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Dossier : T-2125-18

Référence : 2020 CF 547

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE] 

Ottawa (Ontario), le 22 avril 2020

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

MATHEW TULLY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, monsieur Mathew Tully, est un citoyen américain qui est né aux États‑Unis le 2 octobre 1973. Ses parents sont également nés aux États-Unis. Le grand-père maternel de M. Tully est né au Canada. Par conséquent, la mère de M. Tully pouvait demander la citoyenneté canadienne, au motif que son père est né au Canada, en vertu de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 [la Loi sur la citoyenneté] qui est entrée en vigueur le 15 février 1977.

[2]  Le 4 décembre 2018, M. Tully a demandé un certificat de citoyenneté canadienne. Un agent de la citoyenneté [l’agent] a refusé la demande parce que, selon l’alinéa 3(3)a) de la Loi sur la citoyenneté, qui limite la citoyenneté par filiation à la première génération née à l’étranger, M. Tully n’avait pas droit à la citoyenneté.

[3]  La présente demande de contrôle judiciaire découle du refus du 11 décembre 2018 de l’agent d’accorder un certificat de citoyenneté à M. Tully [la décision].

[4]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande est rejetée. L’agent n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a décidé, d’après les faits de la présente affaire, que M. Tully n’avait pas droit à un certificat de citoyenneté.

II.  Questions en litige et norme de contrôle

A.  Les questions en litige

[5]  M. Tully soutient que l’agent s’est prononcé sur son admissibilité à un certificat de citoyenneté en se fondant sur le mauvais article de la Loi sur la citoyenneté. Il affirme que l’agent aurait dû appliquer l’alinéa 3(1)e) plutôt que l’alinéa 3(1)g).

[6]  M. Tully soutient aussi que la contrainte de la « première génération » imposée par l’alinéa 3(3)a) de la Loi sur la citoyenneté viole les dispositions du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 [la Charte].

[7]  De plus, M. Tully soulève des questions relatives aux doctrines des « mains propres » et de la « suspension de la prescription en equity » en ce qui concerne le refus en 1974 de l’ambassade canadienne aux États-Unis et du consulat canadien à New York d’accepter la tentative de sa mère d’enregistrer sa naissance. Il déclare qu’en 1988, ou vers cette époque, son père a fait une tentative semblable d’enregistrer sa naissance, mais que sa demande a aussi été rejetée.

B.  La norme de contrôle

[8]  M. Tully soutient que la norme de contrôle applicable au refus de l’agent est celle de la décision correcte puisqu’aucune [traduction« décision » n’a été rendue parce qu’il n’y avait pas de faits contestés à évaluer. Il fait valoir que la décision de l’agent ne commandait aucune retenue puisque ce dernier n’a fait qu’une application mécanique de la loi en utilisant l’interprétation faite par le ministre de la Loi sur la citoyenneté.

[9]  À un certain moment dans le passé récent, la position de M. Tully selon laquelle la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte était appuyée par le fait que l’interprétation d’un article de la Loi sur la citoyenneté était une question de droit. Toutefois, cette position n’est plus justifiée.

[10]  Le ministre soutient que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Au moment où cette question a été débattue, le ministre a invoqué la décision de la majorité de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Vavilov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132 [Vavilov CAF] pour faire valoir que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. La majorité s’est appuyée sur une série de décisions de la Cour suprême du Canada, dont Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd, 2016 CSC 47, et Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61.

[11]  Au moment où la présente affaire été débattue, la Cour suprême du Canada avait accordé la permission d’interjeter appel quant à l’arrêt Vavilov CAF, mais elle n’avait pas encore rendu de décision. Le 19 décembre 2019, la Cour suprême dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] a rejeté l’appel quant à l’arrêt de Vavilov CAF et confirmé que la norme de contrôle présumée applicable aux décisions administratives est celle de la décision raisonnable, sous réserve de certaines exceptions qui ne s’appliquent pas en l’espèce.

