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Date : 20040316

Dossier : T-2232-03

Référence : 2004 CF 401

ENTRE :

                                            RAYMOND MICHEL LEHOUX

                                                                                                                              demandeur

                                                                       et

SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                          défenderesse

                                            MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE


[1]                Pendant la période pertinente, le demandeur était détenu à l'établissement William Head et à l'établissement de Mission; il a ensuite été transféré à l'établissement de Kent, d'où il a été mis en liberté l'an dernier. Le demandeur a déposé sa déclaration au mois de novembre 2003; cette déclaration est difficile à lire et à comprendre. Le demandeur allègue de nombreux actes de négligence, sans donner de précisions utiles et sans réussir à imputer cette négligence à la défenderesse. Le demandeur fait également des allégations concernant la Commission nationale des libérations conditionnelles et le Service correctionnel du Canada, en leur qualité d'offices fédéraux, soit des allégations qu'il conviendrait de faire dans le cadre d'un contrôle judiciaire plutôt que d'une action.

[2]                La défenderesse sollicite la radiation de la déclaration, sans autorisation de la modifier, en raison de l'omission de révéler une cause d'action valable, ainsi que pour le motif que la demande est frivole et vexatoire ou constitue autrement un abus de procédure et que le demandeur n'a pas plaidé les faits importants nécessaires.

[3]                En examinant l'affaire, j'ai également tenu compte des modifications apportées à la déclaration le 11 mars 2004 : ces modifications n'aident pas à sauver la déclaration telle qu'elle a été déposée ou à permettre d'autres modifications. Par conséquent, la déclaration est radiée sans autorisation de la modifier. J'examinerai maintenant l'affaire en détail.

EXAMEN


[4]                Au départ, je radierais la déclaration pour le motif qu'elle n'est pas précise, qu'elle prête à confusion et qu'elle est parfois incompréhensible. De fait, il s'agit d'une déclaration changeante énonçant de vagues allégations de négligence et manquant de précisions. Il s'agit d'une déclaration à l'égard de laquelle la défenderesse ne pouvait pas espérer enquêter ou répondre d'une façon appropriée. En outre, si l'affaire était instruite, la Cour ne pourrait exercer aucun contrôle sur l'instance. Je suis arrivé à cette conclusion même si j'ai interprété la déclaration d'une façon minutieuse et généreuse afin d'essayer de tenir compte des lacunes qui peuvent résulter d'une mauvaise rédaction. Cette déclaration est semblable à celle qui a été radiée dans la décision Détenus de la prison Mountain c. Canada (1998) 146 F.T.R. 265, page 267. En tant que telle, il s'agit d'une déclaration vexatoire et abusive qui n'aboutira à aucun résultat pratique et qui devrait donc être radiée pour ce seul motif. Toutefois, il y a d'autres raisons plus précises justifiant la radiation de la déclaration; en effet, il est évident, manifeste et au-delà de tout doute qu'elle ne saurait aboutir, soit le critère établi dans les arrêts Hunt c. Carey Canada Inc. [1990] 2 R.C.S. 959, Operation Dismantle Inc. c. Canada [1985] 1 R.C.S. 441 et Inuit Tapirisat of Canada c. Canada (Procureur général) [1980] 2 R.C.S. 735.

[5]                La déclaration n'établit pas de cause d'action valable. De fait, elle n'a absolument aucun fondement factuel; de plus, le demandeur se contente d'alléguer que la défenderesse a été négligente. Faire de telles allégations ou assertions, ce n'est pas plaider une cause d'action. La notion de cause d'action est expliquée dans la décision Kiely c. Canada (1987) 10 F.T.R. 10, page 11 :

[...] selon moi, pour révéler une cause d'action, une déclaration doit 1) alléguer des faits susceptibles de donner lieu à une cause d'action, 2) indiquer la nature de l'action qui doit se fonder sur ces faits et 3) préciser le redressement sollicité qui doit pouvoir découler de l'action et que la cour doit être compétente pour accorder.


