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Date : 20200429


Dossier : T‑491‑20

Référence : 2020 CF 565

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 29 avril 2020

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

LESLIE JOHN MCCULLOCH

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Monsieur McCulloch, un détenu de l’Établissement de Matsqui, demande une ordonnance pour qu’on accélère le traitement de sa demande de contrôle judiciaire du défaut de la Commission des libérations conditionnelles du Canada [la Commission] de rendre une décision dans un délai raisonnable quant à sa demande de libération conditionnelle exceptionnelle, cette dernière étant fondée sur le risque de contracter la COVID‑19 pendant sa détention. M. McCulloch demande que sa demande soit entendue dans les trois semaines suivant la décision relativement à la présente requête. Le procureur général convient que la demande de M. McCulloch devrait être traitée rapidement. Cependant, il demande beaucoup plus de temps – pas moins de 50 jours – avant que l’audience ait lieu.

[2]  J’ordonne que l’affaire soit traitée de façon accélérée et qu’un calendrier des prochaines étapes de la procédure soit établi en vue de la tenue d’une audience dans environ trois semaines. Personne ne conteste que l’affaire est urgente. Elle n’est toutefois pas aussi complexe que le prétend le procureur général et je suis convaincu que le calendrier établi dans la présente ordonnance est équitable pour les deux parties.

I.  Le contexte

[3]  M. McCulloch purge une peine de huit ans pour trafic de drogue. Il est actuellement détenu à l’Établissement de Matsqui, un établissement à sécurité moyenne situé à Abbotsford, en Colombie‑Britannique.

[4]  Le 2 avril 2020, M. McCulloch, par l’intermédiaire de son avocat, a présenté à la Commission une demande de libération conditionnelle exceptionnelle au titre du paragraphe 121(1) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la Loi]. Cette demande était étayée par un billet du médecin de M. McCulloch, qui confirme que M. McCulloch souffre d’asthme et que la COVID‑19 [traduction] « peut être mortelle chez les personnes souffrant de problèmes pulmonaires préexistants ». Aux fins de la présente requête, il n’est pas nécessaire d’examiner les allégations de fait et les arguments juridiques à l’appui de la demande que M. McCulloch a présentée à la Commission.

[5]  Le 9 avril 2020, la Commission a écrit à l’avocat de M. McCulloch pour accuser réception de ses observations. Le 12 avril 2020, l’avocat de M. McCulloch a écrit à la Commission pour lui demander de donner suite rapidement à sa lettre du 2 avril 2020. (Bien que ce ne soit pas clairement établi par la preuve, la lettre du 9 avril de la Commission a vraisemblablement été transmise à l’avocat de M. McCulloch après le 12 avril.)

[6]  Le 22 avril 2020, M. McCulloch a présenté une demande de contrôle judiciaire, demandant à la Cour d’ordonner à la Commission [traduction] « de rendre la décision qu’elle a indûment retardée ». Le même jour, M. McCulloch a présenté la présente requête visant à accélérer l’instance.

II.  Analyse

A.  Accélération du traitement d’une demande : les principes généraux

[7]  L’accélération du traitement d’une demande est un pouvoir discrétionnaire dont la source se trouve dans l’article 8 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles]. Pour comprendre les facteurs qui guident l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, il est utile de prendre un peu de recul et de se pencher sur le principe de l’accès à la justice.

[8]  L’accès à la justice a été reconnu sous diverses formes comme un corollaire de la primauté du droit et des dispositions constitutionnelles concernant le pouvoir judiciaire : BCGEU c British Columbia (Procureur général), [1988] 2 RCS 214; Trial Lawyers Association of British Columbia c Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 RCS 31.

[9]  L’urgence de la présente affaire m’empêche d’effectuer un examen exhaustif des exigences en matière d’accès à la justice. Pour nos fins, il suffit d’en souligner un aspect :, l’accès adéquat à la justice suppose que les tribunaux soient en mesure d’offrir une réparation efficace aux personnes qui cherchent à faire valoir leurs droits. Pour être efficace, une telle réparation doit être accordée en temps utile.