[12]  L’arrêt Vavilov n’a pas changé le point central des anciennes décisions, comme Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] et celles qui l’ont suivie. Les exigences bien connues du droit administratif voulant que les motifs démontrent qu’une décision est transparente, intelligible et justifiée sont toujours valides : Vavilov, au paragraphe 15. L’arrêt Vavilov a plutôt renforcé le point central en confirmant que le processus de raisonnement et l’issue d’une décision doivent être examinés dans le cadre de l’évaluation de la question de savoir si la décision est raisonnable : Vavilov, au paragraphe 86.

[13]  J’appliquerai donc la norme de la décision raisonnable dans le cadre de mon examen. Toutefois, même si la norme de contrôle applicable avait été celle de la décision correcte, l’issue aurait été la même.

III.  Les dispositions législatives applicables

[14]  Avant le 1er janvier 1947, au moment où la Loi sur la citoyenneté canadienne, SC 1946, c 15 [la Loi de 1947] était en vigueur, il n’y avait aucun concept de citoyenneté canadienne autre que ce que prévoyait la Loi sur l’immigration de 1910 qui ne s’appliquait que pour permettre à une personne d’entrer au Canada, d’en sortir et d’y rester : Taylor c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 349, au paragraphe 31.

[15]  Le 15 février 1977, la nouvelle Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 [la Loi sur la citoyenneté] a reçu la sanction royale. Le 17 avril 2009, la Loi sur la citoyenneté a été modifiée lorsque le projet de loi C-37 est entré en vigueur [les modifications de 2009].

[16]  La version la plus récente de la Loi sur la citoyenneté est en vigueur depuis le 12 juillet 2019. La version qui s’appliquait lorsque la demande de M. Tully a été rejetée le 11 décembre 2018 a été en vigueur du 5 décembre 2018 au 20 juin 2019. C’est cette version qui a été appliquée à la demande de M. Tully. Je l’appellerai la Loi sur la citoyenneté, juillet 2019.

[17]  Comme je vais l’indiquer plus en détail ci-dessous, M. Tully conteste l’effet des modifications de 2009 qui ont été intégrées à la Loi sur la citoyenneté.

[18]  Lorsqu’il a décidé de ne pas accorder de certificat de citoyenneté à M. Tully, l’agent a conclu que la disposition applicable de la Loi sur la citoyenneté était l’alinéa 3(1)g), qui s’applique aux personnes nées entre le 1er janvier 1947 et le 15 février 1977. M. Tully est né entre ces dates.

[19]  Comme je l’ai mentionné, M. Tully croit que l’alinéa 3(1)e) aurait dû être appliqué par l’agent. Dès lors que l’agent a conclu que la situation de M. Tully relevait de l’alinéa 3(1)g), les dispositions de l’alinéa 3(3)a) s’appliquaient. La question sera examinée dans la section analyse des présents motifs.

[20]  Ces alinéas de la Loi sur la citoyenneté, juillet 2019 sont ainsi libellés :

Citoyens

3 (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, a qualité de citoyen toute personne :

[ . . . ]

e) habile, au 14 février 1977, à devenir citoyen aux termes de l’alinéa 5(1)b) de l’ancienne loi;

[ . . . ]

g) qui, née à l’étranger avant le 15 février 1977 d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance, n’est pas devenue citoyen avant l’entrée en vigueur du présent alinéa;

Inapplicabilité après la première génération

(3) Les alinéas (1)b), f) à j), q) et r) ne s’appliquent pas à la personne née à l’étranger dont, selon le cas :

a) au moment de la naissance, seul le père ou la mère avait qualité de citoyen, et ce, au titre des alinéas (1)b), c.1), e), g), h), o), p), q) ou r), ou les deux parents avaient cette qualité au titre de l’un de ces alinéas;

Persons who are citizens

3 (1) Subject to this Act, a person is a citizen if

[ . . . ]

e) the person was entitled, immediately before February 15, 1977, to become a citizen under paragraph 5(1)(b) of the former Act;

[ . . . ]

(g) the person was born outside Canada before February 15, 1977 to a parent who was a citizen at the time of the birth and the person did not, before the coming into force of this paragraph, become a citizen;