[6]                En l'espèce, la déclaration, même si elle est interprétée généreusement, n'énonce pas de faits donnant lieu à des causes d'action. En outre, du moins dans certains cas, M. Lehoux, à supposer qu'il ait invoqué la procédure de présentation des griefs applicable à l'établissement, aurait dû procéder par voie de contrôle judiciaire. Toutefois, indépendamment de la forme de la procédure, la déclaration contient uniquement de simples assertions, mais non des faits auxquels la Couronne pourrait répondre. C'est un point qui a été soulevé par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Vojic c. MRN [1987] 2 C.T.C. 203, page 203 :

[...] L'appelant semble incapable de comprendre que la simple articulation de ses conclusions sur la nature des actions auxquelles il s'en prend ne représente pas les faits matériels qu'il doit plaider s'il s'attend à ce que l'intimé soit tenu de répondre à ses plaintes dans le cadre d'une action en justice. Il s'ensuit que la déclaration ne révèle pas une cause raisonnable d'action et qu'elle a, à bon droit, été radiée.

Comme dans l'affaire Vojic, la déclaration dans ce cas-ci devrait être radiée pour le motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action valable en raison de son contenu, mais qu'elle renferme simplement des assertions.

[7]                En tentant de donner un sens à la déclaration, l'avocate de la Couronne suppose que le demandeur entend se fonder sur la négligence. J'ajouterais ici que, dans la déclaration, le demandeur allègue également l'arrogance; il fait au moins une fausse accusation et il invoque l'infraction qui consiste à avoir proféré des menaces : il ne s'agit pas de causes d'actions en tant que telles; de plus, ces allégations ne sont pas accompagnées de suffisamment de précisions pour qu'il soit possible de comprendre comment elles pourraient donner lieu à une affaire susceptible de faire l'objet d'une action.


[8]                Il est question de négligence dans seize des dix-neuf paragraphes de la déclaration. L'avocate de la Couronne soutient qu'afin d'établir la négligence, trois éléments doivent être plaidés; elle cite sur ce point Berscheid c. Ensign, une décision non publiée de la Cour suprême de la Colombie-Britannique en date du 4 mai 1999, [1999] B.C.J. 1172, paragraphes 56 et 57 :

[TRADUCTION] Comme il en est fait mention dans I.H. Jacob, Bullen, Leake & Jacobs Precedents and Pleadings, 12e éd. (Londres: Sweet & Maxwell, 1975), à la page 684 :

Une action [fondée sur la négligence] prend naissance dès que le demandeur a subi un préjudice parce que le défendeur lui-même, ou un mandataire ou préposé du défendeur agissant dans les limites de ses attributions et pour le compte du défendeur, a omis de s'acquitter d'une obligation qu'il a envers le demandeur ou qu'il s'en est acquitté d'une façon négligente.

Pour qu'il y ait un droit d'action, il faut démontrer l'existence de trois éléments essentiels constituant une négligence : (1) le défendeur avait une obligation de diligence envers la personne lésée; (2) le défendeur s'est acquitté de cette obligation avec négligence ou il a omis de s'en acquitter; et (3) le préjudice subi par le demandeur était raisonnablement prévisible et était une conséquence immédiate de la négligence du défendeur.

Dans l'édition 2001 de l'ouvrage intitulé Canadian Tort Law, Butterworths, page 102, le juge Linden reconnaît qu'il s'agit de l'approche anglaise traditionnelle en matière de négligence, mais que cette approche est [TRADUCTION] « d'une simplicité trompeuse » , et qu'elle brouille un certain nombre de questions. Le juge Linden reconnaît ensuite que la division de la négligence dans ses éléments nécessaires est plutôt artificielle. Toutefois, à la page 103, il propose un critère composé de six éléments :


[TRADUCTION] Une cause d'action fondée sur la négligence prend naissance si les éléments suivants sont présents : (1) le demandeur subit un préjudice; (2) le préjudice est causé par la conduite du défendeur; (3) la conduite du défendeur est négligente, c'est-à-dire qu'elle n'est pas conforme à la norme de diligence établie par la loi; (4) il existe une obligation reconnue par la loi permettant d'éviter ce préjudice; (5) la conduite du défendeur est une cause immédiate de la perte ou, autrement dit, le préjudice n'est pas trop éloigné de la conduite du défendeur; (6) la conduite du demandeur n'est pas telle qu'elle fait obstacle au recouvrement ou qu'elle réduit le recouvrement, c'est-à-dire que le demandeur ne doit pas être coupable de négligence contributive et ne doit pas avoir volontairement assumé le risque.

