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Date : 20200428


Dossier : IMM-5967-19

Référence : 2020 CF 562

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 avril 2020

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

A.B.

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La présente affaire concerne la sévérité – parfois justifiée – de la conclusion à « l’absence de minimum de fondement » visée au paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  Par décision en date du 5 septembre 2019, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile formée par la demanderesse au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR, attribuant de surcroît à cette demande, en application du paragraphe 107(2) de la même loi, une « absence de minimum de fondement ».

[3]  Cette décision avait pour effet, évidemment, d’interdire à la demanderesse d’interjeter appel devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR] (alinéa 110(2)c) de la LIPR; et Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952, au par. 13), la privant ainsi du sursis – automatiquement accordé sauf désignation ministérielle de la nature visée au paragraphe 109.1(1) de la LIPR – à l’exécution de la mesure de renvoi en attendant l’issue du contrôle judiciaire (paragraphe 231(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227; et Pournaminivas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1099, au par. 9 [Pournaminivas]).

[4]  Pour les motifs dont l’exposé suit, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire et renverrai l’affaire devant la SPR pour réexamen.

II.  Rappel des faits

[5]  La demanderesse est citoyenne mexicaine et a demandé l’asile en se fondant sur la crainte que lui inspire un membre particulier d’un cartel de la drogue que je désignerai simplement ci-après l’« agent de persécution ».

[6]  La mère de la demanderesse, en fait, a elle aussi fui le Mexique en octobre 2011 et demandé l’asile au Canada sur le fondement d’actes de violence commis contre elle entre mars 2009 et octobre 2011 par le même agent de persécution. La SPR a accueilli la demande d’asile de la mère le 2 octobre 2013.

[7]  De janvier 2013 au 23 septembre 2018, la demanderesse vivait au Mexique, mais elle est venue au Canada dix fois avant sa dernière entrée, afin de rendre visite à sa mère. La durée de ses séjours au Canada variait, mais ne dépassait jamais les six mois autorisés par son visa de visiteur; elle retournait toujours au Mexique.

[8]  Invitée, pendant son audience devant la SPR, à expliquer pourquoi elle retournait toujours au Mexique si elle craignait l’agent de persécution, la demanderesse a répondu qu’elle ne s’était pas sentie en danger avant 2014, mais qu’elle s’était déplacée continuellement par la suite; pendant qu’elle était au Mexique, elle passait d’un endroit à l’autre dans le but de se dérober à l’agent de persécution, et elle venait au Canada quand elle le pouvait, y restant aussi longtemps que le lui permettait son visa de visiteur. Elle a ajouté qu’il lui fallait aussi penser à son mari, qu’elle ne pouvait laisser seul très longtemps à la fois.

[9]  En outre, la demanderesse a déclaré dans son témoignage qu’elle avait demandé le statut de résidente permanente au Canada et avait attendu un certain temps une décision sur cette demande, qui avait en fin de compte été rejetée en octobre 2017.

[10]  La demanderesse est venue au Canada le 23 septembre 2018 pour la onzième fois. Son mari s’y trouvait déjà, étant arrivé en mai 2018. Il est retourné au Mexique en novembre de la même année, et le couple s’est séparé.

[11]  Cinq mois après son arrivée au Canada, soit le 23 février 2019, la demanderesse a présenté une demande d’asile, qu’elle fondait essentiellement sur la crainte du même agent de persécution qui s’en était pris à sa mère.

[12]  Le 1er août 2019, la demanderesse a déposé un exposé circonstancié modifié, qui contenait de nouvelles allégations concernant la menace à sa vie à laquelles elle serait exposée au Mexique.

[13]  Plus précisément, la demanderesse a déclaré que, le 1er mai 2019, le locataire de sa maison à Veracruz, dont elle s’était enfuie en 2017, avait demandé la résiliation de son bail à la suite d’une série de menaces reçues d’individus qui se présentaient pour s’enquérir où elle se trouvait, elle et son mari [la question du locataire].

[14]  Il appert aussi que, le 7 juillet 2019, le cousin de la demanderesse, venu examiner la maison maintenant inhabitée de cette dernière pour voir dans quel état l’avait laissée le locataire précédent, a constaté qu’on avait griffonné sur l’un des murs des menaces de mort nommément adressées à ladite demanderesse. Cette dernière a produit des photographies de ce graffiti [la question du graffiti].

[15]  En outre, le 10 juillet 2019, une tante de la demanderesse a porté plainte devant un fonctionnaire local contre des inconnus qui la harcelaient pour savoir où se trouvait sa nièce [la plainte de harcèlement].

[16]  La demanderesse déclarait également dans son exposé qu’elle recevait des soins médicaux pour le trouble de stress post-traumatique [le TSPT] qu’on avait diagnostiqué chez elle, et qu’elle avait déposé des éléments de preuve médicale et psychiatrique au soutien de sa demande d’asile.

[17]  La SPR a tenu son audience le 12 août 2019.

III.  La décision faisant l’objet du présent contrôle

[18]  Le 5 septembre 2019, la SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse, pour le motif que celle‑ci n’avait pas établi être exposée à un risque sérieux de persécution au Mexique. Le point décisif, aux yeux la SPR, était la crédibilité de la demanderesse.