Not applicable — after first generation

(3) Paragraphs (1)(b), (f) to (j), (q) and (r) do not apply to a person born outside Canada

(a) if, at the time of his or her birth, only one of the person’s parents was a citizen and that parent was a citizen under paragraph (1)(b), (c.1), (e), (g), (h), (o), (p), (q) or (r) or both of the person’s parents were citizens under any of those paragraphs;

[21]  Il faut aussi examiner l’alinéa 3(7)e) dans la présente demande :

Application présumée

(7) Malgré les autres dispositions de la présente loi et l’ensemble des lois concernant la naturalisation ou la citoyenneté en vigueur au Canada avant l’entrée en vigueur du présent paragraphe :

[ . . . ]

e) la personne visée aux alinéas (1)g) ou h) est réputée être citoyen à partir du moment de sa naissance;

Deemed application

(7) Despite any provision of this Act or any Act respecting naturalization or citizenship that was in force in Canada at any time before the day on which this subsection comes into force

[ . . . ]

(e) a person referred to in paragraph (1)(g) or (h) is deemed to be a citizen from the time that he or she was born;

IV.  La décision faisant l’objet du contrôle

[22]  La décision a pris la forme d’une lettre adressée à M. Tully datée du 11 décembre 2018. Il ressort du dossier sous-jacent que la lettre était fondée sur une note au dossier (la note) mentionnant les parties pertinentes de la loi. De plus, la note mentionnait les renseignements démographiques pertinents concernant la mère de M. Tully. La note et la lettre fournissaient les motifs de la décision.

[23]  Les parties les plus pertinentes de la lettre explicative sont les deux paragraphes suivants :

[traduction]

Les raisons pour lesquelles vous n’êtes pas admissible à un certificat de citoyenneté sont fondées sur la Loi sur la citoyenneté. L’article 3 de la Loi (modifiée par le projet de loi C-37 entré en vigueur le 17 avril 2009) énonce qui a qualité de citoyen canadien. L’alinéa qui s’applique à votre demande est l’alinéa 3(1)g), lequel décrit certaines personnes nées à l’étranger entre le 1er janvier 1947 et le 15 février 1977 qui ont obtenu la citoyenneté et le paragraphe qui s’applique est le paragraphe 3(3) qui limitait la citoyenneté par filiation à la première génération née ou adoptée à l’étranger.

Le paragraphe 3(3) vise expressément les personnes nées à l’étranger dont le père ou la mère sont nés à l’étranger également. Comme vous êtes né à l’étranger le 2 octobre 1973 et que vos parents sont également nés à l’étranger, vous ne répondez pas aux exigences en matière de citoyenneté prévues à l’alinéa 3(1)b) de la Loi sur la citoyenneté actuelle.

[24]  La note indique que le père de M. Tully est né aux États-Unis et que, donc, M. Tully ne peut pas demander la citoyenneté canadienne par filiation paternelle. M. Tully n’a pas présenté une telle demande.

[25]  En ce qui concerne la mère de M. Tully, la note indique qu’elle est née aux États-Unis le 2 juin 1941 d’un père canadien et qu’elle avait possiblement droit à la citoyenneté canadienne en vertu de l’alinéa 4(1)b) de la Loi de 1947 si elle était née dans les liens d’un mariage. Il n’est pas contesté que les grands-parents de M. Tully se sont mariés le 31 octobre 1936.

[26]  Selon ce qui précède, il est évident que la mère de M. Tully pouvait demander la citoyenneté canadienne en vertu de l’alinéa 4(1)b) de la Loi de 1947 si elle avait présenté une demande. Rien dans la preuve n’indique qu’elle a déjà présenté une demande.

V.  Analyse

A.  L’alinéa 3(1)e) de la Loi sur la citoyenneté, juillet 2019 est-il utile à M. Tully?

[27]  Selon l’alinéa 3(1)e) de la Loi sur la citoyenneté, a qualité de citoyen toute personne habile, au 15 février 1977, à devenir citoyen « aux termes de l’alinéa 5(1)b) de l’ancienne loi ».

