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Date : 20190829


Dossier : T-721-19

Référence : 2019 CF 1116

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 août 2019

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

LA PREMIÈRE NATION AHOUSAHT, LA PREMIÈRE NATION EHATTESAHT, LA PREMIÈRE NATION HESQUIAHT, LA PREMIÈRE NATION MOWACHAHT/MUCHALAHT ET LA PREMIÈRE NATION TLA-O-QUI-AHT

demanderesses

et

LE MINISTRE DES PÊCHES, DES OCÉANS ET DE LA GARDE CÔTIÈRE CANADIENNE

défendeur

et

WEST COAST TROLLERS (AREA G) ASSOCIATION ET

SPORT FISHING INSTITUTE OF BRITISH COLUMBIA (SFI)

intervenants

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demanderesses, les Premières Nations Ahousaht, Ehattesaht, Hesquiaht, Mowachaht/Muchalaht et Tla-O-Qui-aht [ensemble, les cinq Nations ou les demanderesses], sont cinq des 14 Premières Nations formant le groupe culturel et linguistique Nuu-chah-nulth installé sur la côte ouest de l’île de Vancouver [COIV].

[2]  Le 2 août 2019, les cinq Nations ont présenté une requête en vertu de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, et de l’article 373 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, pour obtenir l’injonction interlocutoire suivante contre le ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne [ministre] :

[traduction]

a.  une injonction provisoire ou interlocutoire interdisant au ministre d’ouvrir la pêche commerciale au saumon de la zone G ou la pêche récréative pour la capture du quinnat dont la gestion est fondée sur l’abondance globale [GFAG] sur la COIV, ou d’en poursuivre l’ouverture, sans permettre aux demanderesses de continuer la pêche commerciale au quinnat GFAG conformément à leur droit ancestral établi de le faire, protégé par le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, pour au moins 5 000 autres pièces de quinnat GFAG;

b.  les dépens; et

c.  toute autre mesure que la Cour estime juste.

[3]  La requête en injonction découle de la demande de contrôle judiciaire présentée par les cinq Nations visant la décision [Décision] par laquelle le ministre a, le 31 mars 2019, approuvé et adopté le plan intitulé « Five Nations Multi-Species Fishery Management Plan, March 31, 2019-March 31, 2020 » (Plan de gestion de la pêche plurispécifique des cinq Nations, du 31 mars 2019 au 31 mars 2020) [Plan de gestion de la pêche]. Dans leur demande de contrôle judiciaire sous-jacente, les cinq Nations sollicitent les mesures suivantes :

[traduction]

a.  un jugement déclaratoire mentionnant que le Plan de gestion de la pêche n’offre pas aux demanderesses la possibilité d’exercer leurs droits ancestraux [les droits ancestraux] établis dans des procédures devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique [CSCB], numéro du greffe  de Vancouver 8033335, d’une manière qui :

a.  remédie aux conclusions générales et particulières selon lesquelles il y a eu violation injustifiée des droits ancestraux [les violations injustifiées], déclarées et énoncées par la CSCB dans ses motifs de jugement [les motifs de 2018] et son ordonnance [l’ordonnance de 2018] du 19 avril 2018 [collectivement, le jugement de 2018];

b.  est autrement compatible avec le jugement de 2018;

b.  subsidiairement, un jugement déclaratoire indiquant que des parties du Plan de gestion de la pêche n’offrent pas aux demanderesses la possibilité d’exercer leurs droits ancestraux d’une manière qui remédie à une partie ou à l’ensemble des violations injustifiées ou qui est autrement compatible avec le jugement de 2018;

c.  une injonction provisoire ou interlocutoire interdisant au ministre d’appliquer une partie ou l’ensemble du Plan de gestion de la pêche à l’encontre des demanderesses ou de leurs membres;

d.  une injonction provisoire ou interlocutoire interdisant au ministre d’autoriser ou d’ouvrir d’autres pêches (récréatives, commerciales générales ou les deux) qui sont incompatibles avec les droits ancestraux des demanderesses ou qui ont priorité sur ceux-ci;

e.  une ordonnance annulant la Décision et/ou le Plan de gestion de la pêche ou une partie de celui-ci; et

f.  des dépens.

[4]  Dans la présente requête, le rôle de la Cour n’est pas de se prononcer sur le fond de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente des cinq Nations, mais plutôt d’évaluer si les exigences du test régissant la délivrance d’injonctions interlocutoires ont été respectées. Il s’agit de la seule question à trancher.

[5]  Les cinq Nations font valoir qu’elles satisfont à chacun des volets du test conjonctif à trois volets établi par la Cour suprême du Canada [CSC] dans l’arrêt RJR-Macdonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR-MacDonald], pour la délivrance d’injonctions interlocutoires. Elles prétendent : 1) qu’une question sérieuse à juger a été soulevée dans leur demande sous-jacente; 2) qu’elles subiront un préjudice irréparable si l’injonction interlocutoire n’est pas accordée; et 3) que la prépondérance des inconvénients, qui compare le préjudice qu’elles subiront par rapport à celui que subiront le ministre et les autres parties concernées, ainsi que l’intérêt public penchent en leur faveur.

[6]  Le ministre répond que les cinq Nations n’ont pas satisfait au test à trois volets de l’arrêt RJR-MacDonald, que la réparation demandée est une ordonnance de mandamus inappropriée et qu’il ne serait ni juste ni équitable dans les circonstances d’accorder l’injonction interlocutoire. Dans une ordonnance datée du 9 août 2019, la Cour a accordé à la West Coast Trollers (Area G) Association [Association] et à Sport Fishing Institute of British Columbia [SFI], l’autorisation d’intervenir dans le cadre de la requête. L’Association et le SFI ont déposé une preuve par affidavit ainsi que des observations écrites et ont présenté, à l’audition de la requête, des observations orales à l’encontre de la requête des cinq Nations.

[7]  J’ai entendu la requête en injonction les 13 et 14 août 2019 à Vancouver, en Colombie‑Britannique. Après avoir entendu les observations de toutes les parties, j’ai mis en délibéré mon jugement sur la requête. Le 16 août 2019, j’ai rejeté la requête des cinq Nations, avec motifs à suivre. Voici les motifs pour lesquels je rejette la requête.

[8]  Après examen des observations écrites et orales des parties et de la preuve, je ne suis pas convaincu que les cinq Nations ont respecté les conditions applicables à la délivrance de l’injonction interlocutoire qu’elles demandent. Même si l’on suppose que leur demande sous‑jacente soulève une question sérieuse à juger, elles n’ont pas réussi à démontrer qu’elles subiront un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée et s’il n’est pas interdit au ministre de poursuivre la pêche commerciale ou la pêche récréative pour la capture du saumon quinnat GFAG sur la COIV, sans leur permettre de continuer la pêche commerciale pour au moins 5 000 pièces additionnelles. De plus, la prépondérance des inconvénients ne penche pas en leur faveur. La réparation que demandent les cinq Nations équivaut en outre à une ordonnance de mandamus pour laquelle les conditions ne sont pas respectées. Dans les circonstances, je conclus que nous ne sommes pas en présence d’une situation exceptionnelle où il serait juste et équitable que la Cour intervienne avant que la demande de contrôle judiciaire des cinq Nations soit entendue sur le fond, avec l’avantage d’un dossier complet.

II.  Contexte

[9]  La toile de fond de la présente requête en injonction couvre de nombreuses années de négociations et de litiges entre les cinq Nations et le ministère des Pêches et des Océans [MPO] concernant les droits ancestraux des cinq Nations de pêcher et de vendre du poisson sur la COIV. La requête découle du désaccord des cinq Nations à l’égard de l’allocation d’un unique sous‑ensemble particulier d’une espèce de poisson, à savoir le saumon quinnat GFAG, qui leur a été accordée par le MPO dans le Plan de gestion de la pêche du ministre. Il s’agit donc d’une question très précise et distincte dans le différend global entre les cinq Nations et le MPO.

[10]  Cette toile de fond est complexe et a donné lieu à de longues procédures judiciaires opposant les demanderesses au ministre et au MPO [ensemble, le Canada] et à de nombreuses décisions rendues par la CSCB et d’autres tribunaux. Ce qui suit est un résumé des principaux éléments factuels pertinents pour la présente requête en injonction.

[11]  Il faut garder à l’esprit à la lecture des présents motifs que les mesures interlocutoires sont accordées à la suite d’un examen sommaire des questions en litige et sur le fondement d’une preuve partielle. Les motifs que j’énonce aujourd’hui ne constituent pas un règlement définitif du différend entre les cinq Nations, le ministre et le MPO. Ils ne visent pas non plus à répondre à toutes les questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire des cinq Nations, loin de là.

A.  Le quinnat GFAG

[12]  La présente requête en injonction concerne uniquement le quinnat GFAG. Le quinnat GFAG est l’une des cinq espèces de saumons pêchés sur la COIV et visées par le Plan de gestion de la pêche, comme le sont le saumon sockeye, le saumon rose, le saumon kéta et le saumon coho. Le saumon est l’une des espèces de poissons visées par le Plan. Mis à part le saumon, le Plan de gestion de la pêche s’applique notamment à de nombreuses espèces de poissons de fond, de crabes et de crevettes.

[13]  Le quinnat GFAG est un stock mixte de saumon quinnat qui passe par la COIV en se dirigeant vers ses rivières natales des États de Washington et de l’Oregon ainsi que les rivières de la Colombie-Britannique (notamment, le fleuve Fraser). Le terme [traduction] « GFAG sur la COIV » utilisé dans le Traité sur le saumon du Pacifique entre le Canada et les États-Unis (et par le ministre) désigne la gestion de cette pêche de stock mixte qui a lieu le long de la COIV. Le quinnat GFAG est décrit comme une pêche de stock mixte, car elle comprend la pêche commerciale fondée sur les droits des cinq Nations, le secteur de la pêche récréative et la pêche commerciale à la traîne dans la « zone G ». La zone G est le terme utilisé par le MPO pour décrire la région de pêche au large de la COIV. Les cinq Nations pêchent aussi le quinnat GAFG pour répondre à leurs besoins alimentaires, sociaux et cérémonials [ASC] et à des fins « domestiques » (c.-à-d. alimentation et troc) conformément au Traité Maa-nulth.

[14]  Nul ne conteste que le quinnat GFAG présent le long de la COIV constitue une pêche importante pour les cinq Nations.

[15]  En raison de la nature transfrontalière des populations de quinnat GFAG et du nombre de différentes pêches au cours desquelles on peut les prendre, le nombre total de saumons quinnats GFAG pouvant être pêchés dans la région de la COIV au cours d’une année donnée est fixé par la Commission du saumon du Pacifique [Commission], conformément au Traité sur le saumon du Pacifique. Le principal objectif du Traité sur le saumon du Pacifique est d’assurer la conservation de toutes les espèces de saumons du Pacifique. La Commission élabore donc un indice d’abondance qu’elle utilise pour établir chaque année le « total autorisé des captures » pour assurer la conservation des populations de quinnats GFAG [TAC canadien]. Le 1er avril 2019, la Commission a établi que le TAC canadien pour 2019 était de 79 900 pièces de quinnat GFAG.

B.  Jugement de 2009

[16]  Dans un jugement rendu en novembre 2009 par la juge Garson [le jugement Garson], la Cour suprême de la Colombie-Britannique [CSCB] a conclu que les cinq Nations détiennent des droits ancestraux, protégés par le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11, de pêcher des poissons de toutes les espèces dans leurs territoires de pêche individuels définis par un tribunal dans une étendue de neuf milles marins au large des côtes, et de vendre ce poisson sur le marché commercial [droits des Autochtones] (Ahousaht Indian Band and Nation v Canada (Attorney General), 2009 BCSC 1494 aux para 486-489, 909).

[17]   À part les cinq Nations, aucune autre Première Nation n’a prouvé l’existence de tels droits ancestraux de pêche commerciale, à l’exception du droit commercial des Heiltsuk de pêcher des rogues de hareng sur varech, reconnu par la CSC dans l’arrêt R c Gladstone, [1996] 2 RCS 723 [Gladstone].

[18]  Dans son jugement, la juge Garson a également conclu que le Canada avait violé les droits ancestraux des demanderesses dans sa gestion des pêches du Pacifique. Elle n’a toutefois pas tranché la question de la justification, et s’est plutôt contentée de déclarer que le Canada avait l’obligation de consulter les cinq Nations et de négocier avec elles sur la façon de tenir compte de leurs droits ancestraux nouvellement déclarés et d’exercer ceux‑ci. Elle a fixé une période de consultation et de négociation et a accordé à l’une et à l’autre des parties l’autorisation de revenir devant la CSCB pour faire trancher la question de savoir si le Canada pouvait justifier sa violation. Le jugement Garson n’imposait pas de limites précises à l’étendue des droits ancestraux des cinq Nations, mais il ne les définissait pas non plus avec précision.

[19]  Le jugement Garson a été confirmé à deux reprises en appel, à l’exception de l’exclusion d’une espèce, la panope, des droits ancestraux de pêche.

C.  Jugement de 2018

[20]  Comme les négociations n’ont pas abouti, les cinq Nations se sont adressées à la CSCB pour que la question de la justification soit tranchée. Dans un jugement détaillé rendu en avril 2018 [le jugement Humphries] [1] , la juge Humphries a rendu sa décision sur l’instance concernant la justification, concluant que certains éléments concernant la façon dont le Canada a géré les pêches étaient justifiés, alors que d’autres ne l’étaient pas. Le jugement Humphries précisait notamment l’étendue et la définition des droits ancestraux des cinq Nations et indiquait que le Canada n’avait pas justifié son allocation du quinnat GFAG aux cinq Nations (Ahousaht Indian Band and Nation v Canada (Attorney General), 2018 BCSC 633 [Ahousaht 2018]).

[21]  Le jugement Humphries a précisé l’interprétation à donner aux droits ancestraux des cinq Nations (Ahousaht 2018 at para 414, 441). Plus précisément, au paragraphe 5 de l’ordonnance de 2018, la juge a conclu que les droits ancestraux doivent être interprétés comme suit :

[traduction]

a.  une pêche non exclusive, à petite échelle, artisanale, locale, plurispécifique, qui doit être pratiquée dans la zone de pêche définie par la cour [ZDC], qui s’étend sur neuf milles marins des côtes, en recourant à de petits bateaux à faible coût, dotés d’une technologie limitée et d’une puissance de capture limitée, et qui vise la participation de la collectivité;

b.  offrant des possibilités de pêche prévisibles et à long terme; et

c.  permettant la vente de poisson sur le marché commercial avec la possibilité, mais non la garantie, de durabilité et de viabilité.