[9]                Quant au préjudice subi par le demandeur, et ici comme ailleurs pour les besoins de la présente requête, je dois accepter ce qui est énoncé dans la déclaration comme si cela était prouvé, M. Lehoux allègue la négligence de la part de l'État, qui a permis le vol d'un baladeur et qui a laissé deux détenus verser de l'eau sur un récepteur et sur un téléviseur; il allègue également divers autres actes de négligence qui auraient menacé sa santé, mais qui n'ont apparemment pas eu d'effet réel ou d'effet objectivement quantifiable sur sa santé. Monsieur Lehoux a peut-être subi un préjudice quelconque, et je crois que ce préjudice serait minime même à supposer que la déclaration soit prouvée, mais il ne réussit pas à imputer le préjudice à la défenderesse si ce n'est au moyen de simples allégations ou assertions selon lesquelles la négligence ou la conduite de l'État a causé un présumé préjudice quelconque. Le demandeur n'établit aucun lien de causalité, soit le deuxième élément.

[10]            J'examinerai maintenant l'exigence voulant que l'État ait eu une conduite négligente, c'est-à-dire qu'il n'a pas respecté la norme de diligence établie en droit pour que puisse naître une cause d'action fondée sur la négligence. Ici, les allégations du demandeur prêtent tout au plus à confusion et sont vagues. Un exemple typique se trouve au paragraphe 4 qui est ici reproduit en entier :


[TRADUCTION] La défenderesse a été négligente. Le 2 septembre 2000, lorsque j'entrais dans ma chambre, Dan Marlow a fermé la porte en la claquant; j'ai été frappé et j'ai été blessé; voir le rapport de l'infirmière en date du 3 septembre.

De même, au paragraphe 6, le demandeur dit ce qui suit :

[TRADUCTION] La défenderesse a été négligente, en ce sens que j'ai demandé un environnement sans fumée qu'elle ne pouvait pas fournir.

À mon avis, ce genre d'allégations, qui sont représentatives des autres allégations figurant dans la déclaration, ne démontrent pas la négligence ou l'inobservation de quelque règle de diligence applicable.


[11]            J'examinerai maintenant ce qui constitue clairement une absence d'obligation, reconnue en droit, d'éviter le préjudice que le demandeur peut avoir subi. La déclaration ne renferme clairement pas d'allégation selon laquelle l'État avait une obligation de diligence envers le demandeur. En outre, le demandeur ne donne pas de précisions au sujet de faits qui pourraient donner naissance à une obligation. Enfin, l'article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, prévoit que l'État est tenu responsable des délits commis par ses préposés. Dans la déclaration, le demandeur mentionne diverses indignités dont il aurait été victime, notamment le fait qu'on l'aurait enfermé dans ses sous-vêtements pendant six heures et demi dans la salle de douches par suite d'une divergence de vues lors d'une fouille à nu et le fait que quatre gardes l'ont laissé sans cérémonie devant l'établissement de Kent, apparemment la deuxième fois qu'une libération d'office lui a été accordée. Le demandeur réclame à cet égard une indemnité d'un million de dollars. Toutefois, il n'identifie pas les préposés qui étaient en cause. Dans l'ensemble, je ne crois pas que le demandeur ait établi une obligation de la part de l'État ou ait réussi à imputer pareille obligation à l'État.

[12]            Le cinquième élément qui doit être présent afin d'établir la négligence est que l'État doit avoir été la cause immédiate de la perte ou, si cette exigence est libellée d'une façon différente, que le préjudice ne devrait pas résulter d'une conduite trop éloignée de la part de la défenderesse. On ne trouve nulle part dans la déclaration d'allégations portant sur la prévisibilité raisonnable, ou sur la cause immédiate. En outre, dans bien des cas, les montants réclamés, qui vont de cinq dollars par jour à deux millions de dollars, sont arbitraires et non justifiés. Même si la déclaration est interprétée d'une façon libérale au profit du demandeur, je ne puis constater aucun lien entre la conduite alléguée, comme le fait qu'il était difficile d'obtenir de l'huile de saumon et de l'huile de foie de morue, et le préjudice non précisé pour lequel le demandeur réclame un million de dollars au titre des dommages-intérêts.