[28]  La définition d’« ancienne loi » dans la Loi sur la citoyenneté, juillet 2019 indique qu’il s’agit de la Loi sur la citoyenneté canadienne, chapitre C-19 des Statuts révisés du Canada de 1970 [la Loi de 1970].

[29]  L’alinéa 5(1)b) de la Loi de 1970 prévoyait qu’une personne née après le 31 décembre 1946 hors du Canada d’un père canadien ou, dans le cas d’un enfant né d’une mère canadienne hors des liens du mariage, est un citoyen canadien de naissance si sa naissance a été enregistrée à un consulat ou auprès du ministre au cours des deux années qui suivent la naissance ou au cours de la période prolongée que le ministre peut autoriser en vertu des règlements. La période prolongée prenait fin le 14 août 2004.

[30]  Ni M. Tully ni sa mère n’étaient visés par les dispositions de l’alinéa (1)e). Aucun ne respectait les exigences obligatoires indiquées à l’alinéa 5(1)b) de la Loi de 1970.

[31]  La mère de M. Tully ne respectait pas l’exigence parce qu’elle est née avant, non après, le 31 décembre 1946.

[32]  M. Tully est né après cette date, mais rien dans la preuve n’indique que sa naissance a été enregistrée au cours de la période prolongée. J’en discuterai dans l’analyse relative à l’alinéa3(1)g).

[33]  En tout état de cause, les questions discriminatoires relevées à l’alinéa 5(1)b) ont été réglées par les modifications de 2009 lorsque l’alinéa 3(1)g) a été ajouté afin de corriger la référence historique à l’expression « personne née d’un père citoyen canadien ou hors des liens du mariage d’une mère citoyenne canadienne » en disposant que la citoyenneté est accordée à une personne qui est « née d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance ». L’alinéa 3(1)g) est examiné plus en détail dans la section qui suit.

[34]  Selon M. Tully, la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Benner c Canada (Secrétaire d’État), 1997 CSC 376 [Benner] montre qu’une personne peut avoir droit à la citoyenneté en vertu de plus d’une disposition de la Loi sur la citoyenneté. Dans l’arrêt Benner, le demandeur était l’enfant d’une mère canadienne de première génération qui s’était vu refuser la citoyenneté parce que les mères mariées ne pouvaient pas transmettre la citoyenneté. M. Tully soutient qu’aucun libellé n’interdit l’octroi de la citoyenneté à une personne en vertu de l’alinéa 3(1)e)de la Loi sur la citoyenneté même si la personne avait droit à la citoyenneté avant le 15 février 1977 et que lui‑même, tout comme le demandeur dans l’arrêt Benner, aurait dû se voir accorder la citoyenneté.

[35]  M. Benner n’était pas visé par l’alinéa 3(1)e) ou l’alinéa 5(1)b) de la Loi sur la citoyenneté. Il était visé par l’alinéa 5(2)b), ce qui ne lui est pas utile.

[36]  J’examinerai plus en détail l’arrêt Benner lorsque je me pencherai sur la question de savoir si l’alinéa 3(3)a) viole la Charte.

B.  L’alinéa 3(1)g) de la Loi sur la citoyenneté s’applique-t-il à M. Tully?

[37]  Selon l’alinéa 3(1)g) de la Loi sur la citoyenneté, a qualité de citoyen toute personne née à l’étranger avant le 15 février 1977 d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance. La mère de M. Tully est visée par ces dispositions : elle est née à New York en 1941 d’un parent canadien. Selon l’alinéa 3(7)e), la mère de M. Tully est devenue citoyenne du Canada rétroactivement à la date de sa naissance.

[38]  M. Tully tente de demander la citoyenneté par filiation avec sa mère, dont le père était Canadien. La mère de M. Tully est visée par la première partie de la disposition de l’alinéa 5(1)b) de l’ancienne Loi. Pour que cette disposition s’applique et que M. Tully puisse ainsi obtenir la citoyenneté, la deuxième partie de l’alinéa 5(1)b) doit être respectée par l’enregistrement de sa naissance avant la fin de la période prolongée, soit le 14 août 2004.