[22]  La juge Humphries a toutefois conclu qu’il n’appartient pas à la cour de concevoir la pêche ou d’établir les allocations pour chaque espèce de poisson, et que [traduction« la tâche de répartition des ressources halieutiques relève du gouvernement » (Ahousaht 2018 aux para 12, 836, citant Gladstone aux pp 766-767).

[23]  Dans son jugement, la juge Humphries a également conclu que le Canada ne pouvait pas justifier son approche à l’égard de l’allocation du quinnat GFAG aux cinq Nations ni sa violation des droits ancestraux à cet égard. Bien qu’elle ait jugé qu’elle ne pouvait pas rendre une décision quant à une allocation exacte du quinnat GFAG, la juge Humphries a déclaré qu’une « approche généreuse » était nécessaire à l’avenir pour l’allocation du quinnat GFAG et que la méthode d’allocation du MPO devait être révisée (Ahousaht 2018 aux para 1248-1249). Voici ce que la CSCB a déclaré :

[traduction]

[...] une approche généreuse est nécessaire pour l’allocation de quinnat GFAF, compte tenu de l’importance de cette espèce pour les demanderesses, de l’absence de preuve concernant les effets sur le reste de la pêche commerciale si la politique d’atténuation n’est pas respectée pour cette espèce, et de la priorité que les demanderesses ont sur la pêche récréative, malgré la présente Politique de répartition du saumon. Bien que le MPO fasse à juste titre valoir que la politique d’atténuation est utile pour ce qui est de la réconciliation, elle pourrait faire obstacle aux répartitions appropriées si le MPO décide de ne pas intervenir à l’égard de l’allocation récréative pour le quinnat GFAG.

La méthode d’établissement de l’allocation du quinnat actuelle fondée sur la Politique de répartition du saumon et la politique d’atténuation n’est pas justifiée. Il incombe au ministre de réévaluer l’approche du MPO en matière d’allocation du quinnat en gardant à l’esprit ces principes.

[24]  Ainsi, dans l’ordonnance de 2018, la Cour a déclaré que, si le MPO donne priorité à la pêche récréative dans la répartition ou les possibilités de pêche au détriment de l’exercice des droits ancestraux des cinq Nations de pêcher et de vendre du poisson, il y a violation injustifiée des droits ancestraux des cinq Nations. Dans l’ordonnance de 2018, la Cour a également déclaré, aux alinéas 8g) et 9a), que l’application par le Canada de la Politique de répartition du saumon du Pacifique (Octobre 1999) [Politique de répartition du saumon], qui accordait la priorité à la pêche récréative sur les cinq Nations dans la répartition ou dans les possibilités de pêche du poisson en général et du saumon quinnat en particulier, constituait une violation injustifiée. Dans le jugement Humphries, la juge a déclaré que le Canada était donc tenu de réévaluer sa méthode de répartition du quinnat GFAG aux cinq Nations.

[25]  Dans l’ordonnance de 2018, la juge a par ailleurs déclaré que la gestion de la pêche au quinnat GFAG du Canada constituait une violation justifiée des droits ancestraux des demanderesses pour ce qui est de : (i) la gestion par le Canada de la pêche au saumon quinnat en estuaire; (ii) la décision du Canada de rejeter la demande des cinq Nations visant 30 % du TAC canadien pour le quinnat GFAG sur la COIV; et (iii) la décision du Canada de rejeter la demande des cinq Nations visant l’obtention d’une allocation supplémentaire de quinnat GFAG pour une pêche hivernale (ordonnance de 2018 aux paras 11a), b)).

[26]  De plus, aux termes de l’ordonnance de 2018, le Canada devait offrir aux cinq Nations, au plus tard le 31 mars 2019, la possibilité d’exercer leurs droits ancestraux de pêcher et de vendre du saumon, du poisson de fond, du crabe et des crevettes dans leurs territoires de pêche d’une manière qui remédie aux conclusions de violation injustement tirées.

[27]  En ce qui concerne la question de savoir si le Canada s’était acquitté de son obligation de consulter, la CSCB a conclu qu’il n’y avait aucune raison de trancher la question à ce moment‑là puisque l’obligation était continue. La juge Humphries a déclaré que [traduction« [l]e MPO gère la pêche, mais il doit tenir des consultations avant de prendre des décisions et des démarches importantes pour les [demanderesses] » (Ahousaht 2018 au para 1221).

[28]  Les cinq Nations ont interjeté appel du jugement de la juge Humphries et de nombreux éléments de l’ordonnance de 2018 rendue contre elles. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique [CACB] n’a pas encore rendu sa décision.

D.  Le Plan de gestion de la pêche

[29]  Suite au jugement Humphries, le MPO a élaboré le Plan de gestion de la pêche en vue de se conformer aux conditions de l’ordonnance de 2018 et aux conclusions figurant dans ce jugement.

[30]  Le 30 novembre 2018, le ministre a remis aux cinq Nations une ébauche du Plan de gestion de la pêche [ébauche du PGP]. Lors des consultations qui ont suivi et qui se sont déroulées de novembre 2018 à mars 2019, les cinq Nations ont fait valoir que l’ébauche du PGP dans son ensemble ne tenait pas compte de leurs droits ancestraux établis conformément au jugement Humphries. L’ébauche du PGP comprenait notamment une formule fondée sur un pourcentage du TAC canadien pour établir les allocations de quinnat GFAG pour les cinq Nations. Les demanderesses ont estimé que cette formule donnerait lieu à une répartition inadéquate et qu’elle ne permettrait pas une pêche viable ou le véritable exercice de leurs droits. Tout au long des consultations, elles ont demandé au ministre d’expliquer comment la formule d’allocation du quinnat GFAG avait été calculée et pourquoi il estimait que la répartition était adaptée pour tenir compte de leurs droits ancestraux protégés par la Constitution. Les cinq Nations estiment que le ministre n’a jamais fourni d’explication convaincante sur la façon dont le MPO a établi la répartition ou le pourcentage de quinnat GFAG.

[31]  Le 31 mars 2019, le ministre a présenté la version définitive du Plan de gestion de la pêche. Pour les saisons 2018 et 2019, l’allocation offerte par le ministre aux cinq Nations a été calculée à 12,17 % du TAC canadien pour le quinnat GFAG sur la COIV, après déductions liées aux besoins ASC des Nuu-chah-nulth et au Traité Maa-nulth. Cette allocation aux cinq Nations a priorité sur les allocations aux pêches récréatives et commerciales de la zone G.

[32]  Le ministre est d’avis que le Plan de gestion de la pêche donne aux cinq Nations la possibilité d’exercer leurs droits ancestraux de pêcher et de vendre du saumon (y compris le quinnat GFAG), du poisson de fond, du crabe et des crevettes d’une manière qui remédie aux conclusions du jugement Humphries selon lesquelles il y a eu des violations injustifiées. Les cinq Nations ne sont pas d’accord.

E.  Allocations

[33]  Dans le cadre du Plan de gestion de la pêche, le processus d’allocation fonctionne de la façon suivante pour le quinnat GFAG. Une fois que la Commission a établi le TAC canadien pour le saumon quinnat GFAG conformément au Traité sur le saumon du Pacifique (c.-à-d., 79 900 poissons pour la saison 2019), le MPO est responsable de l’allocation du TAC à tous les pêcheurs ayant des droits ou des intérêts dans la pêche au quinnat GFAG au large de la COIV.

[34]  Le MPO alloue d’abord le nombre de quinnats GFAG nécessaire pour répondre aux besoins ASC des Nuu-chah-nulth, dont ceux des cinq Nations, sur la COIV et pour satisfaire aux engagements du Canada en matière de pêche domestique en vertu du Traité Maa-nulth. En 2019, le MPO a alloué 5 000 poissons pour les besoins ASC et 3 297 poissons en vertu du Traité Maa-nulth. Il restait donc 71 603 quinnats GFAG disponibles pour d’autres pêches.

[35]  Le MPO alloue ensuite ce qu’il estime être le quinnat GFAG nécessaire pour répondre aux besoins des cinq Nations dans l’exercice de leurs droits ancestraux, protégés par la Constitution, de pêcher et de vendre du poisson à des fins commerciales. Pour le quinnat GFAG, cette estimation a été établie à 12,17 % du TAC canadien après l’allocation pour répondre aux besoins ASC et les engagements en vertu du Traité Maa-nulth. En 2019, cela représentait 8 714 poissons. Je constate que le Plan de gestion de la pêche n’explique pas pourquoi le MPO estime que 12,17 % du TAC canadien est une allocation appropriée qui tient compte des droits ancestraux des cinq Nations en ce qui concerne le quinnat GFAG. Cela signifie que 62 889 quinnats GFAG sont demeurés disponibles pour la pêche récréative et commerciale dans la zone G en 2019.

[36]  Après avoir alloué le quinnat GFAG pour la pêche fondée sur les droits des cinq Nations, le MPO répartit ce qui reste du TAC canadien entre les pêcheurs récréatifs et commerciaux. La Politique de répartition du saumon indique que les pêcheurs récréatifs se voient accorder la priorité pour l’allocation du saumon quinnat et du saumon coho, tandis que les pêcheurs commerciaux ont la priorité pour l’allocation du saumon rouge, du saumon rose et du saumon kéta. Le MPO alloue ainsi ensuite à la pêche récréative le TAC canadien de quinnat GFAG, en se fondant sur sa meilleure estimation de la pêche récréative cette année-là. Tant que les prises de la pêche récréative restent inférieures au TAC canadien restant, il n’y a pas de limite globale pour la pêche récréative, bien qu’il y ait une limite quotidienne de deux quinnats GFAG par jour par pêcheur récréatif sur la COIV. Ce qui reste du TAC canadien, après la déduction prévue pour la pêche récréative, est la quantité disponible pour la pêche commerciale générale dans la zone G et que l’on appelle le TAC commercial.

[37]  En 2019, le MPO a d’abord prévu une pêche récréative de 50 000 quinnats GFAG, soit le même nombre de prises que les années précédentes pour le quinnat GFAG. Cela signifie que le TAC commercial devait être de 12 889 quinnats GFAG pour 2019.

[38]  Après que le MPO ait finalisé le Plan de gestion de la pêche, les cinq Nations ont demandé cinq permis autorisant la pêche commerciale à la traîne dans la zone G en sus de leurs droits de pêche et la réduction en conséquence de l’allocation de quinnat GFAG disponible dans le cadre de leurs droits de pêche . Les cinq Nations estimaient que le maintien de ces permis pour la pêche commerciale générale dans la zone G, tout en privant un plus grand nombre de leurs membres de la possibilité de pêcher, était nécessaire pour assurer une pêche commerciale plus prévisible et potentiellement viable pour au moins quelques pêcheurs. Le MPO a accédé à cette demande, ce qui a entraîné une réduction approximative de 2,34 % (ou 1 675 pièces) des 12,17 % alloués aux cinq Nations pour leurs droits de pêche. Cela porte à 9,83 % du TAC canadien l’allocation pour le quinnat GFAG, soit 7 039 pièces, pour les cinq Nations.

[39]  S’agissant d’un nombre résiduel établi à la fin du processus d’allocation, le TAC commercial a par la suite été augmenté d’une quantité équivalente de 1 675 poissons pour atteindre 14 564 pièces.

[40]  À la fin de juillet 2019, d’après les données sur les prises en saison, le MPO a révisé la pêche récréative prévue de 50 000 quinnats GFAG et l’a abaissée à 40 000 pièces. Par conséquent, conformément à la méthode d’allocation établie dans le Plan de gestion de la pêche, le TAC commercial disponible pour la pêche commerciale dans la zone G a été automatiquement augmenté à 24 564 pièces, ce qui correspond à la révision à la baisse de la pêche récréative prévue de 10 000 poissons.

[41]  Avant le jugement Humphries et l’adoption du Plan de gestion de la pêche, l’allocation annuelle des cinq Nations pour le stock de quinnat GFAG était déterminée comme une quote‑part du TAC commercial. En d’autres termes, le MPO accordait priorité à la pêche récréative dans l’allocation de quinnat GFAG sur les droits de pêche des cinq Nations. Ce n’est plus le cas. La quote-part de 12,17 % du TAC canadien des cinq Nations en vertu du Plan de gestion de la pêche a maintenant priorité en matière d’allocation sur la pêche récréative et la pêche commerciale en général. Par conséquent, les rajustements que le MPO apporte à l’allocation du reste du stock de quinnat GFAG entre la pêche récréative et la pêche commerciale ne touchent aucunement cette quote-part.

F.  Contestations judiciaires

[42]  Aucune cour n’a encore décidé si le Plan de gestion de la pêche est conforme au jugement Humphries et à l’ordonnance de 2018 ou s’il remédie aux violations injustifiées. Selon les cinq Nations, la réponse est négative. Plus précisément, les cinq Nations ont toujours soutenu que les allocations du quinnat GFAG sont insuffisantes pour assurer une pêche commerciale fondée sur leurs droits viables pour leurs collectivités, qui comptent une population inscrite de plus de 5 000 membres pour les cinq Nations. En 2019, 165 membres se sont inscrits pour participer à la pêche au quinnat GFAG, mais ce nombre a déjà atteint 229 membres au cours des dernières années.

[43]  Les cinq Nations ont intenté deux procédures judiciaires pour contester divers aspects du Plan de gestion de la pêche, y compris l’allocation du quinnat GFAG. Le 30 avril 2019, les cinq Nations ont déposé devant notre Cour leur demande de contrôle judiciaire. Dans celle‑ci, elles demandent entre autres à la Cour de conclure que le Plan de gestion de la pêche est insuffisant pour remédier aux conclusions de violations injustifiées mentionnées dans l’ordonnance de 2018. Elles ont présenté la présente requête en injonction dans le cadre de cette instance. Le 13 mai 2019, elles ont également déposé un avis de poursuite civile contre le ministre devant la CSCB.

