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Date : 20200508


Dossier : T‑596‑19

Référence : 2020 CF 604

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 mai 2020

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

RAYMOND TONE

demandeur

et

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, relativement à la décision en date du 7 mars 2019 [la décision] par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission] a rejeté la plainte déposée par le demandeur contre la Société canadienne des postes [SCP], conformément au sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [LCDP].

II.  CONTEXTE

[2]  Le demandeur est un homme dans la cinquantaine. De 1997 jusqu’à ce que la défenderesse le congédie, le 22 juin 2016, il travaillait pour cette dernière comme agent de livraison, principalement à partir du poste de facteurs no 3 à Toronto. Pendant cette période, il était membre du Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes [STTP]. Au fil des ans, le demandeur a aussi travaillé à l’occasion comme enseignant suppléant.

[3]  D’avril 2014 à avril 2015, le demandeur a eu des problèmes matrimoniaux avec son épouse, qui travaillait également pour la défenderesse. Il affirme que son épouse a fini par formuler des allégations non fondées contre lui, ce qui a donné lieu à des accusations criminelles, qui ont par la suite été rejetées. Cependant, le demandeur affirme que, à partir de ce moment, il était considéré par les employés de la défenderesse comme le [traduction] « fautif » et a pris un congé.

[4]  En juin 2015, après son congé, le demandeur est retourné au travail. Le 2 juillet 2015, soit peu de temps après son retour, son ex‑épouse, qui était à ce moment en congé de maternité, s’est approchée de lui alors qu’il était sur son itinéraire de livraison régulier et a commencé à s’en prendre à lui et à l’invectiver. Le demandeur a appelé la police, qui a mis en garde son épouse contre le harcèlement criminel. Il a signalé l’incident à l’un de ses superviseurs, M. Doug McCurdy. Le lendemain, M. McCurdy a informé le demandeur que, en raison de cet incident, il serait retiré de son itinéraire habituel. Le demandeur affirme que M. McCurdy lui a dit qu’il pourrait seulement reprendre son itinéraire habituel s’il obtenait une ordonnance de non‑communication contre son épouse. Il a refusé de faire tout autre itinéraire et n’a pas obtenu d’ordonnance de non‑communication. Le 13 juillet 2015, après l’intervention du STTP, il s’est présenté au travail et a repris son itinéraire habituel sans avoir obtenu d’ordonnance de non‑communication.

[5]  Le 21 août 2015, le demandeur a rencontré M. McCurdy et un autre superviseur au sujet d’une allégation d’inconduite sexuelle portée contre lui. On lui a dit qu’une tierce partie avait été témoin d’une conduite inappropriée qu’il aurait eue avec une collègue. L’allégation en question n’a pas fait l’objet d’une enquête officielle.

[6]  Le 13 septembre 2015, le demandeur a envoyé par courriel à M. Deepak Chopra, qui, à l’époque, était directeur général de la SCP, une plainte de harcèlement contre M. McCurdy et ses superviseurs du poste de facteurs no 3. Dans le courriel en question, il a allégué que l’administration et la direction de la SCP — principalement par l’intermédiaire de M. McCurdy — avaient [TRADUCTION] « mis en œuvre contre lui une campagne d’intimidation et de harcèlement sans précédent qui était prolongée, ciblée et malveillante, et ce, particulièrement en ce qui concerne l’approche adoptée en matière d’enquête et de discipline ». Le courriel énumérait 25 exemples d’enquêtes et de mesures disciplinaires ciblées. Douze des incidents précédaient l’altercation qu’il a eue avec son épouse, le 2 juillet 2015. La défenderesse a enquêté sur la plainte et, le 3 mai 2016, elle a envoyé une réponse au demandeur dans laquelle elle abordait chaque allégation.

[7]  Le 18 septembre 2015, la défenderesse a reçu une autre plainte pour violation des politiques et harcèlement sexuel en milieu de travail déposée par deux de ses employés contre le demandeur. Par la suite, le 21 septembre 2015, le demandeur a été avisé qu’il était accusé d’un acte répréhensible avant d’être [traduction] « escorté » à l’extérieur des lieux. Le lendemain, le demandeur a reçu l’ordre de se présenter à une autre succursale postale en attendant la tenue d’une enquête.

[8]  Au lieu de se présenter à la succursale postale qui lui avait été assignée, le demandeur a pris un congé de maladie à compter du 23 septembre 2015, invoquant, pour justifier son congé, les graves répercussions qu’avait sur sa santé et son bien‑être le harcèlement continu auquel se livrait censément la direction. En octobre 2015, le demandeur a présenté une demande de prestations d’invalidité de courte durée au fournisseur externe d’assurance‑invalidité de la défenderesse et a fourni deux lettres de son médecin et un rapport daté du 14 octobre 2015 qui indiquait ce qui suit : 1) le demandeur a exprimé des préoccupations au sujet de son retour au travail, car il [TRADUCTION] « craint d’être encore victime de harcèlement »; 2) [TRADUCTION] « si les problèmes de harcèlement qui causent du stress au demandeur ne sont pas réglés, ce dernier ne peut pas retourner au travail »; et 3) le demandeur pourrait faire un travail modifié [TRADUCTION] « dans la mesure où ce travail n’a pas d’incidence négative sur sa blessure, sa maladie ou son rétablissement ».

[9]  Le 1er décembre 2015, la demande de prestations d’invalidité de courte durée du demandeur a été rejetée parce que les éléments de preuve médicale ne justifiaient pas son absence du travail. L’appel interjeté par le demandeur auprès du médecin chargé de l’évaluation médicale indépendante a également été rejeté en mars 2016.

[10]  Le 15 mars 2016, le demandeur a informé la défenderesse qu’il pouvait retourner au travail si cette dernière prenait des mesures appropriées pour tenir compte de sa déficience. Il lui a demandé de l’informer de son intention de faciliter son retour au travail et a [TRADUCTION] « décrit les mesures d’adaptation qui devaient accompagner un tel retour ». Il a envoyé le même message à la défenderesse à environ six autres reprises en avril et mai 2016.

[11]  Entre‑temps, de mars à mai 2016, la défenderesse a ordonné plusieurs fois au demandeur de retourner au travail à l’autre endroit où on lui avait conseillé de se présenter le 23 septembre 2015, ou de fournir des documents pour justifier son absence. Dans les communications en question, la défenderesse ne mentionnait pas d’autres mesures d’adaptation possibles à l’intention du demandeur. Le 31 mai 2016, ce dernier a fait part de son intention de déposer un grief ou une plainte en vertu de la LCDP.

[12]  Enfin, le 22 juin 2016, la défenderesse a congédié le demandeur pour défaut de se présenter au travail. Le 30 juin 2016, le demandeur a déposé sa plainte auprès de la Commission, dans laquelle il alléguait que, de juillet 2015 au 22 juin 2016, la défenderesse avait fait preuve de discrimination à son égard relativement à son emploi, en contravention de l’article 7 de la LCDP, et l’avait harcelé, en contravention de l’article 14 de la LCDP. Il a déclaré que ce traitement différentiel défavorable était fondé sur sa déficience, son état matrimonial et son sexe. Il a également affirmé avoir été victime de représailles.

[13]  Après le dépôt de la plainte, le dossier a été renvoyé pour enquête le 12 mai 2017. Le 14 novembre 2018, Mme Kellie Leclerc [l’enquêteuse] a terminé son rapport d’enquête [le rapport] et a recommandé à la Commission de rejeter la plainte conformément au sous‑alinéa 44(3)b)(ii) de la LCDP, parce qu’une enquête plus poussée n’était pas justifiée.

[14]  Le 18 décembre 2018 et le 9 janvier 2019, respectivement, les parties ont fourni à la Commission des observations sur le rapport. Dans ses observations, le demandeur a soulevé des questions concernant : 1) le défaut de l’enquêteuse d’examiner dans son rapport la question du harcèlement au titre de l’article 14 de la LCDP; 2) des erreurs factuelles et des préoccupations concernant la pertinence de certains témoignages eu égard aux conclusions du rapport sur les allégations liées au sexe (et à l’état matrimonial); et 3) des erreurs dans la façon dont, compte tenu de sa déficience, l’enquêteuse avait évalué son témoignage, et des erreurs dans les conclusions défavorables tirées au sujet des allégations formulées sur le fondement de sa déficience.

