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Date : 20200327


Dossier : IMM-4607-19

Référence : 2020 CF 432

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 mars 2020

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

BE VAN NGUYEN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les motifs qui suivent expliquent pourquoi j’ai informé les parties, à la suite des observations formulées de vive voix, que la présente demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration [la SAI] sera accueillie.

[2]  M. Nguyen est né au Vietnam. Il demeure à Surrey, en Colombie-Britannique, et travaille dans la construction. Il a quitté le Vietnam après son service militaire obligatoire, et est arrivé comme réfugié à Hong Kong, alors territoire britannique, en 1983. Il a épousé sa première femme en avril 1986, et ils ont eu trois enfants qui sont maintenant des citoyens canadiens adultes. M. Nguyen et sa première épouse ont obtenu la résidence permanente au Canada en juillet 1986, et il est devenu citoyen canadien vers 1990. M. Nguyen et son épouse ont divorcé en 2000. Ils ont ensuite recommencé à vivre ensemble, avant de se séparer définitivement en 2006.

[3]  M. Nguyen a rencontré pour la première fois son épouse actuelle, Mme Bui, lorsqu’elle lui a coupé les cheveux en juin 2003, alors qu’il rendait visite à des membres de sa famille au Vietnam. Elle est née au Vietnam en 1976 et n’a jamais été mariée auparavant. M. Nguyen est retourné la voir pour des coupes de cheveux lors de ses visites annuelles au Vietnam de 2004 à 2006. En 2007, ils se sont liés d’amitié et sont allés à Hanoï ensemble. Au cours des deux années suivantes, lui et Mme Bui sont restés en contact, et il lui a rendu visite chaque fois qu’il était au Vietnam. En septembre 2009, ils ont organisé une cérémonie de fiançailles au domicile de Mme Bui, et ils se sont mariés le 18 septembre 2009.

[4]  La demande de visa de résident permanent de Mme Bui a été rejetée par un agent des visas du Canada en 2010, au motif que leur mariage n’était pas authentique. La SAI a rejeté l’appel de cette décision en 2012.

[5]  M. Nguyen a continué à rendre visite à Mme Bui au Vietnam, s’y rendant à une quinzaine de reprises. Ils ont eu un fils en 2013 et une fille en 2017. La première visite de M. Nguyen pour voir son fils a eu lieu lorsque l’enfant avait 18 mois.

[6]  Mme Bui a présenté une nouvelle demande de visa de résident permanent en 2016 et, une fois de plus, l’agent des visas a conclu que le mariage n’était pas authentique. M. Nguyen a interjeté appel devant la SAI, laquelle a conclu que sa décision antérieure ne constituait pas un obstacle à ce que l’affaire soit instruite.

[7]  La SAI a tenu deux audiences, soit le 13 septembre 2018 et le 30 avril 2019, lors desquelles un interprète était présent. M. Nguyen y a assisté en personne, et Mme Bui a participé par téléphone.

[8]  La première audience s’est terminée lorsque M. Nguyen a semblé incapable de répondre convenablement aux questions du conseil du défendeur, qui s’était opposé à l’appel. La SAI a accueilli la demande du conseil du défendeur d’exclure M. Nguyen pendant que le tribunal et le conseil discutaient de la façon de procéder.

[9]  À la fin de la première journée d’audience, la SAI a demandé à ce que M. Nguyen fasse l’objet d’une évaluation en vue d’établir s’il y avait lieu de lui nommer un représentant désigné conformément au paragraphe 167(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Lors de la deuxième séance, la SAI a déterminé qu’il n’avait pas besoin d’un représentant désigné.

[10]  La SAI a conclu que le mariage n’était pas authentique et que Mme Bui n’avait donc pas le statut d’épouse au sens du paragraphe 4(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227. Dans son analyse de l’authenticité du mariage, la SAI a appliqué les facteurs énoncés dans l’une de ses décisions antérieures, à savoir Chavez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), SAI TA3 24409 (2005) [Chavez]. Les facteurs énoncés dans Chavez et appliqués par la SAI, étaient « l’évolution de la relation, la connaissance que chaque partie a de l’autre et l’existence de communications soutenues ».

[11]  La SAI a conclu que M. Nguyen et Mme Bui n’ont pas décrit de façon cohérente le début et les premières étapes de leur relation, et que l’évolution de la relation jusqu’à la demande en mariage n’a pas été expliquée de façon adéquate, d’autant plus qu’ils avaient 15 ans d’écart et des antécédents matrimoniaux différents. Elle a conclu que leur connaissance l’un de l’autre ne concordait pas avec celle d’un mariage authentique, soulignant des contradictions entre leurs témoignages de vive voix, y compris quant aux détails du premier appel devant la SAI, du stade de développement de leur fille, de la vie de Mme Bui au Vietnam et de l’absence de M. Nguyen pendant les 18 premiers mois de vie de leur fils.