[44]  Depuis que le MPO a publié le Plan de gestion de la pêche, les cinq Nations ont également envoyé plusieurs lettres au MPO pour exprimer leurs préoccupations à l’égard du Plan, mais le MPO n’y a pas répondu à leur satisfaction. Dans ces lettres, les cinq Nations contestent l’approche du MPO en matière d’allocation de quinnat GFAG et demandent des possibilités [traduction] « beaucoup plus grandes ». Plus particulièrement, le 16 mai 2019, les cinq Nations ont écrit au MPO au sujet de l’allocation de quinnat GFAG pour la pêche récréative et lui ont dit qu’elles comprenaient que le secteur commercial de la zone G exerçait des pressions en faveur d’une réduction des prises pour la pêche récréative et d’une nouvelle allocation de cette quantité réduite au secteur commercial. À l’époque, les cinq Nations avaient expressément demandé 5 000 pièces supplémentaires de quinnat GFAG pour 2019.

[45]  À la fin de juillet 2019, le MPO a répondu que la demande des cinq Nations visant l’obtention d’une quantité supplémentaire de quinnat GFAG ne serait pas accordée. Dans cette réponse, M. Thomson, directeur régional de la Direction générale de la gestion des pêches au MPO, a indiqué qu’aucune allocation supplémentaire de quinnat GFAG n’était disponible pour les cinq Nations avant « l’accord de réconciliation ».

G.  Situation actuelle

[46]  Le 15 juillet 2019, le MPO a donné aux cinq Nations la possibilité de pêcher le quinnat GFAG sur le fondement de leurs droits. La pêche récréative hauturière a été autorisée pour la prise de quinnat GFAG à la même date. Environ deux semaines plus tard, soit le 1er août 2019, le MPO a ouvert dans la zone G la pêche commerciale régulière du quinnat GFAG sur la COIV.

[47]  Au moment de l’audience devant notre Cour, M. Thomson a estimé que les prises actualisées pour la pêche du quinnat GFAG fondée sur les droits des cinq Nations jusqu’à la fin du 5 août 2019 étaient de 6 144 sur le total autorisé de 7 039 prises pour la saison 2019. Après la fermeture de la pêche le 12 août 2019, Mme Gagne, la gestionnaire des pêches T’aaq-wiihak, a estimé qu’il ne restait que 477 pièces de quinnat GFAG à pêcher par les cinq Nations. L’allocation du secteur commercial de 20 000 quinnats GFAG a été atteinte vers le 8 août 2019, et les 4 564 pièces restantes seront pêchées en septembre.

III.  Analyse

A.  Le test pour accorder une injonction interlocutoire

[48]  Il est bien établi en droit que, pour obtenir gain de cause dans une requête en injonction interlocutoire, la partie requérante doit satisfaire au test à trois volets bien connu et énoncé par la CSC dans l’arrêt RJR-MacDonald. Premièrement, la partie requérante doit établir, à la suite d’un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire, qu’il y a une question sérieuse à juger, ce qui signifie généralement que l’action ou la demande sous-jacente n’est ni futile ni vexatoire (RJR‑MacDonald aux pp 334-335, 348). Toutefois, un seuil élevé ou accru peut s’appliquer dans certaines circonstances particulières, comme lorsqu’une injonction interlocutoire obligatoire est demandée. Deuxièmement, la partie requérante doit établir qu’elle subira un préjudice irréparable si l’injonction lui est refusée. Troisièmement, il incombe à la partie requérante d’établir que la prépondérance des inconvénients, à savoir l’appréciation de la question de savoir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que l’injection est accueillie ou rejetée, favorise l’octroi de la mesure interlocutoire (R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 [SRC] au para 12; voir également Robinson c Canada (Procureur général), 2019 CF 876 [Robinson] aux para 56-82; Okojie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 880 [Okojie] aux para 61-93).

[49]  D’entrée de jeu, il est important de souligner qu’une injonction interlocutoire est une mesure extraordinaire relevant de l’equity. De plus, la décision d’accorder ou de refuser une injonction interlocutoire est discrétionnaire (SRC au para 27). Étant donné qu’une injonction interlocutoire est un recours exceptionnel, des circonstances impérieuses sont nécessaires pour justifier l’intervention des tribunaux et l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire d’accorder la réparation. Il incombe à la partie requérante de démontrer que les conditions de ce recours exceptionnel sont respectées.

[50]  Le test de l’arrêt RJR-MacDonald est conjonctif et il faut satisfaire aux trois volets pour que la réparation soit accordée. Aucun des volets ne saurait être « facultatif » (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 [Janssen] au para 19), et le « défaut de satisfaire à l’un ou l’autre des trois éléments du critère est fatal » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ishaq, 2015 CAF 212 [Ishaq] au para 15). Cela dit, les trois volets du test ne sont pas des compartiments étanches et ils ne doivent pas être appréciés isolément les uns des autres (The Regents of University of California c I-Med Pharma Inc, 2016 CF 606 au para 27, confirmée dans 2017 CAF 8; Merck & Co Inc c Nu-Pharm Inc (2000), 4 CPR (4th) 464 (CF) au para 13). Toutefois, cela ne signifie pas que l’un des trois compartiments peut être complètement vide et compensé par le remplissage des deux autres compartiments à un niveau supérieur. Aucun des éléments du test ne peut être entièrement laissé de côté pour être rescapé par les deux autres.

[51]  Dans l’arrêt Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 [Google], la CSC a rappelé qu’un objectif primordial et fondamental anime le test de l’arrêt RJR-MacDonald, à savoir que le juge de la requête doit être convaincu que l’octroi d’une injonction interlocutoire est ultimement juste et équitable, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire. Dans l’arrêt Google, la CSC réaffirme donc que, dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire d’accorder une injonction interlocutoire, les tribunaux doivent tenir compte des considérations globales de justice et d’équité, et que le test de l’arrêt RJR‑MacDonald ne peut donc pas se résumer à un exercice consistant à simplement cocher les cases des trois éléments du test. Je dois donc évaluer si, en fin de compte, l’octroi de l’injonction interlocutoire demandée par les cinq Nations dans leur requête serait « juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire », ce qui « dépendra nécessairement du contexte » (Google au para 25).

[52]  J’ajoute que les tribunaux ont maintes fois considéré que le test applicable aux injonctions interlocutoires est le même que celui qui régit l’octroi des sursis d’instances (Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110 au para 30; Toronto Real Estate Board c Commissaire de la concurrence, 2016 CAF 204 au para 11; Janssen aux para 12- 17; Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 [Glooscap] au para 4; International Charity Association Network c Canada (Revenu national), 2008 CAF 114 au para 5). Il n’y a donc aucune distinction à faire entre les principes élaborés pour les sursis interlocutoires ou pour les injonctions interlocutoires; ils s’appliquent également dans les deux contextes.

[53]  Une requête en injonction interlocutoire comme celle qui nous occupe repose finalement sur ses faits. Lorsque toutes les circonstances sont prises en considération, la preuve et les documents déposés dans le cadre de la requête doivent me convaincre, selon la prépondérance des probabilités, que les trois éléments du test sont respectés et qu’il est juste et équitable d’accorder l’injonction. Comme la CSC l’a déclaré dans l’arrêt FH c McDougall, 2008 CSC 53 [McDougall], je souligne que, dans une instance civile au Canada, une seule norme de preuve s’applique, soit la prépondérance des probabilités (McDougall au para 49). Il n’existe qu’une seule règle de droit : « le juge du procès doit examiner la preuve attentivement » pour déterminer s’il est plus probable que le contraire qu’un événement allégué se soit produit ou soit susceptible de se produire (McDougall au para 45). La preuve « doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités » (McDougall au para 46).

B.  Remarques préliminaires

[54]  Avant de me pencher sur les exigences du test de l’arrêt RJR-MacDonald, je dois formuler deux remarques préliminaires au sujet de l’injonction interlocutoire demandée par les cinq Nations en l’espèce. Ces remarques ne cadrent pas parfaitement avec l’un des trois éléments du test de l’arrêt RJR-MacDonald, et j’estime qu’il est préférable de traiter de ces questions d’entrée de jeu, avant d’examiner le test lui-même.

[55]  La réparation demandée par les cinq Nations en l’espèce est qualifiée [traduction« [d’]injonction provisoire ou interlocutoire ». Dans la requête en injonction, on demande à la Cour de rendre une ordonnance [traduction« interdisant au ministre d’ouvrir » la pêche commerciale ou récréative au quinnat GFAG [traduction« ou d’en poursuivre l’ouverture, sans permettre » aux cinq Nations de continuer la pêche commerciale pour au moins 5 000 pièces supplémentaires. Il s’agit donc d’un recours qui a une double dimension : une injonction prohibitive liée à une demande exigeant une ligne de conduite précise du ministre. La conclusion demandant une allocation supplémentaire de 5 000 quinnats GFAG est l’élément clé du recours et l’essentiel de ce que les cinq Nations veulent obtenir. Je constate qu’aucune autre conclusion ou réparation n’a été mentionnée dans la requête en injonction ni n’a été exprimée par les cinq Nations dans leurs observations devant la Cour.

[56]  Telle qu’elle est formulée, la requête en injonction des cinq Nations soulève deux problèmes fondamentaux qui, à la lumière de la nature foncièrement exceptionnelle des injonctions interlocutoires, constituent des motifs suffisants justifiant que je m’abstienne d’exercer mon pouvoir discrétionnaire en faveur des cinq Nations et que je rejette la requête. Premièrement, la requête en injonction va au-delà et diverge de ce que réclament les cinq Nations dans leur demande de contrôle judiciaire sous-jacente quant à la réparation recherchée et le « droit ancestral établi » qu’elles ont invoqué. Deuxièmement, la principale réparation demandée est une réparation de la nature d’une ordonnance de mandamus, et non une injonction interlocutoire.

(1)  La portée de l’injonction demandée

[57]  Dans leur requête en injonction, les cinq Nations demandent une réparation qui va au‑delà de ce qu’elles sollicitent dans leur demande de contrôle judiciaire sous-jacente. Or, ce n’est pas ce que les injonctions interlocutoires sont censées faire.

[58]  Il ne faut pas perdre de vue la nature fondamentale des injonctions et leur lien avec une cause d’action ou une demande. Le droit d’obtenir une injonction interlocutoire est simplement subordonné et accessoire à une cause d’action ou à une demande préexistante. Une injonction n’a pas une existence indépendante par elle-même; il s’agit plutôt d’un recours lié à une action ou à une demande sous-jacente. Comme la CSC l’a rappelé dans l’arrêt SRC, en général, une injonction est « une réparation qui est subordonnée à une cause d’action » [souligné dans l’original.] (SRC au para 24, citant Amchem Products Incorporated c Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 RCS 897 à la p 930). Le juge Sharpe (dans un ouvrage de doctrine) a fait écho à ce principe lorsqu’il a déclaré que [traduction« [l]es injonctions interlocutoires sont “une mesure prophylactique directement associée à l’affaire en cours” tandis que “les injonctions permanentes sont d’un différent ordre et s’assimilent à une décision finale sur les droits” » (Robert Sharpe J., Injunctions and Specific Performance, 4e éd (Toronto, Canada Law Book, 2012) [Sharpe] aux para 1.40 et 1.60). Autrement dit, une injonction interlocutoire est une mesure conservatoire et préventive intimement liée à une instance en cours, qu’il s’agisse d’une action ou d’une demande.

[59]  Étant donné la nature accessoire des injonctions interlocutoires et le lien direct qu’elles doivent avoir avec une action ou une demande sous-jacente, les tribunaux hésiteront à exercer leur pouvoir discrétionnaire pour accorder une telle réparation exceptionnelle lorsque la partie requérante demande, au moyen d’une injonction interlocutoire, une réparation et des mesures plus importantes que ce qu’elle demande dans l’action ou la demande sous-jacente. Autrement dit, il ne serait ni juste ni équitable qu’un tribunal accorde une injonction interlocutoire si la partie requérante réclame, en réalité, plus comme réparation interlocutoire que ce qu’elle demande à la Cour dans le cadre de son action ou de sa demande sous-jacente.

[60]  C’est ce que les cinq Nations tentent d’obtenir au moyen de la présente requête en injonction. La principale réparation obligatoire qu’elles demandent (l’allocation de 5 000 quinnats GFAG supplémentaires) n’est pas envisagée dans leur demande de contrôle judiciaire sous-jacente. De plus, à l’appui de cette réparation plus large, elles invoquent un droit qui, vu sa teneur, diverge des droits ancestraux mentionnés dans leur demande sous-jacente et est plus étendu que ceux-ci.

[61]  Les cinq Nations n’ont pas de conclusions à caractère impératif dans leur demande de contrôle judiciaire sous‑jacente. Elles ne cherchent pas à obtenir des conclusions qui obligeraient le ministre à leur permettre de continuer la pêche commerciale pour au moins une certaine quantité supplémentaire de quinnats GFAG, ni, en réalité, pour aucune espèce particulière de poisson. Elles ne demandent pas non plus à la Cour de modifier le Plan de gestion de la pêche ou de le modifier afin d’obtenir des allocations ou des quantités précises de poissons. Je constate également que les cinq Nations ne sollicitent pas le contrôle judiciaire de la décision rendue à la fin de juillet 2019 par laquelle le MPO a refusé leur demande précise visant l’obtention d’une nouvelle allocation de 5 000 quinnats GFAG au milieu de la saison.

[62]  Dans leur demande de contrôle judiciaire, les cinq Nations demandent seulement à la Cour de déclarer que le Plan de gestion de la pêche ou certaines parties de celui-ci ne leur offrent pas la possibilité d’exercer leurs droits ancestraux d’une manière qui remédie à une partie ou à l’ensemble des violations injustifiées ou qui est autrement compatible avec le jugement Humphries. Elles demandent également une injonction interdisant au ministre de leur imposer une partie ou l’ensemble du Plan de gestion de la pêchePlan de gestion de la pêche ou d’autoriser ou d’ouvrir d’autres pêches (récréatives, commerciales générales ou les deux) qui sont incompatibles avec leurs droits ancestraux ou qui ont priorité sur ceux-ci. Toutefois, en aucun temps elles n’ont demandé à la Cour d’obliger le ministre à faire ce qu’elles cherchent à obtenir à l’étape interlocutoire.