[15]  Le 7 mars 2019, la Commission a rejeté la plainte du demandeur.

III.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[16]  Dans des lettres envoyées aux parties le 7 mars 2019, la Commission a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Avant de rendre sa décision, la Commission a examiné le rapport qui vous a été communiqué ainsi que les observations déposées en réponse au rapport. Après avoir examiné ces renseignements, la Commission a décidé, en application du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de rejeter la plainte parce que, compte tenu des circonstances de la plainte, la poursuite de l’enquête n’est pas justifiée.

[17]  La décision était conforme aux recommandations du rapport. L’enquêteuse a résumé ses conclusions comme suit :

[traduction]

158.  Le plaignant allègue que la défenderesse lui a réservé un traitement différentiel défavorable en raison de son sexe, de son état matrimonial et de sa déficience.

159.  Plus précisément, le plaignant allègue que la réaction de la défenderesse à l’altercation qu’il a eue avec son épouse équivalait à un traitement différentiel fondé sur le sexe et l’état matrimonial et que, après l’altercation en question, la défenderesse l’a harcelé et a pris des mesures de représailles contre lui sous forme de mesures disciplinaires injustes et de plaintes de violence ou de harcèlement sexuel en milieu de travail.

160.  La preuve révèle que la défenderesse a peut‑être injustement ciblé le plaignant à des fins disciplinaires, mais que le harcèlement dont il serait victime a commencé avant l’incident avec son épouse et n’est pas lié à un motif de distinction illicite, mais plutôt à d’autres problèmes en milieu de travail.

161.  En outre, le plaignant allègue que la défenderesse n’a pas tenu compte de ses demandes de mesures d’adaptation liées à sa déficience lorsqu’elle lui a ordonné de retourner au travail après que sa demande de prestations d’invalidité a été rejetée.

162.  Le lieu de travail temporaire que la défenderesse a imposé au plaignant répondait à son besoin déclaré d’être dans un environnement exempt de harcèlement. En effet, l’endroit en question relevait d’une équipe de gestion différente de celle, qui, selon lui, l’avait ciblé et harcelé. La preuve révèle que la défenderesse n’a pas discuté de mesures d’adaptation avec le plaignant, mais qu’elle lui a demandé des renseignements afin de justifier son absence, faute de quoi, elle lui demandait de se présenter au travail. Étant donné que le plaignant n’a demandé aucune mesure d’adaptation précise que la défenderesse aurait ensuite refusée, il n’est pas possible de conclure que la défenderesse a refusé de prendre des mesures d’adaptation tenant compte de la déficience du plaignant. En fait, le nouvel endroit répondait aux conditions décrites par le médecin dans son plan de traitement.

163.  Le plaignant ne s’est pas présenté au lieu de travail contrairement à ce qu’on lui avait demandé, et, après un échange de communications entre les parties de mars à mai 2016 — la défenderesse ordonnant au plaignant de se présenter au travail et le plaignant affirmant qu’il avait besoin de mesures d’adaptation qu’on lui refusait —, la défenderesse a congédié le plaignant.

164.  Compte tenu de ce qui précède, il convient de rejeter la plainte.

[18]  Le rapport mentionne que, pendant son enquête, l’enquêteuse a examiné les arguments des parties ainsi que tous les éléments de preuve documentaire présentés. L’enquêteuse a également interrogé le demandeur, Mme Megan Whitfield (présidente de la section locale du STTP), Mme Joanne Leader (vice‑présidente, Griefs, de la section locale du STTP), Mme Simone Petronis (spécialiste de la gestion des dossiers d’invalidité de la SCP), M. Doug McCurdy (ancien surintendant du poste de facteurs no 3), M. Christopher Shirley. (superviseur du poste de facteurs no 3); Mme Susan Becerra (superviseure du Centre de distribution de Toronto‑Ouest); M. Fab Falconi (facteur de la SCP); et Mme Valerie Bertrand (factrice de la SCP). Elle a souligné que certains des témoins proposés par le demandeur n’ont pas été interrogés, parce qu’il n’a pas été possible de communiquer avec eux ou parce qu’ils ont refusé d’être interrogés pour des raisons de santé. De plus, l’enquêteuse a précisé que M. Mark Lubinski et M. Doug Warren n’avaient pas été interrogés parce qu’elle avait pris acte de leurs rôles dans l’itinéraire du demandeur.

IV.  QUESTIONS EN LITIGE

[19]  Les questions soulevées dans la présente demande sont les suivantes :

  1. La Commission a‑t‑elle violé le droit du demandeur à l’équité procédurale?

  2. L’enquêteuse a‑t‑elle appliqué le bon critère juridique lorsqu’elle a évalué la plainte du demandeur en vertu des articles 7 et 14 de la LCDP?

  3. La Commission a‑t‑elle outrepassé sa compétence?

  4. La Commission a‑t‑elle commis une erreur en rejetant les allégations fondées sur le sexe et l’état matrimonial du demandeur? Cette question a été retirée à l’audience.

  5. La Commission a‑t‑elle commis une erreur en rejetant les allégations fondées sur la déficience du demandeur?

V.  NORME DE CONTRÔLE

[20]  En l’espèce, les parties ont produit leurs mémoires avant les récents arrêts de la Cour suprême du Canada, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] et Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66. Les observations des parties sur la norme de contrôle respectent donc le cadre de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Durant l’audience, la Cour a demandé aux parties si elles souhaitaient modifier leurs observations sur les normes de contrôle applicables dans la présente affaire. Les parties ont convenu que l’arrêt Vavilov n’avait pas d’incidence sur la norme de contrôle liée à l’équité procédurale. Cependant, l’avocate de la défenderesse a demandé si, en l’espèce, les questions soulevées étaient vraiment des questions d’équité procédurale, affirmant que, dans la négative, il fallait les examiner selon la norme de la décision raisonnable. Les deux parties ont convenu que les autres questions soulevées faisaient intervenir la norme de la décision raisonnable, et l’avocat du demandeur a renvoyé la Cour aux paragraphes de l’arrêt Vavilov qu’il jugeait importants eu égard aux faits de la présente affaire. J’ai tenu compte de ce conseil dans mes motifs. Par conséquent, dans mon examen de la présente demande, sauf pour les questions d’équité procédurale, j’ai appliqué le cadre établi dans l’arrêt Vavilov.

[21]  Aux paragraphes 23 à 32 de l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont cherché à simplifier la manière dont une cour de révision choisit la norme de contrôle applicable aux questions dont elle est saisie. Les juges majoritaires se sont écartés de l’approche contextuelle et catégorielle adoptée dans l’arrêt Dunsmuir à la faveur d’une présomption selon laquelle il faut appliquer la norme de la décision raisonnable. Toutefois, ils ont fait observer que cette présomption peut être écartée sur le fondement : 1) d’une intention législative claire de prescrire une autre norme de contrôle (Vavilov, par 33 à 52); et 2) de certains scénarios où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte, comme les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, par 53 à 64).

[22]  Dans son mémoire, le demandeur soutient que la norme de la décision correcte s’applique à l’examen par la Cour de l’allégation de manquement à l’équité procédurale et à la question de savoir si la Commission a outrepassé sa compétence. Autrement, il soutient que la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle par la Cour des conclusions tirées par la Commission et de son application des articles 7 et 14 de la LCDP.

[23]  Pour sa part, la défenderesse soutient que, en l’espèce, la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle par la Cour de toutes les questions en litige. Elle affirme que les allégations de manquement à l’équité procédurale du demandeur concernent le caractère suffisant des motifs de la Commission et doivent être évaluées selon la norme de la décision raisonnable. Dans le même ordre d’idées, elle dit que, en l’espèce, il n’y a pas de véritable question de « compétence », car il ne fait aucun doute que la Commission peut rejeter une plainte en vertu du sous‑alinéa 44(3)b)(ii) de la LCDP. Par conséquent, la norme de la décision raisonnable s’applique. Cependant, la défenderesse affirme que, si la norme de la décision correcte devait s’appliquer aux questions susmentionnées, le résultat serait le même. Enfin, elle convient que la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle par la Cour des conclusions de la Commission.

