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Date : 20200409


Dossier : T-608-17

Référence : 2020 CF 505

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 9 avril 2020

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

SEEDLINGS LIFE SCIENCE VENTURES, LLC

demanderesse/
défenderesse reconventionnelle

et

PFIZER CANADA SRI

défenderesse/
demanderesse reconventionnelle

ORDONNANCE CONCERNANT LES DÉPENS ET MOTIFS


[1]  La défenderesse, Pfizer Canada SRI [Pfizer], a obtenu gain de cause à l’égard de toutes les questions en litige dans le cadre d’une action en contrefaçon de brevet intentée par Seedlings Life Science Ventures, LLC [Seedlings]. Dans la décision rendue par la Cour le 2 janvier 2020, la question des dépens a été différée (Seedlings Life Science Ventures, LLC c Pfizer Canada ULC, 2020 FC 1). Pfizer sollicite maintenant, à titre de dépens, une somme globale, qui excède le montant prévu dans le tarif, sur la base de 40 % des honoraires d’avocats qu’elle a engagés, plus les débours. Pour sa part, Seedlings conteste l’octroi des dépens sur la base d’une somme globale. Elle affirme qu’elle ne devrait être condamnée qu’à payer les dépens fondés sur le tarif prévu à l’annexe B des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. En outre, Seedlings soutient que les honoraires de Pfizer sont déraisonnables et qu’elle réclame des honoraires d’avocats et des débours inadmissibles ou qui ont déjà été refusés. Voici les motifs pour lesquels j’adjuge une somme globale de 2 629 062 $, y compris les débours, ce qui équivaut à 25 % des honoraires d’avocats raisonnablement engagés par Pfizer, plus ses débours raisonnables.

I.  Les principes fondamentaux

[2]  Conformément au paragraphe 400(1) des Règles, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens et de les répartir. Néanmoins, « en l’absence d’autres facteurs, le juge devrait condamner la partie déboutée à payer les dépens à la partie qui obtient gain de cause » (Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 1119, au paragraphe 7 [Whalen]).

[3]  Le tarif est le mécanisme utilisé par défaut pour évaluer les dépens, car il favorise une certaine cohérence entre des affaires similaires et aide à s’assurer que le montant adjugé ne dépend pas du fait qu’une partie a engagé un avocat dont les services sont coûteux ou bon marché (Whalen, au paragraphe 8, citant Yeti Coolers, LLC c Howsue Holdings Inc, 2019 CF 571, au paragraphe 5). Toutefois, la jurisprudence récente a reconnu que l’application d’un tarif donne habituellement lieu à une adjudication de dépens dont le montant est « nettement inférieur aux frais effectivement engagés par la partie qui obtient gain de cause » (Whalen, au paragraphe 9; Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25, au paragraphe 13 [Dow]). Bien qu’il ne s’agisse pas du seul facteur, il peut justifier que l’on s’écarte de ce que prévoit le tarif pour favoriser l’adjudication d’une somme globale.

[4]  L’adjudication d’une somme globale est appropriée dans le cadre de « litiges complexes opposant des parties averties » (Dow, au paragraphe 13; voir aussi Sport Maska Inc c Bauer Hockey Ltd, 2019 CAF 204, au paragraphe 50 [Sport Maska]). Dans Whalen, j’ai fait remarquer qu’il peut être approprié d’adjuger les dépens selon un barème supérieur lorsque les parties ont les moyens de les payer et qu’il est « évident [que cela] permettra de mieux atteindre les objectifs en matière d’adjudication de dépens », plus particulièrement en incitant les parties à prendre des décisions efficientes dans la conduite de l’instance judiciaire en internalisant les coûts engendrés par celle-ci (Whalen, aux paragraphes 4 et 30).

[5]  L’adjudication d’une somme globale dispense la Cour d’une « analyse détaillée » des honoraires et contribue à s’assurer que les audiences portant sur l’adjudication des dépens ne se transforment pas en exercice de comptabilité (Dow, au paragraphe 11). Cela peut « contribuer à la réalisation de l’objectif des Règles des Cours fédérales d’apporter “une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible” » (Dow, au paragraphe 11; non souligné dans l’original). Néanmoins, le montant d’une somme globale ne devrait pas être simplement fixé « de façon arbitraire » et est généralement fondé sur un pourcentage des honoraires d’avocats raisonnablement engagés par la partie (Dow, aux paragraphes 15 et 16). Bien qu’il faille éviter une comptabilité détaillée, la partie sollicitant des dépens doit fournir suffisamment de renseignements pour convaincre la Cour que les honoraires ont été raisonnablement engagés dans le cadre du litige (Dow, au paragraphe 18).