[63]  Dans le même ordre d’idées, la requête en injonction concerne une espèce précise de poisson, soit le quinnat GFAG, et elle s’appuie sur un présumé « droit ancestral établi » permettant de continuer la pêche commerciale d’une certaine quantité minimale de cette espèce. Encore une fois, ce présumé droit autochtone diverge des droits ancestraux décrits dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente. Les droits ancestraux expressément mentionnés à l’appui de la demande de contrôle judiciaire sont les droits ancestraux définis et décrits dans le jugement Humphries. Comme il est indiqué au paragraphe 5 de l’ordonnance de 2018, il s’agit des droits de pêcher et de vendre du poisson à des fins commerciales  dans le contexte d’une pêche non exclusive, artisanale, locale, plurispécifique et à petite échelle. Ces droits, tels qu’ils sont actuellement définis, ne sont pas rattachés à une espèce ou à une quantité de poisson en particulier ni divisés par espèce. Toutes les réparations que demandent les cinq Nations dans leur demande de contrôle judiciaire sont liées à leurs droits ancestraux définis dans le jugement Humphries.

[64]  En d’autres termes, les droits ancestraux que revendiquent les cinq Nations semblent avoir changé entre la demande de contrôle judiciaire et la requête en injonction. Les droits ancestraux protégés par la Constitution ne s’appliquent pas à une espèce de poisson donnée en une quantité donnée.

[65]  À mon avis, il irait à l’encontre de l’objet et de l’objectif des injonctions interlocutoires que les parties requérantes puissent invoquer des droits différents et aller plus loin que les droits constituant le fondement de leur demande ou de leur cause d’action sous-jacente.

(2)  La dimension mandamus

[66]  Le deuxième problème fondamental minant la requête en injonction des cinq Nations est le recours lui-même. Je suis d’accord avec le ministre pour dire que ce que les cinq Nations recherchent en réalité par leurs conclusions demandant à la Cour d’obliger le ministre à leur accorder une allocation supplémentaire de 5 000 quinnats GFAG, c’est une ordonnance de mandamus, c’est-à-dire un recours judiciaire sous la forme d’une ordonnance obligeant le ministre à s’acquitter d’une fonction publique. Il ne s’agit pas d’une injonction.

[67]  Il ne faut pas confondre un mandamus avec une injonction mandatoire. Et encore une fois, la différence entre les deux tient à la nature fondamentale des injonctions.

[68]  Une injonction interlocutoire est une mesure conservatoire qui vise essentiellement à maintenir le statu quo en attendant l’audition d’une action ou d’une demande sur le fond. Peu importe si l’injonction interlocutoire demandée est prohibitive ou mandatoire, cette caractéristique déterminante de l’injonction interlocutoire demeure. Le juge Sharpe a souligné la nature réparatrice des injonctions lorsqu’il a parlé des injonctions mandatoires : [traduction] « [une] injonction mandatoire peut être accordée pour réparer les torts passés et obliger le défendeur à réparer un tort qu’il ou qu’elle a commis. Ces ordonnances sont de nature réparatrice, à savoir elles obligent le défendeur à prendre toutes les mesures nécessaires pour corriger la situation d’une manière qui respecte les droits du demandeur » [gnenon souligné dans l’original.] (Sharpe au para 1.10).

[69]  Comme la CSC l’a déclaré dans l’arrêt SRC, l’injonction interlocutoire mandatoire oblige le défendeur à faire quelque chose plutôt qu’à simplement s’abstenir de faire quelque chose, mais elle demeure néanmoins une mesure corrective et réparatrice : « [une] injonction mandatoire intime au défendeur de faire quelque chose – comme de rétablir le statu quo, ou d’autrement [traduction]restaurer la situation”, ce qui est souvent coûteux et pénible pour le défendeur et ce que de longue date l’equity a été réticente à faire » [non souligné dans l’original.] (SRC au para 15, citant Sharpe au para 2.640).

[70]  Pour la CSC, ces injonctions interlocutoires mandatoires accordent une « réparation ». Il est vrai qu’une injonction interlocutoire mandatoire oblige le défendeur à prendre une mesure positive, mais il s’agit de mesures réparatrices positives.

[71]  En l’espèce, ce n’est pas ce que les cinq Nations demandent à la Cour dans leur requête en injonction. Elles ne demandent pas une injonction mandatoire réparatrice, mais plutôt une ordonnance obligeant le ministre à faire quelque chose qu’il n’a pas encore fait et à adopter une nouvelle ligne de conduite. Il ne s’agit pas d’une injonction interlocutoire. Ce qui est recherché relève de l’essence même des ordonnances de mandamus.

[72]  Tout comme les injonctions interlocutoires, le mandamus est un recours extraordinaire qui comporte son propre ensemble de conditions. Comme l’a correctement précisé le ministre, les principales conditions fondamentales justifiant la délivrance d’un bref de mandamus sont bien établies et ont été énoncées dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale [CAF] Apotex Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742 [Apotex] au para 45, conf. par [1994] 3 RCS 110. Ces conditions sont cumulatives et doivent toutes être respectées pour que la Cour puisse envisager de délivrer un bref de mandamus (voir Rocky Mountain Ecosystem Coalition c Canada (Office national de l’énergie) (1999), 174 FTR 17 au para 30 (CF)). Ces conditions ont été décrites comme suit dans Apotex, aux pages 766 à 769 :

1.  Il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public.

2.  L’obligation doit exister envers le requérant.

3.  Il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :

a)  le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

b)  il y a eu (i) une demande d’exécution de l’obligation, (ii) un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle-ci n’ait été rejetée sur-le-champ, et (iii) il y a eu refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai déraisonnable;

4.  Lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, les règles suivantes s’appliquent :

a)  le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire ne doit pas agir d’une manière qui puisse être qualifiée d’« injuste », d’« oppressive » ou qui dénote une « irrégularité flagrante » ou la « mauvaise foi »;

b)  un mandamus ne peut être accordé si le pouvoir discrétionnaire du décideur est « illimité », « absolu » ou « facultatif »;

c)  le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire « limité » doit agir en se fondant sur des considérations « pertinentes » par opposition à des considérations « non pertinentes »;

d)  un mandamus ne peut être accordé pour orienter l’exercice d’un « pouvoir discrétionnaire limité » dans un sens donné;

e)  un mandamus ne peut être accordé que lorsque le pouvoir discrétionnaire du décideur est « épuisé », c’est‑à‑dire que le requérant a un droit acquis à l’exécution de l’obligation.

5.  Le requérant n’a aucun autre recours.

6.  L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique.

7.  Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé.

8.  Compte tenu de la « balance des inconvénients », une ordonnance de mandamus devrait (ou ne devrait pas) être rendue.

[Citations omises.]

(voir également Canada (Santé) c The Winning Combination Inc, 2017 CAF 101 au para 60; Lukács c Canada (Office des transports), 2016 CAF 202 au para 29; Complexe Enviro Progressive Ltée c Canada (Transports), 2018 CF 1299 aux para 68-70)

[73]  Une ordonnance de mandamus peut obliger une autorité publique comme le ministre à s’acquitter d’une obligation légale affirmative claire, mais seulement lorsque toutes les conditions énoncées dans Apotex sont respectées. À l’inverse, une ordonnance de mandamus ne peut forcer l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire d’une façon particulière et elle ne dicte pas le résultat (Canada (Directeur général des élections) c Callaghan, 2011 CAF 74 au para 126).

[74]  À la lumière de ce qui précède, je suis d’accord avec le ministre pour dire que les conditions bien connues pour la délivrance d’un mandamus ne sont pas respectées en l’espèce et n’ont pas été établies par les cinq Nations. Le pouvoir sous-jacent du ministre de répartir les prises de poissons est discrétionnaire en vertu de la Loi sur les pêches, LRC 1985, c F-14 [Loi sur les pêches], et la Cour ne peut dicter le résultat de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. De plus, les cinq Nations n’ont pas de droit acquis à l’exécution de l’obligation positive qu’elles cherchent à imposer au ministre, c’est-à-dire la répartition en leur faveur d’une quantité supplémentaire de 5 000 quinnats GFAG. Je constate que, dans leurs observations écrites et orales, les cinq Nations n’ont pas répondu aux observations du ministre sur cette question du mandamus et ne les ont pas non plus contestées.

[75]  Pour toutes ces raisons, il ne s’agit pas d’une situation où la réparation principale que demandent les cinq Nations en l’espèce est possible et pourrait être accordée par la Cour.

[76]  Je reviendrai brièvement sur ces deux points lorsque je traiterai de la question de savoir si l’octroi de l’injonction sollicitée par les cinq Nations est juste et équitable dans les circonstances de la présente affaire. Toutefois, ils vont tous deux à l’encontre de l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire en faveur des cinq Nations pour accorder l’injonction interlocutoire exceptionnelle qu’elles demandent. Bien que l’on puisse soutenir que ces conclusions seraient suffisantes pour rejeter la requête en injonction des cinq Nations, j’examinerai néanmoins les exigences de l’arrêt RJR-MacDonald, car la requête ne satisfait pas non plus à ce test.

C.  Exigences de l’arrêt RJR-MacDonald

(1)  Une question sérieuse à juger

[77]  Le premier élément du test à trois volets consiste à déterminer si les documents relatifs à la requête et les éléments de preuve dont dispose la Cour sont suffisants pour me convaincre, selon la prépondérance des probabilités, que les cinq Nations ont soulevé une question sérieuse à juger. Je souligne que cette question a trait à un examen préliminaire de la solidité de la cause des cinq Nations dans leur demande sous-jacente de contrôle judiciaire (SRC au para 25), à savoir leurs diverses demandes de mesures déclaratoires et d’injonctions prohibitives relativement au Plan de gestion de la pêche. Il suffit de soulever une seule question sérieuse pour satisfaire à ce volet du test (Jamieson Laboratories Ltd c Reckitt Benckiser LLC, 2015 CAF 104 au para 26).

[78]  Comme je l’ai mentionné dans la décision Okojie, je suis d’avis que la question sérieuse à juger peut être évaluée selon l’un des trois seuils différents (Okojie aux para 69-87). Le seuil habituel et général est faible; ainsi, lorsque le juge de la requête est convaincu que la demande sous-jacente n’est ni futile ni vexatoire, le tribunal ne devrait pas procéder à un examen approfondi du fond de l’affaire (RJR-MacDonald aux pp 338-339). Un seuil élevé s’applique « lorsque le résultat de la requête interlocutoire équivaudra en fait à un règlement final de l’action » (RJR-MacDonald à la p 338). Ces situations exigent un examen plus approfondi du fond de l’affaire à la première étape de l’analyse, et on a souvent dit qu’elles nécessitaient une « probabilité de succès » dans la demande sous-jacente. Pour ce qui est des injonctions interlocutoires mandatoires, la CSC a jugé dans l’arrêt SRC que le seuil plus exigeant d’une « forte apparence de droit » s’applique et a expressément déclaré que, dans ces cas, « une forte chance » de succès doit être démontrée pour juger de la solidité de la preuve du demandeur (SRC aux para 15, 17).

[79]  Les cinq Nations font valoir qu’elles atteignent le seuil qui s’appliquerait à leur requête en injonction, quel qu’il soit. Elles affirment qu’il existe une question sérieuse à juger, notamment en ce qui concerne les points suivants soulevés dans leur demande sous-jacente : 1) la question de savoir si l’allocation de quinnat GFAG en vertu du Plan de gestion de la pêche est conforme à l’ordonnance de 2018 et remédie aux violations injustifiées de leurs droits ancestraux établis, compte tenu du fait qu’avec la nouvelle méthodologie du ministre, aucun changement important n’a été apporté à l’allocation effective de quinnat GFAG aux cinq Nations, en chiffres réels; 2) l’omission du ministre d’expliquer sa méthodologie pour établir les allocations de quinnat GFAG aux cinq Nations; 3) la question de savoir si l’approche adoptée par le ministre constitue une [traduction« approche généreuse » au sens du jugement Humphries; et 4) la question de savoir si le ministre a démontré qu’il avait consulté les demanderesses au sujet des mesures proposées, s’il avait accordé la priorité aux droits ancestraux des cinq Nations et s’il avait porté atteinte à ces droits de façon minimale.

[80]  Dans ses observations écrites, le ministre n’a pas contesté qu’il y a une question sérieuse à juger dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, notamment à la lumière des questions soulevées en ce qui concerne la réglementation des pêches, l’obligation de la Couronne de consulter et les questions d’accommodement des cinq Nations et la violation de leurs droits.

[81]  Comme les observations détaillées des parties l’illustrent avec éloquence, les questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente soulèvent des questions complexes d’interprétation à l’égard du jugement Humphries et des évaluations factuelles détaillées quant aux modalités du Plan de gestion de la pêche et à sa mise en œuvre. Vu mes conclusions sur les deux autres volets du test de l’arrêt RJR-MacDonald, je n’ai pas besoin de m’étendre davantage sur l’exigence de la question sérieuse à juger et, aux fins de la présente requête d’injonction, je vais simplement présumer qu’il existe au moins une question sérieuse.

(2)  Préjudice irréparable

[82]  Je passe maintenant au deuxième élément du test de l’arrêt RJR-MacDonald, le préjudice irréparable. Selon ce deuxième volet du test, la question est de savoir si les cinq Nations ont fourni une preuve suffisamment claire et convaincante qu’elles subiront, selon la prépondérance des probabilités, un préjudice irréparable avant le moment où leur demande sous‑jacente de contrôle judiciaire sera tranchée, advenant le rejet de l’injonction interlocutoire.

a)  Critère juridique

[83]  Le terme « préjudice irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son ampleur. Le caractère irréparable du préjudice ne se mesure pas en argent. C’est un préjudice qui « ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (RJR-MacDonald, p. 341).