[39]  Rien dans la preuve n’indique que la naissance de la mère de M. Tully ou que la naissance de M. Tully a été enregistrée durant cette période prolongée.

[40]  Même si M. Tully a dit que sa mère et son père ont tenté d’enregistrer sa naissance, aucun dossier n’indique que cela a été fait. Selon M. Tully, il n’y a pas de dossier parce que les demandes ont été refusées et non acceptées.

[41]  Le ministre indique qu’en 1988, tous les dossiers étaient informatisés.

[42]  La Cour ne peut pas spéculer quant à la véritable version. Comme rien dans le dossier n’indique que la naissance a été enregistrée ou qu’une demande d’enregistrement a été reçue, il n’y a aucune preuve que la deuxième partie de l’alinéa 5(1)b) a été respectée.

[43]  Au bout du compte, l’enregistrement des années des naissances ou l’absence d’enregistrement ne fait aucune différence quant à l’issue étant donné les modifications de 2009. Dans l’arrêt Kinsel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 126 [Kinsel], la Cour d’appel fédérale a examiné, relativement à l’alinéa 3(3)a), la question de la citoyenneté acquise par filiation : l’alinéa 3(3)a) de la Loi sur la citoyenneté, modifié par le projet de loi C‑37, exclut‑il l’obtention par les appelantes de la citoyenneté par filiation?

[44]  La première phrase dans l’arrêt Kinsel indique la question que la juge Dawson a examinée pour la Cour d’appel :

[1]  En 2009, le législateur a modifié la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29 (la Loi) afin d’accorder la citoyenneté aux personnes qui l’avaient perdue ou auxquelles elle leur avait été refusée pour diverses raisons. Le présent pourvoi porte sur la portée de la modification.

[45]  Les dispositions pertinentes de la Loi sur la citoyenneté examinées dans l’arrêt Kinsel étaient les alinéas 3(1)f) et 3(7)d) qui, comme l’a indiqué la Cour d’appel, ont « rétabli rétroactivement la citoyenneté canadienne aux personnes qui, comme la grand-mère paternelle des appelantes, avaient perdu leur citoyenneté canadienne parce qu’elles avaient obtenu une autre nationalité. Aux termes du projet de loi C-37, ces personnes étaient réputées citoyennes canadiennes à partir du moment où elles avaient perdu leur citoyenneté ».

[46]  La déclaration indiquant l’effet de l’alinéa 3(1)g) combiné à l’alinéa 3(7)e) de la Loi sur la citoyenneté faite par la Cour d’appel au paragraphe 7 est pertinente à la situation de M. Tully :

[7]  De plus, par l’application des alinéas 3(1)g) et 3(7)e) de la Loi, la citoyenneté était accordée rétroactivement aux personnes nées à l’étranger d’un parent canadien. Ainsi, le père des appelantes était réputé citoyen canadien à partir de sa date de naissance.

[47]  L’application de cette déclaration de la Cour d’appel à la situation de M. Tully a pour conséquence que la mère de celui-ci s’est vu accorder rétroactivement la citoyenneté avec l’adoption des modifications de 2009. Même si elle est née à New York, la mère de M. Tully était réputée citoyenne canadienne à partir de sa date de naissance. Les obstacles législatifs antérieurs l’empêchant d’être citoyenne canadienne ont été complètement supprimés.

[48]  Les appelantes dans l’arrêt Kinsel se sont appuyées sur l’alinéa 3(1)b) pour faire valoir que, comme leur père était désormais réputé citoyen canadien à partir de sa naissance, elles avaient qualité de citoyennes canadiennes. La Cour d’appel n’était pas de cet avis :

[44]  À mon humble avis, les appelantes ignorent l’effet de l’alinéa 3(3)a) de la Loi, qui est entré en vigueur avec l’adoption du projet de loi C-37. […]

[45]  À mon sens, le libellé de l’alinéa 3(3)a) est sans équivoque. Monsieur Kinsel est devenu citoyen canadien par application de l’alinéa 3(1)g). À la naissance des appelantes, leur mère n’était pas citoyenne canadienne. L’alinéa 3(3)a) de la Loi s’applique pour restreindre la citoyenneté par filiation à la première génération née à l’étranger d’un parent canadien. Cette restriction vise les appelantes.