[6]  Bien que l’adjudication d’une somme globale tende à représenter entre 25 et 50 % des honoraires effectivement engagés par une partie, un pourcentage plus ou moins élevé peut être justifié dans certaines affaires (Dow, au paragraphe 17). L’exercice du vaste pouvoir discrétionnaire de la Cour d’adjuger les dépens est guidé par les facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles, la jurisprudence et les objectifs de l’adjudication de dépens (Dow, au paragraphe 19).

[7]  Une partie qui sollicite des dépens doit également démontrer que ses débours constituaient des « dépenses justifiées au regard des questions en litige » (Dow, au paragraphe 20).

II.  Application

A.  L’adjudication d’une somme globale

[8]  La présente affaire se prête bien à l’adjudication d’une somme globale à titre de dépens, calculée à partir d’un pourcentage des honoraires d’avocats raisonnables de Pfizer, plus ses débours raisonnables. Les deux parties à la présente instance sont hautement averties. Seedlings a été soutenue par un bailleur de fonds spécialisé dans le financement de litiges, ce qui a fait l’objet d’une demande sollicitant l’approbation de la Cour dans Seedlings Life Science Ventures, LLC c Pfizer Canada Inc, 2017 CF 826. Je ne doute pas que Seedlings et son bailleur de fonds aient la capacité d’estimer leurs chances d’avoir gain de cause, de soupeser les gains escomptés et les conséquences financières du rejet de l’action et de mener l’instance en tenant compte de ces facteurs. En d’autres termes, ils sont en mesure de répondre aux incitatifs que le régime des dépens met en place à l’intention des parties.

B.  Le caractère raisonnable des honoraires d’avocats engagés par Pfizer

[9]  Je passe maintenant au caractère raisonnable des honoraires engagés par Pfizer. Pfizer a fourni une preuve indiquant qu’elle avait engagé un montant de 4,7 millions de dollars en honoraires d’avocats. Cependant, Seedlings soutient que ces frais sont excessifs, parce que Pfizer a réclamé des honoraires refusés et inadmissibles, et qu’elle n’a fourni aucune justification pour ses frais élevés.

(1)  Les honoraires refusés et inadmissibles

[10]  Seedlings soutient d’abord que Pfizer a réclamé des honoraires refusés et inadmissibles, y compris des honoraires engagés à l’égard de requêtes pour lesquelles des dépens ont déjà été adjugés (plus de 344 000 $), ainsi que des honoraires pour des services rendus par des étudiants en droit, des auxiliaires juridiques et des parajuristes. Seedlings soutient que ces frais devraient être exclus du fondement sur lequel un pourcentage est appliqué ou que le pourcentage applicable devrait être réduit davantage.

[11]  Je suis d’accord avec Seedlings pour dire que Pfizer ne peut pas réclamer des dépens concernant des requêtes pour lesquelles des dépens ont déjà été adjugés. Comme l’a écrit la Cour d’appel fédérale dans Exeter c Canada (Procureur général), 2013 CAF 134, au paragraphe 14, « [l]a décision d’un juge d’accorder ou non les dépens d’une requête ne peut être modifiée ensuite par le juge appelé à statuer sur l’action ou la demande sous‑jacente ». J’ai examiné les factures des avocats de Pfizer et je suis convaincu qu’elles comprennent un montant d’environ 344 000 $ en honoraires à l’égard de requêtes pour lesquelles des dépens ont déjà été adjugés. Par conséquent, je réduirai d’autant les honoraires d’avocats de Pfizer.

