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Date : 20040211

Dossier : T-1721-03

Référence : 2004 CF 223

Toronto (Ontario), le 11 février 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS

ENTRE :

                                         PFIZER IRELAND PHARMACEUTICALS

                                                        et PFIZER CANADA INC.

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                             et

                                                             LILLY ICOS LLC et

                                                       ELI LILLY CANADA INC.

                                                                                                                                    défenderesses

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Les demanderesses ont déposé une requête en injonction interlocutoire, en attendant le procès en contrefaçon du brevet canadien 2,163,446 intitulé Pyrazolopyrimidinones pour le traitement de l'impuissance (le brevet 446), pour empêcher les défenderesses d'offrir, de vendre, de distribuer ou d'inciter autrui à utiliser une composition pharmaceutique appelée CIALIS destinée à traiter le dysfonctionnement érectile chez l'homme (le DE).


LES FAITS

[2]                Les demanderesses, Pfizer Ireland Pharmaceuticals et Pfizer Canada Inc. (Pfizer), sont respectivement le propriétaire et le licencié canadien du brevet en question. Le brevet 446 a été délivré le 7 juillet 1998 sur la base d'une demande déposée au Canada le 13 mai 1994. Le brevet expire en 2014. L'objet du brevet 446 est un médicament qui est utilisé pour traiter le DE et qui est vendu sous la marque de commerce VIAGRA.

[3]                Les défenderesses, Lilly Icos LLC et Eli Lilly Canada Inc. (Lilly), ont produit un nouveau médicament pour traitement du DE, qu'elles commercialisent sous la marque CIALIS. Le 17 septembre 2003, Lilly obtenait de Santé Canada un avis de conformité l'autorisant à importer et à vendre le CIALIS au Canada.

[4]                Le brevet 446 a été modifié par renonciation déposée le 11 décembre 2002. Pfizer affirme que le CIALIS porte atteinte aux revendications 25 et 26 du brevet.

[5]                Les revendications 25 et 26, avec la renonciation, sont ainsi formulées :

[traduction] 25. L'emploi d'une quantité effective d'un inhibiteur des PDE du cGMP, ou d'un sel pharmaceutiquement acceptable d'un tel inhibiteur, ou d'une composition pharmaceutique renfermant l'une ou l'autre entité, pour le traitement oral du dysfonctionnement érectile chez l'homme, où l'inhibiteur des PDE du cGMP est un inhibiteur sélectif de PDEv propres au cGMP.


26. L'emploi d'une quantité effective d'un inhibiteur des PDE du cGMP, ou d'un sel pharmaceutiquement acceptable d'un tel inhibiteur, ou d'une composition pharmaceutique renfermant l'une ou l'autre entité, pour la fabrication d'un médicament en vue du traitement oral, curatif ou prophylactique, du dysfonctionnement érectile chez l'homme, où l'inhibiteur des PDE du cGMP est un inhibiteur sélectif de PDEv propres au cGMP.

[6]                Une requête en injonction provisoire a déjà été instruite en l'espèce par monsieur le juge Kelen de la Cour fédérale. La requête en injonction provisoire a été rejetée. (Pfizer Ireland Pharmaceuticals c. Lilly Icos LLC, [2003] A.C.F. n ° 1603)

[7]                Ainsi que le disait le juge Kelen, la Cour est saisie de deux actions, l'action engagée par Lilly en vue de contester le brevet VIAGRA de Pfizer pour cause d'évidence, et l'action en contrefaçon qui est engagée par Pfizer contre Lilly et à l'intérieur de laquelle la présente requête est maintenant instruite.

[8]                Jusqu'au 1er novembre 2003, le VIAGRA était le seul médicament vendu au Canada pour le traitement du DE. Selon les arguments exposés oralement par les avocats de Lilly lors de l'audience, le CIALIS est maintenant vendu au Canada. Depuis que le certificat de conformité avait été délivré en septembre 2003 et que l'injonction provisoire avait été rejetée, rien ne s'opposait à ce que Lilly entreprenne de vendre le CIALIS. Lilly avait procédé à de nombreux essais pour le CIALIS en vue d'obtenir le certificat de conformité, et, après le 17 septembre 2003 (jour de l'obtention du certificat de conformité), elle a activement fait la promotion du médicament auprès des médecins, tout en s'assurant d'une importante couverture médiatique.