[10]  Toutefois, le processus judiciaire doit être équitable. Les parties doivent avoir suffisamment de temps pour rassembler les éléments de preuve et préparer leurs arguments juridiques. En fixant des délais pour les diverses étapes procédurales précédant l’audience sur le fond, les Règles de la Cour fédérale cherchent à établir un équilibre entre les exigences d’équité et de célérité. En particulier, les demandes de contrôle judiciaire sont assujetties à un processus accéléré selon lequel la Cour « statue à bref délai et selon une procédure sommaire » sur ces demandes : Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7, au paragraphe 18.4(1).

[11]  L’équilibre établi par les Règles est adéquat dans la plupart des cas. Toutefois, les circonstances et la nature de la demande exigent parfois une décision plus rapide, sans laquelle l’accès à la justice serait effectivement compromis. La demande de réparation provisoire constitue l’une des solutions. Par exemple, notre Cour statue régulièrement sur des requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi du Canada sur préavis de quelques jours. L’accélération de l’audience sur le fond constitue une deuxième solution. Les demandes de contrôle judiciaire des décisions de mise en liberté d’une personne, par exemple, sont souvent accélérées et entendues sur le fond « dans les jours suivant le prononcé » de celles‑ci : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Asante, 2019 CF 905, au paragraphe 25.

[12]  La Cour d’appel fédérale et notre Cour ont rendu des décisions motivées sur des requêtes visant à accélérer l’instance dans les affaires suivantes : Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd., 1998 CanLII 7960 (CAF); Commission canadienne du blé c Canada (Procureur général), 2007 CF 39 [Commission canadienne du blé]; Conacher c Canada (Premier Ministre), 2008 CF 1119 [Conacher]; Trotter c Canada (Vérificateur général), 2011 CF 498 [Trotter]; May c CBC / Radio Canada, 2011 CAF 130 [May]. L’analyse de ces décisions m’amène à conclure que le pouvoir discrétionnaire d’accélérer l’instance est exercé en fonction de deux grands ensembles de facteurs : (1) la nécessité d’accélérer l’instance afin d’assurer l’efficacité de la réparation demandée; (2) le caractère équitable du processus accéléré.

[13]  Le premier volet de l’analyse est axé sur une question simple : le droit que les demandeurs cherchent à faire exécuter sera‑t‑il compromis par le passage du temps? Bien que le contexte soit quelque peu différent, la question s’apparente à la notion de préjudice irréparable, qui détermine s’il est possible d’obtenir une réparation provisoire. Le critère consiste à déterminer s’il sera trop tard pour accorder une réparation si l’affaire est entendue dans les délais habituels. Dans l’affirmative, alors l’affaire est urgente.

[14]  Nombreux sont les plaideurs qui souhaiteraient que l’on rende une décision rapide quant à leur demande. Toutefois, les préférences du demandeur ne rendent pas, à elles seules, une demande urgente. Les tribunaux sont conscients du fait que l’accélération d’une affaire peut en retarder d’autres : Commission canadienne du blé, au paragraphe 13. La substance de la demande et la réparation recherchée doivent être analysées pour comprendre comment elles pourraient être compromises par le passage du temps.

[15]  La conduite du demandeur peut également être examinée. Le fait que le demandeur était au courant de la situation incriminée, mais qu’il a attendu avant de présenter une demande, peut démontrer que la question n’est pas vraiment urgente : May, au paragraphe 11. L’incidence de l’instance sur l’intérêt public peut également être prise en compte : Première Nation de Fond du Lac c Mercredi, 2020 CAF 59, aux paragraphes 7 et 8.

[16]  Le deuxième volet de l’analyse est axé sur l’équité du processus. Essentiellement, la question est de savoir si le défendeur sera en mesure de préparer une réponse valable à la demande. La complexité de la question constitue un facteur crucial. Par exemple, la Cour d’appel fédérale et notre Cour ont refusé d’accélérer l’instruction d’affaires constitutionnelles complexes, soulignant qu’un dossier factuel adéquat et des observations juridiques soigneusement rédigées sont souvent nécessaires : May, au paragraphe 16; Trotter, au paragraphe 16. De plus, la Cour n’accélérera pas l’instruction d’une affaire lorsqu’il est évident que le demandeur a réglé sa conduite de manière à priver le défendeur de la possibilité de présenter une réponse complète (voir, par analogie, la décision Beros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 325.