[12]  Seedlings a cité une affaire dans laquelle il avait été établi qu’une partie qui avait obtenu gain de cause n’était pas en droit de réclamer des dépens pour des services rendus par des stagiaires en droit, des auxiliaires juridiques ou des parajuristes (Apotex Inc c H. Lundbeck A/S, 2013 CF 1188, au paragraphe 31, qui citait à son tour Janssen-Ortho Inc c Novopharm Ltd, 2006 CF 1333, au paragraphe 25). Cependant, dans ces affaires, les dépens avaient été taxés selon le tarif. Le tarif ne prévoit aucune disposition relative à ce type de services. En revanche, lorsqu’une somme globale est adjugée, le montant de base correspond aux honoraires effectivement engagés par la partie. Ces honoraires ne sont pas régis par le tarif, mais par l’entente conclue entre la partie et ses avocats. En définitive, ils sont le reflet des forces du marché. C’est pour cette raison que nous n’adjugeons qu’un pourcentage de ces frais. Par conséquent, il n’est pas approprié de refuser des dépenses liées à des stagiaires en droit, des auxiliaires juridiques et des parajuristes, à condition qu’elles aient été effectivement engagées par la partie.

(2)  La justification du niveau des honoraires

[13]  Le deuxième moyen de contestation avancé par Seedlings concerne le caractère raisonnable des honoraires d’avocats engagés par Pfizer. Cette contestation est fondée sur une comparaison entre les frais engagés par chaque partie. Pfizer a engagé des honoraires d’avocats qui étaient trois fois supérieurs à ceux effectivement engagés par Seedlings. Aux termes de son entente de financement du litige, les honoraires des avocats de Seedlings n’ont pas tous été facturés. Néanmoins, les honoraires d’avocats engagés par Pfizer ont été plus de deux fois supérieurs à ceux que Seedlings aurait engagés si ses avocats avaient facturé tous leurs honoraires. Seedlings fait valoir que Pfizer ne s’est pas acquittée de son fardeau de prouver que ses frais étaient raisonnables dans les circonstances. Elle laisse entendre que les frais engagés par Pfizer en l’espèce auraient dû être [traduction] « bien inférieurs à 3 millions de dollars » (observations de Seedlings concernant les dépens, au paragraphe 20).

[14]  Tout d’abord, je voudrais souligner que nous souhaitons tous que les services juridiques soient plus abordables. Cependant, pour juger si les honoraires de Pfizer sont raisonnables, je n’ai pas à approuver la façon dont le marché fixe la rémunération des avocats. Je ne fais qu’apprécier si, compte tenu des conditions actuelles du marché, le montant des ressources que Pfizer a choisi de consacrer à la présente affaire résulte d’un choix défendable.

[15]  Ce faisant, je dois garder à l’esprit qu’il est difficile en soi pour un tribunal de remettre en cause les choix stratégiques des parties dans la conduite de l’instance. La Cour ne connaît pas le degré de tolérance au risque de chaque partie et peut ne pas être en mesure d’apprécier pleinement l’incidence de son jugement sur les parties. De plus, la sagesse rétrospective est évidemment toujours parfaite. D’ailleurs, la partie perdante ne devrait pas [traduction« dire à la partie gagnante comment elle aurait pu obtenir gain de cause en en faisant moins ou en dépensant moins » (Hospira Healthcare Corporation c Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2018 CF 1067, au paragraphe 24).

[16]  Je n’accepte pas la prémisse fondamentale de l’argument de Seedlings. Il n’existe aucune règle ou attente selon laquelle les parties à une instance devraient dépenser à peu près les mêmes montants en honoraires d’avocats. L’enjeu peut être différent ou avoir une valeur différente pour chaque partie. La tolérance au risque de chaque partie peut être différente. La présence d’un bailleur de fonds peut influer sur ces paramètres d’une façon que le tribunal ne connaît pas.

[17]  Je ne peux pas conclure que les honoraires d’avocats engagés par Pfizer sont déraisonnables. Il ne faut pas oublier que Seedlings poursuivait Pfizer pour une somme bien supérieure à 100 millions de dollars. Pfizer avait beaucoup à perdre. On ne peut donc reprocher à Pfizer d’avoir dépensé près de 5 millions de dollars en honoraires d’avocats. Bien que les comparaisons soient par nature difficiles, je souligne également que les honoraires de Pfizer sont d’une importance similaire à ceux engagés dans d’autres affaires de brevets, comme Dow Chemical Company c Nova Chemicals Corporation, 2017 CF 759, et Apotex Inc c Shire LLC, 2018 CF 1106 [Shire].

[18]  Cependant, Pfizer sollicite également, à titre de dépens, les honoraires d’avocats engagés en janvier 2020, après que le jugement a été rendu, calculés [traduction« au même taux » que les honoraires d’avocats qu’elle a engagés antérieurement. Je refuse de le faire. Étant donné que Pfizer n’a fourni aucun élément de preuve concernant ses honoraires de janvier, je n’ai aucun fondement sur lequel m’appuyer pour calculer ou estimer les honoraires qu’elle a engagés au cours de ce mois.