[24]  Je conclus que, en l’espèce, la norme de la décision raisonnable s’applique à l’examen par la Cour des questions en litige, sauf celles qui concernent véritablement l’équité procédurale comme je l’explique dans mes motifs.

[25]  Certains tribunaux ont conclu que la norme de contrôle applicable à une allégation de manquement à l’équité procédurale est celle de la « décision correcte » (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, par 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, par 59 et 61 [Khosa]). L’arrêt Vavilov de la Cour suprême du Canada ne s’intéresse pas à la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale (Vavilov, par 23). Toutefois, une approche judicieuse sur le plan doctrinal veut qu’aucune norme de contrôle ne s’applique à la question de l’équité procédurale. Voici comment la Cour suprême du Canada s’est exprimée sur le sujet dans l’arrêt Moreau‑Bérubé c Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11 :

[L’équité procédurale] n’exige pas qu’on détermine la norme de révision judiciaire applicable. Pour vérifier si un tribunal administratif a respecté l’équité procédurale ou l’obligation d’équité, il faut établir quelles sont les procédures et les garanties requises dans un cas particulier (Moreau‑Bérubé, par 74).

[26]  En ce qui concerne l’examen par la Cour des autres questions en litige, rien ne permet de réfuter la présomption selon laquelle, en l’espèce, la norme de la décision raisonnable s’applique. L’application de la norme de la décision raisonnable à ces questions litigieuses est aussi cohérente avec la jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov de la Cour suprême du Canada. Voir, par exemple, la décision Kirkpatrick c Canada (Procureur général), 2019 CF 196, par 30 à 32.

[27]  Au moment de contrôler une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse consistera à déterminer si la décision « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par 99). La norme du caractère raisonnable est une norme unique qui est modulable et « qui s’adapte au contexte » (Vavilov, par 89, citant l’arrêt Khosa, par 59). Ces contraintes d’ordre contextuel « cernent les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solutions qu’il peut retenir » (Vavilov, par 90). Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, par 100). La Cour suprême du Canada mentionne deux catégories de lacunes fondamentales qui rendent une décision déraisonnable : 1) le manque de logique interne dans le raisonnement du décideur; et 2) le caractère indéfendable d’une décision « compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision » (Vavilov, par 101).

VI.  DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[28]  Les dispositions législatives suivantes de la LCDP s’appliquent à la présente demande de contrôle judiciaire :

Emploi

Employment

7 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

7 It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

on a prohibited ground of discrimination.

[...]

[...]

Harcèlement

Harassment

14 (1) Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu :

a) lors de la fourniture de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public;

b) lors de la fourniture de locaux commerciaux ou de logements;

c) en matière d’emploi.

14 (1) It is a discriminatory practice,

(a) in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public,

(b) in the provision of commercial premises or residential accommodation, or

(c) in matters related to employment,

to harass an individual on a prohibited ground of discrimination.

Harcèlement sexuel

Sexual harassment

(2) Pour l’application du paragraphe (1) et sans qu’en soit limitée la portée générale, le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite.

(2) Without limiting the generality of subsection (1), sexual harassment shall, for the purposes of that subsection, be deemed to be harassment on a prohibited ground of discrimination.

[...]

[...]

Représailles

Retaliation

14.1 Constitue un acte discriminatoire le fait, pour la personne visée par une plainte déposée au titre de la partie III, ou pour celle qui agit en son nom, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée.

14.1 It is a discriminatory practice for a person against whom a complaint has been filed under Part III, or any person acting on their behalf, to retaliate or threaten retaliation against the individual who filed the complaint or the alleged victim.

[...]

[...]

Rapport

Report

44(3) Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

44(3) On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

b) rejette la plainte, si elle est convaincue :

(b) shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci n’est pas justifié,

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted, or

[...]

[...]

VII.  ARGUMENTATIONS

A.  Le demandeur

[29]  Dans ses observations écrites, le demandeur fait valoir que la Commission a commis des erreurs dans sa décision : 1) elle a violé son droit à l’équité procédurale en n’examinant pas attentivement ses observations en réponse au rapport; 2) elle n’a pas appliqué le bon critère juridique pour évaluer les plaintes déposées en vertu des articles 7 et 14 de la LCDP; 3) elle a outrepassé sa compétence en allant au‑delà de sa fonction consistant à procéder à un examen préalable; 4) elle a préféré, de façon déraisonnable, le témoignage de la défenderesse relativement aux allégations fondées sur le sexe et l’état matrimonial; et 5) elle n’a pas, de façon déraisonnable, évalué la plainte liée à la déficience en fonction des obligations qui incombent à la défenderesse en matière de mesures d’adaptation, et elle a déraisonnablement écarté des éléments de preuve essentiels. Or, lors de l’audition de la présente affaire, le demandeur a abandonné son argument fondé sur le sexe et l’état matrimonial et n’a invoqué qu’un motif fondé sur sa déficience, qui faisait intervenir des motifs liés à l’équité procédurale et au caractère raisonnable de la décision.

[30]  Le demandeur soutient qu’il faut accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et annuler la décision. En outre, il affirme que la Cour devrait rendre une ordonnance enjoignant à la Commission de demander à la présidente du Tribunal canadien des droits de la personne de lancer une enquête sur ses plaintes. Subsidiairement, il demande à la Cour de renvoyer l’affaire à la Commission pour qu’elle procède à une nouvelle enquête. Il sollicite également les dépens relativement à sa demande.

(1)  Le manquement à l’équité procédurale

[31]  Le demandeur soutient que la Commission a violé son droit à l’équité procédurale en rejetant sa plainte d’une manière partiale et incompréhensible. Selon lui, la Commission a simplement écarté ou rejeté de façon arbitraire ses préoccupations et les arguments qu’il a soulevés dans ses observations en réponse au rapport, notamment que l’enquête était déficiente en raison d’un manque de rigueur. Il soutient que cette déficience ressort manifestement de l’examen de la décision de la Commission, qui ne mentionne expressément aucune des préoccupations qu’il a soulevées au sujet du rapport, sous réserve de la mention générale indiquant que : [TRADUCTION] « la Commission a examiné le rapport qui vous a été communiqué ainsi que les observations déposées en réponse au rapport ».

(2)  Les allégations fondées sur la déficience

[32]  Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable pour l’enquêteuse de ne pas reconnaître que la défenderesse avait l’obligation première de prendre des mesures d’adaptation pour répondre à ses besoins liés à sa déficience. Il souligne que les employés ne sont pas toujours capables d’expliquer à leur employeur toute l’étendue de leurs besoins à cet égard ou qu’ils ne sont pas toujours les mieux placés pour le faire.

[33]  Dans la présente affaire, le demandeur affirme qu’il a communiqué de son mieux ses besoins et que la défenderesse n’a pas recouru au processus d’accommodement qu’elle avait établi ni même discuté avec lui de sa demande de mesures d’adaptation, et ce, même si elle avait l’obligation primordiale de le faire. Voir Hoyt c Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2006 TCDP 33, par 54 et 55.

[34]  Le demandeur soutient que la seule conclusion raisonnable à laquelle la Commission pouvait parvenir, c’est que, vu la preuve dont elle disposait, les principes juridiques pertinents, le caractère préalable de la décision et le rôle administratif, plutôt que décisionnel, de la Commission, sa plainte justifiait la tenue d’une enquête plus approfondie.