[19]  La SPR a constaté que la demanderesse déclarait être poursuivie par l’agent de persécution depuis 2011, mais qu’elle était pourtant retournée du Canada au Mexique dix fois entre 2013 et le moment où elle a déposé sa demande d’asile au Canada. La SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les dix retours au Mexique constituaient une conduite incompatible avec la crainte de persécution alléguée par la demanderesse et entamaient sérieusement sa crédibilité générale.

[20]  Concernant les cinq mois écoulés entre la dernière entrée au Canada de la demanderesse et le dépôt de sa demande d’asile, la SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, ce retard signifiait qu’elle ne craignait pas pour sa vie et minait davantage sa crédibilité globale.

[21]  En ce qui a trait à la question du locataire, la SPR a tout simplement refusé de croire que les événements relatés dans l’exposé circonstancié modifié de la demanderesse se soient réellement produits.

[22]  Pour ce qui est de la question du graffiti, la SPR n’a attribué aucune force probante aux éléments concernant les menaces de mort griffonnées sur le mur, pour l’étrange motif que la demanderesse n’avait pu identifier l’auteur de cette inscription.

[23]  Quant à la plainte de harcèlement, la SPR a constaté que la pièce produite en preuve ne constituait pas une plainte au criminel et, apparemment, n’avait pas été déposée devant les autorités policières compétentes. En conséquence, et vu de surcroît le peu de crédibilité de la demanderesse, la SPR n’a attribué aucune valeur probante à la plainte déposée par sa tante.

[24]  Enfin, la SPR a constaté que les éléments de preuve médicale ne faisaient pas état d’un diagnostic confirmant l’assertion de la demanderesse selon laquelle elle souffrait d’un TSPT, et, quoi qu’il en soit, elle ne leur a accordé aucune force probante, puisqu’elle ne croyait tout simplement pas à la réalité des faits sous-jacents à l’évaluation psychiatrique.

IV.  La question en litige

[25]  Je n’ai à examiner qu’une seule question en l’espèce : la conclusion à « l’absence de minimum de fondement » formulée par la SPR était-elle raisonnable?

V.  La norme de contrôle

[26]  La norme de contrôle applicable à cette question est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Vavilov, 2019 CSC 65, au par. 23 [Vavilov]). Selon cette norme, « [l]a cour de révision n’est […] appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif – ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu » (Vavilov, au par. 83).

VI.  Analyse

[27]  La possibilité de conclure que la demande d’asile pèche par une « absence de minimum de fondement » ou est « manifestement infondée » se trouve expressément prévue au paragraphe 107(2) et à l’article 107.1 de la LIPR. Le paragraphe 107(2) est ainsi libellé :

Preuve

No credible basis

 

(2) Si elle estime, en cas de rejet, qu’il n’a été présenté aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu fonder une décision favorable, la section doit faire état dans sa décision de l’absence de minimum de fondement de la demande.

(2) If the Refugee Protection Division is of the opinion, in rejecting a claim, that there was no credible or trustworthy evidence on which it could have made a favourable decision, it shall state in its reasons for the decision that there is no credible basis for the claim.

 

[28]  Je reconnais que l’utilisation efficace des ressources limitées exige l’élimination au plus tôt des demandes d’asile qui n’ont manifestement aucune chance de succès, et que le paragraphe 107(2) de la LIPR repose sur des solides considérations de politique générale.

[29]  Il me paraît également évident que le paragraphe 107(2) de la LIPR comporte un élément très subjectif, en ce que la réponse à la question de savoir s’il a été présenté un quelconque « élément de preuve crédible ou digne de foi », pour en reprendre les termes, est laissée à l’appréciation de la SPR.

[30]  Cela dit, il apparaît tout aussi clairement que la SPR doit franchir un seuil très élevé pour rendre une telle décision sur toute demande d’asile particulière (Rahaman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 89, [2002] 3 CF 537, aux par. 19, 27 à 30, 51 et 52 [Rahaman]; et Mahdi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 218, au par. 10 [Mahdi]).

[31]  En fait, la conclusion à « l’absence de minimum de fondement » n’est pas liée à la conclusion raisonnable portant que le demandeur d’asile n’est pas crédible. Il est arrivé à notre Cour de conclure au caractère raisonnable des conclusions défavorables de la SPR sur la crédibilité, mais de confirmer le caractère déraisonnable de sa conclusion à « l’absence de minimum de fondement » (Pournaminivas, aux par. 5 à 10; Mahdi, au par. 13; et Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 598, au par. 36).

[32]  Il peut arriver que des pièces se révèlent, à elles seules, insuffisantes pour étayer une demande d’asile, tout en offrant à celle‑ci un minimum de fondement (Djama c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 86, au par. 17). Rappelons à ce propos les observations formulées par le juge Rennie au par. 22 de la décision Ramón Levario c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 314 [Ramón Levario] :

Le défendeur soutient (dans son mémoire initial) que la preuve documentaire ne peut étayer la demande d’asile du demandeur parce que cette preuve, à elle seule, n’étaye pas la conclusion que, selon toute vraisemblance, le demandeur s’expose à des risques au sens de l’article 97. Cependant, cette conclusion est contraire au raisonnement formulé dans Singh et elle confond le critère énoncé au paragraphe 107(2) avec celui qui est énoncé à l’article 97 : il était peut-être raisonnablement loisible à la Commission de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne s’exposait pas à des risques du fait de sa bisexualité, mais cela ne veut pas dire qu’elle pouvait tirer une conclusion d’« absence d’un minimum de fondement » au vu de la preuve documentaire crédible et digne de confiance selon laquelle les personnes se trouvant dans la situation du demandeur s’exposent à des risques.