[Souligné dans l’original.]

[49]  De nombreuses autres affaires confirment la conclusion selon laquelle l’alinéa 3(3)a) limite la citoyenneté par filiation à la première génération.

[50]  L’une de ces affaires est Rabin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1094 [Rabin] dont les faits ressemblent à ceux de la situation de M. Tully.

[51]  La mère de M. Rabin est née en 1963 à Détroit. Son père était canadien, mais elle n’a jamais été enregistrée comme citoyenne canadienne avant la naissance de M. Rabin en 1983. Il n’entre pas en ligne de compte le fait que M. Rabin est né après le 15 février 1977, alors que M. Tully est né avant cette date.

[52]  Après l’entrée en vigueur des modifications de 2009, il était loisible à la mère de M. Rabin de présenter une demande de citoyenneté canadienne en vertu de l’alinéa 3(1)g) en tant que personne née à l’étranger avant le 15 février 1977 d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyenne canadienne au moment de sa naissance. Cette situation est identique à celle de la mère de M. Tully.

[53]  La Cour, dans la décision Rabin, a examiné l’alinéa 3(3)a) et a conclu qu’il « rend dont (sic.) explicitement inadmissible à la citoyenneté par filiation les personnes nées à l’étranger si, au moment de la naissance [...] seul le père ou la mère avait qualité de citoyen au titre de l’alinéa (1)b), c.1), e), g) ou h) de la Loi ».

[54]  Selon tout ce qui précède, je conclus que l’alinéa 3(1)g) ne s’applique pas à la situation de M. Tully. Il est donc nécessaire d’examiner la question de savoir si l’alinéa 3(3)a) contrevient à la Charte ou à la Loi canadienne sur les droits de la personne.

C.  L’alinéa 3(3)a) de la Loi sur la citoyenneté, juillet 2019, viole-t-elle la Charte ou la Loi canadienne sur les droits de la personne?

[55]  M. Tully soutient qu’il a subi de la discrimination en raison de son origine nationale. Il est d’avis que, à cet égard, la Loi sur la citoyenneté, en raison des modifications de 2009, contrevient à l’article 15 de la Charte et que cette violation n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte. M. Tully soutient aussi que la nature de la discrimination est visée par la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[56]  Dans la décision Médecins Canadiens pour les soins aux réfugiés c Canada (Procureur général), 2014 CF 651 [Médecins Canadiens], la juge Mactavish (tel était alors son titre) a déclaré que la référence à l’« origine nationale » au paragraphe 15(1) de la Charte crée une interdiction. Cette interdiction de « discrimination entre les classes de non citoyens fondée sur leur pays d’origine est aussi compatible avec les dispositions de la Convention relative au statut des réfugiés, dont l’article 3 interdit la discrimination à l’égard des réfugiés fondée sur le pays d’origine » : Médecins Canadiens, au paragraphe 768.

[57]  Toutefois, le paragraphe 3(3) de la Loi sur la citoyenneté ne fait pas de distinction en fonction de l’origine nationale. Il s’applique, peu importe le pays d’origine. De plus, l’alinéa 3(3)a) vise toutes les personnes nées à l’étranger dont le père ou la mère sont nés à l’étranger également. Le pays d’origine ne fait pas partie de l’examen de la question de savoir si l’alinéa 3(3)a) s’applique.