[35]  Au paragraphe 51 de son mémoire, le demandeur fait également remarquer que la Commission a commis plusieurs autres erreurs :

[traduction]

[...] la [Commission] : 1) a imposé à M. Tone le fardeau déraisonnable d’avoir à définir de façon précise et exhaustive l’ensemble des besoins liés à sa déficience dans ses communications avec la SCP, et elle a tiré une conclusion défavorable lorsqu’il ne l’a pas fait; 2) a imposé à M. Tone le fardeau déraisonnable de fournir d’autres renseignements médicaux à la SCP, et elle a tiré une conclusion défavorable lorsqu’il ne l’a pas fait, et ce, même si la SCP a refusé de répondre à ses demandes répétées de mesures d’adaptation et n’a pas demandé d’autres renseignements à cet égard; 3) a conclu de façon déraisonnable que la SCP ne pouvait pas avoir refusé de prendre des mesures d’adaptation pour combler les besoins liés à la déficience de M. Tone parce que ce dernier n’avait pas demandé de mesures d’adaptations précises que la SCP aurait ensuite refusées; 4) a conclu de façon déraisonnable que le processus d’accommodement de la SCP ne s’appliquait pas à M. Tone; 5) a interprété de façon déraisonnable la demande de la SCP pour que M. Tone justifie son absence du travail comme un effort de sa part pour répondre aux demandes de M. Tone concernant la prise de mesures d’adaptation liées à sa déficience; 6) n’a pas tenu compte, sans explication raisonnable, de la force probante de la preuve selon laquelle la SCP n’a pas demandé de renseignements au médecin ou au spécialiste de M. Tone au sujet de l’étendue des besoins liés à sa déficience et de ses demandes de mesures d’adaptation (c.‑à‑d. si la SCP avait des préoccupations au sujet des renseignements médicaux fournis par M. Tone); 7) n’a pas tenu compte, sans explication raisonnable, de la force probante du fait que la SCP n’a pas pris l’initiative du processus d’accommodement et que, dès lors que son obligation de prendre des mesures d’adaptation tenant compte de la déficience de M. Tone a pris naissance, elle n’a pas donné à ce dernier de directives à cet égard; 8) a conclu de façon déraisonnable que le travail que la SCP a demandé à M. Tone d’effectuer au Centre de distribution de Toronto‑Ouest aurait répondu à l’ensemble des besoins de ce dernier en matière de déficience, et ce, sans répondre à la demande de M. Tone au sujet de son réel besoin d’un processus de communication qui permettrait de favoriser sa confiance et de dissiper ses soupçons profondément ancrés et fondés sur une anxiété débilitante au sujet de la mauvaise foi des intentions de la SCP; 9) a rejeté la plainte, sans explication raisonnable, en l’absence de tout élément de preuve selon lequel la SCP a communiqué à M. Tone une proposition qu’il considérerait ou pourrait raisonnablement considérer comme une proposition de mesures d’adaptation ou une réponse à sa demande de mesures d’adaptation; 10) a rejeté la plainte, sans explication raisonnable, en l’absence de tout élément de preuve selon lequel la SCP se serait exposée à une contrainte excessive si elle avait tenté de répondre aux demandes de mesures d’adaptation de M. Tone ou d’en discuter avec lui; 11) a rejeté la plainte, sans explication raisonnable, en l’absence de tout élément de preuve selon lequel la SCP se serait exposée à une contrainte si elle avait tenu compte de l’ensemble des besoins liés à la déficience de M. Tone; 12) n’a pas tenu compte, sans explication raisonnable, des préoccupations formulées par M. Tone dans ses observations en réponse au rapport quant aux faits exposés dans ce dernier, ou a omis d’y répondre; 13) n’a pas tenu compte, sans explication raisonnable, des principes juridiques bien établis auxquels renvoyait le demandeur dans ses observations en réponse au rapport d’enquête; et 14) n’a pas tenu compte, sans explication raisonnable, de la valeur probante de la preuve fournie par Kathryn Edgett, une agente des droits de la personne qui travaillait pour Postes Canada, qui a dit à l’enquêteuse que « [...] le plaignant n’a pas bénéficié de mesures d’adaptation relativement à une déficience. Aucun renseignement médical ne prouvait qu’il avait besoin de mesures d’adaptation relativement à une déficience [...] il a été muté pour des raisons de sécurité préventive pendant le procès au civil qu’il a intenté contre son épouse et le déroulement d’une enquête sur la violence en milieu de travail ».

[Renvois omis, souligné dans l’original.]

B.  La défenderesse

[36]  La défenderesse affirme que la décision est tout à fait raisonnable. Plus particulièrement, elle soutient que : 1) il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale puisque la décision est fondée sur une enquête neutre et approfondie; et 2) les conclusions de la Commission au sujet des allégations fondées sur la déficience sont raisonnables. Par conséquent, elle demande à la Cour de rejeter la présente demande de contrôle judiciaire avec dépens.

(1)  Le manquement à l’équité procédurale

[37]  La défenderesse soutient qu’il est manifeste et évident que l’enquêteuse a satisfait à l’exigence de neutralité et de rigueur requise en analysant correctement la grande quantité d’éléments de preuve documentaire, de témoignages et d’arguments présentés par les parties. Elle fait remarquer que le demandeur a eu et a tiré parti de nombreuses occasions de réagir à ses arguments et de répondre au rapport.

[38]  La défenderesse affirme également que l’argument du demandeur selon lequel la Commission a consulté une [traduction] « partie limitée des documents » est erroné, car cette dernière a clairement dit dans sa décision avoir examiné le rapport et toutes les observations formulées en réponse au rapport avant de trancher. Elle affirme qu’il est établi en droit que les tribunaux traiteront le rapport d’enquête comme s’il s’agissait des motifs de la décision prise par la Commission à l’issue de son examen préalable fondé sur le paragraphe 44(3) de la LCDP. Voir Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404 [Sketchley], par 36 à 39.

[39]  De plus, en réponse à l’argument du demandeur selon lequel la Commission n’a pas expressément abordé les questions soulevées dans sa réponse au rapport, la défenderesse affirme que la Cour suprême du Canada a reconnu qu’il ne faut pas examiner les motifs dans l’abstrait, mais plutôt dans leur contexte. Il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits ou exhaustifs. Voir Guerrier c Banque canadienne impériale de commerce (CIBC), 2013 CF 937, par 11. De plus, la défenderesse affirme que la majorité (sinon la totalité) des préoccupations soulevées par le demandeur dans ses réponses au rapport étaient fondées sur les conclusions factuelles ou autres de l’enquêteuse auxquelles il ne souscrit pas. Le demandeur n’a fait état d’aucune omission importante ou substantielle dans les observations qu’il a présentées à la Commission en réponse au rapport. Dans la décision Hebert c Canada (Procureur général), 2008 CF 969, on peut lire ce qui suit :

[26]  [...] Lorsque les parties, dans leurs observations au sujet du rapport, ne contestent pas les conclusions de fait tirées par l’enquêteur, mais présentent simplement des arguments pour obtenir une conclusion différente, il n’est pas inapproprié pour la Commission de fournir une réponse courte sous forme de lettre type. Cependant, lorsque ces observations font état d’omissions importantes ou substantielles dans l’enquête et étayent ces affirmations, la Commission doit mentionner ces divergences et préciser pourquoi, à son avis, elles ne sont pas importantes ou ne suffisent pas à mettre en doute la recommandation de l’enquêteur; sinon, on ne peut que conclure que la Commission n’a pas du tout pris en considération ces observations. Telle était la situation dans Egan c. Canada (Procureur général), [2008] A.C.F. no 816; 2008 CF 649.

(2)  Les allégations fondées sur la déficience

[40]  La défenderesse affirme que la Commission a raisonnablement conclu que la preuve permettait de conclure que le lieu de travail temporaire auquel le demandeur devait se présenter après que sa demande de prestations d’invalidité de courte durée eut été refusée était une mesure d’adaptation qui répondait aux besoins qu’il avait exprimés. En effet, le demandeur aurait relevé de gestionnaires différents et travaillé dans un milieu exempt du harcèlement dont il prétendait avoir été victime.

[41]  La défenderesse fait remarquer que la LCDP n’impose aucune obligation procédurale d’adaptation distincte ou indépendante non plus qu’elle ne prévoit de recours en cas de manquement à la procédure lorsqu’il peut être démontré que le demandeur a fait l’objet d’importantes mesures d’adaptation. Voir Canada (Commission des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2014 CAF 131, par 14 à 16 et 21. Par conséquent, il était raisonnable pour l’enquêteuse de se concentrer sur la question de savoir si l’autre lieu de travail permettait de répondre raisonnablement aux besoins formulés par le demandeur, plutôt que de disséquer les mesures procédurales prises par la défenderesse. Ce faisant, l’enquêteuse n’a pas écarté la preuve selon laquelle la défenderesse n’a pas explicitement donné suite aux demandes de mesures d’adaptation du demandeur.

[42]  La défenderesse fait remarquer que le demandeur n’a fait état d’aucun élément de preuve objectif susceptible d’étayer son affirmation selon laquelle le fait de se présenter à l’autre lieu de travail ne constituait pas une mesure d’adaptation raisonnable.