[Non souligné dans l’original.]

[33]  Pour décider si une conclusion au titre du paragraphe 107(2) est déraisonnable, notre Cour applique le critère défini comme suit dans la décision Ramón Levario :

[18] Pour conclure à l’absence d’un minimum de fondement d’une demande d’asile, le seuil à franchir est élevé, ainsi qu’il est indiqué dans l’arrêt Rahaman, au paragraphe 51 :

[…] Comme j’ai tenté de le démontrer, la Commission doit, suivant le paragraphe 69.1(9.1), examiner tous les éléments de preuve qui lui sont présentés et conclure à l’absence d’un minimum de fondement seulement s’il n’y a aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu se fonder pour reconnaître le statut de réfugié au revendicateur.

[19] C’est donc dire que s’il existe un élément de preuve crédible ou digne de foi quelconque qui est susceptible d’étayer une reconnaissance positive, il n’est pas loisible à la Commission de conclure que la demande d’asile est dénuée d’un minimum de fondement, même si, au bout du compte, elle conclut que cette demande n’a pas été établie selon la prépondérance des probabilités.

[34]  Dans la présente instance, la demanderesse fait état, comme il fallait s’y attendre, de toute une série d’autres questions sur lesquelles, selon elle, la SPR se serait trompée dans ses conclusions sur la crédibilité. Par exemple, elle avance que la SPR a soulevé à tort des questions de crédibilité touchant les éléments de sa demande d’asile, en particulier en concluant que sa crédibilité était entachée par le fait qu’elle soit volontairement retournée dans le pays de sa citoyenneté au moins dix fois après les événements sur lesquels elle fondait sa crainte supposée de persécution.

[35]  En outre, la demanderesse soutient que la SPR a négligé d’apprécier valablement la preuve au dossier – en particulier les rapports médicaux sur son état psychologique ainsi que la photographie d’un graffiti de menaces la désignant nommément –, et qu’elle a manqué à l’équité procédurale en se fondant sur des connaissances spécialisées acquises à la suite d’une recherche sur Internet pour mettre en doute sa crédibilité au sujet d’une plainte qu’aurait portée à la police une parente à elle au Mexique, sans lui en donner préavis ni présenter de fondement probatoire pour lesdites connaissances.

[36]  La SPR a conclu que la demanderesse n’était pas crédible, mais cela ne suffit pas en soi à étayer une conclusion à « l’absence de minimum de fondement » en application du paragraphe 107(2) (Foyet c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1591, 2000 CanLII 16312 (CF), aux par. 23 à 26; et Pournaminivas, au par. 9), à moins que la demanderesse ne produise pas d’autres éléments de preuve que son témoignage au soutien de sa demande d’asile (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1133, aux par. 17 et 18 [Chen]; Rahaman, au par. 51; et Boztas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 139, au par. 9).

[37]  Rappelons à ce propos les observations suivantes formulées par le juge Zinn au paragraphe 16 de la décision Chen :

[16] Dans l’arrêt Sheik c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] ACF no 604 [Sheikh], la Cour d’appel fédérale a décidé qu’une conclusion d’« absence de minimum de fondement » n’est pas équivalente à une conclusion selon laquelle le demandeur d’asile n’est pas crédible. Toutefois, si le seul élément de preuve dont dispose la SPR est le témoignage du demandeur, alors une conclusion générale selon laquelle le demandeur n’est pas crédible équivaudra à une conclusion qu’il y a une « absence de minimum de fondement » à la demande d’asile. Dans l’arrêt Rahaman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 89, en guise de corollaire au principe énoncé dans l’arrêt Sheikh, la Cour d’appel a décidé que si un demandeur produit une preuve indépendante et crédible qui est en mesure d’étayer une décision favorable, alors sa demande d’asile aura un « minimum de fondement » même si le témoignage du demandeur est déclaré non crédible : voir aussi le paragraphe 14 de la décision Gill c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 656.

[17] Ainsi, bien qu’une conclusion d’« absence de minimum de fondement » puisse découler automatiquement d’une conclusion selon laquelle le demandeur n’est pas crédible, lorsqu’il s’agit du seul élément de preuve produit à l’appui de la demande d’asile, il n’en est pas de même dans un cas où d’autres éléments de preuve sont produits. Dans de tels cas, comme la Cour en a statué dans la décision Levario c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 314 [Levario], pour conclure à l’absence d’un minimum de fondement d’une demande d’asile, le seuil à franchir est élevé. « C’est donc dire que s’il existe un élément de preuve crédible ou digne de foi quelconque qui est susceptible d’étayer une reconnaissance positive, il n’est pas loisible à la Commission de conclure que la demande d’asile est dénuée d’un minimum de fondement, même si, au bout du compte, elle conclut que cette demande n’a pas été établie selon la prépondérance des probabilités ». Levario, au paragraphe 19.

[Souligné dans l’original.]