[84]  Le préjudice irréparable est un critère strict. Premièrement, le préjudice irréparable doit découler d’éléments de preuve clairs, convaincants et non hypothétiques (United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 [US Steel] au para 7; AstraZeneca Canada Inc c Apotex Inc, 2011 CF 505 au para 56, conf. par 2011 CAF 211). De plus, il ne suffit pas de simplement prétendre qu’un préjudice irréparable est possible. La jurisprudence de la CAF indique qu’« [i]l ne suffit pas de démontrer qu’un préjudice irréparable « pourrait » se produire » (US Steel au para 7). Il doit y avoir une preuve que la partie requérante subira un préjudice irréparable si l’injonction ou le sursis est refusé (US Steel au para 7; Centre Ice Ltd v National Hockey League (1994), 53 CPR (3d) 34 (FCA) à la p 52). De plus, un préjudice irréparable est un préjudice inévitable auquel on ne peut, en raison de sa nature, remédier au moyen d’une compensation pécuniaire (Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc, 2018 CAF 102 [Oshkosh] au para 24; Janssen au para 24).

[85]  La CAF a souvent insisté sur les caractéristiques et la qualité de la preuve nécessaires pour établir le préjudice irréparable dans le contexte de mesures injonctives comme des sursis ou des injonctions interlocutoires. La preuve doit être plus qu’une série de possibilités, de conjectures ou d’affirmations hypothétiques ou générales (Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 [Gateway City Church] aux para 15-16). Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par la preuve n’ont aucune valeur probante (Glooscap au para 31). Il faut plutôt « produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » (Gateway City Church au para 16, citant Glooscap au para 31). Il n’est pas suffisant « d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer – et non à prouver à la satisfaction de la Cour – que le préjudice est irréparable » (Stoney First Nation c Shotclose, 2011 CAF 232 [Stoney First Nation] au para 48). En d’autres termes, pour prouver qu’il y a préjudice irréparable, « la partie requérante doit établir de manière détaillée et concrète qu’elle subira un préjudice réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural – qui ne pourra être redressé plus tard » (Oshkosh au para 25; Janssen au para 24). 

[86]  L’exigence d’une preuve de préjudice ne reposant pas sur des conjectures s’applique même lorsque le demandeur soutient que la conduite reprochée est fondée sur des allégations d’inconstitutionnalité (International Longshore and Warehouse Union, Canada c Canada (Procureur général), 2008 CAF 3 au para 26; Nations indiennes Ahousaht c Canada (Pêches et Océans), 2015 CF 253 [Ahousaht 2015] au para 23).

[87]  Je m’arrête un instant pour souligner que, dans leurs observations écrites, les cinq Nations ont fait valoir qu’une preuve claire de préjudice irréparable n’est pas nécessaire et que les tribunaux ont mis en garde contre l’exigence que les demanderesses démontrent avec un degré élevé de certitude l’existence d’un préjudice ou d’un préjudice probable. Elles s’appuient à cet égard sur un précédent de la Cour qui citait Vancouver Aquarium Marine Science Centre v Charbonneau, 2017 BCCA 395 [Vancouver]. Dans cette affaire, la CACB a annulé une injonction interlocutoire qui avait été accordée dans le contexte des allégations de rupture de contrat et d’atteinte au droit d’auteur du défendeur.

[88]  À mon avis, l’arrêt Vancouver n’est pas contraire aux principes établis par la CAF que j’ai résumés ci-dessus et dans les décisions Robinson et Okojie. En fait, la CACB a suivi l’interprétation du préjudice irréparable retenue par la CAF pour annuler l’injonction interlocutoire accordée par le juge en cabinet. Tout en évoquant certaines mises en garde de la part des cours d’appel canadiennes au sujet de l’exigence d’une preuve trop rigoureuse de préjudice irréparable, la CACB a fini par souscrire à l’interprétation de la CAF quant à l’application du critère. Elle a expressément noté que la CAF a interprété que [traduction] « la preuve nécessaire pour établir le préjudice irréparable doit être une preuve claire et non hypothétique que le préjudice irréparable surviendra si l’injonction n’est pas accordée » (Vancouver au para 58). Après avoir fait mention de la mise en garde formulée par certaines cours d’appel canadiennes contre le fait d’imposer aux demandeurs un critère trop rigoureux relativement à la certitude qu’un préjudice irréparable en résultera, la CACB a souligné, dans le paragraphe qui suit immédiatement, [traduction« qu’il doit sûrement y avoir un fondement, au-delà de la simple hypothèse, qu’un préjudice irréparable en résultera » et la nécessité d’une « preuve solide » à l’appui de l’injonction interlocutoire en attendant que les questions soient instruites [non souligné dans l’original] (Vancouver at para 60).

[89]  La question à laquelle la Cour doit répondre est donc de savoir si le préjudice identifié par les cinq Nations est clair, convaincant et non hypothétique, et s’il atteint le niveau de préjudice irréparable défini par la CAF, par opposition à un simple inconvénient. Pour les motifs qui suivent, la requête des cinq Nations est, en définitive, rejetée en raison du manque de preuve suffisante concernant ce préjudice irréparable.

b)  Allégations de préjudice irréparable

[90]  Les cinq Nations soutiennent qu’elles subiront un préjudice irréparable de multiples façons si l’injonction est refusée et si elles ne sont pas autorisées à pêcher une quantité supplémentaire de 5 000 quinnats GFAG.

[91]  Dans leur avis de requête, les cinq Nations affirment que, si elles n’ont pas accès aux quantités supplémentaires de quinnat GFAG qu’elles demandent, elles seront injustement empêchées d’exercer leur droit ancestral de pêcher et de vendre du poisson protégé par la Constitution, lequel droit est fondé sur une pratique qui aide à les définir en tant que peuples autochtones. À ce titre, elles déclarent que l’incapacité d’exercer ce droit porte atteinte à l’essence même de leur culture et de leur mode de vie et leur cause un préjudice irréparable. Elles soutiennent également que l’objectif visant la réconciliation et l’honneur de la Couronne sont grandement mis à mal, en raison de la conduite du ministre et de son omission de répondre aux préoccupations des cinq Nations au sujet de l’insuffisance de l’allocation de quinnat GFAG ou de discuter sérieusement avec elles de cette importante préoccupation. Dans leurs observations écrites, les cinq Nations décrivent cette situation comme la perte de l’opportunité d’être consultées et accommodées. Elles allèguent en outre que l’approche du ministre à l’égard de l’allocation de quinnat GFAG a des répercussions négatives sur l’exercice réel de leur droit protégé par la Constitution de pêcher le quinnat GFAG à des fins commerciales.

[92]  Je m’arrête un instant pour souligner que le contexte constitutionnel de leur « droit ancestral établi » est au centre des allégations de préjudice irréparable des cinq Nations et qu’il imprègne effectivement tous les arguments avancés par les cinq Nations à cet égard. La preuve relative au préjudice irréparable se trouve dans les affidavits de Mme Gagne, de M. Martin, de M. Jackson et de M. Webster déposés à l’appui de la requête en injonction ainsi que dans les documents qui y sont joints.

[93]  Après examen de la preuve, je ne suis pas convaincu que la preuve des cinq Nations est suffisamment claire et convaincante pour appuyer les allégations de préjudice irréparable. D’entrée de jeu, il est important de souligner que la preuve doit établir que le préjudice irréparable est lié à ce que la mesure injonctive cherche à interdire ou à imposer. Donc, en l’espèce, il s’agit du préjudice causé par la poursuite de l’ouverture de la pêche récréative et commerciale sans accorder aux cinq Nations le droit de pêcher 5 000 pièces supplémentaires de quinnat GFAG. Autrement dit, le préjudice doit être lié à l’incapacité d’avoir accès à cette quantité supplémentaire de poisson. C’est ce que les cinq Nations n’ont pas démontré.

(i)  Preuve par affidavit

[94]  Je reconnais que les affidavits déposés par les cinq Nations contiennent de nombreuses déclarations sur le fait que la culture de la pêche est au cœur de leur identité en tant que peuples autochtones et que leurs pêcheurs peuvent gagner raisonnablement leur vie grâce à la pêche. Les affidavits soulignent également l’importance de la pêche à la traîne au quinnat GFAG pour les demanderesses.

[95]  Dans son affidavit, M. Jackson, membre de la Première Nation Tla-o-qui-aht et gestionnaire des pêches pour cette Première Nation, affirme que la pêche à la traîne au quinnat GFAG [traduction« demeure actuellement le meilleur moyen pour nos membres de participer à la pêche commerciale » et que les cinq Nations [traduction« en dépendent énormément comme principal moyen pour leurs membres de participer à la pêche commerciale et d’exercer [leurs] droits ancestraux ». M. Jackson affirme également que [traduction« les allocations de quinnat GFAG et d’autres possibilités de pêche offertes par le MPO » aux cinq Nations [traduction« sont loin d’être suffisantes pour soutenir de façon viable le véritable exercice de [leurs] droits ancestraux de pêcher à des fins commerciales ». Il qualifie les [traduction« possibilités de pêches commerciales » offertes aux cinq Nations par la mise en œuvre du jugement Humphries comme étant « essentielles » pour les membres des cinq Nations. Il ajoute qu’il a constamment entendu les pêcheurs Tla-o-qui-aht et les pêcheurs des autres demanderesses dire que l’allocation de quinnat GFAG [traduction« est beaucoup trop petite et [leur] offre des possibilités économiques beaucoup trop limitées », ce qui est insuffisant pour permettre une pêche « viable » sur le plan économique.

[96]  J’observe également que, dans de nombreuses lettres qu’elles ont envoyées au MPO depuis l’adoption du Plan de gestion de la pêche, les cinq Nations répètent que les mesures prises par le MPO les empêchent d’exercer véritablement leurs droits protégés par la Constitution et qu’elles ne considèrent pas ce plan comme une mise en œuvre acceptable de leurs droits ancestraux qui ont été confirmés dans le jugement Humphries.

[97]  Je ne nie pas que ce type de preuve sera pertinent pour la demande de contrôle judiciaire des cinq Nations et qu’il fera probablement partie des facteurs que la Cour devra évaluer pour déterminer le bien-fondé de la demande des cinq Nations. Toutefois, dans le contexte de la présente requête en injonction visant à obtenir une réparation sous forme d’injonction précise concernant une allocation supplémentaire de quinnat GFAG, cette preuve comporte de sérieuses lacunes au regard des allégations de préjudice irréparable.

[98]  J’en mentionnerai trois. Premièrement, la preuve présentée dans les affidavits renvoie souvent indistinctement à une combinaison de pêches et aux droits ancestraux dont jouissent les cinq Nations à l’égard de diverses pêches, empêchant ainsi de savoir si les allégations visent toutes les espèces de poissons ou uniquement le quinnat GFAG. Deuxièmement, même si les déclarations font plus précisément référence au quinnat GFAG, elles ne traitent pas de l’effet du refus d’accès aux 5 000 pièces supplémentaires demandées par les cinq Nations dans le cadre de leur mesure injonctive ni de la façon dont ce refus précis causera un préjudice irréparable aux demanderesses. Autrement dit, la preuve ne démontre pas en quoi le fait de ne pas avoir accès aux 5 000 quinnats GFAG supplémentaires leur cause un préjudice irréparable. En fait, aucun des affidavits déposés par les cinq Nations ne qualifie les difficultés qu’elles prétendent subir de préjudice « irréparable ». Troisièmement, les déclarations contenues dans les affidavits sont d’ordre général et ne font état d’aucun élément de preuve allant au-delà des affirmations vagues et générales de préjudice qui sont dépourvues de tout niveau de détails. Nous nous trouvons en l’espèce en présence « [d’]hypothèses, [de] conjectures et [d’]affirmations discutables non étayées par les preuves », que la CAF a jugées à maintes reprises insuffisantes pour ancrer une revendication de préjudice irréparable et justifier une injonction interlocutoire (Glooscap au para 31; Stoney First Nation aux para 48-49).

(ii)  Perte commerciale

[99]  De plus, les allégations plus précises contenues dans l’affidavit de M. Jackson expriment le préjudice en termes de perte de revenus supplémentaires pour les pêcheurs des cinq Nations. M. Jackson déclare que [traduction« [l]e quinnat et d’autres types de pêches rapportent de petites sommes d’argent à nos pêcheurs », que les membres des cinq Nations [traduction« ont grandement besoin de tout revenu qu’ils peuvent tirer de la pêche et qu’ils en dépendent », et que même [traduction« ces petits revenus sont très importants » pour les membres des cinq Nations, bien qu’ils ne soient pas suffisants pour vivre.

[100]  En fait, dans un courriel joint à l’affidavit de M. Webster, Mme Gagne a quantifié les pertes économiques estimatives liées au refus d’accéder à une quantité supplémentaire de 5 000 quinnats GFAG : le revenu estimatif pour les 5 000 quinnats GFAG supplémentaires serait d’environ 300 000 $. La perte est donc quantifiable.

[101]  Il est bien reconnu que le préjudice quantifiable et indemnisable en dommages-intérêts ne constitue pas un préjudice irréparable qui ouvre la porte à une injonction interlocutoire (RJR-MacDonald à la p 341; Oshkosh au para 24). C’est le cas en l’espèce. Je m’arrête un instant pour rappeler que les droits ancestraux revendiqués et en jeu dans l’injonction sollicitée et dans la demande sous-jacente de contrôle judiciaire sont les droits de pêcher et de vendre du poisson à des fins commerciales. Il s’agit essentiellement de droits économiques et commerciaux et ils peuvent être mesurés, quantifiés et indemnisés au moyen de dommages-intérêts. Par conséquent, tout préjudice pouvant être causé aux demanderesses par le refus de l’injonction qu’elles demandent, dans la mesure où il peut être lié au refus d’accès aux 5 000 quinnats GFAG supplémentaires, serait indemnisable au moyen de dommages-intérêts et, par définition, ne serait donc pas irréparable.

(iii)  Viabilité économique

[102]  Les cinq Nations affirment également qu’elles ont soutenu à maintes reprises et de façon constante, dans leurs discussions avec le MPO, que les allocations établies pour toutes les espèces de poissons dans le Plan de gestion de la pêche sont de façon générale insuffisantes pour leur permettre d’exercer leurs droits ancestraux d’une manière [traduction« viable » et qu’elles ne permettent pas une pêche [traduction« viable sur le plan économique ». L’affidavit de M. Martin contient également une déclaration plus précise selon laquelle la formule d’allocation du quinnat GFAG [traduction« entraînerait une allocation qui ne permettrait pas une pêche viable ou le véritable exercice » du droit des cinq Nations, et que [traduction« les allocations ne permettent pas une pêche viable sur le plan économique » pour ce sous-ensemble d’espèces de poissons.