[9]                Le VIAGRA et le CIALIS, tous deux des médicaments qui s'administrent par voie orale pour le traitement du DE, constituent une amélioration très nette sur les traitements antérieurs, qui nécessitaient l'injection de liquides médicamenteux ou l'emploi de diverses prothèses. Le VIAGRA, premier médicament de ce genre à être vendu, est commercialisé dans le monde entier. Le CIALIS est maintenant vendu dans 50 pays. Le VIAGRA est vendu aux États-Unis; le CIALIS attend encore d'être agréé par la Food and Drug Administration des États-Unis. Une troisième société, Bayer, commercialise aujourd'hui son propre médicament contre le DE, qu'elle a baptisé LEVITRA. Il est maintenant vendu aux États-Unis, mais il n'a pas encore obtenu un certificat de conformité pour le Canada. Il est commercialisé dans de nombreux pays européens.

[10]            Lilly Icos LLC a contesté la validité du brevet détenu par Pfizer au Royaume-Uni pour le VIAGRA, l'équivalent du brevet 446 canadien. La Cour d'appel (chambre civile) du Royaume-Uni a confirmé le jugement de monsieur le juge Laddie (Pfizer Ltd's Patent, [2001] F.S.R. 16), qui avait conclu que le brevet était invalide pour cause d'évidence (Lilly Icos Ltd v. Pfizer Ltd., [2002] E.W.J. No. 77; [2002] EWCA Civ 1, Case No; A3/2000/3811; demande de pourvoi devant la Chambre des lords rejetée par le comité des appels le 30 mai 2002).

[11]            Le 12 octobre 2001, l'Office européen des brevets révoquait le brevet de Pfizer pour le VIAGRA. Le brevet fut déclaré invalide pour absence d'activité inventive. Le 29 septembre 2003, le directeur du Patent and Trademark Office des États-Unis ordonnait le réexamen du brevet américain n ° 6,469,012, l'équivalent du brevet 446 canadien.


[12]            Les deux parties ont produit plusieurs affidavits au soutien de leurs allégations respectives. Des contre-interrogatoires ont eu lieu entre la date de l'ordonnance provisoire et l'audience relative à l'injonction interlocutoire. Malheureusement, j'ai trouvé qu'une bonne partie des témoignages était d'un caractère spéculatif, en dépit des impressionnantes notices biographiques des spécialistes. Finalement, les preuves les plus utiles se rapportaient au calcul des pertes, et j'ai trouvé que le témoignage de M. Evans, fondé sur les chiffres IMS, était le plus convaincant. Les diagrammes obtenus des données IMS montrent deux choses : les chiffres historiques ont bien une valeur prédictive, encore qu'imparfaite, et les marchés concurrentiels sont considérablement plus instables et donc se prêtent beaucoup moins à l'extrapolation lorsqu'on a affaire à un autre marché.

POINT LITIGIEUX

[13]            Le seul point à décider à ce stade est celui de savoir si une injonction interlocutoire devrait être accordée pour empêcher Lilly de distribuer et de vendre le CIALIS au Canada.


CONCLUSIONS DES PARTIES

Les demanderesses - Pfizer

[14]            Les demanderesses disent que l'injonction interlocutoire devrait être accordée, en raison du triple critère qui s'applique dans de tels cas : il y a une question sérieuse à juger, Pfizer subira un préjudice irréparable si l'injonction n'est pas accordée, et l'équilibre des inconvénients milite en faveur de Pfizer.

[15]            S'agissant de la question sérieuse à juger, Pfizer affirme que le produit de Lilly porte atteinte au brevet 446, savoir ses revendications 25 et 26, qui concernent l'emploi d'un inhibiteur sélectif de PDEv propres au cGMP. Pfizer prétend que Lilly n'a produit aucune preuve tendant à nier l'existence d'une atteinte à telles revendications, et, puisqu'un brevet est présumé valide, il y a une question sérieuse à juger.

[16]            Pfizer affirme aussi que, si l'injonction n'est pas accordée, elle subira un préjudice irréparable, à la fois en raison de l'interruption de ses droits exclusifs et en raison des conséquences de l'interruption. Des dommages-intérêts pécuniaires ne suffiront pas à indemniser Pfizer pour la perte de sa part de marché et pour le fait qu'il ne sera peut-être pas dans son intérêt, quand bien même gagnerait-elle son procès, de faire appliquer par la suite une injonction permanente, et cela par crainte de la réaction du consommateur.