[12]  À mon avis, l’analyse de la SAI concernant chacun des facteurs examinés n’est pas raisonnable, transparente et intelligible.

[13]  Le tribunal a d’abord examiné l’origine et le développement de la relation, et a déclaré ce qui suit :

[12] J’estime que l’origine de la relation est un élément important et essentiel dans les appels de cette nature. Pour évaluer la crédibilité de la preuve à cet égard, il est nécessaire de tenir compte de la capacité des témoins d’exposer de façon raisonnablement cohérente les circonstances dans lesquelles ils ont été présentés l’un à l’autre et leurs activités communes au début de la relation. Cependant, plusieurs lacunes ont été relevées dans les témoignages en ce qui a trait à la façon dont la relation a évolué et a abouti à un mariage.

[13] La demandeure est coiffeuse et, à un certain moment en 2003, elle a fourni des services de coiffure à l’appelant, qui avait quitté le Canada pour séjourner au Vietnam. L’appelant était marié à sa première épouse lorsqu’il a rencontré la demandeure, mais, en septembre 2009, après avoir établi le contact avec elle, il l’a demandée en mariage. Les éléments de preuve à ma disposition ne suffisaient pas à corroborer ce récit ni à expliquer pourquoi ou comment leur relation a évolué jusqu’au point où ils ont décidé de s’épouser.

[14] L’appelant et la demandeure sont mal assortis sur les plans de l’âge et des antécédents matrimoniaux et j’estime que leurs explications concernant l’évolution de leur relation et leur décision de se marier ne sont pas crédibles. Ces lacunes importantes dans les éléments de preuve quant à la façon dont la relation a commencé et a évolué jusqu’au mariage n’avaient pas été résolues ni expliquées de manière crédible à la fin de l’audience, et j’entretenais encore d’importantes préoccupations à cet égard.

[14]  Ce raisonnement soulève plusieurs questions. Premièrement, la SAI a tort de dire que M. Nguyen était marié lorsqu’il a rencontré Mme Bui. Les éléments de preuve démontrent que lui et sa première épouse étaient divorcés. Ils avaient divorcé quelque trois ans auparavant, en 2000. Ils s’étaient réconciliés et avaient continué à vivre ensemble jusqu’en 2006. La situation est donc très différente de celle, comme l’a suggéré le tribunal, d’un homme marié sans difficultés conjugales apparentes qui a rencontré une femme qu’il a ensuite épousée.

[15]  De plus, le tribunal a fait fi de la preuve selon laquelle M. Nguyen est retourné voir Mme Bui pour se faire couper les cheveux lors de ses visites annuelles en 2003, 2004, 2005, 2006 et 2007. Le tribunal omet également de mentionner le fait qu’en 2007 (après la séparation définitive de M. Nguyen et de sa première épouse), ils ont noué une amitié et se sont rendus à Hanoï ensemble. En outre, le tribunal ne mentionne pas non plus qu’au cours des deux années suivantes, lui et Mme Bui sont restés en contact et qu’il lui a rendu visite chaque fois qu’il était au Vietnam.

[16]  L’affirmation du tribunal selon laquelle ils « sont mal assortis sur les plans de l’âge et des antécédents matrimoniaux » est un fait, mais qui n’est absolument pas pertinent. Le monde regorge de mariages authentiques entre des personnes d’âges et d’antécédents matrimoniaux différents. Ce ne sont pas des incompatibilités, comme l’estime la SAI, ce sont des faits.

[17]  Il est également préoccupant que la SAI n’explique pas en quoi « l’origine de la relation » est « un élément important et essentiel » dans le cadre de cet appel. Il ne s’agit pas d’un cas où le mariage est contracté peu de temps après une rencontre récente, ce qui laisserait supposer que la motivation était davantage liée à des objectifs d’immigration. Il s’agit d’un mariage qui dure depuis dix ans, après qu’ils se soient connus pendant six ans, et qui a engendré la naissance de deux enfants. À mon avis, il n’est pas raisonnable d’accorder un quelconque poids à l’origine de cette relation, compte tenu de sa longue durée et de ses suites.

[18]  En plus de la naissance des deux enfants, selon les éléments de preuve présentés à la SAI, M. Nguyen a rendu visite à Mme Bui 15 fois au Vietnam depuis leur mariage, et lui a versé de nombreux paiements au cours de cette période. Aucun de ces faits n’est mentionné par la SAI. Un mariage authentique est une union culturellement reconnue entre des personnes qui souhaitent être ensemble, se soutenir mutuellement sur le plan émotionnel et financier, et souvent, avoir des enfants. Ces éléments de preuve qui n’ont pas été pris en compte étayent fortement l’affirmation selon laquelle il s’agit d’un mariage authentique.