[103]  Toutefois, il n’y a aucun élément de preuve, aucun détail, ni aucune donnée à l’appui de ces affirmations au sujet d’une absence de viabilité économique. Les cinq Nations n’ont fourni aucune preuve démontrant que la possibilité actuelle de pêcher le quinnat GFAG offerte dans le cadre du Plan de gestion de la pêche n’est pas « viable » ou qu’elle demeurerait non viable sans l’accès à la quantité supplémentaire de 5 000 quinnats GFAG. Rien ne démontre non plus l’absence de viabilité de manière générale pour toutes les pêches visées par le Plan de gestion de la pêche. En fait, dans le jugement Humphries, la juge a déclaré qu’il n’y avait aucune preuve concernant l’envergure de la pêche envisagée par les cinq Nations et [traduction] « ce qui constitue une pêche viable, si la viabilité concerne la collectivité dans son ensemble ou chaque pêcheur individuel qui choisit d’y participer » (Ahousaht 2018 au para 982). Le dossier dont je dispose contient de nombreux renvois à des échanges entre les parties sur cette question et à l’absence de preuve à l’appui des affirmations des cinq Nations concernant le manque de viabilité.

[104]  Tout cela est nettement insuffisant pour satisfaire aux exigences rigoureuses du préjudice irréparable établies par la CAF.

(iv)  Culture, mode de vie et traditions

[105]  Dans le même ordre d’idées, aucune preuve n’a été fournie quant à l’effet d’un refus d’accès à 5 000 quinnats GFAG supplémentaires sur la culture, le mode de vie et les traditions des cinq Nations. Je reconnais que le risque en ce qui concerne le mode de vie, la culture et les traditions des Premières Nations peut constituer une preuve convaincante de préjudice irréparable (Première Nation de Namgis c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2018 CF 334 [Namgis] au para 94). Toutefois, encore une fois, l’effet du refus doit être démontré par rapport à ce que l’on cherche à prévenir ou à corriger par l’injonction. En l’espèce, ces allégations de préjudice irréparable doivent être liées aux 5 000 quinnats GFAG supplémentaires demandés, et je ne trouve aucune preuve claire et convaincante démontrant en quoi le fait de ne pas avoir accès à cette quantité supplémentaire d’une espèce particulière de saumon constitue un préjudice pour la culture, le mode de vie et les autres intérêts non pécuniaires des cinq Nations. Une telle preuve était particulièrement importante compte tenu du fait que les droits ancestraux à l’origine de leurs revendications ont été reconnus et confirmés pour la pêche plurispécifique.

[106]  Pour obtenir la mesure injonctive qu’elles demandent, les cinq Nations devaient établir un lien entre le refus de l’accès à cette quantité supplémentaire d’une espèce particulière, le quinnat GFAG, et leur allégation de préjudice irréparable au regard de leur mode de vie et de leur culture. Elles ne l’ont pas fait au moyen de la preuve fournie.

(v)  Consultation et mesures d’accommodement

[107]  Pour ce qui est de l’obligation de consulter et de prendre des mesures d’accommodement, les cinq Nations prétendent que le ministre et le MPO ont manqué à leur obligation puisqu’ils n’ont pas expliqué, malgré de nombreuses demandes en ce sens de leur part, la façon dont l’allocation de 12,17 % pour le quinnat GFAG a été calculée. Elles soutiennent également que le ministre a refusé d’engager des discussions sérieuses depuis l’adoption du Plan de gestion de la pêche et qu’il n’a pas répondu aux nombreuses lettres demandant l’allocation de 5 000 pièces supplémentaires de quinnat GFAG. Elles se plaignent de l’absence de réponse à sept lettres écrites entre avril et juin 2019, jusqu’à la réponse du 26 juillet 2019 de M. Thomson rejetant leur demande visant l’obtention d’une quantité supplémentaire de quinnat GFAG.

[108]  Encore une fois, je reconnais que ces préoccupations concernant l’obligation de la Couronne de consulter et de prendre des mesures d’accommodement dans le contexte du Plan de gestion de la pêche sont des éléments que la Cour sera appelée à apprécier lorsqu’elle examinera le fond de la demande de contrôle judiciaire des cinq Nations sur la base d’un dossier complet. Toutefois, ce que je dois décider en l’espèce, c’est si, à la lumière des éléments de preuve dont je dispose, le défaut de consulter que font valoir les cinq Nations peut appuyer une conclusion de préjudice irréparable dans le contexte particulier de l’injonction sollicitée. Je ne suis pas convaincu que l’on soit en présence d’une telle absence de consultation en l’espèce.

[109]  Au contraire, je suis convaincu que la preuve fournie par M. Thomson démontre qu’il y a eu de nombreuses et sérieuses consultations avec les cinq Nations sur le Plan de gestion de la pêche entre novembre 2018 et mars 2019. Il y a eu un dialogue sur les préoccupations exprimées par les cinq Nations et la preuve établit aussi que le ministre est tout à fait au courant du fait que les cinq Nations veulent plus de quinnats GFAG. En effet, dans son affidavit, M. Jackson déclare expressément que [traduction« le MPO est très conscient de notre point de vue sur l’insuffisance de nos allocations de quinnat ». Le fait que les cinq Nations n’ont pas reçu de réponse satisfaisante et positive à leurs demandes visant l’octroi d’une quantité supplémentaire de quinnat GFAG ne signifie pas qu’aucune consultation sérieuse n’a eu lieu et n’a lieu ou qu’une possibilité unique de consulter et de prendre des mesures d’accommodement sera écartée. Cette dernière demande quantitative ne peut être dissociée du contexte du Plan de gestion de la pêche global et des droits ancestraux en jeu, et la preuve montre qu’il y a eu des consultations et des discussions continues entre les représentants du ministre et les demanderesses. Selon la preuve dont je dispose, les consultations constituent un processus interactif et itératif, elles se poursuivent, et elles se poursuivront lors de l’examen après-saison et de la planification de la pêche de l’an prochain.

[110]  Le 26 juillet 2019, M. Thomson a répondu à Mme Gagne qu’il n’y avait pas d’allocation supplémentaire de quinnats GFAG à leur disposition à ce moment‑là, [traduction« avant l’accord de réconciliation ». À mon avis, cette réponse indique qu’il y a encore des discussions et des échanges entre les parties dans le cadre de ce processus d’accord de réconciliation qui, selon M. Thomson, n’est pas encore terminé et est toujours en cours. Je crois comprendre que les cinq Nations s’opposent au commentaire formulé par M. Thomson selon lequel des allocations supplémentaires, accordées dans le cadre du processus d’accord de réconciliation [traduction« finiront par s’ajouter » à l’allocation actuelle aux cinq Nations. Toutefois, en ce qui concerne la question de la consultation, cela indique que le processus est en cours. Je suis d’accord avec le ministre pour dire que chaque lettre envoyée ou chaque courriel échangé ne peut entraîner une obligation distincte de consulter et de prendre des mesures d'accommodement ni ne peut servir à apprécier cette obligation.

[111]  Je reconnais qu’un manquement à l’obligation de consulter ou que la perte de la possibilité unique d’être consulté et de faire l’objet de mesures d’accommodement peut entraîner un préjudice irréparable (Wahgoshig First Nation v Ontario, 2011 ONSC 7708 aux para 49, 53; Council of the Haida Nation v British Columbia (Forests, Lands, Natural Resource Operations and Rural Development), 2018 BCSC 1117 [Haida] aux para 71 et 74; Première nation Ahousaht c Canada (Pêches et Océans), 2014 CF 197 [Ahousaht 2014] au para 27). Toutefois, une telle conclusion est intimement liée aux faits sous‑jacents de chaque affaire (Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux) c Première Nation Musqueam, 2008 CAF 214 au para 52). Et, à mon avis, dans la situation actuelle, une distinction peut être faite entre les précédents que les cinq Nations invoquent et les affaires où un préjudice irréparable a été constaté dans le contexte de mesures d’injonction demandées par les Premières Nations.

[112]  Par exemple, dans l’affaire Ahousaht 2014, la question au cœur du différend et de la demande d’injonction était la conservation de la pêche au hareng rogué, et non l’allocation. La preuve démontrait que l’absence d’injonction aurait une incidence directe sur la conservation de la pêche et une incidence irrémédiable sur les Premières Nations, et les priverait de la possibilité de participer aux négociations. Ce n’est pas ce que le refus d’une quantité supplémentaire de quinnat GFAG fera en l’espèce. J’ajoute que, dans la présente affaire, il n’existe sans doute pas de « cadre juridique des droits établis » pour la quantité précise d’une espèce de poisson que les cinq Nations souhaitent voir autoriser. Dans l’affaire Haida, l’activité de coupe et l’octroi de permis autorisant l’exploitation forestière de cèdres faisaient l’objet du litige, et la Cour a conclu que l’on avait porté atteinte au processus de réconciliation compte tenu de l’effet irréversible d’une telle coupe. Dans l’affaire Namgis, malgré le fait que la pêche au saumon en cause revêtait une importance fondamentale pour les droits ancestraux revendiqués de la demanderesse et qu’il y avait preuve d’un risque potentiel pour les populations de saumon sauvage, le ministre avait refusé de mener des consultations au sujet de la politique en cause et du transfert de permis qui pourraient porter atteinte aux droits ancestraux revendiqués. Dans ces circonstances, la Cour a conclu qu’il y avait eu une absence totale de consultation et que le ministre n’avait pas offert une véritable possibilité de consultation, ce qui a causé un préjudice irréparable (Namgis aux para 93-94). Je ne considère pas qu’il y ait eu absence de consultation ou une consultation insuffisante en l’espèce.

[113]  Je m’arrête un instant pour souligner que le contexte factuel de l’arrêt récent de la CAF Première Nation Squamish c Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 216 [Squamish], mentionné par les cinq Nations dans leurs observations orales, est également assez différent. Il a été rendu à la suite d’une demande complète de contrôle judiciaire dans le cadre de laquelle la Cour a examiné en détail le processus de consultation dans le contexte d’un droit revendiqué à l’égard des ressources halieutiques à des fins ASC et a conclu que les consultations avaient été « génériques », insuffisantes et inadéquates. La question de savoir si les consultations qui ont eu lieu au sujet du Plan de gestion de la pêche répondent aux critères établis par la CAF dans l’arrêt Squamish doit être tranchée au regard du fond de la demande de contrôle judiciaire des cinq Nations, avec l’avantage d’un dossier complet.

c)  Les droits ancestraux en cause

[114]  Je souligne encore une fois que, lorsqu’elle évalue les allégations de préjudice irréparable des cinq Nations, la cour doit mettre en contexte l’injonction précise recherchée et ne peut l’examiner isolément. Les droits ancestraux reconnus dans le jugement Humphries sont définis comme le droit de pêcher et de vendre du poisson à des fins commerciales. Il s’agit de droits commerciaux plurispécifiques, qui ne sont pas divisés par espèces de poissons et qui ne tiennent pas compte d’allocations ou de quantités précises. Comme il est indiqué dans le jugement Humphries, c’est [traduction] « l’ensemble de la pêche qui est concernée, et non une allocation précise d’une espèce » et [traduction« ce qui importe c’est l’allocation globale » (Ahousaht 2018 aux para 414(4), 977, 981). Ces droits ancestraux ont été établis et définis dans le jugement relativement à un groupe d’espèces de poissons, et non à certaines espèces particulières comme le saumon, ou à un sous-ensemble d’une espèce comme le quinnat GFAG. En effet, à l’alinéa 5c) de l’ordonnance de 2018, les questions de viabilité et de durabilité de l’activité de pêche commerciale sont mesurées par rapport à toutes les espèces de poissons visées. Tels qu’ils sont actuellement définis dans le jugement Humphries, les droits ancestraux des cinq Nations n’accordent pas de droits à des allocations précises de poisson pour certaines espèces de poissons, y compris à l’égard du quinnat GFAG. Il n’existe aucun droit acquis ou protégé par la Constitution concernant une quantité ou une allocation précise de quinnat GFAG ou de toute espèce de poisson.

[115]  Or, ce qui sous-tend en l’espèce la requête en injonction, c’est une quantité d’une espèce parmi tant d’autres que les cinq Nations ont le droit de pêcher dans l’exercice de leurs droits ancestraux. Étant donné qu’il s’agit d’une partie de l’ensemble de la pêche plurispécifique des demanderesses, je ne suis pas convaincu que le refus de l’allocation supplémentaire de 5 000 quinnats GFAG représente un préjudice irréparable.

[116]  De plus, la preuve démontre que, loin de subir un préjudice irréparable, les cinq Nations exercent leurs droits de récolter et de pêcher le quinnat GFAG, qu’elles ne sont pas empêchées d’exercer ces droits et qu’elles ont d’autres possibilités de pêcher le saumon quinnat selon le régime de gestion fondée sur les stocks individuels [GFSI]. Dans son deuxième affidavit, M. Thomson indique qu’en plus de leur pêche commerciale fondée sur les droits pour la récolte de 8 714 quinnats GFAG en 2019, les cinq Nations ont deux autres occasions distinctes de pêcher un total combiné de 4 589 saumons quinnats selon le GFSI dans le cadre du Plan de gestion de la pêche. Je ne dis pas que cela exige une conclusion particulière concernant les questions en litige soulevées par les cinq Nations dans leur demande de contrôle judiciaire, mais cette preuve contribue certainement à démontrer que les cinq Nations n’ont pas établi, selon la prépondérance des probabilités et par des éléments de preuve clairs et convaincants, qu’elles subiront un préjudice irréparable si on leur refuse l’accès à une quantité supplémentaire de 5 000 quinnats GFAG.