[17]            Pfizer est d'avis que, même si ses droits découlant du brevet sont confirmés au procès, les médecins et les patients pourraient être si déconcertés à l'idée de perdre le CIALIS après l'avoir employé pendant un certain temps, que Pfizer aura du mal à imposer de nouveau son exclusivité. Cela pourrait nuire à la valeur de sa marque, non seulement pour le VIAGRA, mais pour les produits de Pfizer en général. Le redressement constitué par l'injonction permanente perd donc de son intérêt, devant une possible réaction en retour contre les produits de Pfizer.

[18]            Par ailleurs, l'octroi de droits exclusifs a une valeur inconnue, mais cette valeur dépend directement de la capacité à faire respecter le droit d'exclusivité. Une exclusivité continue permet à la valeur de la marque de se construire, affermissant ainsi la part de marché du titulaire du brevet. Si l'exclusivité, à laquelle a droit le titulaire du brevet, est perdue trop tôt, la perte de marché qui s'ensuit est un préjudice irréparable qui ne peut être quantifié.

[19]            Pfizer affirme que ses pertes ne seraient pas quantifiables, et cela pour plusieurs raisons : la nature du marché du DE, qui est encore largement un marché potentiel plutôt qu'un marché actif, la difficulté de prédire le développement du marché monopolistique vu la nature capricieuse des données historiques, enfin le caractère généralement peu fiable des prévisions.


[20]            Finalement, s'agissant de la prépondérance des inconvénients, Pfizer soutient que, si elle est déboutée à l'issue du procès, elle sera en mesure d'indemniser Lilly sur la base de marchés concurrentiels étrangers comparables. Puisque, selon Pfizer, il n'existe pas de marchés monopolistiques comparables, rendant ainsi le préjudice éventuel de Pfizer difficile à calculer, le fait que le CIALIS et le VIAGRA sont déjà en concurrence dans plusieurs marchés autorise un calcul relativement aisé de ce que Lilly aura perdu si une injonction interlocutoire est rendue contre elle mais qu'elle obtient plus tard gain de cause au procès.

Les défenderesses - Lilly

[21]            S'agissant de la question sérieuse à juger, Lilly soutient que Pfizer n'a pas qualité pour alléguer un préjudice irréparable fondé sur la perte de valeur de sa marque, puisque le titulaire enregistré des marques déposées canadiennes VIAGRA et Pfizer est Pfizer Products Inc., qui n'est pas partie à l'instance.

[22]            Quant aux arguments de fond, Lilly prétend que le brevet de Pfizer est d'une validité discutable, étant donné que la Cour d'appel anglaise l'a déclaré invalide, que l'Office européen des brevets l'a révoqué et que le Patent and Trademark Office des États-Unis a ordonné le réexamen du brevet américain.


[23]            Les revendications 25 et 26 ajoutaient le mot « sélectif » au mot « inhibiteur » , mais, selon Lilly, il n'existe aucun témoignage d'expert sur la signification des revendications 25 et 26, assorties des renonciations, ni sur l'atteinte portée à telles revendications par l'emploi ou la vente du CIALIS. Le CIALIS est fondé sur un agent thérapeutique, le tadafil, qui n'est pas de la même composition chimique que le sildenafil, l'ingrédient actif du VIAGRA.

[24]            Lilly dit que les arguments de Pfizer concernant le préjudice irréparable fondé sur le ressentiment ou sur la réaction négative des médecins ou des consommateurs sont sans fondement. Pfizer soutient que l'injonction interlocutoire lui causera un préjudice après le procès, lorsqu'une injonction permanente serait imposée; Pfizer n'a présenté aucune preuve d'un préjudice durant la période précédant le procès si l'injonction n'est pas accordée.

[25]            Lilly affirme aussi que le Canada est le seul pays où Pfizer a demandé une injonction préliminaire, et pourtant CIALIS est vendu dans 50 pays. (Pfizer conteste ce fait, en alléguant des mesures administratives préliminaires qui ont été demandées au Mexique, mais annulées à la faveur d'une procédure d'amparo). Pfizer n'a pas, notamment, demandé d'injonctions préliminaires en Australie et en Nouvelle-Zélande, bien que le critère de l'octroi d'une injonction préliminaire dans ces pays soit semblable au critère canadien, suite à l'arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.).