[19]  La SAI a également conclu que leur témoignage concernant leur connaissance mutuelle n’était « pas aussi détaillé que ce à quoi il est possible de s’attendre d’une relation authentique ». À cet effet, le tribunal a dressé une liste de neuf éléments « contradictoire[s] ». Le conseil de M. Nguyen a abordé chacun de ces éléments dans son mémoire. Je souscris à son point de vue selon lequel il n’y a aucune contradiction pour la plupart d’entre eux, ou que les aspects contradictoires s’expliquent. À mon avis, dans le contexte d’un mariage de dix ans, et de la présence de deux enfants, c’est une erreur de fonder une décision sur la relation sur des questions secondaires comme la capacité d’un enfant à s’adresser au père en disant « papa ».

[20]  Je trouve particulièrement troublante l’observation du tribunal selon laquelle leurs témoignages divergent sur le nombre de chambres dans la maison au Vietnam. Elle a dit qu’il y en avait quatre, et il a dit qu’il y en avait trois. Ils étaient tous deux sur la même longueur d’onde quant au fait que deux autres personnes y vivaient, en plus de Mme Bui et des enfants. Le témoignage de la demanderesse relevait les occupants de trois chambres se trouvant dans la maison. Selon le témoignage de M. Nguyen, en plus de ces deux personnes dans leur propre chambre, lorsqu’il lui rendait visite, il dormait avec son épouse dans sa chambre, avec elle et les enfants. S’il voulait vraiment dire qu’il y avait quatre chambres, et non, comme je le soupçonne, quatre lits, il faut en conclure qu’il y avait une chambre libre, et cette possibilité n’a jamais été mentionnée par aucun témoin.

[21]  La SAI était également préoccupée par le fait que M. Nguyen ne soit pas retourné au Vietnam pour voir son nouveau-né pendant quelque 18 mois. Il a affirmé qu’il avait passé ce temps à essayer de retrouver l’homme qui l’avait aidé à faire sa première demande de visa et qui avait tous les documents nécessaires pour faire une nouvelle demande. Le tribunal accorde une grande importance au fait que M. Nguyen qualifie cet homme d’« avocat », alors qu’il ne l’était pas. Toutefois, de nombreux non-spécialistes qualifient d’« avocats » ceux qui les représentent alors qu’ils ne le sont pas. Encore une fois, je trouve que le tribunal a examiné les éléments de preuve de façon microscopique. Je conclus en outre, contrairement au tribunal, qu’il n’était pas déraisonnable que M. Nguyen consacre son temps et ses ressources limités à l’obtention des documents nécessaires à la présentation d’une nouvelle demande de visa pour sa femme et sa famille élargie, plutôt que de se rendre au Vietnam.

[22]  Ce sont les principaux motifs pour lesquels j’estime que la décision est déraisonnable et doit être annulée.

[23]  En plus de l’argument fondé sur le caractère déraisonnable de la décision, il a été soutenu qu’il existe une perception de partialité de la part de la personne qui avait pris la décision de la SAI. Selon la preuve, cette personne a accueilli deux des 21 appels formés au titre de l’article 28 de la LIPR, et trois des 35 appels formés au titre de l’article 4 du Règlement. Bien que ces chiffres donnent à penser que le plaidoyer de l’avocat selon lequel rien n’aurait conduit ce tribunal à accueillir l’appel était peut-être juste, je ne suis pas en mesure de tirer cette conclusion. Elle ne peut être tirée sans plus de précisions sur le nombre moyen d’appels accueillis, et les circonstances des différentes affaires.

[24]  Sur une question distincte, je souscris à l’observation formulée par l’avocat de M. Nguyen lors de la présente audience selon laquelle il était inapproprié d’exclure ce dernier vers la fin de son premier jour de témoignage, même pour les raisons évoquées. Une partie à une procédure a le droit d’être présente pendant toute la durée de la procédure, sauf si sa présence constitue un danger pour autrui. Ce n’était pas le cas.

[25]  Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4607-19

LA COUR STATUE que la décision de la Section d’appel de l’immigration quant à l’authenticité du mariage est annulée et l’appel est renvoyé à un décideur différent.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour de mai 2020

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4607-19

 

INTITULÉ :

BE VAN NGUYEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

vancouver (colOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 FÉVRIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 27 MARS 2020

COMPARUTIONS :

Michael Golden

POUR LE DEMANDEUR

Kimberly Sutcliffe

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Golden Law Corporation

Avocats

Burnaby (Colombie-Britannique)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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