VIII.  ANALYSE

A.  La portée du contrôle

[43]  À l’audition de la présente affaire qui a eu lieu à Toronto, le 11 février 2020, l’avocat du demandeur a informé la Cour que ce dernier avait décidé d’abandonner l’allégation fondée sur le sexe et l’état matrimonial sur laquelle reposait en partie la présente demande. La Cour doit donc uniquement se prononcer sur ses allégations fondées sur la déficience.

[44]  En fait, la présente demande a été modifiée, et la Cour est simplement appelée à statuer sur les prétentions du demandeur selon qui l’analyse qu’a faite la Commission de ses allégations fondées sur la déficience portait atteinte à son droit à l’équité procédurale et que sa décision était déraisonnable.

B.  Le manquement à l’équité procédurale

(1)  La norme de contrôle

[45]  Le demandeur affirme que la Commission a injustement rejeté sa plainte fondée sur la déficience, ce qui oblige la Cour à examiner cette question selon la norme de la décision correcte.

[46]  Il est vrai que, pour statuer sur des allégations de manquement à l’équité procédurale, la Cour a souvent appliqué une certaine version de la norme de la décision correcte. Dans un contexte où l’on demande à la Cour d’évaluer la rigueur et la neutralité des enquêtes de la Commission, la norme de la décision correcte est peut‑être la norme appropriée, mais, en l’espèce, le demandeur allègue que la Commission elle‑même n’a pas tenu compte de sa réponse au rapport et qu’elle n’a pas suffisamment motivé sa décision de ne pas aborder les questions qu’il y avait soulevées.

[47]  Au bout du compte, la Cour est appelée à déterminer si la Commission a le moindrement tenu compte des observations en réponse du demandeur et, dans l’affirmative, s’il était raisonnable pour elle, vu les questions soulevées par le demandeur dans ces observations, de simplement s’en remettre au rapport de l’enquêteuse. Dans les circonstances, j’estime que la Cour doit appliquer la norme de la décision correcte à la question de savoir si la Commission a le moindrement tenu compte des observations en réponse du demandeur, car il s’agit d’une véritable question d’équité procédurale. Toutefois, à supposer que la Commission en ait tenu compte, je crois qu’il convient d’appliquer la norme de la décision raisonnable à la question de savoir si, vu le contenu des observations en question, la Commission a eu raison de s’en remettre au rapport. Autrement dit, il n’est alors plus question d’équité procédurale, et la Cour doit plutôt se demander si, vu les observations précises formulées en réponse par le demandeur, il était raisonnable pour la Commission de s’appuyer sur le rapport.

(2)  La Commission a‑t‑elle tenu compte des observations en réponse du demandeur?

[48]  Le demandeur affirme qu’il est difficile de savoir si la Commission a le moindrement tenu compte des observations qu’il a formulées en réponse :

[traduction]

42.  Dans sa décision datée du 7 mars 2019, la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) n’a pas statué sur le fond des allégations faites par M. Tone ni expliqué pourquoi elle était d’avis que ces allégations n’étaient pas importantes ou ne suffisaient pas à mettre en doute la recommandation de l’enquêteuse. Sous réserve d’une mention générale indiquant qu’elle avait examiné les observations des parties, rien dans la décision de la CCDP et dans le rapport d’enquête incorporé à ses motifs de décision, ne tend à indiquer qu’elle a examiné, accepté ou rejeté au fond les observations de M. Tone, ou qu’elle a tenu compte de la pertinence et de la valeur probante de la preuve à laquelle il renvoyait, et qui, selon lui, était essentielle pour déterminer si la preuve dont disposait la CCDP justifiait la tenue d’une enquête plus approfondie. Ces faits — ainsi que la déclaration de la CCDP au sujet de la portée limitée des documents examinés — militent fortement en faveur de la conclusion que la CCDP a tout simplement écarté ou rejeté arbitrairement les préoccupations de M. Tone, qu’elle n’a pas examiné en profondeur les circonstances de la plainte de M. Tone et que son enquête était déficiente en raison de son manque de rigueur.

[Renvois omis.]

[49]  Dans sa décision du 7 mars 2019, la Commission précise ce qui suit : [TRADUCTION] « Avant de rendre sa décision, la Commission a examiné le rapport qui vous a été communiqué ainsi que les observations déposées en réponse au rapport ».

[50]  De toute évidence, il s’agit d’une décision formulée dans une lettre type. Cependant, le demandeur n’a fourni aucune raison de douter d’une telle affirmation, si ce n’est que la Commission n’a pas traité directement de ses observations en réponse, choisissant plutôt de s’en remettre au rapport pour énoncer ses motifs.

[51]  Il ressort clairement de la jurisprudence que, lorsque la Commission ne fournit pas de motifs — ou qu’elle fournit seulement de brefs motifs —, il est à présumer qu’elle souscrit et s’en remet aux motifs énoncés dans le rapport d’enquête. Voir Sketchley. Par conséquent, même si j’applique la norme de la décision correcte, je ne peux pas dire que le demandeur a établi que la Commission [traduction] « a arbitrairement écarté » ses observations en réponse.

(3)  Vu les observations formulées par le demandeur en réponse au rapport de l’enquêteuse, était‑il raisonnable pour la Commission de s’en remettre à ce rapport?

[52]  Il me semble que les observations formulées en réponse par le demandeur portent principalement sur les raisons pour lesquelles il conteste les constatations et les conclusions de l’enquêteuse. Dans ses observations en réponse, le demandeur explique ce que l’enquêteuse aurait dû faire – ou ce dont elle n’a pas tenu compte – et énonce les conclusions qu’elle aurait dû tirer en fonction de l’interprétation qu’il donne de la preuve. Ainsi, la question de savoir s’il convenait que la Commission s’appuie sur le rapport pour répondre aux observations du demandeur devient celle de savoir si le rapport lui‑même est raisonnable.

[53]  Le juge Martineau a décrit comme suit le rôle de la Commission dans la décision Dupuis c Canada (Procureur général), 2010 CF 511 :

[12]  Le rôle de la Commission est bien connu et consiste essentiellement à vérifier s’il existe une preuve suffisante avant de déférer une plainte au Tribunal. Il s’agit d’un rôle très modeste. En effet, la Commission ne peut pas juger si la plainte est fondée ou non, mais doit plutôt déterminer si, eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. Il s’agit d’un seuil peu élevé, les questions de crédibilité de témoins étant normalement laissées à l’appréciation du Tribunal. Voir Société Radio‑Canada c. Paul, 2001 CAF 93 aux paragraphes 76 et 77 (Paul); Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113 au paragraphe 35 (C.A.) (Bell Canada); Bell c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne); Cooper c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854 aux paragraphes 52 et 53; Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879 aux pages 898 et 899 (SEPQA).

[13]  Le rejet d’une plainte par la Commission est final et est lourd de conséquences pour la présumée victime d’acte discriminatoire. Celleci est donc en droit de s’attendre que l’enquête menée par la personne chargée par la Commission en vertu du paragraphe 43(1) de la Loi d’enquêter sur une plainte (appelée dans la Loi, « l’enquêteur ») satisfasse ces deux conditions fondamentales : la neutralité et la rigueur. Voir : Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574 aux paragraphes 49 et suivants (1ère inst.) (Slattery), confirmé par (1996), 205 N.R. 383 (C.A.F.).

[14]  Pour déterminer le degré de rigueur nécessaire, il faut considérer non seulement les intérêts des parties, mais également l’intérêt de la Commission à préserver un système qui fonctionne et qui soit efficace sur le plan administratif (Ibid. au paragraphe 55). Ceci dit, une enquête peut manquer du degré de rigueur légalement requis lorsque, par exemple, l’enquêteur « n’a pas examiné une preuve manifestement importante » (Ibid. au paragraphe 56; Tahmourpour c. Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 113 au paragraphe 8).

[15]  En pratique, le rapport de l’enquêteur est soumis pour commentaires aux parties, de sorte que lorsque la Commission choisit de suivre la recommandation de l’enquêteur, le caractère raisonnable de la décision contestée tiendra principalement à la rationalité du raisonnement et des conclusions du rapport d’enquête, à moins bien entendu que la Commission ait fourni des motifs supplémentaires. Voir Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404 au paragraphe 37; SEPQA, cidessus, au paragraphe 35; Bell Canada, cidessus, au paragraphe 30; et Paul, cidessus, au paragraphe 43.