[26]            Pfizer n'a produit aucune preuve, prenant la forme de recherches ou d'études, tendant à montrer la probabilité d'une réaction négative. Lilly prétend que les consommateurs ou le public réagiront sans doute lorsque la question est une question d'intérêt public; il n'est pas établi que la réaction se manifesterait du seul fait qu'une entreprise fait valoir les droits qu'elle a dans un brevet.

[27]            Selon Lilly, la prépondérance des inconvénients milite en sa faveur, vu ce qu'elle a dépensé dans le développement et la commercialisation de son médicament. Les pertes que subirait Pfizer si l'injonction n'est pas accordée seraient beaucoup plus simples à calculer, sur le marché monopolistique, que les pertes que subiraient Lilly si l'injonction est accordée, puisqu'il n'existe aucun chiffre sur ce que générerait le marché concurrentiel pour chacun des participants.

[28]            Lilly s'est engagée à tenir un relevé des ventes et des bénéfices générés par le produit CIALIS au Canada jusqu'au procès de cette action et à verser toute indemnité qui pourrait être accordée à l'issue du procès si l'injonction interlocutoire est refusée.

ANALYSE

Questions préliminaires


[29]            La défenderesse Lilly s'est opposée à ce que soient admis comme preuve les paragraphes 8 à 11 du deuxième affidavit de l'un des témoins de Pfizer, Catherine Buisson, affidavit établi sous serment le 25 novembre 2003. Ces paragraphes prétendent répondre directement à un point soulevé par des témoins de Lilly dans des affidavits antérieurs, dans lesquels ils affirment qu'ils n'ont jamais entendu parler d'un cas où une compagnie pharmaceutique cherchant à faire respecter ses droits de breveté ait eu à composer avec une réaction à rebours. Aux paragraphes 8 à 11 de son affidavit, Mme Buisson donne plusieurs exemples de ce qu'elle dit être une illustration d'une telle réaction à rebours.

[30]            Lilly a demandé la radiation des paragraphes en cause, parce qu'ils ne répondaient pas à des éléments nouveaux et que la preuve existait lorsque Mme Buisson avait signé sous serment son premier affidavit. Je crois, sans me prononcer sur la valeur de tels arguments, que Lilly a renoncé au droit d'élever une telle objection lorsqu'elle a contre-interrogé Mme Buisson sur ces mêmes paragraphes. Lilly a jugé à propos de les admettre dans le dossier aux fins du contre-interrogatoire :

Q. 312             Au paragraphe 9 de votre affidavit du 25 novembre, il y a ce que vous appelez...

Q. 313             Pouvons-nous examiner un exemple que vous donnez à la page 4 (paragraphe 8) de votre deuxième affidavit concernant Myriad Genetic...

Q. 314             Au paragraphe 8b), vous parlez de CIPRO...

Q. 316             Au paragraphe 10, vous parlez de Amazon.com...

(pages 1133-1140 du dossier de requête de Pfizer, volume V)

Je ne vois pas comment ni pourquoi je devrais maintenant les exclure.


Chose jugée

[31]            La défenderesse a opposé l'exception de chose jugée, faisant valoir que le jugement rendu en novembre 2003 par le juge Kelen à propos de l'injonction provisoire avait réglé la question entre les parties, puisque, essentiellement, le même point était maintenant décidé sur la foi d'une preuve similaire. Je ne crois pas cependant que le principe de l'autorité de la chose jugée trouve application ici, puisque, par définition, la décision du juge Kelen n'avait rien de définitif. Le principe est exposé très clairement dans le jugement Waste Not Wanted Inc. c. Canada, [1988] 1 C.F. 239 (C.F. 1re inst.), où monsieur le juge Collier écrivait, aux paragraphes 41 et 42 :

¶ 41       La règle de la chose jugée ne peut s'appliquer que lorsqu'une décision définitive a été rendue dans un procès antérieur opposant les mêmes parties. Elle ne peut, à mon sens, s'appliquer à une décision interlocutoire déjà rendue au cours de la même instance.