B.  Application au dossier de M. McCulloch

[17]  Les parties s’entendent pour dire que l’affaire devrait être traitée rapidement, et je suis d’accord avec elles. Compte tenu de leur désaccord au sujet du calendrier approprié, il est toutefois utile d’expliquer brièvement pourquoi une réparation efficace ne peut être offerte qu’en écourtant les délais habituels. Ce faisant, je n’entends exprimer aucun point de vue sur le bien‑fondé de la demande.

[18]  Comme je l’ai déjà mentionné, le premier volet de l’analyse porte sur la nature de la demande et de la réparation recherchée. M. McCulloch ne demande pas à la Cour de lui accorder une libération conditionnelle exceptionnelle. C’est la Commission qui devra trancher cette question. M. McCulloch sollicite simplement une ordonnance enjoignant à la Commission de rendre une décision rapidement.

[19]  Ainsi, s’il s’écoule trop de temps avant qu’une décision soit rendue sur le fond de la présente demande, M. McCulloch aura été privé de ce qu’il demande, c’est-à-dire une décision rapide de la part de la Commission. Compte tenu de ce que nous savons au sujet de la pandémie de la COVID‑19 et de ses effets sur les personnes ayant des problèmes de santé préexistants, je suis d’avis que M. McCulloch a un intérêt légitime à ce que sa demande soit instruite selon le calendrier qu’il propose, plutôt que celui proposé par le procureur général. Autrement dit, il s’agit d’une affaire urgente.

[20]  Toutefois, le procureur général soutient qu’il serait inéquitable de ne lui donner que trois semaines afin de se préparer à l’audience. Premièrement, il soutient qu’il devra colliger et déposer une quantité considérable d’éléments de preuve en réponse à la demande de M. McCulloch. Deuxièmement, il souligne les obstacles découlant de l’obligation de travailler à domicile pendant la pandémie de la COVID‑19. Je ne puis souscrire à ces observations.

[21]  L’affaire n’est pas indûment complexe. Elle ne porte pas sur la substance de la décision que doit prendre la Commission. La question est simplement de savoir si la Commission prend un temps déraisonnable pour donner suite à la demande de libération conditionnelle de M. McCulloch. Il existe de la jurisprudence sur cette question. On ne peut la comparer aux questions constitutionnelles difficiles et inédites soulevées dans des affaires comme Commission canadienne du blé, TrotterConacher ou May. Le niveau de complexité de l’affaire n’est pas différent de celui des questions interlocutoires qui sont habituellement traitées selon un calendrier semblable.

[22]  Je reconnais que le procureur général devra déposer une preuve concernant le processus suivi par la Commission et par le Service correctionnel du Canada pour statuer sur la demande de M. McCulloch. Les observations du procureur général relativement à la présente requête contiennent toutefois une description détaillée de la preuve qu’il envisage actuellement de déposer; les documents de politique pertinents ont même été déposés conjointement avec ces observations. Je suis d’avis qu’il est possible de déposer cette preuve selon le calendrier prévu dans la présente ordonnance. Je reconnais que cela obligera les avocats du procureur général à travailler intensivement sur le dossier, mais cette exigence découle du caractère urgent de l’affaire.

[23]  Le calendrier proposé par le procureur général prévoit une période de temps considérable entre chaque étape de la procédure. Par exemple, le procureur général propose de déposer son dossier, qui comprend son mémoire des faits et du droit, 14 jours après celui de M. McCulloch. Lorsqu’une affaire n’est pas urgente, il convient de prévoir suffisamment de temps entre chaque étape de la procédure, de sorte qu’une partie n’est pas tenue de commencer à travailler sur une étape (par exemple, son mémoire des faits et du droit) avant que l’étape qui la précède logiquement (par exemple, le dépôt de la preuve) ne soit achevée. Toutefois, en cas d’urgence, ces étapes doivent souvent se dérouler en parallèle. Selon l’expérience de la Cour, des parties averties, comme le procureur général du Canada, ont démontré leur capacité de travailler dans des délais serrés lorsque la nature de l’affaire l’exige.