[16]  Enfin, comme il a été souligné par la Cour dans Herbert c. Canada (Procureur général), 2008 CF 969 au paragraphe 26 (Herbert), si la Commission choisit de rejeter la plainte pour des motifs autres que ceux avancés par l’enquêteur, elle doit exposer ses motifs dans sa décision. De plus, lorsque les observations d’une partie font état d’omissions importantes ou substantielles dans l’enquête et étayent ces affirmations, la Commission doit mentionner ces divergences et préciser pourquoi, à son avis, elles ne sont pas importantes ou ne suffisent pas à mettre en doute la recommandation de l’enquêteur; sinon, il faut conclure que la Commission a ignoré ou n’a pas pris en considération ces observations. Voir Ibid. au paragraphe 26 et Egan c. Canada (Procureur général), 2008 CF 649 au paragraphe 5.

[54]  Dans la présente affaire, je ne crois pas que le demandeur ait fait état d’« omissions importantes ou substantielles dans l’enquête » ou qu’il ait présente des éléments de preuve à cet égard. De façon générale, il se plaint de ce [traduction] « qu’il n’y a pas d’assise factuelle raisonnable ni de principes juridiques fondamentaux à l’appui des conclusions de l’enquêteuse quant à l’absence d’éléments de preuve suffisants ou d’autres considérations à même de justifier une enquête plus poussée du TCDP relativement à ma plainte ». En ce qui concerne les affirmations fondées sur la déficience, le demandeur a fait valoir ce qui suit :

[traduction]

a.  La défenderesse n’a pas pris de mesures d’adaptation pour répondre aux besoins liés à ma déficience en ne m’offrant aucun mécanisme ouvert et constructif pour communiquer avec elle au sujet des mesures d’adaptation que je demandais.

b.  La CCDP ne disposait d’aucune preuve que la défenderesse m’a proposé une mesure d’adaptation en m’offrant un travail adapté aux besoins liés à ma déficience, ou que j’ai compris que l’affectation qu’elle me proposait était une mesure d’adaptation.

c.  Mes communications avec mon syndicat n’enlèvent rien aux conclusions selon lesquelles il existe suffisamment d’éléments de preuve et d’autres considérations pour justifier la tenue d’une enquête plus poussée sur ma plainte.

d.  Il était déraisonnable pour l’enquêteuse de tirer des conclusions défavorables parce que je n’ai pas fourni de renseignements plus précis sur les besoins découlant de ma déficience.

[55]  Ces affirmations laissent voir que le demandeur conteste les constatations et les conclusions de l’enquêteuse. Il plaide essentiellement en faveur d’une conclusion différente. La Commission a décidé de faire siennes et de maintenir les constatations et les conclusions de l’enquêteuse. Rien ne prouve que la Commission n’a tout simplement pas tenu compte des observations du demandeur. Je ne vois aucun manquement à l’équité procédurale dans cette approche.

(4)  Le rapport était‑il déraisonnable?

[56]  En ce qui concerne ses allégations liées à sa déficience, le demandeur a pour l’essentiel fait valoir ce qui suit :

[traduction]

46.  Il se peut que les employés ne soient pas toujours capables d’expliquer à leur employeur toute l’étendue des besoins liés à leur déficience, ou qu’ils ne soient pas les mieux placés pour le faire. Parfois, les employés ont besoin des conseils et de l’aide de leur employeur ou de leur médecin pour s’y retrouver dans le processus d’accommodement et recueillir d’autres renseignements. C’était le cas de M. Tone : dans ses communications avec la SCP, il a fait part de ses besoins au meilleur de ses capacités, mais, en l’absence de communication entre lui, la SCP et son médecin, il n’a pas pu porter à l’attention de la SCP toute l’étendue de ses besoins. Des années plus tard, grâce à des efforts considérables, il a enfin pu communiquer à la CCDP l’ensemble de ces besoins.

47.  La SCP n’a pas enfreint l’article 7 de la LCDP simplement parce qu’après que M. Tone eut demandé des mesures d’adaptation tenant compte de sa déficience, elle n’a pas, d’un point de vue procédural, pris de mesures concrètes pour s’informer de ses besoins et recueillir des renseignements à ce sujet. La CCDP disposait d’éléments de preuve établissant que la réponse de la SCP dont avait besoin de M. Tone concernant une mesure d’adaptation n’était pas une question de procédure. Entre autres besoins liés à la déficience de M. Tone, il était primordial que la SCP puisse communiquer avec lui d’une manière qui permettait de favoriser sa confiance et de dissiper ses soupçons profondément ancrés et fondés sur une anxiété débilitante au sujet de la mauvaise foi des intentions de la SCP. Comme il a été mentionné précédemment dans la section sur l’équité procédurale, la CCDP n’a pas tenu compte de cette preuve et de ses répercussions dans son examen des mesures d’adaptation.

48.  Ayant conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve selon lesquels M. Tone avait une déficience qui nuisait à son emploi et qu’il avait demandé des mesures d’adaptation, la CCDP s’est demandé si les parties avaient travaillé en collaboration dans le cadre du processus d’accommodement et si les mesures d’adaptation demandées avaient ou non été fournies. Est utile et très probant, en ce qui concerne la collaboration, le processus — le cas échéant utilisé par la SCP pour répondre à la demande de mesures d’adaptation de M. Tone, surtout pour déterminer si la SCP avait répondu à la demande ou si elle avait ou non communiqué une proposition : que M. Tone pouvait raisonnablement considérer comme une proposition de mesures d’adaptation, qui tenait entièrement compte des besoins ou des limites de M. Tone, et qui était raisonnable dans les circonstances.

49.  À cet égard, les seuls éléments de preuve ayant une force probante relative dont disposait la CCDP étaient que la SCP : est dotée d’un processus d’accommodement, n’a pas recouru à son processus d’accommodement pour communiquer avec M. Tone, n’a pas engagé de dialogue avec ce dernier au sujet des mesures d’adaptation et ne lui a jamais communiqué de proposition de mesures d’adaptation, et encore moins une proposition dont la nature est semblable à celle décrite dans la décision Hoyt. En particulier, la position de la SCP — telle qu’elle a été communiquée dans sa réponse à la plainte de M. Tone, dans le cadre des entrevues menées par l’enquêteuse avec les membres de la direction et dans les observations de M. Tone en réponse au rapport d’enquête — est restée la même tout au long du processus de la CCDP. En effet, la SCP a soutenu que M. Tone n’avait pas de besoins liés à une déficience qui exigeaient la prise de mesures d’adaptation, qu’elle n’avait pas communiqué avec M. Tone au sujet des mesures d’adaptation et qu’elle n’a jamais eu l’obligation de prendre des mesures d’adaptation.

50.  Lorsque la CCDP a confirmé que les arguments de la SCP sur ces points critiques n’étaient pas suffisants pour la convaincre de rejeter la plainte de M. Tone, l’éventail des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit est devenu extrêmement limité. À moins de conclure que la prise des mesures d’adaptation dont M. Tone avait besoin aurait imposé une contrainte excessive à la SCP, la seule conclusion raisonnable que la CCDP pouvait tirer — vu la preuve dont elle disposait, les principes juridiques pertinents pour son analyse, le caractère préalable de la décision que la CCDP devait prendre et le rôle administratif, plutôt que décisionnel, que joue cette dernière en vertu de la LCDP dans le processus de traitement des plaintes relatives aux droits de la personne — était que les circonstances de la plainte de M. Tone justifiaient la tenue d’une enquête plus approfondie.

[Renvois omis.]

[57]  La Commission a conclu que [traduction] « la preuve n’établit aucun lien entre les mesures ciblées qu’aurait prises la défenderesse contre le plaignant et l’état matrimonial ou le sexe de ce dernier » (par 111). Le demandeur ne conteste plus cette conclusion.

