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Date : 20200507


Dossier : IMM-2955-19

Référence : 2020 CF 600

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 mai 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

SANTA BAHADUR THAPACHETRI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente affaire concerne la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a accueilli la demande de constat de perte de l’asile du demandeur présentée par le ministre. Le demandeur est un citoyen népalais ayant obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention le 27 avril 2010 après avoir demandé l’asile au motif qu’il craignait la Ligue de la jeunesse communiste (YCL) et des cadres maoïstes affiliés, des acteurs non étatiques au Népal. Le demandeur a par la suite obtenu la résidence permanente en 2011.

[2]  En l’espèce, le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte de son argument selon lequel l’agent de persécution figurant dans sa demande d’asile était un acteur non étatique.

[3]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Faits

[4]  M. Santa Bahadur Thapachetri (le demandeur) est citoyen du Népal et résident permanent canadien. En mai 2007, il a demandé l’asile au Canada au motif qu’il craignait la Ligue de la jeunesse communiste et des cadres maoïstes affiliés, des acteurs non étatiques au Népal. Le 27 avril 2010, la SPR a déterminé que le demandeur était un réfugié au sens de la Convention. En juillet 2011, le demandeur a obtenu sa résidence permanente.

[5]  Le 17 août 2015, le ministre a demandé à la SPR de constater la perte d’asile du demandeur parce qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection du Népal.

[6]  Le 16 avril 2019, la SPR a accueilli la demande de constat de perte du statut de réfugié au sens de la Convention présentée par le ministre à l’égard du demandeur. Dans ses motifs, la SPR a conclu que le demandeur a effectué quatre voyages aller‑retour au Népal depuis qu’il s’était vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention. Or, je souligne que le demandeur n’a effectué que trois voyages aller‑retour au Népal entre 2011 et 2015.

[7]  La SPR a conclu qu’il suffisait d’examiner le premier voyage aller‑retour du demandeur au Népal en novembre 2011 pour trancher la demande. La SPR a rejeté l’affirmation du demandeur selon laquelle il était contraint de retourner au Népal pour s’occuper de sa mère souffrante. Elle a conclu que, bien que le demandeur ait affirmé avoir pris des précautions pour éviter les agents de persécution, il ne s’était pas suffisamment fait discret pour établir qu’il était retourné au Népal par nécessité. La SPR a notamment souligné que le demandeur avait profité de l’occasion pour se marier et qu’il était sorti de la maison à plusieurs reprises dans le but de préparer le mariage. La SPR a également conclu que le recours du demandeur à des services gouvernementaux, pour l’enregistrement de son mariage auprès des autorités népalaises, démontrait son intention de se réclamer de nouveau de la protection de l’État népalais.

[8]  Par conséquent, la SPR a conclu que le demandeur s’était volontairement réclamé de nouveau de la protection du Népal au titre de l’alinéa 108(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Ainsi, la SPR a accueilli la demande de constat de perte de l’asile du demandeur présentée par le ministre.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[9]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La SPR a‑t‑elle commis une erreur en omettant d’examiner l’argument du demandeur selon lequel l’agent de persécution était un acteur non étatique?

  2. La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son interprétation de la notion de « se réclamer de nouveau de la protection de l’État » lorsque l’agent de persécution est un acteur non étatique et en concluant que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays?

[10]  Avant l’arrêt Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII) [Vavilov], rendu récemment par la Cour suprême, la norme de la décision raisonnable s’appliquait au contrôle d’une décision de la SPR relative à une demande de constat de perte de l’asile : Norouzi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 368 (CanLII) [Norouzi], au par. 18; Balouch c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 765 (CanLII) [Balouch], au par. 9; Nsende c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CF), 2008 CF 531 (CanLII) [Nsende], au par. 9. Il n’y a pas lieu de s’écarter de la norme de contrôle adoptée dans la jurisprudence, puisque l’application du cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov commande l’adoption de la même norme de contrôle, celle de la décision raisonnable.