C.  La détermination d’un pourcentage approprié

[19]  Compte tenu des facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles, Pfizer demande 40 % de ses honoraires effectivement engagés, plus ses débours, ou, à titre subsidiaire, 33 % de ses honoraires effectivement engagés, plus ses débours. Pfizer soutient que la présente instance est très similaire à l’affaire Dow, où la Cour a adjugé 30 % des frais. Cependant, Pfizer soutient que les facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles, plus précisément le défaut de Seedlings de demander la scission de l’instance et son refus de choisir les dommages-intérêts comme réparation, justifient l’adjudication de dépens équivalant à 40 % des frais. Pfizer soutient que les pourcentages qu’elle demande se situent dans la fourchette de ce qui a été octroyé dans de récentes affaires : Packers Plus Energy Services Inc c Essential Energy Services Ltd, 2020 FC 68 (40 %); Loblaws Inc c Columbia Insurance Corporation, 2019 FC 1434 [Loblaws] (25 %); Sport Maska (33 %); Shire (30 %); Dow Chemical Company c Nova Chemicals Corporation, 2016 CF 91, conf. par 2017 CAF 25 (30 %); Philip Morris Products SA c Marlboro Canada Ltd, 2015 CAF 9 (33 %); H-D USA, LLC c Berrada, 2015 CF 189 (33 %); Eli Lilly and Company c Apotex Inc, 2011 FC 1143 (25 %); Air Canada c Administration portuaire de Toronto, 2010 CF 1335 (50 %).

[20]  Pour sa part, Seedlings fait valoir que les affaires citées par Pfizer ne correspondent pas à la fourchette typique et qu’elles peuvent être distinguées de la présente affaire. Seedlings soutient que Dow et Shire ne sont pas comparables à la présente instance. Dans Dow, le brevet était plus complexe, et il y a eu 33 jours de procès, plus de 180 jours d’« essais scientifiques exhaustifs et complexes » ainsi qu’un total de plus de 700 pages d’observations écrites à la fin du procès. Dans Shire, il y a eu des interrogatoires préalables de huit inventeurs ainsi que 17 jours d’audience.

[21]  Seedlings soutient plutôt que les affaires suivantes présentent une meilleure analogie avec la présente affaire : 10 % dans Bodum USA, Inc c Trudeau Corporation (1889) Inc, 2013 CF 128; 20 % dans Dimplex North America Ltd c CFM Corporation, 2006 CF 1403; 12,5 % dans ABB Technology AG c Hyundai Heavy Industries Co, 2013 CF 1050 [ABB Technology]. Seedlings soutient qu’ABB Technology est celle qui s’apparente le plus à la présente affaire en ce qui concerne la complexité de la technologie en cause, la durée du procès et la portée des interrogatoires préalables. Dans cette affaire, les brevets en cause concernaient des ensembles d’appareillages à isolation gazeuse, le procès a duré neuf jours et de nombreux documents ont été produits, obligeant les avocats de la défenderesse à se rendre en Corée. Seedlings soutient donc que, si la Cour adjuge des dépens majorés, la mesure la plus appropriée est 10 % des frais effectivement engagés par Pfizer.

[22]  À mon avis, la méthode appropriée pour fixer un pourcentage de recouvrement des honoraires consiste à commencer à l’extrémité inférieure de la fourchette proposée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Dow, soit 25 %, et à déterminer si les facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles justifient un chiffre plus élevé. À cet égard, les affaires citées par Seedlings, dans lesquelles un pourcentage moindre a été adjugé, sont moins récentes que les affaires citées par Pfizer. Notre Cour a récemment rejeté l’argument selon lequel l’adjudication d’une somme globale entre 25 % et 50 % n’est appropriée que dans des « circonstances exceptionnelles » (Loblaws, au paragraphe 14). En fait, se fondant sur les arrêts Dow et Sport Maska de la Cour d’appel fédérale, elle a affirmé que « la pratique qui consiste à adjuger les dépens sous forme globale, en pourcentage des dépens réels raisonnablement engagés, est bien établie, notamment dans les cas où l’on a affaire à des parties commerciales averties, et ces adjudications de dépens se situent généralement dans une fourchette comprise entre 25 % et 50 % des honoraires d’avocat réellement engagés, encore qu’il puisse y avoir des cas où il est justifié d’accorder un pourcentage supérieur ou inférieur » (Loblaws, au paragraphe 15; non souligné dans l’original).