[58]  Il n’a pas non plus été affirmé dans l’arrêt Benner que l’alinéa 5(2)b) ne respectait pas la Charte. L’affaire a été tranchée sur la question étroite de savoir qui devait prêter le serment de citoyenneté au titre de l’alinéa 5(2)b) :

105  En conséquence, je suis d’avis de déclarer inapplicables aux demandeurs visés par l’al. 5(2)b) les dispositions qui leur imposent le serment, l’enquête de sécurité et la vérification de leurs antécédents judiciaires, obligations auxquelles ne sont pas assujettis les enfants nés à l’étranger d’un père canadien avant le 15 février 1977. Cependant, comme les parties n’ont pas réussi à préciser ensemble toutes les dispositions législatives qui pourraient être touchées par la présente contestation constitutionnelle, la Cour demeurera saisie de l’affaire, dans l’espoir que les parties s’efforceront maintenant de convenir rapidement du libellé précis de l’ordonnance. Lorsqu’elles se seront ainsi entendues, l’ordonnance sera intégrée aux présents motifs. Si les parties demeuraient incapables de s’entendre, des observations additionnelles pourraient être requises.

[59]  Par la suite, comme il est indiqué dans l’arrêt Benner c Canada (Secrétaire d’État), [1997] 3 RCS 389, au paragraphe 1, une ordonnance a été intégrée aux motifs de la Cour suprême :

L’exigence de serment contenue à l’al. 3(1)c) de la Loi sur la citoyenneté doit s’interpréter indépendamment de l’al. 5(2)b) de cette loi. Les mots « par la personne qui y est autorisée par règlement », qui figurent à l’al. 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté, sont déclarés inopérants. Le paragraphe 12(3) et les art. 19, 20 et 22 de la Loi sur la citoyenneté doivent s’interpréter indépendamment de l’al. 5(2)b) de cette loi. L’article 20 du Règlement sur la citoyenneté doit s’interpréter indépendamment de l’al. 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté.

[60]  Comme les modifications de 2009 ont aboli le serment en question et la distinction entre les enfants nés à l’étranger de parents canadiens et les enfants nés à l’étranger de mères canadiennes mariées, la contravention à la Charte relevée dans l’arrêt Benner et invoquée par M. Tully n’existe plus et ne peut pas appuyer son argument.

[61]  Comme la Loi sur la citoyenneté ne fait pas de distinction en fonction de l’origine nationale, il n’y a pas de contravention à la Charte.

[62]  M. Tully a aussi soutenu dans ses documents écrits que l’alinéa 3(1)g) de la Loi sur la citoyenneté contrevenait à la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il n’a pas étoffé cet argument, autrement qu’en ce qui concerne le sexe, question qui sera examinée dans la section qui suit.

VI.  Autres observations et détermination de la question de savoir si les faits en l’espèce soulève une question à certifier

[63]  Peu de temps avant l’audition de la présente demande, la Cour d’appel fédérale a rendu une décision dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tennant, 2019 CAF 206. Aucune des parties ni la Cour n’a eu la possibilité d’examiner l’arrêt Tennant avant l’audience.

[64]  La question de savoir si l’arrêt Tennant peut avoir un effet sur les questions examinées en l’espèce et, le cas échéant, en quoi consiste cet effet, devait être prise en considération. Par équité pour les parties, chacune s’est vu accorder du temps après l’audience pour examiner l’arrêt Tennant et formuler d’autres observations, y compris des observations sur la question de savoir si les faits en l’espèce soulevaient une question à certifier.

[65]  Les deux parties ont fait valoir, et je suis de leur avis que, compte tenu du droit actuel et des faits, une question grave de portée générale ne ressort pas des faits.

[66]  De façon plus générale, en ce qui concerne l’incidence de l’arrêt Tennant sur la présente affaire, M. Tully a soutenu qu’il est clair qu’il n’y avait qu’une issue possible en l’espèce, soit que la Cour doit rendre une ordonnance enjoignant que la citoyenneté lui soit accordé, comme cela a été fait dans l’arrêt Tennant.

[67]  À titre de point intéressant, dans le but de montrer son lien avec le Canada, M. Tully a aussi mis en évidence ses racines familiales impressionnantes au Canada. Elles ont commencé avec l’arrivée en 1639 à Port Royal, maintenant la Nouvelle-Écosse, de ses septièmes aïeuls. Son arrière‑grand‑père est arrivé en tant que lieutenant-général et il est devenu le gouverneur général de Port-Royal.

