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Date : 20200506


Dossier : IMM-5094-19

Référence : 2020 CF 594

Ottawa (Ontario), le 6 mai 2020

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

AHMAT GONI BICHARA FATIME

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Mme Ahmat Goni Bichara Fatime demande le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [SAR] rejette son appel d’une décision négative de la Section de la protection des réfugiés [SPR]. La SPR a conclu au manque de crédibilité du récit de la demanderesse et lui a refusé le statut de réfugiée.

[2]  La demanderesse plaide devant la Cour que la SAR n’a pas fait sa propre analyse de la preuve présentée au soutien de sa demande d’asile et qu’elle a violé un principe d’équité procédurale en ne lui donnant pas l’occasion de répondre à ses préoccupations concernant le rapport médical soumis à la SPR, préoccupations non partagées par la SPR.

II.  Faits

[3]  La demanderesse est une citoyenne du Tchad d’ethnie arabe.

[4]  Elle allègue que dans la soirée du 2 juillet 2017, elle a été interceptée par un client de l’imprimerie où elle travaillait, lequel l’a enlevée et conduite à une villa abandonnée où il l’a battue et violée. Il l’a frappée aux mains, aux pieds et au visage et l’a poignardée à la jambe.

[5]  Suite à cette agression, la demanderesse a réussi à quitter la villa et s’est rendue à l’hôpital en taxi. Elle a été soignée, a reçu une prescription d’anti-inflammatoires et d’antidouleurs et a pu rentrer chez elle.

[6]  Quelques jours plus tard, comme elle était incapable de manger et de parler, elle est retournée à l’hôpital où une radiographie a révélé que sa mâchoire était fracturée.

[7]  Son agresseur est retourné à l’imprimerie le 24 juillet 2017 pour la menacer, mais comme elle n’était pas seule, il n’a pas insisté et a quitté les lieux.

[8]  Après cet incident, la demanderesse a trouvé refuge chez son grand-père qui habitait Djikhémé et a fait une demande de visa américain. Elle a quitté le Tchad pour les États-Unis le 13 septembre 2017. Elle n’y a pas demandé l’asile compte tenu de la politique actuelle du gouvernement américain et est entrée au Canada le 17 septembre 2017 pour y demander l’asile.

III.  Décision contestée

[9]  Dans sa courte décision du 19 juillet 2019, la SAR indique que son rôle est de procéder à sa propre analyse du dossier en appliquant la norme de la décision correcte, sauf là où la SPR jouit d’un avantage sur elle dans l’évaluation de la crédibilité des témoins. La SAR indique avoir écouté l’enregistrement et n’y avoir décelé aucune erreur de la part de la SPR dans son appréciation de la preuve.

[10]  Après avoir énoncé un certain nombre de généralités, la SAR se dit d’avis que la SPR a clairement exprimé les contradictions et lacunes dans le témoignage de la demanderesse et que sa décision permet de conclure que l’existence même du viol allégué « est sérieusement remise en cause ».

[11]  Sa propre analyse du récit de la demanderesse et de la preuve présentée à son soutien est contenue dans deux paragraphes :

[9] Selon ma propre analyse du dossier, la SPR n’a commis aucune erreur en jugeant que l’appelante n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle a effectivement subi les blessures qu’elle allègue avoir subies. En fait, comme l’a souligné la SPR, il y avait des contradictions entre son récit écrit dans son FDA, son témoignage et les deux documents médicaux qu’elle a présenté en preuve. J’ajoute qu’à sa face même, le certificat médical comporte des lacunes dans sa forme qui sème le doute sur son authenticité. En effet, on peut voir qu’il s’agit d’un document provenant d’un ordinateur, sans en-tête distinguant clairement l’hôpital en question. En plus, on voit qu’il manque un T au mot travail faisant partie de la devise du pays.

[10] J’estime qu’il m’est permis de conclure ainsi à l’existence de cet autre problème de crédibilité sans donner à l’appelante la possibilité de s’expliquer, sa crédibilité ne constituant pas une nouvelle question dans le cadre du présent appel.

[12]  La SAR termine en concluant que la preuve documentaire concernant la situation des femmes au Tchad ne lui permet pas non plus de conclure, à la lumière de l’ensemble de la preuve, qu’elle serait personnellement à risque advenant son retour dans son pays.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[13]  Cette demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La décision de la SAR est-elle intrinsèquement logique?

  2. La SAR a-t-elle manqué à un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale?

[14]  La norme de contrôle applicable à la première question est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux paras 16-17, 23). Cependant, puisque dans l’arrêt Vavilov la Cour suprême du Canada ne se prononce pas spécifiquement sur l’analyse d’une allégation de violation à l’équité procédurale, la jurisprudence antérieure demeure pertinente et si la Cour conclut qu’il y a eu une telle violation, la décision doit être cassée et le dossier retourné à la SAR pour un nouvel examen.

V.  Objection préliminaire

[15]  Le défendeur plaide que la demande d’autorisation de la demanderesse a été déposée hors délai, soit cinq jours après l’expiration du délai prescrit par l’alinéa 72(2) b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et ce, sans explication valable.

[16]  Cependant, puisque la demande d’autorisation a été accordée par le juge Yvan Roy, je suis d’avis qu’il a disposé de cette question et que cette demande de contrôle judiciaire peut être tranchée à son mérite.