[38]  Il y avait d’autres éléments de preuve que la SPR devait prendre en considération avant de tirer la conclusion visée au paragraphe 107(2) de la LIPR. Cependant, je conclus qu’elle a confondu et assimilé le critère applicable à la crédibilité de la preuve et celui qui devait présider à sa conclusion comme quoi la demande d’asile était dépourvue d’un minimum de fondement (Chen, au par. 18; et Ramón Levario, au par. 22), et qu’elle n’a tout simplement pas apprécié pleinement la preuve, se focalisant souvent sur ce que celle‑ci ne disait pas plutôt que sur ce qu’elle disait.

A.  La conclusion défavorable sur la crédibilité

[39]  Vu la transcription de l’audience, je conclus que la SPR est parvenue à sa conclusion défavorable sur la crédibilité de la demanderesse tout simplement parce qu’elle a mal interprété certains éléments du témoignage de cette dernière. Comme sa conclusion défavorable sur la crédibilité imprègne ses autres conclusions touchant le reste de la preuve documentaire, il est important d’examiner certaines des questions en cause.

[40]  Le commissaire de la SPR, ayant rappelé dans sa décision que la demanderesse avait peur de l’agent de persécution depuis 2011 (moment de l’expérience de sa mère), souligne que ses dix voyages aller‑retour au Canada depuis lors et le fait qu’elle soit systématiquement retournée au Mexique constituent une conduite incompatible avec sa crainte alléguée. Il écrit ce qui suit au paragraphe 12 de la décision attaquée :

Au début de l’audience, le tribunal a demandé à la demandeure depuis quand celle‑ci craignait [l’agent de persécution] : la demandeure a répondu depuis 2011. Ensuite, la demandeure a pris une pose et a ajouté qu’elle craignait [l’agent de persécution] depuis 2011, mais qu’en mars 2014 des personnes inconnues qui travaillaient probablement pour [l’agent de persécution] avaient réussi à trouver là où elle travaillait, et que cela avait fait augmenter sa crainte.

[41]  Mais voici ce que la demanderesse a réellement dit, et que le commissaire de la SPR ne rapporte pas avec exactitude dans sa décision :

PAR LE COMMISSAIRE :

OK. J’aimerais savoir : depuis quand craignez‑vous [l’agent de persécution], s’il vous plaît ?

PAR LA DEMANDERESSE :

Depuis 2011. Mais c’était plutôt ma peur, mon état psychologique à… à partir des problèmes avec ma mère. Mais moi, avec les preuves, 2014. Depuis 2014.

PAR LE COMMISSAIRE :

Depuis 2014?

PAR LA DEMANDERESSE :

Oui.

PAR LE COMMISSAIRE :

OK. Suite à quel événement?

PAR LA DEMANDERESSE :

En premier, il a trouvé où je travaillais en 2014.

[42]  Plus tard au cours de l’audience, le commissaire de la SPR est revenu sur la question des multiples retours au Mexique. Après avoir évoqué les agressions subies par la mère de la demanderesse en 2011, il a poursuivi en ces termes :

PAR LE COMMISSAIRE :

OK. OK. Je comprends que c’est l’événement au dossier. Je comprends que c’est l’événement d’avril 2011. C’est assez clair.

Ce qui est moins clair pour le tribunal, Madame, c’est que je… je vois que vous avez fait 10 retours…

PAR LA DEMANDERESSE :

Oui.

PAR LE COMMISSAIRE :

Au Mexique suivant cet événement que vous identifiez comme étant l’événement le plus important dans votre crainte.

Pour quelle raison…

PAR LA DEMANDERESSE :

Je…

PAR LE COMMISSAIRE :

Êtes‑vous retournée 10 fois au Mexique, s’il vous plaît, entre 2013 et 2018?

PAR LA DEMANDERESSE :

Parce qu’entre 2011 et 2014, je n’avais aucun risque. C’est ça que je pensais. Donc…

PAR LE COMMISSAIRE :

Vous n’aviez quoi ?

PAR LA DEMANDERESSE :

Aucun risque.

PAR LE COMMISSAIRE :

Aucun? C’est ça? Aucun risque?

PAR LA DEMANDERESSE :

J’avais… je n’étais pas menacée.

PAR LE COMMISSAIRE :

En 2011 et 2014?

PAR LA DEMANDERESSE :

En 2014.

PAR LE COMMISSAIRE :

Aucun risque.

PAR LA DEMANDERESSE :

J’avais plusieurs problèmes psychologiques à cause des problèmes de ma mère, à cause de la séparation, mais je n’avais aucune menace à ce moment.

Mais en 2014, j’avais continué ma vie. J’avais continué ma profession. J’étais mariée. J’essayais d’avoir une vie normale.

Mais en 2014, je suis arrivée à mon travail et mon… ma boss m’a dit : « quelqu’un a appelé aujourd’hui pour dire… pour demander pour toi et ils disent que toi et ta mère — ils ont donné le nom de ta mère — vous avez gagné quelque chose comme un loto, une chose comme ça. Et ils t’ont laissé un numéro de téléphone pour te communiquer ».

[…]

[43]  La demanderesse explique s’être rendu compte à ce moment, en 2014, qu’elle était en danger; on l’avait retrouvée et elle se sentait dans la ligne de mire, de sorte qu’elle a quitté son emploi en mars 2014.