[23]  Il faut toutefois se montrer prudent au moment d’examiner la complexité de l’affaire. Cette complexité se reflète déjà dans les honoraires d’avocats qui constituent le montant de base du calcul. Augmenter le pourcentage de recouvrement simplement en raison de la complexité de l’affaire entraînerait une indemnisation disproportionnée dans les affaires les plus complexes.

[24]  En l’espèce, je ne vois aucune raison de m’écarter du point de départ de 25 %. Aucune des parties n’a démontré qu’une adjudication d’un montant plus ou moins élevé est justifiée. L’affaire n’est pas non plus excessivement complexe : le procès a duré 13 jours, et il y a eu moins de 11 jours d’interrogatoires préalables.

[25]  Pour demander l’adjudication de 40 % de ses honoraires d’avocats, Pfizer se fonde sur le défaut de Seedlings de demander la scission de l’instance et son refus de choisir des dommages-intérêts comme réparation. Bien qu’il soit fréquent que les parties demandent la scission de l’instance dans les affaires de propriété intellectuelle, elles ne sont pas tenues de le faire. De même, la scission de l’instance n’accélère pas toujours le procès (Bristol-Myers Squibb Co c Apotex Inc, 2003 CAF 263, aux paragraphes 9 et 10). Seedlings subira déjà les conséquences du défaut de demander la scission de l’instance et de choisir des dommages‑intérêts, car l’adjudication de dépens sera fondée sur un montant qui comprend les frais engagés par Pfizer pour présenter une défense relative à l’indemnisation, en ce qui concerne tant les redevances raisonnables que la remise des profits. De plus, Seedlings devra payer pour les honoraires des experts dont les services ont été retenus par Pfizer pour donner leur opinion sur les questions relatives à l’indemnisation. Il n’est pas nécessaire de punir davantage Seedlings en augmentant le pourcentage de recouvrement.

[26]  Compte tenu des facteurs susmentionnés, j’adjugerais à Pfizer 25 % de ses honoraires d’avocats raisonnables. En soustrayant les montants liés aux requêtes, ces frais s’élèvent à 4 367 556 $, dont 25 % équivalent à 1 091 889 $.

D.  Le caractère raisonnable des débours de Pfizer

[27]  Pfizer réclame des débours de 1 675 359 $, dont près de 1,5 million de dollars sont des honoraires d’experts. Seedlings cherche à réduire de 25 % les honoraires payables pour deux des experts de Pfizer, M. Sheehan et Mme Meyer, en raison du fait que leurs honoraires sont supérieurs à ceux de l’avocat principal de Pfizer et que certains montants qu’elle réclame ne sont pas admissibles au remboursement.

[28]  Les taux horaires des experts de Pfizer (entre 981 $ et 1 015 $ par heure pour Mme Meyer et plus de 1 000 $ par heure pour M. Sheehan, tous exprimés en dollars canadiens) étaient plus élevés que celui de l’avocat principal de Pfizer, qui était de 900 $, avant de diminuer à 855 $ au cours de l’instance. Il convient de plafonner le taux horaire de témoins experts à celui de l’avocat principal, comme l’a fait la Cour dans d’autres affaires de brevets (Eli Lilly Canada Inc c Apotex Inc, 2015 CF 1165, au paragraphe 18; voir aussi Teva Canada Innovation c Apotex Inc, 2014 CF 1070, au paragraphe 116, et ABB Technology, au paragraphe 10).

[29]  Seedlings demande une réduction du montant total réclamé par Mme Meyer, car (1) elle a facturé de façon inappropriée la présence d’un de ses [traduction« consultants principaux » au procès (soit environ 14 470 $), malgré le fait que ce consultant n’a pas témoigné et n’a fourni aucun élément de preuve; (2) la Cour a rejeté certains aspects de son témoignage.

[30]  De plus, Seedlings demande que le montant total réclamé par M. Sheehan soit réduit pour tenir compte (1) du temps [traduction« considérable » que M. Sheehan a passé à observer des parties du procès qui n’étaient pas pertinentes à l’égard de sa preuve (environ deux jours et demi de procès); (2) des aspects de son témoignage que la Cour n’a pas acceptés.