VI.  Analyse

A.  La décision de la SAR est-elle intrinsèquement logique?

[17]  Il est important de mentionner que la décision de la SAR est antérieure à l’arrêt Vavilov, dans lequel la Cour suprême fournit un cadre d’analyse rigoureux et détaillé pour le bénéfice des Cours appelée à contrôler les décisions des tribunaux administratifs selon la norme de la décision raisonnable, et dans lequel elle met une emphase particulière sur la culture de la justification.

[18]  Lorsque des motifs sont requis, nous dit la Cour suprême, ils constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions (Vavilov, au para 81).

[19]  La SAR a l’obligation de procéder à sa propre analyse de la demande d’asile dont elle est saisie, tout en focalisant sur les erreurs identifiées par la partie appelante (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, au para 103). Si elle doit procéder à sa propre analyse du dossier, elle a également l’obligation d’arriver à ses propres conclusions et de fournir sa propre justification.

[20]  Or, la seule réponse que la SAR offre à l’égard des arguments de la demanderesse et à l’égard des erreurs qu’elle identifie dans son mémoire des faits et du droit est la suivante :

[…] comme l’a souligné la SPR, il y avait des contradictions entre son récit écrit dans son FDA, son témoignage et les deux documents médicaux qu’elle a présenté en preuve.

[21]  La décision qui ne contient aucune analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle ne peut se justifier au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La SAR ne peut se contenter d’énoncer qu’elle ne voit aucune erreur dans les conclusions de la SPR. Elle doit énoncer les motifs pour lesquels elle arrive à la même conclusion que la SPR et pour lesquels elle rejette les arguments d’un appelant. À mon sens, cela signifie que sa décision doit être intrinsèquement logique et indépendante de celle de la SPR.

[22]  La décision de la SAR ne l’est pas et elle ne permet pas à la Cour de déterminer si elle peut se justifier au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles elle était assujettie. Je suis d’avis qu’elle n’a donc pas les attributs de la rationalité.

B.  La SAR a-t-elle manqué à un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale?

[23]  La seule portion de la décision de la SAR où l’on retrouve une réelle - bien que courte - analyse de la preuve concerne le rapport médical du 2 juillet 2017. La SAR conclut qu’il comporte des lacunes de forme qui sèment des doutes sur son authenticité. Puisqu’aucun tel doute n’a été soulevé par la SPR, la demanderesse plaide que la SAR aurait dû lui donner la chance de répondre à ses préoccupations. Son défaut de le faire constitue un manquement à l’équité procédurale.

[24]  Je ne partage pas l’avis de la demanderesse à cet égard.

[25]  Je partage plutôt le point de vue récemment exprimé par le juge Peter G. Pamel dans l’affaire Akram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 143, lorsqu’il écrit :

[17] … Même si la SAR offre une maigre explication justifiant cette conclusion, cela ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale. Comme la Cour l’a souligné dans la décision Oluwaseyi Adeoye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 246, au paragraphe 13, : « Il n’y a pas de problème d’équité procédurale lorsque la SAR invoque un autre fondement pour remettre en cause la crédibilité de la demanderesse au moyen du dossier de preuve dont était saisie la SPR ». De la même façon, le juge Mosley a affirmé ce qui suit dans la décision Marin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 243, :

[37] La SAR peut tirer des conclusions indépendantes quant à la crédibilité, sans en informer le demandeur et lui donner la possibilité de présenter des observations. En d’autres termes, le fait de ne pas donner la possibilité à un demandeur de s’expliquer quant à une conclusion relative à la crédibilité ne constitue pas nécessairement un manquement à l’équité procédurale.

[18] La SAR peut évaluer de manière indépendante la preuve documentaire ou faire des conclusions quant à la crédibilité.

[19] Il ne s’agit pas d’un cas où la SAR soulève une nouvelle question et cerne des arguments et un raisonnement supplémentaires allant au-delà de la décision de la SPR en appel, sans offrir à l’appelant la possibilité d’y répondre. [références supprimées].

[26]  Je suis d’avis que la SAR pouvait formuler une nouvelle conclusion négative à l’égard de la preuve documentaire déposée par la demanderesse elle-même devant la SPR.

[27]  Cet argument de la demanderesse est donc rejeté.

VII.  Conclusion

[28]  Bien qu’il n’y ait pas eu de manquement aux principes de justice naturelle ou d’équité procédurale, la décision de la SAR ne possède pas les attributs d’une décision raisonnable puisqu’elle n’est pas intrinsèquement rationnelle et logique. La demande de contrôle judiciaire est donc accordée et le dossier est retourné à la SAR pour un nouvel examen.

[29]  Les parties n’ont proposé aucune question d’importance générale pour fins de certification et je suis d’avis qu’aucune telle question n’émane des faits de cette affaire.

 


JUGEMENT dans IMM-5094-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée et le dossier est retourné à la SAR pour un nouvel examen;

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5094-19

 

INTITULÉ :

AHMAT GONI BICHARA FATIME c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ, ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 mars 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 MAi 2020

 

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

 

Pour la demanderesse

 

Evan Liosis

 

Pour lE défendeUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour lE défendeUR

 

 

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