[117]  La preuve présentée par M. Thomson montre également que la méthode utilisée par le ministre pour déterminer l’allocation de quinnat GFAG a effectivement changé depuis le jugement Humphries, et que la pêche récréative n’a plus priorité sur la pêche fondée sur les droits des cinq Nations. Selon le témoignage de M. Thomson, ce changement de méthode d’allocation a mené, pour 2019, à doubler la quote-part de la pêche des cinq Nations par rapport à ce qu’elles auraient obtenu avec la méthode précédente. En utilisant le TAC canadien de 2019 pour le quinnat GFAG sur la COIV, la preuve montre que l’approche actuelle du MPO offre aux cinq Nations près de deux fois plus de poisson que ce que l’approche précédente du MPO leur aurait rapporté si elle avait été appliquée en 2019. Cette ancienne approche est la méthode d’allocation qui a été déclarée violation injustifiée dans le jugement Humphries. Je reconnais que, même si la méthode d’allocation a changé et que la quote-part de la pêche au quinnat GFAG que les cinq Nations reçoivent comparativement aux autres pêcheurs a augmenté, le nombre absolu de poissons alloués aux cinq Nations n’a que légèrement fluctué. Il ne m’appartient pas de déterminer dans le cadre de la présente requête en injonction si la nouvelle méthode d’allocation est conforme au jugement Humphries ou non. Cette question demeurera et pourra être débattue dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire.

[118]  Essentiellement, les cinq Nations ne sont pas d’accord avec l’allocation que le ministre leur a accordée. Au cœur du désaccord, il y a la préférence des cinq Nations que leurs allocations de quinnat GFAG soient augmentées à un niveau supérieur à celui que le MPO a établi comme étant le niveau qui permet des possibilités de pêche durable et appropriée, fondé sur leurs droits, selon l’interprétation et la compréhension du MPO du jugement Garson, du jugement Humphries et de l’ordonnance 2018. Je ne suis pas convaincu, eu égard au contexte, qu’un tel désaccord sur une allocation précise pour une espèce particulière constitue un préjudice irréparable. Le fait qu’il y ait désaccord au sujet des décisions de gestion concernant la pêche au quinnat GFAG ne permet pas de conclure à l’existence d’un préjudice irréparable (Ahousaht 2015 au para 24).

[119]  Après avoir examiné l’ensemble de la preuve fournie par les cinq Nations, je ne suis donc pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que nous sommes en présence de la preuve claire, convaincante et non hypothétique requise pour démontrer l’existence d’un préjudice irréparable. Essentiellement, les diverses allégations de préjudice ne sont pas étayées par des éléments de preuve détaillés, particuliers et précis, et elles demeurent dans l’univers des conjectures et des hypothèses. Comme la CAF l’a souvent rappelé, une telle situation est bien en deçà du seuil élevé du préjudice irréparable établi par l’arrêt RJR-MacDonald et les autres décisions qui ont suivi. Ces allégations ne peuvent servir de motifs valables pour accorder une injonction interlocutoire et j’estime qu’elles sont insuffisantes pour établir une forte probabilité qu’un préjudice irréparable inévitable découlera du rejet de l’injonction.

[120]  Par conséquent, le deuxième volet du test de l’arrêt RJR-MacDonald n’est pas respecté.

(3)  Prépondérance des inconvénients

[121]  Je passe enfin à la dernière partie du test de l’arrêt RJR-MacDonald, la prépondérance des inconvénients. En vertu de ce troisième volet du test, les tribunaux doivent déterminer laquelle des parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire, en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond (RJR-MacDonald à la p 342). À ce stade, il faut également tenir compte de l’intérêt du public (RJR-MacDonald à la p 350).

[122]  Comme les cinq Nations n’ont pas produit les éléments de preuve nécessaires pour permettre à la Cour de conclure à un préjudice irréparable et que la Cour a conclu qu’elles n’ont pas satisfait à ce volet du test de l’arrêt RJR-MacDonald, il n’est pas nécessaire que j’examine la question de savoir de quel côté penche la prépondérance des inconvénients. Elles ne satisfont pas à un élément du test, ce qui, selon la jurisprudence de la CAF, est fatal (Ishaq au para 15). Je vais néanmoins examiner cette question, car la prépondérance des inconvénients est souvent considérée comme un facteur important pour déterminer si des injonctions interlocutoires doivent être accordées. De plus, les parties, y compris les deux intervenants, ont présenté des observations détaillées sur cet aspect du test de l’arrêt RJR-MacDonald.

[123]  Les facteurs à examiner pour l’appréciation de la prépondérance des inconvénients sont nombreux et varient selon l’affaire (RJR-MacDonald à la p 349). En ce qui concerne la présente requête, les faits concernant l’intérêt public et le rôle du ministre, le statu quo, les répercussions sur les pêches récréatives et commerciales et les préoccupations en matière de conformité soulevées par l’exercice par les cinq Nations de leurs droits ancestraux sont pertinents et favorables au ministre. Lorsque je les compare au préjudice que les cinq Nations subiraient en l’absence d’une injonction, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que la balance penche en faveur du ministre et contre l’octroi de l’injonction demandée par les demanderesses.

a)  Intérêt public

[124]  S’appuyant sur l’arrêt RJR-MacDonald, le ministre soutient qu’il incombe aux parties privées de démontrer que la prépondérance des inconvénients va à l’encontre de l’intérêt public lorsqu’un organisme public est en cause. Habituellement, il n’est pas suffisant, pour s’acquitter de ce fardeau, d’établir que l’organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et d’indiquer que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situe l’action contestée (en l’occurrence, la décision relative à l’allocation du quinnat GFAG en application du Plan de gestion de la pêche).

[125]  Je suis d’accord avec le ministre.

[126]  Le ministre est présumé agir dans l’intérêt public, et il faut accorder une grande importance à ces considérations d’intérêt public et aux fonctions que lui confère la loi. En tant qu’autorité désignée par la loi pour gérer et appliquer la Loi sur les pêches, le ministre jouit d’une présomption selon laquelle il agit de bonne foi et dans l’intérêt public lorsqu’il prend des mesures en vertu de la Loi. Autrement dit, il est dans l’intérêt public de permettre au ministre et au MPO de remplir leur rôle en vertu de la Loi sur les pêches. Cette loi accorde au ministre un vaste pouvoir discrétionnaire pour gérer, conserver et développer les pêches canadiennes au nom et au profit de tous les Canadiens, eu égard à l’intérêt public (Malcolm c Canada (Pêches et Océans), 2014 CAF 130 au para 40; Doug Kimoto c Canada (Procureur général), 2011 CAF 291 au para 13). Le pouvoir du ministre en matière de pêches exige de concilier la conservation et la protection de divers droits et intérêts concurrents, y compris ceux des Premières Nations, les intérêts commerciaux et économiques, et l’intérêt public dans les activités sportives et récréatives. Les ressources halieutiques du Canada sont un bien commun qui appartient à tous les Canadiens (Comeau’s Sea Foods Ltd c Canada (Ministre des Pêches et Océans), [1997] 1 RCS 12 au para 37).

[127]  Lorsqu’il est établi (comme c’est le cas en l’espèce pour le ministre) qu’une autorité publique a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public, et que c’est dans ce contexte qu’est introduite l’instance et dans cette sphère de responsabilité que se situe l’activité, « le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public » (RJR‑MacDonald à la p 346). En d’autres termes, on peut affirmer que l’intérêt public subit un préjudice irréparable lorsqu’un organisme public, gardien de cet intérêt public, ne peut exercer les pouvoirs qui lui ont été conférés par la loi.

[128]  En l’espèce, une injonction interlocutoire interdirait au ministre de s’acquitter de son mandat et entraverait l’exercice des pouvoirs que lui confère le législateur en matière d’allocation des ressources halieutiques. Une telle mesure irait à l’encontre de l’intérêt public et il n’appartient pas à la Cour de gérer et de surveiller les pêches, d’intervenir dans la gestion des pêches canadiennes et d’usurper le rôle du ministre à cet égard.

b)  Statu quo

[129]  Le principal objectif d’une injonction interlocutoire est de préserver le statu quo. En règle générale, les injonctions interlocutoires, qu’elles soient prohibitives ou mandatoires, visent à faire en sorte que l’objet du litige soit préservé afin que des réparations efficaces puissent être accordées au terme de l’audition au fond de l’affaire. À mon avis, les tribunaux agissent à juste titre avec prudence lorsqu’une injonction oblige un défendeur à prendre des mesures positives, à engager des dépenses supplémentaires ou à agir de manière à modifier une situation existante.

[130]  En l’espèce, la requête en injonction des cinq Nations vise à contraindre le ministre à adopter une ligne de conduite, par opposition à revenir à une ligne de conduite suivie avant la survenance des actes ou des omissions qui ont provoqué le litige. Elle vise essentiellement à modifier le statu quo. Il ne fait aucun doute que le maintien du statu quo favorise le ministre et ne milite pas en faveur de l’octroi de l’injonction demandée.

c)  Incidence négative sur les pêches récréatives et commerciales

[131]  Étant donné que les droits ancestraux des cinq Nations ne sont pas exclusifs et qu’ils sont d’ordre commercial, leurs droits doivent être contrebalancés avec les intérêts des autres participants à la pêche au quinnat GFAG. Le quinnat GFAG est une pêche à stocks mixtes et le TAC canadien est réparti entre la pêche commerciale fondée sur les droits des cinq Nations, la pêche récréative et la pêche commerciale générale. L’allocation aux pêcheurs commerciaux correspond à une quantité résiduelle de poisson de la pêche publique qui subsiste une fois que toutes les pêches fondées sur les droits ont reçu leurs allocations et que l’estimation du total des captures récréatives a été établie par le ministre.

[132]  Comme l’a souligné l’Association, un droit autochtone commercial n’a pas de limites intrinsèques. La priorité accordée à une telle pêche commerciale autochtone ne constitue pas le fondement d’une pêche exclusive pour les Premières Nations qui la revendiquent (contrairement, par exemple, aux droits de pêche autochtones à des fins ASC). Dans un tel cas, la priorité des Premières Nations n’est pas une priorité d’allocation, mais une priorité de prise en compte dans le cadre du processus d’allocation (Gladstone aux pp 766 à 771). De leur côté, les pêcheurs commerciaux ont également le droit et l’intérêt légitime de participer à la pêche au Canada (Gladstone aux pp 770 et 771).

[133]  En l’espèce, le MPO et les deux intervenants ont fourni une preuve claire et convaincante d’un préjudice financier si la mesure d’injonction est accordée et interdit au ministre d’ouvrir ou de poursuivre la pêche commerciale dans la zone G et la pêche récréative sans tenir compte de la quantité supplémentaire de quinnat GFAG demandée par les cinq Nations. L’injonction empêcherait les intervenants d’exercer leurs droits de pêche, et leur préjudice ne serait pas indemnisable au moyen de dommages-intérêts.

[134]  La preuve fournie par l’Association démontre que la pêche commerciale régulière dans la zone G est pratiquée par des pêcheurs à la traîne titulaires d’un permis commercial possédant des configurations d’engins de pêche commerciale qui pêchent dans une zone beaucoup plus grande que la ZDC, plus au large. Selon l’affidavit de Mme Scarfo, une administratrice de l’Association, un permis de zone G donne droit à la pêche à la traîne pour le saumon à des fins commerciales seulement dans cette zone précise et seulement pour l’espèce particulière de quinnat GFAG. L’Association représente les intérêts de 108 titulaires de permis de pêche commerciale à la traîne dans la zone G, et ces pêcheurs dépendent exclusivement du quinnat GFAG pour leur subsistance. Ils n’ont pas d’autres possibilités de pêche à leur disposition si la pêche au quinnat GFAG ferme ou si leur allocation est réduite. Leurs droits de pêche ne sont pas plurispécifiques.

[135]  La preuve déposée par le SFI explique également le préjudice que la fermeture conditionnelle de la pêche demandée par les cinq Nations causerait à la pêche récréative. L’ISF est une société sans but lucratif qui regroupe des contributeurs et des membres qui participent à la pêche récréative, y compris des camps de pêche, des centres de villégiature, des guides certifiés de la pêche à la ligne à marée, des hôtels, des exploitants de bateaux nolisés, des fabricants, des distributeurs, des magasins d’outillage de chargement, des concessionnaires, des fabricants de bateaux, des compagnies aériennes régionales, des pêcheurs à la ligne et des organisations industrielles. L’affidavit de M. Bird, directeur général du SFI, indique que l’industrie de la pêche sportive de la Colombie-Britannique est un élément vital du succès de l’économie régionale de la COIV et fournit des données sur son incidence importante en matière de revenus pour les guides, les gîtes et les logements ainsi qu’en matière d’emplois.

[136]  M. Bird affirme que le saumon quinnat est le moteur de la pêche récréative. Il dit qu’un touriste pêcheur va souvent dépenser jusqu’à 1 000 $ par jour pour la pêche. Il ajoute que les réservations de voyages de pêche et de services connexes (hôtels, compagnies aériennes, etc.) sont effectuées plusieurs mois, voire un an, à l’avance, et que l’argent perdu par le secteur récréatif en raison d’une injonction visant la fermeture de la pêche ne peut pas être indemnisé par un recours en dommages-intérêts.

[137]  Dans les circonstances de la présente affaire, l’effet défavorable d’une injonction interlocutoire sur les secteurs commercial et récréatif favorise le ministre et le refus de la réparation demandée par les cinq Nations.

d)  Préoccupations en matière de conformité

[138]  Dans leurs affidavits, M. Thomson et Mme Scarfo déclarent également que la façon dont les cinq Nations exercent leurs droits ancestraux en ce qui a trait au quinnat GFAG suscite des préoccupations en matière de conformité. Cette affirmation, qui n’a pas été contredite, indique que les cinq Nations n’ont probablement pas respecté plusieurs conditions du jugement Humphries et du Plan de gestion de la pêche concernant la portée et les caractéristiques de leurs droits ancestraux.

[139]  La surveillance aérienne menée par le MPO a montré que plusieurs des navires de pêche des cinq Nations désignés pour pêcher le quinnat GFAG en vertu du Plan de gestion de la pêche se trouvaient à l’extérieur de la ZDC, dans une zone où la pêche à la traîne commerciale régulière de la zone G peut avoir lieu. De plus, ces navires sont de grands bateaux commerciaux de pêche à la traîne au saumon d’échelle industrielle qui utilisent une technologie de production élevée, par opposition aux petits bateaux à faible coût que l’ordonnance de 2018 et le jugement Humphries ont jugé être visés par la pêche plurispécifique fondée sur les droits des cinq Nations. Le MPO estime qu’entre le 15 juillet et le 29 juillet 2019, les navires désignés des cinq Nations qui sont équipés d’engins commerciaux réguliers de pêche à la traîne au saumon ont récolté plus de 90 % des prises totales de quinnat GFAG des cinq Nations au titre du Plan de gestion de la pêche. Autrement dit, la pêche fondée sur les droits, visant les bateaux à faible coût pour assurer la participation de l’ensemble de la collectivité (comme le prévoit le jugement Humphries), ne s’est pas concrétisée pour cette saison en ce qui concerne la pêche au quinnat GFAG (Ahousaht 2018 au para 1221).