[31]  Mon rejet de certains aspects du témoignage de M. Sheehan et de celui de Mme Meyer ne justifie pas la réduction de leurs honoraires. À mon avis, Seedlings n’a pas démontré que Pfizer avait agi de manière déraisonnable ou excessive en se fondant sur ces experts. Encore une fois, la conduite des litiges ne doit pas être jugée avec la sagesse rétrospective.

[32]  Cependant, conformément à la jurisprudence récente, je déduis une partie des taux horaires de M. Sheehan et de Mme Meyer pour les harmoniser à ceux de l’avocat principal de Pfizer (environ 10 % en moins). Je déduis les honoraires facturés par Mme Meyer pour la présence de son assistant au procès, puisqu’il n’a pas témoigné. Je déduis également les honoraires de M. Sheehan pour les journées qu’il a passées à observer le procès et qui n’étaient pas pertinentes à l’égard de son témoignage. Ces déductions s’élèvent à 138 186 $, ce qui porte à 1 537 173 $ les débours récupérables de Pfizer.

E.  Les intérêts après jugement

[33]  Une partie ayant obtenu gain de cause peut demander des intérêts après jugement sur les dépens. Le paragraphe 36(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F-7, interdit d’accorder des intérêts avant jugement sur les dépens. Néanmoins, l’article 37, qui porte sur les intérêts après jugement, ne contient aucune interdiction de ce genre. Cela reflète le fait que le droit aux dépens découle du jugement de la Cour, et non pas de la cause d’action sous-jacente.

[34]  Dans ce contexte, Pfizer demande que des intérêts après jugement soient calculés à un taux annuel de 5 %. Elle invoque un certain nombre de jugements de notre Cour, qui octroyaient de tels intérêts, souvent en faisant référence aux articles 3 ou 4 de la Loi sur l’intérêt, LRC 1985, ch I-15 (voir, par exemple, Janssen-Ortho Inc c Novopharm Ltd, 2006 CF 1234, au paragraphe 136, conf. par 2007 CAF 217; Eli Lilly Canada Inc c Apotex Inc, 2015 CF 1165, au paragraphe 24).

[35]  Il est utile de préciser la relation entre la Loi sur les Cours fédérales et la Loi sur l’intérêt en ce qui concerne les intérêts après jugement. Lorsque le fait générateur de l’action survient dans une seule province, le paragraphe 37(1) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit l’application des lois de cette province en matière d’intérêts. Lorsqu’il n’est pas possible de rattacher le fait générateur à une seule province, le paragraphe 37(2) prévoit que le jugement « porte intérêt […] au taux que la Cour […] estime raisonnable dans les circonstances ». En l’espèce, il ne fait aucun doute que les produits de Pfizer ont été vendus partout au Canada.

[36]  Les articles 3 et 4 de la Loi sur l’intérêt sont ainsi rédigés :

Chaque fois que de l’intérêt est exigible par convention entre les parties ou en vertu de la loi, et qu’il n’est pas fixé de taux en vertu de cette convention ou par la loi, le taux de l’intérêt est de cinq pour cent par an.

Whenever any interest is payable by the agreement of parties or by law, and no rate is fixed by the agreement or by law, the rate of interest shall be five per cent per annum.

4. Sauf à l’égard des hypothèques sur immeubles ou biens réels, lorsque, aux termes d’un contrat écrit ou imprimé, scellé ou non, quelque intérêt est payable à un taux ou pourcentage par jour, semaine ou mois, ou à un taux ou pourcentage pour une période de moins d’un an, aucun intérêt supérieur au taux ou pourcentage de cinq pour cent par an n’est exigible, payable ou recouvrable sur une partie quelconque du principal, à moins que le contrat n’énonce expressément le taux d’intérêt ou pourcentage par an auquel équivaut cet autre taux ou pourcentage.

Except as to mortgages on real property or hypothecs on immovables, whenever any interest is, by the terms of any written or printed contract, whether under seal or not, made payable at a rate or percentage per day, week, month, or at any rate or percentage for any period less than a year, no interest exceeding the rate or percentage of five per cent per annum shall be chargeable, payable or recoverable on any part of the principal money unless the contract contains an express statement of the yearly rate or percentage of interest to which the other rate or percentage is equivalent.

