan a présenté la candidature de la demanderesse principale dans le cadre du PCIS pour un poste de caissière. Le NCLC minimum exigé pour les caissiers, tel que déterminé par la Saskatchewan et le gouvernement fédéral, était le NCLC 4, et la demanderesse principale répondait ou dépassait le NCLC 4 dans toutes les catégories. Toutefois, l’agent a rejeté la demande de résidence permanente principalement parce qu’il n’était pas convaincu que la demanderesse principale possédait les compétences linguistiques nécessaires pour réussir son établissement économique au Canada (Begum, aux par. 2 à 9). En concluant que l’agent n’a pas justifié la hausse des exigences linguistiques minimales, la Cour a conclu que les motifs de l’agent étaient déraisonnables (Begum, aux par. 29 et 30). Comme le fait remarquer la Cour dans la décision Begum, au paragraphe 18, citant Sarfraz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1578 (CanLII), au paragraphe 22, la décision d’un agent de s’écarter d’une désignation provinciale doit être justifiée dans ses motifs :

[22] Essentiellement, les provinces et les territoires peuvent, grâce à la plus grande souplesse autorisée par le PCP, attirer des individus qui pourraient ne pas être admissibles aux programmes d’immigration fédéraux. Le REIR [Résumé de l’étude d’impact de la réglementation] ne précise pas toutefois que l’évaluation par l’agent de l’établissement économique doit être calquée sur l’approche de la province ou du territoire. Les agents fédéraux ont plutôt droit à leurs propres interprétations dans un dossier donné, et peuvent considérer des facteurs additionnels ou carrément différents au moment de déterminer s’ils doivent substituer leur appréciation au titre du paragraphe 87(3) du RIPR, comme cela s’est produit en l’espèce : Debnath, précité, au par. 15. Bien qu’une décision provinciale ou territoriale de désignation appelle une certaine retenue quant à l’évaluation par le gouvernement des critères applicables, elle n’est pas contraignante pour les agents fédéraux : Chaudhry c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1072 [Chaudhry], au par. 28; Sran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 791 [Sran], au par. 13. Ces derniers doivent mener leur propre analyse de manière objective; mais pour que le processus soit cohérent [c.‑à‑d., équitable], le processus de substitution de l’appréciation ne devrait pas supplanter l’intention sous‑jacente du programme applicable : Roohi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1408, au par. 31. Par conséquent, toute contestation directe d’une conclusion provinciale ou territoriale tirée à l’issue du processus de désignation doit être justifiée, transparente et intelligible : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au par. 47. [Soulignement omis.]

[24]  Tout comme dans la décision Begum, en l’espèce, l’agent a omis de justifier l’imposition d’un seuil linguistique plus élevé. En fait, les motifs de l’agent n’indiquent pas clairement les exigences linguistiques réelles du poste de la demanderesse principale. Initialement, l’agent a accepté le fait que la demanderesse principale satisfaisait ou dépassait les exigences linguistiques de la Saskatchewan, et a fait remarquer que, selon le régime d’EDSC, le niveau de complexité des tâches exécutées par les vendeurs de commerce de détail variait de 1 à 3 (sur une échelle de 1 à 5, dont 5 est le niveau le plus complexe et exige donc le plus haut niveau de compétence linguistique). Toutefois, l’agent a par la suite déclaré que les compétences linguistiques de la demanderesse principale doivent être au moins [traduction« moyennes (NCLC 6 ou 7) à élevées (NCLC 8 et plus) », et a affirmé de façon arbitraire qu’il serait raisonnable de s’attendre à de telles compétences linguistiques pour un poste [traduction« exigeant une interaction avec le grand public au Canada, où l’anglais est la langue employée au quotidien par la majorité des personnes ».

[25]  Étant donné que la CNP pertinente en l’espèce exige des compétences linguistiques de base (NCLC 4 ou 5) à des compétences linguistiques moyennes (NCLC 6 ou 7) et que les principales tâches de la demanderesse principale étaient principalement de nature administrative et exigeaient peu d’interactions avec le public canadien, la raison pour laquelle l’agent a choisi d’imposer une norme linguistique plus élevée n’est pas claire. À mon avis, l’agent a omis d’étayer l’affirmation selon laquelle des compétences linguistiques plus élevées étaient [traduction« raisonnable[s] » pour s’acquitter des tâches d’un vendeur de commerce de détail.

[26]  De plus, les motifs de l’agent dénotent un caractère arbitraire lorsqu’il est affirmé qu’il existe une [traduction« différence importante » entre le NCLC 6 et le NCLC 7, et qu’il est conclu que les notes du NCLC 6 de la demanderesse principale peuvent être insuffisantes pour cette raison. L’agent n’a pas indiqué la source de ces seuils particuliers, et la raison pour laquelle l’agent a imposé le niveau plus élevé de compétence linguistique [traduction« moyen[ne] » – le NCLC 7 –, au motif qu’il était nécessaire pour le poste de la demanderesse principale, n’est pas claire.

V.  Question certifiée

[27]  Les parties ont convenu qu’il n’y a aucune question à certifier, et la Cour est du même avis.

VI.  Conclusion

[28]  L’agent a commis une erreur en omettant de justifier l’imposition d’un seuil linguistique plus élevé. Par conséquent, les conclusions de l’agent quant au caractère suffisant des compétences linguistiques de la demanderesse principale sont déraisonnables. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑929‑19

LA COUR STATUE que :

  1. la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision;

  2. il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour de juillet 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑929‑19

INTITULÉ :

SAIMA BANO ET MUHAMMAD IRFAN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 février 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 30 avril 2020

COMPARUTIONS :

Luke McRae

POUR LES DEMANDEURS

Bradley Gotkin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bondy Immigration Law

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.