[44]  Selon mon interprétation de ses réponses, la demanderesse veut dire que, si sa crainte de l’agent de persécution remonte en fait à 2011, elle n’avait pas eu de problèmes ni ne s’était sentie en danger immédiat jusqu’à l’appel suspect reçu par son employeur en mars 2014.

[45]  L’omission de ce point subtil dans la présentation des faits par la SPR se révèle importante pour deux raisons. Premièrement, la demanderesse a fait en 2013 deux voyages au Canada pour rendre visite à sa mère, d’où il suit que le nombre de fois où elle était retournée au Mexique en s’exposant à des risques n’était pour elle que de huit, et non de dix comme la SPR le répétait avec insistance.

[46]  Ce subtil malentendu peut avoir contribué ou non à la conclusion défavorable tirée par la SPR sur la crédibilité de la demanderesse, mais étant donné l’importance accordée dans la décision attaquée aux multiples retours au Mexique, il se pourrait bien qu’il y ait joué un rôle.

[47]  La seconde conséquence de la présentation inexacte des déclarations de la demanderesse sur cette question se rapporte à la manière dont la SPR examine dans sa décision l’ensemble des circonstances de la cessation d’emploi survenue en 2014. Je reviendrai plus loin sur ce point.

[48]  Je relève un autre sujet sur lequel la SPR pourrait ne pas avoir rapporté les déclarations de la demanderesse complètement et avec exactitude. On lit ce qui suit aux paragraphes 14 à 16 de la décision attaquée :

Le tribunal constate que ces voyages aller‑retour du Mexique vers le Canada sont nombreux et constituent des comportements incompatibles avec la crainte alléguée.

Confrontée par le tribunal au fait que ses nombreux retours au Mexique ne semblaient pas être compatibles avec la crainte alléguée, la demandeure explique qu’elle avait son mari au Mexique et qu’elle ne pouvait donc pas rester beaucoup de temps au Canada; que même si elle était au Mexique elle se déplaçait beaucoup; et qu’elle avait déjà reçu un Certificat de sélection du Québec (CSQ) émis par erreur et qu’elle ne pouvait pas faire une demande d’asile en même temps que sa demande de résidence permanente.

Le tribunal n’accepte pas les explications de la demandeure d’asile pour les raisons suivantes. Premièrement, le fait que son mari soit au Mexique ne change pas le fait que si sa vie était en danger là‑bas, le tribunal s’attendait à ce que la demandeure d’asile fasse une demande de protection à la première occasion, et cela peu importe où se trouve son mari. Deuxièmement, le fait que la demandeure se déplaçait beaucoup au Mexique ne saurait expliquer pourquoi la demandeure est venue autant de fois au Canada sans déposer de demande de protection si les faits allégués étaient véridiques. Au contraire, le fait que la demandeure soit retournée 10 fois au Mexique entre 2013 et 2019 et y ait beaucoup voyagé démontre que sa vie n’était pas en danger tel qu’allégué. Finalement, le fait que la demandeure ait reçu un CSQ par erreur, et qu’elle ait choisi d’attendre le résultat du traitement de la demande de résidence permanente, basée sur un CSQ qu’elle savait émis sans droit, démontre un comportement malhonnête de sa part. De plus, le tribunal constate que le CSQ émis par erreur est daté du 14 juin 2016, et que le refus de la demande de résidence permanente est daté du 23 octobre 2017. Puisque la demandeure a fait cinq voyages au Canada avant l’émission de son CSQ erroné, et trois autres voyages au Canada – dont le voyage final après avoir reçu la décision de refus sur sa demande de résidence permanente – le tribunal rejette cette explication.

[49]  En réalité, le témoignage se présentait comme suit :

PAR LE COMMISSAIRE :

OK. Écoutez, j’ai de la misère à accepter votre explication franchement.

Que vous attendiez la réponse de votre demande de résidence permanente et ça expliquerait les raisons pour lesquelles vous seriez retournée tant de fois au Mexique. C’est ça…

PAR LA DEMANDERESSE :

Je peux…

PAR LE COMMISSAIRE :

Si j’ai bien compris.

PAR LA DEMANDERESSE :

Oui. Je ne pouvais pas rester ici plus de six mois parce que j’avais un statut de visiteur en attendant la réponse pour ma résidence permanente. J’étais déjà acceptée par le Québec, mais le CSQ, il ne permet pas de vivre ici de façon permanente au Canada.

Donc je n’avais pas le choix : j’ai dû sortir et retourner au Mexique et revenir au Canada pour me réfugier ici et dans mon pays, je me déplaçais dans plusieurs villes pour me protéger.

Je n’avais pas le choix. Je n’avais pas où aller.

[…]

CONSEIL :

Est-ce que vous avez demandé à un avocat ou à un consultant afin de savoir si vous êtes… si vous rencontrez les exigences pour une demande de travailleur qualifié?

PAR LA DEMANDERESSE :

Oui. J’ai demandé l’orientation d’un avocat en 2014 et c’est lui qui a dit : « pour toi, c’est mieux et plus sécuritaire de faire une demande comme travailleur qualifié que la demande d’asile ». Et c’est comme ça que j’ai commencé mon plan pour pouvoir le faire.

Mais avant de pouvoir envoyer au Projet Québec la demande, j’ai reçu le CSQ. C’est pour ça que je n’ai jamais mis la demande. Mais c’est l’avocat qui m’a orientée.