[58]  La Commission conclut ensuite ce qui suit :

[traduction]

113.  Les éléments de preuve montrent que le traitement réservé par la défenderesse au plaignant était lié à un certain nombre de facteurs qui n’étaient pas des motifs de distinction illicite. Selon les témoignages de collègues qui étaient proches du plaignant et au fait de sa plainte à ce moment‑là, il y a eu un conflit entre le plaignant et la défenderesse après la « transformation du service postal », et le plaignant a commencé à dénoncer et à remettre en question les pratiques de travail et les directives de la défenderesse auxquelles il s’opposait. Le plaignant a également établi un lien entre le harcèlement ou les représailles de la défenderesse et la plainte qu’il a déposée contre M. Chopra pour harcèlement. De plus, l’ancien superviseur du plaignant a estimé que, lorsque la défenderesse a cessé de permettre au plaignant de prendre des congés pour travailler comme enseignant — dans le mois qui a précédé l’altercation avec son ex‑épouse —, le conflit avec la défenderesse s’est envenimé.

[59]  La Commission s’est ensuite penchée sur les allégations de déficience et les mesures d’adaptation et a conclu que le demandeur avait besoin de mesures d’adaptation et qu’il en avait fait part, mais que la communication avait été limitée :

[traduction]

130.  Les parties ne s’entendent pas quant à savoir si le plaignant avait besoin de mesures d’adaptation en raison d’une déficience. L’assureur de la défenderesse a rejeté la demande de prestations d’invalidité du plaignant après avoir examiné les renseignements médicaux de ce dernier et a conclu qu’il n’avait ni déficience ni besoin de mesures d’adaptation. Même si son congé de maladie a été refusé, il est raisonnable qu’une personne qui allègue être victime de harcèlement affirme avoir besoin de mesures d’adaptation relativement à un certain milieu de travail où, selon elle, elle est victime de harcèlement, ou qui exacerbe un problème de santé.

131.  Le plaignant a fait part de son besoin de mesures d’adaptation en présentant des lettres et des documents de nature médicale selon lesquels il devait éviter les environnements pouvant avoir une incidence négative sur l’anxiété ou la dépression qu’on lui avait diagnostiquée, notamment l’environnement dans lequel il prétendait avoir été victime de harcèlement. À part ces documents, le plaignant n’a pas décrit les mesures d’adaptation précises qu’il demandait ou dont il avait besoin; il a plutôt demandé à la défenderesse quelles mesures d’adaptation elle allait lui offrir.

[60]  La Commission a ensuite examiné les allégations du demandeur selon lesquelles la défenderesse ne lui avait pas posé de questions au sujet des mesures d’adaptation requises et que la nouvelle affectation dans un lieu de travail différent du poste de facteurs no 3, soit au Centre de distribution de Toronto‑Ouest, dont avait décidé la SCP, ne constituait pas une mesure d’adaptation adéquate.

[61]  Les conclusions de la Commission à cet égard sont les suivantes :

[traduction]

154.  Le plaignant a affirmé que le harcèlement auquel se serait livrée la direction du poste de facteurs no 3 est à l’origine de sa déficience. Comme il a été mentionné dans la section précédente, dans son plan de traitement, le médecin a décrit les conditions nécessaires pour qu’il puisse retourner au travail (c.‑à‑d. un « milieu de travail exempt de harcèlement »), mais n’a mentionné aucune autre mesure d’adaptation précise fondée sur les renseignements médicaux que le plaignant a fournis.

155.  À l’époque pertinente, la défenderesse n’a pas ordonné au plaignant de retourner au poste de facteurs no 3, mais plutôt de se présenter à un autre lieu de travail, le Centre de distribution de Toronto‑Ouest. Cette affectation soustrayait le plaignant du prétendu harcèlement dont il était victime au poste de facteurs no 3 et lui offrait un environnement différent pour son retour au travail. Même s’il ne s’agissait pas d’une mesure d’adaptation officielle, cette affectation était une mesure temporaire raisonnable qui permettrait au plaignant de retourner au travail à un endroit qui répondait à ses besoins déclarés, étant donné qu’aucun des harceleurs présumés ne travaillait à cet endroit. Par conséquent, la défenderesse n’a pas refusé d’offrir une mesure d’adaptation. Vu les circonstances, les représentants syndicaux du plaignant lui ont conseillé de se présenter au travail, ce que ce dernier a refusé de faire.

156.  La note médicale présentée à la date limite à laquelle il devait se présenter au travail, soit le 24 mai 2016, ne contenait aucun autre renseignement sur les mesures d’adaptation requises ni aucune mention indiquant que, vu les besoins médicaux du plaignant, l’affectation n’était pas appropriée et justifiait qu’il ne se présente pas au travail. Le plaignant soutient que l’affectation au nouveau lieu de travail ne répondait pas à ses besoins et ne convenait pas pour un certain nombre de raisons, comme il a été mentionné, mais il n’a fourni aucun renseignement de nature médicale à cet égard.

157.  Le retour du plaignant à son travail initial au poste de facteurs no 3 n’était alors pas possible, parce l’enquête sur la plainte pour harcèlement était en cours. Il serait conjectural d’examiner quels arrangements auraient été ou auraient pu être pris après la conclusion de l’enquête sur le harcèlement. Vu les circonstances — plus précisément le défaut du plaignant de se présenter au travail —, la défenderesse a congédié ce dernier.

[...]

162.  Le lieu de travail temporaire que la défenderesse a imposé au plaignant répondait à son besoin déclaré d’être dans un environnement exempt de harcèlement. En effet, l’endroit en question relevait d’une équipe de gestion différente de celle, qui, selon lui, l’avait ciblé et harcelé. La preuve révèle que la défenderesse n’a pas discuté de mesures d’adaptation avec le plaignant, mais qu’elle lui a demandé des renseignements afin de justifier son absence, faute de quoi, elle lui demandait de se présenter au travail. Étant donné que le plaignant n’a demandé aucune mesure d’adaptation précise que la défenderesse aurait ensuite refusée, il n’est pas possible de conclure que la défenderesse a refusé de prendre des mesures d’adaptation tenant compte de la déficience du plaignant. En fait, le nouvel endroit répondait aux conditions décrites par le médecin du plaignant dans son plan de traitement.

[62]  Le demandeur prétend maintenant que ses besoins précis en matière de mesures d’adaptation n’ont pas été satisfaits parce que la SCP n’a pas [TRADUCTION] « communiqué avec lui d’une manière qui permettait de favoriser sa confiance et de dissiper ses soupçons profondément ancrés et fondés sur une anxiété débilitante au sujet de la mauvaise foi des intentions de la SCP » et que la Commission n’a pas tenu compte de cette [TRADUCTION] « obligation primordiale ».

[63]  Tout d’abord, je ne pense pas que la Commission a négligé cette question :

[traduction]

153.  Cependant, le plaignant a affirmé à maintes reprises avoir besoin de mesures d’adaptation pour retourner au travail, mais il n’a fourni aucun autre renseignement médical pour étayer une telle affirmation, à part ce qui figurait déjà dans sa demande médicale. Ses lettres à la défenderesse ne faisaient que répéter ce qui suit :

Les problèmes à l’origine de ma déficience n’ont toujours pas été réglés et représentent des obstacles à un milieu de travail sain et sécuritaire;

Ce fait, ainsi que le refus de [la défenderesse] de prendre des mesures d’adaptation tenant compte de ma déficience, ont eu une incidence négative sur ma capacité de retourner au travail.

[64]  Autrement dit, si le demandeur avait des [traduction] « soupçons profondément ancrés et fondés sur une anxiété débilitante au sujet de la mauvaise foi des intentions de la SCP », il n’a fourni aucun renseignement de nature médicale pour corroborer une telle affirmation et il ne l’a pas autrement exprimée. En outre, la preuve médicale disponible faisait simplement ressortir que le demandeur avait besoin d’un [TRADUCTION] « milieu de travail exempt de harcèlement ».

[65]  Il semble que, à l’époque pertinente, le demandeur consultait les représentants de son syndicat et suivait leurs conseils, mais rien ne donne à penser qu’il leur a parlé de ses soupçons profondément ancrés et fondés sur une anxiété débilitante au sujet de la mauvaise foi de la SCP. Mme Whitfield a déclaré devant la Commission qu’elle et les représentants syndicaux ont dit au demandeur qu’il devait tenter de se présenter aux installations de Toronto‑Ouest jusqu’à la fin de l’enquête, ou qu’il devait du moins y aller pour voir l’endroit, ce qu’il a refusé de faire. En outre, Mme Leader a dit au demandeur que, faute de nouveaux renseignements médicaux, il devrait se présenter au travail.