[68]  Le ministre a fait valoir qu’il n’y a pas qu’une seule issue possible selon la preuve – soit que M. Tully est un citoyen canadien – et qu’aucune ordonnance à cet égard n’a pas été rendue.

[69]  Le ministre a aussi fait observer que le facteur des racines familiales n’a pas été soumis à l’agent et qu’il ne peut être pris en compte en ce qui concerne le bien-fondé de la présente affaire.

[70]  Je ne crois pas que M. Tully prétendait que ses racines pouvaient l’emporter sur les dispositions de la Loi sur la citoyenneté. Il peut avoir soumis ce facteur à titre de privilège personnel pour faire valoir le lien que ses ancêtres avaient, et ont toujours, avec le Canada, en réponse à sa perception selon laquelle le ministre a laissé entendre qu’il avait peu ou pas de liens avec le Canada.

[71]   Peu importe la raison pour laquelle il a soumis le facteur de ses racines familiales au Canada, elles n’ont pas d’effet sur l’issue de la demande de M. Tully.

[72]  M. Tully a aussi déclaré que son cousin Kenny, né d’un père canadien qui était le frère de sa mère, pouvait obtenir la citoyenneté « aujourd’hui » en vertu de l’alinéa 3(1)e), mais que lui ne le pouvait pas. Il soutient qu’il s’agit d’une forme de discrimination sexuelle puisque comme le parent canadien de Kenny était un homme et que celui de M. Tully était une femme, il n’a pas « droit » à la citoyenneté canadienne.

[73]  Cet argument ne tient pas compte du fait que peu importe le sexe, les dispositions de l’alinéa 5(1)b) l’emporterait. La condition préalable au « droit » est l’enregistrement de la naissance durant la période prolongée, comme l’explique en détail l’analyse.

[74]  Par conséquent, l’arrêt Tennant ne s’applique pas à la situation de M. Tully.

VII.  Conclusion

[75]  M. Tully a fait un travail admirable pour ce qui fut de présenter sa cause et de se renseigner sur le droit. Il a fait un plaidoyer passionné et sincère en vue d’obtenir la citoyenneté.

[76]  M. Tully peut retracer sa lignée familiale jusqu’à la neuvième génération, des personnes qui ont toutes résidé ou qui sont nées au Canada. M. Tully est fier, à juste titre, de son héritage. Dans le passé, il a eu un lien très fort avec le Canada, dont son attachement personnel développé en tant que jeune garçon qui visitait ses grands-parents et maintenant en tant que père qui passe ses vacances d’hiver annuelles avec sa propre famille à Mont-Tremblant.

[77]  M. Tully a demandé la citoyenneté puisqu’il a obtenu une offre d’emploi à Toronto. Un avocat d’immigration lui a dit qu’il était probablement un citoyen canadien, ce qui le rendait inadmissible à un permis de travail.

[78]  Bien qu’il n’ait pas eu gain de cause dans la présente demande, M. Tully a d’autres options. L’avocat d’immigration qu’il a consulté ou un membre de la famille peut l’aider à rassembler des éléments de preuve pour lui permettre d’avoir droit à la citoyenneté et il peut présenter de nouveau une demande. Il peut aussi disposer d’autres recours en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, ou en vertu d’autres dispositions de la Loi sur la citoyenneté.

[79]  Malheureusement pour M. Tully, en raison de l’alinéa 3(3)a), la loi actuelle ne possède pas de disposition permettant de lui accorder rétroactivement la citoyenneté canadienne à titre de personne de deuxième génération née à l’étranger.

[80]  La décision et les motifs respectent l’exigence de l’arrêt Vavilov selon laquelle « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti », Vavilov, au paragraphe 85.

[81]  Pour tous les motifs qui précèdent, la demande est rejetée, sans dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-2125-18

LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Aucuns dépens ne sont adjugés. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« E. Susan Elliott »

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de juin 2020.

Claude Leclerc, traducteur



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