[…]

PAR LE COMMISSAIRE :

Donc un avocat dont vous avez oublié le nom vous a dit qu’il serait mieux que vous fassiez une demande de travailleur qualifié du Québec?

PAR LA DEMANDERESSE:

Oui.

PAR LE COMMISSAIRE :

Et vous ne le… et vous ne suivez pas ce conseil ? C’est ça ?

PAR LA DEMANDERESSE :

Je l’ai suivi, mais quand… quand les… les dates que le programme Mon projet Québec il va… comme la date que c’est ouvert, j’ai reçu avant, quelques jours avant, mon CSQ, le certificat de sélection du Québec.

C’est pour ça que je n’ai pas mis ma demande comme travailleur qualifié. J’étais déjà acceptée par le Québec.

PAR LE COMMISSAIRE :

Bon. Je vois que vous êtes retournée au Mexique d’août 2017 à décembre 2017. Pourquoi êtes‑vous retournée au Mexique?

PAR LA DEMANDERESSE :

J’avais mon mari là‑bas et je ne pouvais pas rester beaucoup de temps ici. Donc je… je… Même si j’étais au Mexique, je me déplaçais dans plusieurs villes.

PAR LE COMMISSAIRE :

Je vois que vous êtes retournée au Mexique de janvier à mars 2018. Pour quelle raison êtes‑vous retournée au Mexique?

PAR LA DEMANDERESSE :

La même réponse. J’avais mon… mon mari. C’était un sujet très difficile pour moi parce que j’avais là-bas un lien et en même temps, j’étais à risque au Mexique, mais je ne pouvais pas même l’abandonner et j’attendais encore la réponse de ma résidence permanente. Donc…

[50]  La demanderesse cherchait essentiellement refuge à sa façon. Quand elle était au Mexique, elle se déplaçait de ville en ville pour brouiller les pistes. Chaque fois qu’elle le pouvait, elle venait au Canada afin d’y séjourner avec sa mère, pour une durée toujours limitée par son visa de touriste de six mois et la nécessité de retrouver en fin de compte son mari. En outre, elle attendait une réponse à sa demande de résidence permanente au Canada, réponse qu’elle a finalement reçue en octobre 2018.

[51]  La demanderesse disposait déjà d’un « Certificat de sélection du Québec » [le CSQ], que cette province lui avait délivré le 14 juin 2016 et qui avait expiré le 14 juin 2019. L’obtention du CSQ constitue une étape dans le processus d’acquisition de la résidence permanente pour l’immigrant qui souhaite vivre au Québec, mais pas une garantie d’acceptation par le Canada.

[52]  La SPR a conclu que ni le fait que son mari vivait au Mexique, ni ses nombreux déplacements dans ce pays, ni son attente d’une réponse à sa demande de résidence permanente ne suffisaient à justifier qu’elle n’eût pas demandé l’asile plus tôt.

[53]  Je ne pourrais considérer cette conclusion, prise isolément, comme déraisonnable.

[54]  Cependant, la SPR va plus loin en attribuant de la mauvaise foi à la demanderesse. Elle a conclu non seulement que le CSQ avait été délivré par erreur à celle‑ci, mais que son choix d’invoquer au soutien de sa demande de résidence permanente un CSQ indûment délivré témoignait de malhonnêteté.

[55]  On ne sait pas très bien pourquoi le CSQ a été délivré, mais la demanderesse ne conteste pas qu’il s’agit d’une erreur. Sa mère l’avait sollicité au moment de son obtention de l’asile, mais la demanderesse ne remplissait pas formellement les exigences afférentes à la manière dont il avait été demandé, puisqu’elle n’était pas à la charge de sa mère.

[56]  L’imputation de malhonnêteté ou d’intention coupable à un demandeur doit satisfaire à un seuil très élevé (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Dufour, 2014 CAF 81 (CanLII), [2015] 3 RCF 75, aux par. 59 et 60; Douglas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 770, au par. 28; Finney c Barreau du Québec, 2004 CSC 36 (CanLII), [2004] 2 RCS 17, aux par. 37 à 39; Qin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 846, au par. 32; et Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302, [1979] ACF no 248).

[57]  La demanderesse a déclaré qu’elle ne savait pas, à l’époque, que le CSQ avait été délivré par erreur, de sorte qu’elle l’avait utilisé de bonne foi.

[58]  On ne comprend pas bien, à la lecture de la décision attaquée, pourquoi le commissaire a assimilé la délivrance d’un document, erronée de l’aveu général, à une conduite malhonnête de la part de la demanderesse. Cette dernière avait admis sans réticence à l’audience de la SPR que le CSQ avait été délivré par erreur.

[59]  On ne sait pas avec certitude quand la demanderesse a pris connaissance de l’erreur. Il ne m’a pas été indiqué quels éléments de preuve établiraient clairement qu’elle eût conscience lors du traitement de sa demande de résidence permanente que son CSQ lui avait été indûment délivré.

[60]  J’aurais tendance à penser qu’il incombait à la SPR, avant de conclure que la demanderesse avait délibérément étayé par un faux document sa demande de résidence permanente, de préciser à quel moment ladite demanderesse s’était rendu compte de l’erreur. Or, elle ne l’a pas fait.