[11]  Comme les juges majoritaires de la Cour suprême l’ont souligné dans l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). En outre, « la cour de révision doit être convaincue [que la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

IV.  Dispositions législatives applicables

[12]  Les critères permettant de constater la perte de l’asile énoncés à l’article 1C de la Convention relative au statut des réfugiés de 1951 (la Convention) ont été intégrés à la LIPR au moyen de l’article 108. Le paragraphe 108(2) de la LIPR permet au ministre de demander à la SPR de conclure qu’une personne a perdu l’asile pour l’un ou l’autre des motifs énoncés au paragraphe 108(1). Les paragraphes 108(1), 108(2) et 108(3) de la LIPR prévoient ce qui suit :

Rejet

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

b) il recouvre volontairement sa nationalité;

c) il acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

d) il retourne volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré et en raison duquel il a demandé l’asile au Canada;

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

Perte de l’asile

108 (2) L’asile visé au paragraphe 95(1) est perdu, à la demande du ministre, sur constat par la Section de protection des réfugiés, de tels des faits mentionnés au paragraphe (1).

Effet de la décision

108 (3) Le constat est assimilé au rejet de la demande d’asile.

Rejection

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

(b) the person has voluntarily reacquired their nationality;

(c) the person has acquired a new nationality and enjoys the protection of the country of that new nationality;

(d) the person has voluntarily become re-established in the country that the person left or remained outside of and in respect of which the person claimed refugee protection in Canada; or

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

Cessation of refugee protection

108 (2) On application by the Minister, the Refugee Protection Division may determine that refugee protection referred to in subsection 95(1) has ceased for any of the reasons described in subsection (1).

Effect of decision

108 (3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected.

[13]  En vertu des articles 40.1 et 46 de la LIPR, un résident permanent est interdit de territoire et perd son statut de résident permanent suivant la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) de la LIPR entraînant la perte de l’asile.

V.  Analyse

A.  La SPR a‑t-elle commis une erreur en omettant d’examiner l’argument du demandeur selon lequel l’agent de persécution était un acteur non étatique?

[14]  Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte de son argument selon lequel l’agent de persécution était un acteur non étatique. Dans le cadre de la demande de constat de perte de l’asile, le demandeur avait fait valoir qu’il ne s’était jamais réclamé de nouveau de la protection de l’État, car cette protection ne lui avait jamais été offerte à la base, c’est-à-dire qu’il ne s’était pas réclamé de la protection de l’État au Népal au moment où il avait initialement déposé sa demande d’asile. Ainsi, le demandeur a fait valoir qu’il ne pouvait avoir perdu l’asile du fait qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection de l’État.

[15]  Le demandeur soutient que pour conclure qu’il s’est réclamé de nouveau de la protection de l’État, la SPR doit disposer d’une preuve démontrant que cette protection était offerte auparavant, c’est-à-dire qu’il s’était réclamé de la protection de l’État par le passé. Le demandeur affirme que dans les cas où on conclut à l’absence de protection par l’État, si un demandeur d’asile retourne dans son pays d’origine et obtient cette protection, il en bénéficie pour la première fois. Par conséquent, il ne se réclame pas de nouveau de la protection de l’État.

[16]  Le demandeur s’appuie sur le sens ordinaire de l’expression « se réclamer de nouveau », qui signifie « accepter quelque chose une deuxième fois ». Il affirme également que pour arriver à cette interprétation, il s’est fondé sur la structure et le libellé de l’article 108 de la LIPR dans son ensemble, qui distingue les verbes « se réclamer » (figurant au paragraphe 108(4) de la LIPR) et « se réclamer de nouveau » (figurant à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR). Le demandeur soutient que le législateur aurait utilisé le verbe « se réclamer » et non « se réclamer de nouveau » s’il avait voulu que l’alinéa 108(1)a) englobe les personnes s’étant simplement « réclamées » de la protection de leur pays de nationalité pour la première fois.

[17]  En outre, le demandeur avait soutenu qu’on pouvait raisonnablement inférer le fondement de sa demande d’asile à partir de son Formulaire de renseignements personnels (FRP), qui indiquait que sa crainte de persécution était fondée sur la YCL et les cadres maoïstes affiliés. Le demandeur souligne qu’il a soulevé l’importance du caractère non étatique de l’agent de persécution directement dans ses observations; il avait présenté des éléments de preuve documentaire pour démontrer que la YCL et les cadres maoïstes ne faisaient pas partie de l’État. Toutefois, le demandeur soutient que le défaut de la SPR de tenir compte de cet argument rend sa décision injustifiée et confuse.