[37]  L’article 4 ne s’applique pas à des affaires similaires à celle-ci. Le fait générateur ne découle pas d’un contrat. L’article 4 vise à plafonner les taux d’intérêt contractuels lorsque les parties n’ont pas expressément mentionné un taux annuel dans le contrat. L’objectif évident est de s’assurer que les consommateurs ou les emprunteurs sont correctement informés, d’une manière aisément compréhensible, du taux d’intérêt réel prévu par le contrat.

[38]  L’article 3 est une disposition ayant une portée plus large. Il prévoit un taux d’intérêt par défaut lorsqu’il « n’est pas fixé de taux […] par la loi ». Cette disposition doit toutefois être conciliée avec le paragraphe 37(2) de la Loi sur les Cours fédérales. En présence de deux dispositions législatives apparemment contradictoires, il faut tenter de leur donner des sens qui se complètent et éviter une interprétation qui priverait l’une d’elles de tout sens. Lorsque le législateur a adopté la Loi sur les Cours fédérales, il ne peut pas avoir envisagé que l’article 3 de la Loi sur l’intérêt rendrait caduc le pouvoir discrétionnaire qu’il a accordé aux juges de notre Cour de fixer un taux d’intérêt raisonnable dans les circonstances. La meilleure interprétation est que le paragraphe 37(2) est un processus prévu « par la loi » pour fixer le taux d’intérêt, écartant ainsi l’article 3 de la Loi sur l’intérêt. Voir, par exemple, Kraft Canada Inc c Euro Excellence Inc, 2004 CF 652, aux paragraphes 70 et 71, [2004] 4 RCF 410; Astrazeneca Canada Inc c Apotex Inc, 2011 CF 663, au paragraphe 5 [Astrazeneca]; Teva Canada Limited c Janssen Inc, 2018 CF 1175, au paragraphe 61. L’article 3 demeure applicable dans d’autres circonstances.

[39]  Par conséquent, l’adjudication d’intérêts après jugement au titre du paragraphe 37(2) est un pouvoir discrétionnaire. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire doit être guidé par le caractère compensatoire de l’intérêt (Banque d’Amérique du Canada c Société de Fiducie Mutuelle, 2002 CSC 43, au paragraphe 36, [2002] 2 RCS 601). L’objectif est de placer la partie qui a droit au paiement d’une somme d’argent dans la même situation que si l’argent avait été versé dès le moment où il était devenu exigible. Pour fixer un taux raisonnable, la Cour peut tenir compte des taux commerciaux (Astrazeneca, au paragraphe 5). Elle peut aussi tenir compte du taux qui aurait résulté de l’application de la loi provinciale sur l’intérêt (Apotex Inc c Merck Canada Inc, 2012 CF 1418, au paragraphe 10).

[40]  Compte tenu de la situation économique actuelle, un taux d’intérêt de 5 % surcompenserait Pfizer. Je prends connaissance d’office du fait que le taux d’intérêt après jugement de l’Ontario est actuellement fixé à 3,0 %. Compte tenu de la récente baisse des taux d’intérêt, je conclus qu’un taux d’intérêt de 2,5 % est raisonnable.

III.  Conclusion

[41]  J’adjuge des dépens de 2 629 062 $, y compris les débours, plus des intérêts à un taux annuel de 2,5 %.


ORDONNANCE dans le dossier T-608-17

LA COUR ORDONNE que :

1.  la demanderesse soit condamnée à verser à la défenderesse, à titre de dépens, la somme de 2 629 062 $, qui comprend les taxes et les débours;

2.  la demanderesse soit condamnée à verser des intérêts après jugement, calculés de manière simple au taux de 2,5 % par année, à compter de la date de la présente ordonnance.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T-608-17

INTITULÉ :

SEEDLINGS LIFE SCIENCE VENTURES, LLC c PFIZER CANADA SRI

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

DU 21 OCTOBRE AU 8 NOVEMBRE 2019

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS

LE 9 AVRIL 2020

COMPARUTIONS :

Christopher Van Barr

Michael Crichton

William Boyer

Benjamin Pearson

Charlotte Dong

POUR LA DEMANDERESSE

 

Peter Wilcox

Stephanie Anderson

Benjamin Reingold

Michael Schwartz

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

Belmore Neidrauer LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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