[140]  En permettant à des bateaux équipés d’un engin commercial de pêche à la traîne au saumon de pêcher la grande majorité de leur allocation de quinnat GFAG pendant une courte période, les cinq Nations ont effectivement limité l’allocation disponible pour les pêcheurs participant à la pêche fondée sur les droits qui utilisent de petits bateaux dont la puissance de capture est moindre. La concentration des efforts de pêche par un petit nombre de grands participants industriels qui ont pris la majorité de l’allocation ne semble pas être conforme aux droits ancestraux protégés par la Constitution invoqués par les cinq Nations, tels qu’ils ont été définis dans le jugement Humphries.

[141]  Une partie qui frappe à la porte de la Cour pour obtenir l’octroi d’une injonction, recours extraordinaire et exceptionnel, sur le fondement d’un droit revendiqué ne doit pas être perçue comme agissant d’une manière contraire au droit qu’elle demande à la Cour d’autoriser et de mettre en œuvre (et, en l’espèce, d’élargir). Je suis d’accord avec le ministre et le SFI pour dire que la preuve va à l’encontre de la notion d’une pêche fondée sur les droits qui permettrait aux pêcheurs utilisant de plus petits bateaux de pêcher davantage de poisson pendant une saison de pêche plus longue, et ne fait pas pencher la balance en faveur de l’octroi d’une injonction demandant une augmentation de l’allocation de quinnat GFAG.

e)  Appréciation de l’équilibre

[142]  À mon avis, ces divers éléments l’emportent sur le risque de préjudice causé aux cinq Nations et à leurs droits ancestraux en l’absence d’une injonction.

[143]  Comme il a été mentionné précédemment, les cinq Nations n’ont pas démontré qu’elles subiront un préjudice irréparable si l’injonction sollicitée est refusée. Je suis conscient que les ancêtres des cinq Nations étaient des pêcheurs qui dépendaient des ressources halieutiques pour subvenir à leurs besoins, et que le commerce régulier de quantités importantes de ressources halieutiques diversifiées sur leurs territoires était une caractéristique importante de leur société et faisait partie intégrante de leur culture distinctive (Ahousaht 2009 aux para 281-2, 439-40, 485). Les droits ancestraux accordés aux cinq Nations reconnaissaient ce droit de pêcher et de vendre diverses espèces de poissons à des fins commerciales. Toutefois, ce droit protégé par la Constitution concerne une pêche plurispécifique et non des allocations précises de quinnat GFAG et ne constitue pas un droit de pêcher et de vendre des quantités précises de quinnat GFAG.

[144]  Je le répète, l’un des problèmes fondamentaux de la requête en injonction des cinq Nations est que les droits ancestraux protégés par la Constitution qu’elles invoquent à l’appui de leur demande de contrôle judiciaire, définis dans le jugement Humphries, ne s’étendent pas au droit plus disséqué qu’elles cherchent à exercer au moyen de l’injonction interlocutoire qu’elles demandent à la Cour de leur accorder.

[145]  Il est vrai que les cinq Nations ont une priorité en matière d’allocation pour le quinnat GFAG, et la preuve présentée montre effectivement que cela a été expressément reconnu par le ministre dans la nouvelle méthode d’allocation mise en place dans le cadre du Plan de gestion de la pêche. Contrairement à ce que les Cinq Nations avancent, le ministre n’a pas modifié cette méthode d’allocation pour le quinnat GFAG en juillet 2019. Aucune nouvelle quantité de poisson n’est devenue « disponible » à ce moment-là, et le ministre n’a pas fait droit à une demande visant davantage de quinnats GFAG au secteur commercial de la zone G. La fluctuation des quantités relatives accordées aux pêcheurs récréatifs et commerciaux est simplement le reflet de la nouvelle méthode d’allocation en jeu.

[146]  Les cinq Nations soulèvent la question de l’intérêt public dans la réconciliation, et je conviens que la conciliation des droits et de la culture des peuples autochtones avec les intérêts et la souveraineté du Canada est d’une importance fondamentale pour tous les Canadiens. Il y a un grand intérêt du public pour la réconciliation et la reconnaissance de l’accent mis par la CSC sur la consultation et les mesures d’accommodement (Ahousaht 2014 aux paras 30-32). Il est tout à fait dans l’intérêt public que le Canada respecte son obligation de consulter les cinq Nations et tienne compte de leurs droits ancestraux dans la gestion des pêches, et il faut certainement en tenir compte dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients.

[147]  Toutefois, les droits ancestraux dont nous parlons sont un droit de pêche commerciale, et il s’agit d’un droit plurispécifique. Rien ne me permet de conclure que la décision du ministre de refuser une allocation supplémentaire de 5 000 quinnats GFAG va à l’encontre des obligations fiduciaires du Canada à l’égard des cinq Nations. Comme on l’a vu précédemment, le processus de consultation et d’accommodement est complexe, et je suis convaincu qu’il a été utile jusqu’à maintenant et qu’il se poursuit. Je ne suis pas non plus convaincu que l’argument de l’« atteinte minimale » avancé par les cinq Nations modifie la prépondérance des inconvénients dans la présente affaire. Les droits ancestraux des cinq Nations sont des droits économiques et commerciaux, et le MPO peut accorder des allocations à d’autres utilisateurs qui ne portent pas atteinte à ces droits.

[148]  En fin de compte, la protection de l’intégrité du processus envisagé dans la Loi sur les pêches, l’intérêt public, le maintien du statu quo, les autres intérêts touchés et la conduite des cinq Nations dans l’exercice de leurs droits ancestraux font pencher la balance des inconvénients en faveur du ministre, et non des cinq Nations. Cette conclusion est particulièrement vraie dans un contexte où, à l’inverse, le préjudice allégué par les cinq Nations par suite du refus de l’injonction n’est pas étayé par des éléments de preuve suffisamment convaincants et est hypothétique. Dans ces circonstances, lorsque le préjudice que les cinq Nations seraient censées subir en l’absence de l’injonction est comparé au préjudice que l’injonction serait susceptible de causer au ministre, à l’intérêt public et aux autres parties intéressées, il ne fait aucun doute à mon avis que la prépondérance des inconvénients ne favorise pas l’octroi de l’injonction interlocutoire demandée par les cinq Nations. Par conséquent, le troisième volet du test de l’arrêt RJR‑MacDonald n’est pas respecté.

[149]  Étant donné que je conclus que la prépondérance des inconvénients favorise le ministre pour ne pas accorder la mesure de réparation interlocutoire, je n’ai pas à examiner la question d’un engagement en matière de dommages-intérêts.

D.  L’exigence de la mesure juste et équitable

[150]  Le dernier élément que je dois aborder est l’exigence de la mesure juste et équitable puisque, dans le cas d’une demande d’injonction interlocutoire, l’objectif ultime de la Cour doit toujours être la justice et l’équité du résultat à la lumière du contexte particulier de chaque cas (Google au para 25; Unilin Beheer BV c Triforest Inc, 2017 CF 76 au para 12).

[151]  Dans les circonstances de la présente affaire, je n’ai aucune hésitation à conclure qu’il ne serait ni juste ni équitable d’accorder l’injonction demandée par les cinq Nations et qu’il ne s’agit pas d’un cas approprié pour exercer mon pouvoir discrétionnaire en leur faveur. Les éléments à l’appui de cette conclusion sont les suivants : le fait que les cinq Nations demandent une réparation plus importante dans la requête en injonction que dans leur demande sous-jacente de contrôle judiciaire; le fait qu’elles invoquent un « droit ancestral établi » qui va au-delà des droits ancestraux définis dans leur demande de contrôle judiciaire; le fait que la principale réparation qu’elles demandent est une ordonnance de mandamus pour laquelle les exigences ne sont pas respectées; l’absence de préjudice irréparable prouvé; enfin, les divers facteurs, y compris le mandat d’intérêt public du ministre, qui font pencher la balance des inconvénients en faveur du ministre.

[152]  Un autre élément important doit être souligné dans cette appréciation de la justice et de l’équité. Comme il en a été discuté à l’audience devant la Cour, les cinq Nations demandent essentiellement, dans le cadre d’une requête en injonction interlocutoire, de faire ce que la CSCB a refusé de faire après des mois d’audience et une décision comportant près de 1 800 paragraphes, c’est-à-dire établir et autoriser des allocations précises de poisson liées aux droits ancestraux des cinq Nations. La juge Humphries a répété à maintes reprises dans son jugement qu’il n’appartient pas à la cour de décider des allocations, ni de déterminer ou d’établir le nombre absolu de poissons et que la cour [traduction« ne dispose pas des éléments de preuve ou de l’expertise nécessaires pour établir les allocations tout en équilibrant les besoins de tous les secteurs de la pêche » (Ahousaht 2018 aux para 668, 669, 836, 981 à 984). S’il n’était pas approprié que la juge Humphries s’immisce dans un processus de gestion aussi complexe pour lequel le ministre et le MPO possèdent l’expertise, même avec le bénéfice de mois de présentation de preuves et d’observations, il ne serait certainement pas juste et équitable pour moi de le faire dans le contexte d’une injonction interlocutoire, avec une preuve limitée et à mi-chemin d’un processus en cours.

[153]  Les questions soulevées par les cinq Nations dans la présente requête en injonction méritent manifestement d’être laissées pour l’audition de la demande de contrôle judiciaire sur le fond. Dans le cas d’une demande interlocutoire, le tribunal ne dispose ni de l’ensemble de la preuve qui sera présentée ni du temps suffisant pour bien apprécier cette preuve. Les questions juridiques soulevées par les cinq Nations sont complexes et leur requête en injonction n’est pas suffisamment fondée en droit pour justifier l’intervention extraordinaire de notre Cour qui consisterait à accorder l’ordonnance demandée à l’étape interlocutoire, sans audience sur le fond.

[154]  Le législateur a donné au ministre le pouvoir décisionnel de gérer la pêche et le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire pour le faire en établissant des allocations de quinnat GFAG, comme il a le droit de le faire. Il convient de faire preuve d’une grande retenue à l’égard de l’approche du ministre et du MPO en matière de gestion des pêches (Ahousaht 2015 au para 32). Dans une requête en injonction interlocutoire, la Cour ne devrait pas supplanter la décision du ministre habilité par la loi et y substituer ses propres points de vue, ou ceux des cinq Nations, sur la gestion du quinnat GFAG. Comme la juge Humphries l’a souligné dans sa décision [traduction« les facteurs qui influent sur les allocations dépendent d’une grande variété d’éléments dont le ministre a connaissance à un moment donné » (Ahousaht 2018 au para 836). Dans les présentes circonstances, il est juste et équitable de laisser ces questions entre les mains du ministre, en gardant à l’esprit que ses décisions demeurent sujettes à l’examen des tribunaux.

IV.  Conclusion

[155]  Pour toutes les raisons susmentionnées, je conclus que les cinq Nations n’ont pas satisfait au test conjonctif à trois volets énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald qui justifierait l’octroi de l’injonction interlocutoire qu’elles demandent. À la lumière des éléments de preuve dont je dispose, je conclus qu’elles n’ont pas fourni une preuve claire, convaincante et non hypothétique de l’existence d’un préjudice irréparable et que la prépondérance des inconvénients ne favorise pas l’octroi de l’injonction qu’elles demandent. De plus, la réparation clé qu’elles veulent obtenir est une ordonnance de mandamus pour laquelle elles ne rencontrent pas les exigences bien établies.

[156]  Vu la preuve, la nature et les caractéristiques de la réparation demandée, l’absence de préjudice irréparable non hypothétique, les considérations d’intérêt public plus vastes concernant le mandat et le pouvoir du ministre, les divers intérêts concurrents en jeu et les complexités du processus d’établissement des allocations en litige, je conclus également qu’il ne serait ni juste ni équitable, dans les circonstances de l’affaire, d’accorder l’injonction demandée par les cinq Nations. Il n’y a pas de circonstances exceptionnelles justifiant l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire en faveur des demanderesses.

[157]  Le ministre a droit à ses dépens.


ORDONNANCE au dossier T-721-19

LA COUR ORDONNE que :

  1. La requête des demanderesses est rejetée, avec dépens adjugés au défendeur.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés en faveur ou à l’encontre des intervenants.

« Denis Gascon »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour d’octobre 2019

 

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-721-19

INTITULÉ :

LA PREMIÈRE NATION AHOUSAHT, LA PREMIÈRE NATION EHATTESAHT, LA PREMIÈRE NATION HESQUIAHT, LA PREMIÈRE NATION MOWACHAHT/MUCHALAHT ET LA PREMIÈRE NATION TLA-O-QUI-AHT c LE MINISTRE DES PÊCHES, DES OCÉANS ET DE LA GARDE CÔTIÈRE CANADIENNE ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 13 ET 14 AOÛT 2019

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE :

LE 29 AOÛT 2019

COMPARUTIONS :

F. Matthew Kirchner

Lisa C. Glowacki

 

POUR LES DEMANDERESSES

Craig Cameron

Susan Dawson

Andrew Crawford

 

POUR LE DÉFENDEUR

Ian Knapp

 

POUR L’INTERVENANTE, WEST COAST TROLLERS ASSOCIATION (AREA G)

W. Gary Wharton

Pamela Germann

POUR L’INTERVENANT, SPORT FISHING INSTITUTE OF BRITISH COLUMBIA (SFI)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ratcliff and Company LLP

North Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

MacKenzie Fujisawa LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR L’INTERVENANTE, WEST COAST TROLLERS ASSOCIATION (AREA G)

Bernard LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR L’INTERVENANT, SPORT FISHING INSTITUTE OF BRITISH COLUMBIA (SFI)

 



[1] Le jugement Humphries est ce que les demanderesses ont défini comme étant le jugement de 2018 dans leur demande de contrôle judiciaire.

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