[61]  Pour ces motifs, j’estime déraisonnables les conclusions de la SPR sur la crédibilité.

B.  La cessation d’emploi

[62]  Comme je le disais plus haut, la manière dont la SPR a apprécié la preuve de la demanderesse a entraîné deux conséquences, dont je viens d’exposer la première. La seconde de ces conséquences est la mise en lumière d’un élément que la SPR n’a pas directement pris en compte dans sa décision, à savoir la raison pour laquelle la demanderesse a quitté son emploi en mars 2014.

[63]  La demanderesse affirmait que, après environ trois années de tranquillité relative, elle avait reçu au bureau, en 2014, un étrange appel téléphonique d’individus non identifiés à la recherche de renseignements sur elle et sa mère. Craignant que ce ne soit l’agent de persécution qui avait retrouvé sa trace, elle avait quitté son emploi.

[64]  La preuve documentaire comprenait une pièce datée du 22 mars 2014 qui semble être un acte de renonciation donné par la demanderesse à son employeur, le libérant de toutes autres obligations d’emploi à son égard. Pourtant, la SPR n’a jamais pris ce document en considération, pas plus que l’incident ayant entraîné l’abandon volontaire de son emploi par la demanderesse.

[65]  Il convient de rappeler ici les observations suivantes formulées par le juge Diner aux paragraphes 12 et 14 de la décision Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 516 [Wu] :

[12] Une conclusion « d’absence de fondement crédible » en vertu du paragraphe 107(2) de la Loi ne peut être faite que s’il n’y a aucune preuve crédible ou digne de foi sur laquelle la SPR pourrait faire une constatation positive (Sterling c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 329, au paragraphe 13). C’est un seuil élevé qui limite les droits procéduraux ultérieurs d’un demandeur et la SPR doit, avant de l’atteindre, se pencher sur la preuve documentaire objective pour tout appui digne de confiance ou crédible à la demande d’un demandeur. Fait important, de dire que la demanderesse manquait de crédibilité n’est pas la même chose que de dire que la demande de la demanderesse n’a aucun fondement crédible (Pournaminivas c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1099, aux paragraphes 7 à 9).

[14] En faisant une constatation d’absence de fondement crédible, la SPR a l’obligation d’évaluer tous les éléments de preuve et d’énoncer expressément les motifs de sa conclusion (Geng c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CFPI 275, au paragraphe 23). Bien que la SPR ait le droit d’évaluer et de peser les éléments de preuve comme elle l’entend, il est déraisonnable de conclure que la demande de la demanderesse n’a aucun fondement crédible, quel qu’il soit, dans cette affaire particulière alors que la SPR n’a pas rejeté cette lettre ou, par ailleurs, n’en a même pas tenu compte explicitement.

[Souligné dans l’original.]

[66]  L’abandon de son emploi par la demanderesse en 2014 constitue un fait important aux fins d’établir la crédibilité de son récit; pourtant, la SPR ne l’a pas pris en compte. Ce seul motif suffirait à établir le caractère déraisonnable de la conclusion à « l’absence de minimum de fondement ».

C.  La demande d’asile formée par la mère de la demanderesse

[67]  L’accueil de la demande d’asile formée par la mère de la demanderesse ne peut, en soi, étayer la demande d’asile de celle‑ci. S’il est vrai que la demande de la mère constitue le fondement même de la crainte exprimée par la demanderesse, on constate des différences cruciales dans les moyens de preuve que cette dernière avance au soutien de sa propre demande d’asile, concernant en particulier la question du locataire, la question du graffiti, la plainte de harcèlement et la preuve médicale.

[68]  Il était certainement permis à la SPR d’accorder peu de valeur probante à la demande d’asile de la mère dans l’appréciation de celle de la demanderesse; cependant, je vois mal pourquoi l’obtention de l’asile par la mère ne constituerait pas un « élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel [la SPR] aurait pu fonder une décision favorable » touchant la demande d’asile formée par sa propre fille, qui avait été témoin des actes de violence subis par elle (paragraphe 107(2) de la LIPR). Comme l’a fait valoir la demanderesse, sa propre demande d’asile et celle de sa mère ont une genèse commune, à savoir la crainte de l’agent de persécution.

D.  La preuve documentaire

[69]  La demanderesse soutient que la SPR a tiré sa conclusion défavorable sur la crédibilité sans tenir compte de la preuve documentaire pertinente, qui comprenait deux articles de journal confirmant que l’agent de persécution est un individu dangereux recherché par les autorités mexicaines, ainsi qu’un rapport du gouvernement américain sur la situation au Mexique.

[70]  S’il était vrai que la preuve documentaire invoquée par la demanderesse pouvait étayer la conclusion que l’agent de persécution présentait un risque généralisé, a expliqué la SPR, cette preuve ne suffisait tout simplement pas à dissiper ses doutes sur la crédibilité du risque personnel auquel la demanderesse se déclarait exposée.

[71]  Cependant, il ne s’agit pas là d’éléments de preuve générique concernant le problème collectif de la violence liée à la drogue au Mexique. Les articles de journal se rapportent à l’agent de persécution même qui avait commis les actes de violence subis par la mère de la demanderesse, et sur lesquels elle avait fondé sa demande d’asile. Je n’ai pas à apprécier les doutes de la SPR sur le point de savoir si l’agent de persécution représentait un risque personnel pour la demanderesse, mais on pourrait difficilement soutenir que les pièces susdites ne constituent pas des « élément[s] de preuve crédible[s] ou digne[s] de foi » sur lesquels la SPR « aurait pu fonder une décision favorable » (paragraphe 107(2) de la LIPR).