¶ 42       Cette opinion trouve appui dans l'ouvrage de Spencer Bower et Turner, The Doctrine of Res Judicata, 2nd ed., London: Butterworths, 1969, à la page 132 :

164 Une décision judiciaire est réputée définitive lorsqu'il ne subsiste rien qui puisse être tranché ou déterminé par la suite par un tribunal, de façon à la rendre efficace et susceptible d'exécution. Une décision est définitive lorsqu'elle est absolue, complète et certaine et qu'elle n'est pas légalement sujette à être ultérieurement rescindée, révisée ou modifiée par le tribunal qui l'a prononcée. (...)

165 L'illustration la plus simple et la plus évidente du genre de décisions qui ne paraissent pas, à leur lecture, être autre chose que temporaires, provisoires ou interlocutoires sont les ordonnances prononcées « jusqu'à l'instruction de l'action ou au prononcé d'une autre ordonnance » , comme l'injonction interlocutoire, ou l'ordonnance provisoire visant à conserver des biens ou à maintenir le statu quo ...


[32]            En l'espèce, la décision du juge Kelen devait manifestement s'appliquer jusqu'à l'injonction interlocutoire, et pas davantage, et elle ne prétendait nullement être définitive. Le juge Kelen commence par ces mots : « Les demanderesses voudraient que soit prononcée d'urgence une injonction provisoire jusqu'à ce que les parties soient en état de plaider au fond une injonction interlocutoire... » (paragraphe 1).

[33]            Les parties s'accordent sur le critère à appliquer pour l'octroi d'injonctions interlocutoires, un critère exposé à l'origine dans l'arrêt American Cyanamid, précité, et depuis adopté en droit canadien, principalement dans l'arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110 et l'arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311. Ce critère prévoit une analyse en trois étapes : 1) Y a-t-il une question sérieuse à trancher? 2) Le demandeur est-il en mesure de prouver qu'il subira un préjudice irréparable si l'injonction n'est pas accordée? et 3) L'équilibre des inconvénients milite-t-il en faveur du demandeur ou en faveur du défendeur?

1)         Y a-t-il une question sérieuse à trancher?

[34]            Dans l'arrêt de principe American Cyanamid, la Chambre des lords avait jugé que, pour que soit accordée une injonction interlocutoire, il n'était pas nécessaire d'établir d'abord un commencement de preuve, contrairement à ce que donnait à entendre la jurisprudence antérieure. Au contraire, selon lord Diplock, l'existence d' « une question sérieuse à trancher » suffisait :

[traduction]

Le tribunal doit sans aucun doute être convaincu que la réclamation n'est pas frivole ou vexatoire; en d'autres termes, il doit être convaincu qu'il y a une question sérieuse à trancher.


Il n'appartient nullement au tribunal, à ce stade du procès, de tenter d'arbitrer des preuves contradictoires par affidavit portant sur des faits dont pourraient finalement dépendre les prétentions de l'une ou l'autre des parties, ni de décider de difficiles points de droit qui appellent une argumentation détaillée et une réflexion approfondie. Ce sont là des aspects qui doivent être examinés au procès. (American Cyanamid, précité, page 407)

[35]            Les tribunaux fixent généralement le seuil à un niveau plutôt faible (Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451 (C.A.)), car depuis l'arrêt American Cyanamid, l'octroi d'une injonction interlocutoire, un recours en equity de caractère exceptionnel, dépend plutôt de l'existence d'un préjudice irréparable et de l'équilibre des inconvénients. Selon monsieur le juge Stone, de la Cour d'appel fédérale, dans l'arrêt Turbo Resources :

Le fait pour un demandeur de satisfaire au critère de la [traduction] « question sérieuse à trancher » a pour seul effet de déloqueter la porte du redressement recherché; il ne lui ouvre pas cette porte et ne lui permet surtout pas d'en franchir le seuil. Cette possibilité ne lui est offerte que s'il est jugé que la répartition des inconvénients le favorise. (au paragraphe 19)

[36]            En l'espèce, la défenderesse a soulevé, comme défense, la question de la validité du brevet. Elle soutient que, puisque la Cour d'appel anglaise a déclaré le brevet invalide, que l'Office européen des brevets l'a révoqué et que le Patent and Trademark Office des États-Unis a ordonné son réexamen, il est permis alors de douter de l'aptitude de la demanderesse à obtenir gain de cause dans son action principale.