[13]            Enfin, on peut se demander si la conduite du demandeur a jusqu'à un certain point contribué à ce qui est arrivé à celui-ci dans les trois établissements. Si la déclaration est considérée telle quelle, c'est peut-être parfois ce qui est arrivé : ainsi, une demande se rapporte à une blessure que le demandeur a subie lorsqu'il a arrosé un autre détenu avec du nettoie-vitre, ce qui a entraîné une altercation et un transfert à l'établissement de Mission, où l'on ne pouvait pas assurer au demandeur un environnement libre de fumée, ce pourquoi il réclame un montant quotidien de 150 $ ainsi que des dommages-intérêts punitifs. Toutefois, en l'espèce, cela ne ferait pas obstacle à l'action au point de justifier la radiation de la déclaration pour ce seul motif.

[14]            Dans l'ensemble, même si une interprétation large et généreuse de la déclaration est donnée, le demandeur n'a clairement pas plaidé les éléments qui doivent exister pour qu'il soit possible de prouver des allégations de négligence.

CONCLUSION

[15]            Le demandeur est un plaideur profane, mais cela ne le libère pas de l'obligation de donner des précisions raisonnables au sujet de ce qu'il considère comme une faute commise par l'État. De fait, aucune précision n'est donnée; de plus, la déclaration est difficile à comprendre. Du fait qu'elle ne fournit pas de précisions, la déclaration omet de révéler des causes d'action valables. Cela étant, il est évident, manifeste et au-delà de tout doute qu'il s'agit d'une déclaration futile qui ne saurait aboutir.


[16]            En outre, l'absence de précisions, la diversité et le caractère vague des allégations, soit des éléments qui sont tous présents dans la déclaration, produisent une plaidoirie sur laquelle la défenderesse ne pourrait pas enquêter d'une façon appropriée : de fait, la chose entraîne une déclaration à laquelle il est impossible de répondre. Cela étant, la déclaration est vexatoire et abusive et devrait être radiée.

[17]            Je me suis demandé si la modification de la déclaration pourrait avoir un effet bénéfique. Les défectuosités sont telles qu'à mon avis, la déclaration ne pourrait pas être modifiée de façon à avoir la moindre chance de succès.


[18]            Je mentionnerai une copie d'une lettre produite en preuve par le demandeur et rédigée par un avocat de l'endroit que le demandeur avait consulté avant d'intenter lui-même l'action, et ce, même si je ne me fonde pas sur cette lettre, que ce soit en concluant que l'action doit être radiée ou que la modification de la déclaration n'aura pas d'effet bénéfique. La lettre est réfléchie et exhaustive. L'avocat informe M. Lehoux qu'à son avis, celui-ci a fort peu de chances d'avoir gain de cause en se lançant dans un litige coûteux, qu'il ne peut tout simplement pas espérer réussir et que l'introduction d'une action judiciaire constituerait probablement un gaspillage d'argent et de temps. L'avocat a ajouté qu'aucune modification ou nouvelle rédaction de la déclaration ne permettrait d'espérer d'avoir gain de cause ou ne donnerait naissance à la moindre cause d'action. Dans l'intérêt de tous les intéressés, la déclaration est radiée sans autorisation de la modifier.

« John A. Hargrave »

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad.a., LL.L.


COUR D'APPEL

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-2232-03

INTITULÉ :                                                    Raymond Michel Lehoux

c.

Sa Majesté la Reine

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               le protonotaire John A. Hargrave

DATE DES MOTIFS :                                  le 16 mars 2004

ARGUMENTATION ÉCRITE :

Raymond Michel Lehoux                                   POUR LE DEMANDEUR

Azalea Jin                                                          POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Morris Rosenberg                                              POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada                   


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