E.  La question du graffiti

[72]  Les photographies en question représentent un mur sur lequel on a graffité le message suivant : [traduction] « Je vais te retrouver [A.B.] et te tuer. » Selon la demanderesse, ces photographies confirment que l’agent de persécution et ses complices veulent la tuer.

[73]  La SPR n’a accordé aucune valeur probante à ces photographies, en raison des problèmes de crédibilité générale soulevés par la demande d’asile de la demanderesse et du fait que lesdites photographies n’indiquaient pas le nom de l’auteur de l’inscription. Cette exigence de la SPR de voir confirmer l’identité de l’auteur des menaces de mort graffitées avant de leur accorder une quelconque force probante témoigne à elle seule d’une analyse au microscope de la preuve (Francisco c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 456). Le graffiti était explicite.

[74]  Le fait que le commissaire ait fondé sa conclusion sur ce que j’ai constaté être une appréciation déraisonnable de la crédibilité de la demanderesse incite également à conclure que l’appréciation de la SPR selon laquelle cette photographie n’était pas « un élément crédible ou digne de foi » sur quoi « elle aurait pu fonder une décision favorable » est elle‑même déraisonnable au vu des circonstances (paragraphe 107(2) de la LIPR).

F.  La preuve médicale

[75]  Je comprends, sans nécessairement les partager, les réserves de la SPR touchant la preuve d’ordre médical. Cependant, l’examen de cette preuve ne me convainc pas qu’elle remplisse le critère énoncé au paragraphe 107(2) de la LIPR. Il s’y trouvait certainement des éléments qui pouvaient valablement étayer la demande d’asile de la demanderesse.

G.  La plainte de harcèlement

[76]  Dans son exposé circonstancié modifié, la demanderesse déclare que la cousine de sa mère (qu’elle n’a jamais rencontrée) a déposé une plainte devant les autorités parce que des inconnus s’étaient présentés chez elle plusieurs fois à la recherche de ladite demanderesse. Le document faisant état de cette plainte est un « Procès-verbal informatif » rédigé par un agent de médiation et de conciliation pour usage dans des différends relatifs à la cohabitation.

[77]  À l’audience de la SPR, le commissaire a interrogé la demanderesse sur la nature de ce document et déclaré qu’il ne paraissait pas être une plainte au criminel portée à la police. La demanderesse a répondu qu’elle avait pensé qu’il l’était, mais que, même si ce n’était pas le cas, il se présentait sous la forme généralement utilisée dans sa région pour déposer une plainte officielle.

[78]  Selon la transcription de l’audience, le commissaire de la SPR a fait référence à une recherche qu’il avait effectuée sur Internet au sujet des dispositions mexicaines régissant la procédure de plainte au criminel, afin d’infirmer que le document en question fît état d’une plainte de cette nature. C’est sur cette référence à des connaissances personnelles que se fonde la demanderesse pour alléguer un manquement à l’équité procédurale.

[79]  Abstraction faite de la question de l’équité procédurale, il me paraît que le commissaire de la SPR s’est focalisé à tort sur la nature du document, plutôt que sur sa teneur.

[80]  Sa décision de n’accorder aucune valeur probante à ce document se fondait sur ses doutes concernant la crédibilité générale de la demande d’asile et sur la possibilité que la demanderesse l’ait présenté sous un faux jour, plutôt que sur les éléments de preuve qu’il exposait en fait (Botros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1046; et Mui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CF 1020, 31 Imm LR (3d) 91).

[81]  Cela étant, je vois mal comment, puisqu’elle a omis de prendre son contenu en considération, la SPR pouvait raisonnablement conclure que ce document, quelque nom qu’on lui donne, ne constituait pas un « élément de preuve crédible ou digne foi sur lequel elle aurait pu fonder une décision favorable » (paragraphe 107(2) de la LIPR)

VII.  Conclusion

[82]  Dans les circonstances, je conclus au caractère déraisonnable de la décision de la SPR. En conséquence, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

[83]  En outre, la demanderesse a formé au cours de l’audience, sans contestation de la partie adverse, une requête en confidentialité conformément à l’article 151 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Ayant pris en considération le critère exposé au par.53 de l’arrêt Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41 (CanLII), [2002] 2 RCS 522, j’estime qu’il convient d’accorder à la demanderesse l’ordonnance de confidentialité sollicitée en application de l’article susdit.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5967-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision en date du 5 septembre 2019 est annulée et la présente affaire est renvoyée devant la SPR pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

  3. La Cour ordonne que les éléments déposés en rapport avec la présente affaire soient considérés comme confidentiels et que l’intitulé de l’instance soit anonymisé.

  4. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 19jour de mai 2020.

Semra Denise Omer, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5967-19

 

INTITULÉ :

A.B. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 MARS 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 28 AVRIL 2020

 

COMPARUTIONS :

Mitchell Goldberg

POUR LA DEMANDERESSE

Suzanne Trudel

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goldberg Berger

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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