[37]            Il n'en demeure pas moins cependant qu'il y a une question sérieuse à trancher. En droit canadien, un brevet est valide jusqu'à preuve contraire. Le brevet de Pfizer pour le produit vendu sous la marque VIAGRA est encore valide, et Lilly, pour obtenir gain de cause, devra réfuter sa validité à l'aide de preuves scientifiques et d'arguments juridiques. La prétention de Pfizer n'est ni frivole ni vexatoire, et elle satisfait donc au premier volet du critère. Je passe maintenant aux deuxième et troisième volets du critère.


[38]            De nouveau dans l'arrêt American Cyanamid, qui disposait lui aussi d'un litige entre deux adversaires considérables à propos d'un brevet pharmaceutique, lord Diplock explique ce qu'est l'objet de l'injonction interlocutoire. Je crois utile d'isoler le passage souvent cité, pour mettre en relief les deux aspects du critère qui suit, après que l'on a constaté l'existence d'une question sérieuse; d'abord, la preuve d'un préjudice irréparable :

[traduction]L'objet de l'injonction interlocutoire est de prémunir le demandeur contre le préjudice qui pourrait résulter de la violation de son droit et pour lequel il ne pourrait être adéquatement indemnisé par des dommages-intérêts recouvrables dans l'action si l'incertitude était résolue en sa faveur au procès; (...) (page 406).

2)         La demanderesse peut-elle montrer qu'elle subira un préjudice irréparable si l'injonction n'est pas accordée?

[39]            Il y aura préjudice irréparable si le préjudice entraîné par le refus de l'injonction demandée ne peut être réparé par des dommages-intérêts. En l'espèce, Lilly s'est engagée à rendre compte de ses ventes et de ses bénéfices. La perte de ventes ou de parts de marché pour Pfizer, qui passerait d'une situation de monopole à une concurrence bidirectionnelle, serait donc réparée. Suite à un consentement, la tendance historique des ventes de VIAGRA par Pfizer demeure confidentielle, par ordonnance de la Cour. Cependant, d'après l'analyse statistique présentée par M. Evans dans son affidavit, et me fondant sur son contre-interrogatoire, je puis affirmer que les diagrammes et calculs présentés me convainquent qu'il sera raisonnablement possible de chiffrer les pertes de Pfizer si l'injonction n'est pas accordée, et que le juge du procès arrive néanmoins à la conclusion que le brevet est valide et qu'il y a été porté atteinte.


[40]            Pfizer affirme qu'il y a d'autres dommages qui ne pourront être réparés, à savoir la perte de valeur de la marque et la probabilité d'une réaction à rebours de la part des médecins et des consommateurs, pour le cas où une injonction permanente évincerait CIALIS du marché après une période de ventes.

[41]            La preuve présentée au soutien de ces arguments n'est pas convaincante. La marque VIAGRA est déjà bien établie dans la société canadienne, et, malgré la concurrence, sa position de marque pionnière subsistera. Quant à une possible réaction à rebours, Pfizer n'a pas donné un seul exemple d'un tel phénomène, ni n'a signalé aucun précédent où l'injonction aurait été accordée pour ce motif. Dans l'arrêt American Cyanamid, lord Diplock évoque une telle possibilité, c'est-à-dire le fait qu'il peut devenir impossible, sur le plan commercial, de faire respecter une injonction permanente, malgré le droit du breveté de faire respecter son brevet, [traduction] « en raison de l'effet dommageable que cela aurait sur son image de marque dans ce marché spécialisé, et donc sur la vente de ses autres produits pharmaceutiques » (page 410). Cependant, les contextes des deux affaires sont très différents. Dans l'affaire American Cyanamid, l'objet du brevet était des sutures chirurgicales, qui par définition ne sont utilisées que par les spécialistes et connues d'eux seulement.


[42]            Le VIAGRA, pour sa part, est vendu directement et activement aux consommateurs, comme option de mode de vie plutôt que comme produit spécialisé. Rien ne donne à penser que les consommateurs abandonneraient les autres produits Pfizer ni même renonceraient au médicament permettant de traiter le DE parce qu'une marque cesse d'être offerte.

[43]            Pfizer a voulu donner des exemples de cas où une compagnie cherchant à faire respecter ses droits de breveté s'est heurtée à une réaction négative du public. Cependant, on peut facilement faire la distinction entre la présente affaire et les exemples donnés par Pfizer, qu'il s'agisse de Myriad (brevet accordé pour des gènes utilisés dans le dépistage du cancer du sein), de Cipro (le médicament contre l'anthrax) ou l'exemple du brevet « clic unique » d'amazon.com pour les achats en ligne. On peut comprendre le tollé général lorsqu'un test de dépistage du cancer du sein est vendu trop cher par le titulaire du brevet, lorsque, devant les urgences publiques (9/11), Bayer veut faire respecter son brevet Cipro, ou lorsque les consommateurs réagissent à l'idée de breveter ce qui semble être déjà dans le domaine public (à plus forte raison ce qui est déjà évident).