[66]  La Commission a également pris acte de ce que le demandeur avait dit être les raisons de son refus de se présenter aux installations de Toronto‑Ouest :

[traduction]

145.  Le plaignant soutient que la nouvelle affectation n’était pas une mesure d’adaptation adéquate. Il affirme que le nouveau lieu de travail est plus éloigné que son lieu de travail habituel et que son quart de travail commençait à une heure différente. Il s’agit d’un poste différent — une rétrogradation — où il aurait été considéré comme un employé nommé pour une période déterminée ou comme un nouvel employé. Il estime que l’affectation à cet endroit par la défenderesse est de nature punitive et constitue une mesure de représailles.

[67]  En ce qui concerne l’objection du demandeur selon laquelle l’affectation aux installations de Toronto‑Ouest ne répondait pas nécessairement à tous ses besoins en matière d’adaptation, la Commission a également souligné qu’il ne s’agissait pas d’une [traduction] « mesure d’adaptation officielle », mais d’une [traduction] « solution temporaire raisonnable qui permettrait au plaignant de retourner au travail à un endroit qui répondait à ses besoins déclarés » (par 155; non souligné dans l’original).

[68]  Autrement dit, cette mesure d’adaptation temporaire et raisonnable n’a pas empêché le demandeur : a) de faire état d’autres besoins que le nouvel emplacement ne comblait pas; ou b) d’informer la SCP que, après avoir essayé d’y travailler, les installations de Toronto‑Ouest n’étaient pas appropriées vu ses besoins déclarés. Cependant, contrairement à l’avis du représentant syndical, le demandeur n’a pas fait ce qu’il aurait été raisonnable de faire et soutient maintenant qu’il a des [traduction] « soupçons profondément ancrés et fondés sur une anxiété débilitante au sujet de la mauvaise foi [...] de la SCP », des soupçons qu’il n’a pas soulevés à l’époque et à l’appui desquels il n’y a aucune preuve médicale. Il n’a pas non plus fourni d’éléments de preuve à l’appui de sa prétention que le fait d’aller travailler aux installations de Toronto‑Ouest ne constituait pas une mesure d’adaptation temporaire raisonnable.

[69]  Je pense que la jurisprudence est claire à ce sujet : le demandeur avait droit à des mesures d’adaptation raisonnables et non à des mesures parfaites ou à celles qu’il préfère. Voir Central Okanagan School District No. 23 c Renaud, [1992] 2 RCS 970, par 51.

[70]  Le demandeur pouvait très bien faire part, personnellement ou par l’intermédiaire de son syndicat ou de ses médecins, de tous les besoins précis qu’il avait en matière de mesures d’adaptation et qui ne pouvaient pas être satisfaits en allant travailler aux installations de Toronto‑Ouest. Plutôt que de procéder ainsi, le demandeur dit maintenant que, en fait, il revenait à la SCP de le consulter au sujet des besoins précis qu’il n’avait pas exprimés à l’époque.

[71]  La Commission a reconnu cette question et, selon moi, l’a examinée de façon raisonnable :

[traduction]

156.  La note médicale présentée à la date limite à laquelle il devait se présenter au travail, soit le 24 mai 2016, ne contenait aucun autre renseignement sur les mesures d’adaptation requises ni aucune mention indiquant que, vu les besoins médicaux du plaignant, l’affectation n’était pas appropriée et justifiait qu’il ne se présente pas au travail. Le plaignant soutient que l’affectation au nouveau lieu de travail ne répondait pas à ses besoins et ne convenait pas pour un certain nombre de raisons, comme il a été mentionné, mais il n’a fourni aucun renseignement de nature médicale à cet égard.

[...]

162.  Le lieu de travail temporaire que la défenderesse a imposé au plaignant répondait à son besoin déclaré d’être dans un environnement exempt de harcèlement. En effet, l’endroit en question relevait d’une équipe de gestion différente de celle, qui, selon lui, l’avait ciblé et harcelé. La preuve révèle que la défenderesse n’a pas discuté de mesures d’adaptation avec le plaignant, mais qu’elle lui a demandé des renseignements afin de justifier son absence, faute de quoi, elle lui demandait de se présenter au travail. Étant donné que le plaignant n’a demandé aucune mesure d’adaptation précise que la défenderesse aurait ensuite refusée, il n’est pas possible de conclure que la défenderesse a refusé de prendre des mesures d’adaptation tenant compte de la déficience du plaignant. En fait, le nouvel endroit répondait aux conditions décrites par le médecin du plaignant dans son plan de traitement.

[72]  Le demandeur n’explique pas pourquoi il n’a pas pu approfondir davantage ce qu’il croyait nécessaire, que ce soit par l’intermédiaire de ses médecins ou de son syndicat ou dans ses propres réponses aux demandes de la SCP de retourner au travail, demandes auxquelles il a répondu de façon générale en déclarant simplement que ses besoins n’avaient pas été comblés. Il n’a pas non plus bien expliqué pourquoi il n’a pas répondu aux demandes répétées de renseignements de la SCP afin de justifier son absence du travail. De toute évidence, il s’agissait de l’occasion qu’il a affirmé ne jamais avoir eu d’en dire plus sur les mesures d’adaptation dont il avait besoin afin de pouvoir retourner au travail. Ou encore, il aurait pu facilement expliquer que, à ce moment‑là, il n’était pas en mesure d’exprimer pleinement ses besoins et qu’il avait besoin d’aide pour les comprendre.

[73]  Dans les observations qu’il a présentées à l’appui de la présente demande de contrôle, le demandeur laisse entendre qu’à l’époque pertinente, il ne connaissait pas en fait ses besoins et qu’il a seulement été en mesure de les comprendre [traduction] « des années plus tard » :

[traduction]

46.  Il se peut que les employés ne soient pas toujours capables d’expliquer à leur employeur toute l’étendue des besoins liés à leur déficience, ou qu’ils ne soient pas les mieux placés pour le faire. Parfois, les employés ont besoin des conseils et de l’aide de leur employeur ou de leur médecin pour s’y retrouver dans le processus d’accommodement et recueillir d’autres renseignements. C’était le cas de M. Tone : dans ses communications avec la SCP, il a fait part de ses besoins au meilleur de ses capacités, mais, en l’absence de communication entre lui, la SCP et son médecin, il n’a pas pu porter à l’attention de la SCP toute l’étendue de ses besoins. Des années plus tard, grâce à des efforts considérables, il a enfin pu communiquer à la CCDP l’ensemble de ces besoins.

[74]  Cela laisse supposer qu’il faut blâmer la SCP de ne pas avoir aidé le demandeur à comprendre et à définir des besoins en matière de mesures d’adaptation que, au moment pertinent, il ne savait même pas qu’il avait, et qu’il était déraisonnable pour la Commission de faire abstraction de cet enjeu.

[75]  Aucun élément de preuve médicale ou autre n’a été présenté à l’appui de cette affirmation, et rien ne permet d’expliquer pourquoi le demandeur n’a pas consulté ses médecins à ce sujet s’il estimait avoir d’autres besoins en matière d’adaptation. La Commission s’est penchée sur les besoins du demandeur en matière de mesures d’adaptation à la lumière de la preuve dont elle disposait alors.

C.  Conclusion

[76]  Je crois qu’il me faut conclure à cet égard que la conclusion de l’enquêteuse selon laquelle le demandeur a fait l’objet de mesures d’adaptation importantes était raisonnable.

[77]  À l’audience, les parties ont informé la Cour qu’elles avaient conclu une entente sur les dépens. Elles ont convenu que des dépens forfaitaires de 7 000 $ plus la TVH, y compris les débours, seront attribués à la partie ayant gain de cause.


JUGEMENT dans le dossier T‑596‑19

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Le demandeur doit payer à la défenderesse des dépens établis à la somme forfaitaire de 7 000 $ plus la TVH, y compris les débours.

« James Russell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T59619

 

INTITULÉ :

RAYMOND TONE c SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 11 FÉVRIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge RUSSELL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 8 MAI 2020

 

COMPARUTIONS :

Ron Franklin

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jennifer Hodgins

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Franklin Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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