[24]  Le procureur général demande également plus de temps en raison de la pandémie de la COVID‑19. Le seul élément de preuve concernant les répercussions de la situation actuelle sur les activités du ministère de la Justice se trouve dans le paragraphe suivant d’une déclaration faite sous serment par un adjoint juridique du Ministère :

[traduction]

Les avocats et le personnel de soutien juridique du bureau régional de la Colombie‑Britannique du MJ doivent travailler à distance, de leur domicile, jusqu’à nouvel ordre en raison des restrictions actuelles en matière de santé publique imposées par la Covid‑19. En ce qui concerne toutes les affaires relatives à des litiges, le personnel du MJ est invité à ne pas rencontrer en personne les représentants des clients, à faire signer des affidavits par vidéoconférence conformément aux politiques et aux directives de la Cour et à déposer les documents de la Cour par voie électronique.

[25]  Il ne fait aucun doute que les restrictions actuelles ont bouleversé les habitudes de travail d’un grand nombre de fonctionnaires et ont causé de graves perturbations dans les activités normales de nombreux secteurs de la fonction publique et du système judiciaire. Les employés confinés à domicile avec de jeunes enfants peuvent ne pas être en mesure de travailler pendant les heures normales. Ce ne sont pas tous les employés qui sont en mesure de passer au travail à distance sans difficulté. Il y a des défis technologiques. Bien que de nouvelles méthodes de travail plus efficaces soient susceptibles de voir le jour, cela pourrait prendre un certain temps.

[26]  Toutefois, la situation actuelle a amené la Cour fédérale et d’autres tribunaux à annuler des audiences non urgentes pour une période importante. On peut donc s’attendre à ce que le ministère de la Justice ait encore la capacité de traiter un nombre relativement restreint d’affaires urgentes, malgré les restrictions de la COVID‑19. Le procureur général n’a pas fait la preuve de difficultés propres à la présente affaire.

[27]  Par conséquent, je suis d’avis qu’il est possible de trancher équitablement le présent dossier selon le calendrier proposé par M. McCulloch et qui se reflète dans la présente ordonnance. En ce qui concerne le contre‑interrogatoire des auteurs des affidavits, j’incite les parties à s’entendre sur des façons expéditives de recueillir les renseignements qui pourraient faire défaut après que les parties aient échangé leurs affidavits, notamment en procédant par vidéoconférence ou en fournissant des réponses écrites aux questions. Si les parties éprouvent des difficultés à cet égard, je suis disposé à tenir une conférence de gestion de l’instance à court préavis. L’affaire sera renvoyée au bureau de l’administratrice judiciaire, qui fixera une date d’audience.


ORDONNANCE dans le dossier T‑491‑20

LA COUR STATUE que :

1.  Le traitement de la présente affaire est accéléré.

2.  Le demandeur doit signifier et déposer ses affidavits au plus tard le 1er mai 2020.

3.  Le défendeur doit signifier et déposer ses affidavits au plus tard le 8 mai 2020.

4.  Tout contre‑interrogatoire des auteurs des affidavits doit avoir été effectué d’ici le 12 mai 2020.

5.  Le demandeur doit signifier et déposer son dossier de demande au plus tard le 14 mai 2020.

6.  Le défendeur doit signifier et déposer son dossier de demande au plus tard le 19 mai 2020.

7.  La mise au rôle de la présente affaire est immédiatement renvoyée au bureau de l’administratrice judiciaire pour que soit fixée une date d’audience accélérée.

8.  Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T‑491‑20

 

INTITULÉ :

LESLIE JOHN MCCULLOCH c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

REQUÊTE EXAMINÉE SUR DOSSIER À OTTAWA (ONTARIO)

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 29 AVRIL 2020

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Eric Purtzki

POUR LE DEMANDEUR

 

Banafsheh Sokhansanj

Mark East

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Melville Law Chambers

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DEMANDEUR

 

For The Applicant

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

FOR THE RESPONDENT

 

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