[44]            J'ai beau faire, je ne puis imaginer le public manifester dans la rue ou élever des barricades parce qu'un médicament contre l'impuissance disparaît du marché, forçant le consommateur à choisir son rival. On devrait plutôt dire que le développement du « marché potentiel » en un « marché actif » (pour emprunter les expressions employées par le Dr Pearce, le spécialiste du marketing de Pfizer) a de bonnes chances de profiter à Pfizer. Certains hommes pourraient être amenés à faire l'essai du CIALIS (suite aux propres efforts de marketing de Lilly), et, après l'avoir essayé, être plus susceptibles de recourir à un autre médicament contre le DE si le CIALIS cesse d'être offert. Certes, c'est là une conjecture, mais ce ne l'est pas davantage que le scénario du « ressentiment » avancé par la demanderesse.

[45]            Ainsi qu'on peut le lire dans l'arrêt Imperial Chemical Industries PLC c. Apotex, Inc., [1990] 1 C.F. 221 (C.A.) au paragraphe 6 : « Il ressort de la jurisprudence de cette Cour que la preuve du préjudice irréparable doit être claire et ne pas tenir de la conjecture » . (Voir aussi l'arrêt Baxter Travenol Laboratories of Canada Ltd. c. Cutter Ltd., [1980] A.C.F. n ° 203 (C.A.); et l'arrêt Syntex Inc. c. Novopharm Ltd., [1991] A.C.F. n ° 424 (C.A.).) Je ne crois pas que la demanderesse subira un préjudice irréparable puisque les pertes qu'elle absorbera en partageant le marché avec Lilly sont raisonnablement calculables et que l'autre préjudice allégué par Pfizer est pure conjecture.

3)         Équilibre des inconvénients

[46]            Le troisième volet du critère concerne l'équilibre des inconvénients. Je cite les propos de lord Diplock dans l'arrêt American Cyanamid :

[traduction] (...) mais le besoin qu'a le demandeur d'une telle protection doit être apprécié en fonction du besoin correspondant du défendeur d'être protégé contre le préjudice qui résultera du fait qu'il aura été empêché d'exercer ses propres droits et dont il ne pourra être adéquatement indemnisé d'après l'engagement du demandeur au chapitre des dommages-intérêts si l'incertitude est résolue, au procès, en faveur du défendeur. Le tribunal doit mesurer un besoin par rapport à l'autre et déterminer où se trouve « l'équilibre des inconvénients » (page 406).


[47]            C'est ce volet du critère qui, je crois, empêche véritablement la demanderesse d'obtenir une injonction interlocutoire. Il est parfois difficile de faire la distinction dans la jurisprudence entre préjudice irréparable et équilibre des inconvénients, parce que la ligne n'est pas toujours clairement tracée. Dans la présente affaire cependant, l'analyse est très différente, et je n'ai aucune difficulté à dire que l'équilibre des inconvénients milite clairement en faveur de la défenderesse.

[48]            Nous avons deux variables qui croisent deux autres variables : l'injonction interlocutoire est accordée, ou non, et il est porté atteinte au brevet, ou non. Évidemment, si l'une ou l'autre des parties obtient gain de cause aux deux niveaux, il n'y a pas d'équilibre des inconvénients à considérer, puisqu'aucun préjudice ne peut être démontré. Ainsi, sur quatre possibilités, deux scénarios doivent être considérés : l'injonction interlocutoire est accordée, le monopole est maintenu, mais il n'y a pas atteinte au brevet, ou bien l'injonction est refusée, la concurrence apparaît, mais finalement il y a atteinte au brevet.

[49]            Dans le premier scénario, Pfizer conserve jusqu'à la décision finale le monopole qu'elle a eu jusqu'à maintenant sur le marché canadien. En d'autres termes, c'est le statu quo. Entre-temps, Lilly perd plusieurs mois de bénéfices. Le préjudice est difficile à chiffrer, comme nous l'avons vu plus haut, puisque la situation du marché ailleurs est au mieux une approximation. Pfizer conserve son emprise sur le marché, puis développe davantage ses relations à la fois avec les médecins et avec les consommateurs. Outre le manque à gagner, Lilly perd la possibilité de développer et de pénétrer le marché, et cela en même temps que surgit un troisième concurrent (le LEVITRA de Bayer).