[18]  Le défendeur soutient que la décision de la SPR est raisonnable. Il cite l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 127 et 128, où la Cour suprême a conclu que « le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise ». Le défendeur soutient que la SPR n’a pas omis de s’attaquer de façon significative aux questions clés et qu’elle était attentive et sensible à la question qui lui avait été présentée.

[19]  Le défendeur soutient que l’argument du demandeur n’est pas fondé, puisque les motifs de la SPR montrent qu’elle a tenu compte du fait que le demandeur craignait les maoïstes dans son village. Toutefois, le défendeur fait valoir que cela ne décharge pas le demandeur de son fardeau de réfuter la présomption voulant qu’il s’était réclamé de la protection du Népal en obtenant un passeport et en s’y rendant muni de ce dernier.

[20]  À mon avis, la SPR n’a pas tenu compte de l’argument du demandeur selon lequel l’agent de persécution était un acteur non étatique. Je ne suis pas convaincu que la décision de la SPR satisfait « aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100), comme l’exige la norme de la décision raisonnable. J’admets que la SPR a bien analysé les trois conditions requises pour qu’une personne puisse se réclamer de nouveau de la protection du pays : la volonté, l’intention et l’obtention de cette protection (voir Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 134 (CanLII), au par. 6; Nsende, aux par. 12 et 13). Toutefois, un argument clé avancé par le demandeur à l’encontre de la demande de constat de perte d’asile fait notamment défaut dans l’analyse de la SPR : la notion de « se réclamer de nouveau de la protection de l’État » ne s’appliquait pas à lui, puisque l’agent de persécution était un acteur non étatique et qu’il ne s’était par conséquent pas réclamé de la protection de l’État népalais. Comme l’a énoncé la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov au paragraphe 127 (non souligné dans l’original) :

Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. Le principe suivant lequel la ou les personnes visées par une décision doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position est à la base de l’obligation d’équité procédurale et trouve son origine dans le droit d’être entendu : Baker, par. 28. La notion de « motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées » est inextricablement liée à ce principe étant donné que les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties.

[21]  Bien que les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Vavilov, au par. 128, citant l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 (CanLII), au par. 25), la Cour suprême affirme en outre ce qui suit :

Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

(Vavilov, au par. 128)

[22]  En l’espèce, la SPR ne s’est pas attaquée de façon significative à l’argument clé du demandeur selon lequel la notion de « se réclamer de nouveau de la protection de l’État » visée à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR ne s’appliquait pas à lui conformément aux principes d’interprétation des lois. Compte tenu de la gravité des intérêts en jeu — la perte de l’asile du demandeur — il est d’autant plus important que le processus décisionnel et le jugement reflètent un examen minutieux des questions soulevées en l’espèce (voir aussi Tung c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 917 (CanLII)).

[23]  Toutefois, en l’absence de motifs au dossier, nous ignorons si la SPR a été « attentive et sensible » aux questions soulevées par le demandeur. Cela constitue une erreur susceptible de contrôle qui doit être étudiée dans le cadre d’un nouvel examen.

B.  La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son interprétation de la notion de « se réclamer de nouveau de la protection de l’État » lorsque l’agent de persécution est un acteur non étatique et en concluant que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays?

[24]  Étant donné que la décision de la SPR est jugée déraisonnable au vu de la première question, je conclus qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la seconde question.

VI.  Conclusion

[25]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

[26]  La SPR a commis une erreur en ne s’attaquant pas à la question clé soulevée par le demandeur selon laquelle il ne pouvait « se réclamer de nouveau » de la protection d’un pays duquel il ne s’était pas « réclamé » de la protection auparavant. Je conclus que les motifs de la SPR ne satisfont pas « aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

[27]  La décision de la SPR est déraisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2955-19

LA COUR STATUE que :

  1. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 21e jour de mai 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2955-19

INTITULÉ :

SANTA BAHADUR THAPACHETRI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 FÉVRIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 7 MAI 2020

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

POUR LE DEMANDEUR

David Knapp

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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