[50]            Dans le deuxième scénario, la concurrence existe pendant une période de plusieurs mois, puis Lilly est forcée de retirer son produit. Le manque à gagner est un peu plus simple à chiffrer, vu l'évolution des ventes de VIAGRA par Pfizer au Canada. Le docteur Pearce a essayé de montrer que la perte serait très difficile à évaluer, mais ses arguments ne m'ont pas convaincu. Les chiffres historiques des quatre ou cinq dernières années sur le même marché apparaissent beaucoup plus fiables pour chiffrer un manque à gagner qu'une extrapolation à partir des marchés d'autres pays, où les facteurs sociaux, culturels et économiques diffèrent, et où la concurrence englobe tantôt d'autres produits, et tantôt non. Cela a été confirmé par les diagrammes tirés des données IMS, qui montrent que, alors que les chiffres historiques sur une période de quatre ans ont véritablement une valeur prédictive, il semble beaucoup plus compliqué, et beaucoup moins fiable, de tenter de transposer l'expérience de marchés concurrentiels étrangers sur le marché canadien et de tirer une conclusion sur les ventes perdues et sur la part de marché perdue.


[51]            Pour résumer, si l'injonction est accordée, Lilly perdra la totalité des revenus que lui aurait procurés la vente du CIALIS, ainsi que la possibilité de développer son marché; sa place stratégique de second concurrent pourrait bien être perdue au bénéfice d'un autre fabricant, et le développement d'une relation avec les médecins et pharmaciens sera rendu plus difficile, étant donné le décalage entre ses considérables activités de marketing après obtention du certificat de conformité, et finalement son entrée sur le marché. Si en fin de compte il n'y a pas atteinte au brevet, le préjudice devra être chiffré sans l'avantage d'une expérience ou d'un point de repère.

[52]            En revanche, si l'injonction n'est pas accordée mais qu'il y a finalement atteinte au brevet, Pfizer perdra une partie de ses revenus potentiels, son marché sera temporairement modifié, mais le monopole sera rétabli, et l'évaluation du préjudice sera quelque peu facilitée puisque l'on disposera à tout le moins d'un point de repère constitué par quatre années de ventes sur le même marché. Je n'ai donc aucune hésitation à dire que l'équilibre des inconvénients favorise la défenderesse; Lilly s'expose à perdre bien davantage si l'injonction est accordée que Pfizer si elle ne l'est pas.

[53]            Pour ces motifs, eu égard à la preuve du préjudice irréparable, ou de l'absence d'un tel préjudice, et eu égard à l'équilibre des inconvénients, la demande d'injonction interlocutoire devrait être rejetée.

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.         Cette demande d'injonction interlocutoire est rejetée.


2.         Les dépens sont adjugés aux défenderesses.

          « Pierre Blais »          

                                                                                                                                                     Juge                      

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                               T-1721-03

INTITULÉ :                                              PFIZER IRELAND PHARMACEUTICALS

et PFIZER CANADA INC.

                                                                                                                                     demanderesses

et

LILLY ICOS LLC et ELI LILLY CANADA INC.

                                                                                                                                                           

défenderesses

LIEU DE L'AUDIENCE :                        OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                      LE 5 FÉVRIER 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                              LE JUGE BLAIS

DATE DES MOTIFS :                             LE 11 FÉVRIER 2004

COMPARUTIONS :

Robert H.C. MacFarlane

Michael E. Charles

POUR LES DEMANDERESSES

Donald M. Cameron

Scott Mackendrick

Jane E. Caskey

POUR LES DÉFENDERESSES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bereskin & Parr

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

                                                                             

Ogilvy Renault

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES


                         COUR FÉDÉRALE

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                         

Date : 20040211

Dossier : T-1721-03

ENTRE :

PFIZER IRELAND PHARMACEUTICALS

et PFIZER CANADA INC.

                                                          demanderesses

et

LILLY ICOS LLC et

ELI LILLY CANADA INC.

                                                            défenderesses

                                                                      

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE

                                                                      


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