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Date : 20200415


Dossier : IMM‑5843‑18

Référence : 2020 CF 515

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 avril 2020

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

THEO DEWAYNE CALLENDER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  L’aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 13 septembre 2018 [la décision], par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a conclu que Theo Dewayne Callender, le demandeur, n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

II.  Le contexte factuel

[3]  Le demandeur est citoyen de la Barbade. Pendant qu’il vivait dans ce pays, le demandeur a été incarcéré de novembre 2004 à juin 2005 après avoir été reconnu coupable d’émission de faux chèques et de possession de marijuana.

[4]  En mars 2005, le demandeur a vu un détenu tuer un autre détenu au cours d’une émeute dans l’établissement carcéral où il se trouvait. Dans sa demande d’asile, le demandeur a déclaré que le détenu qui a commis le meurtre et ses acolytes avaient été libérés de prison et voulaient le tuer afin de l’empêcher de les dénoncer à la police.

[5]  Le demandeur est venu au Canada en janvier 2010 à titre de visiteur. Il est retourné à la Barbade en janvier 2011.

[6]  En février 2011, le demandeur a été menacé par l’ancien détenu et ses acolytes alors qu’il assistait à un match de football. En avril 2011, le détenu et ses acolytes ont confronté le demandeur dans la rue. Le demandeur s’est enfui en courant et a hélé une fourgonnette. Les assaillants ont tiré de nombreux coups de feu, tuant un passant. Le demandeur n’a signalé toutefois aucun de ces incidents à la police et il s’est caché pendant plusieurs mois jusqu’à ce qu’il quitte la Barbade.

[7]  Le demandeur est arrivé au Canada en 2011, mais il n’a pas fait de demande d’asile, car le but de son séjour était de rendre visite à son épouse.

[8]  En novembre 2011, le demandeur a été reconnu coupable de voies de fait, de braquage d’une arme à feu et de profération de menaces et a été incarcéré au Canada. Pendant son séjour en prison, un autre détenu, également originaire de la Barbade, a mentionné au demandeur qu’il ne devrait pas retourner dans son pays d’origine, parce que l’ancien détenu qui avait commis le meurtre était toujours à sa recherche.

[9]  Le demandeur a présenté une demande d’asile le 5 janvier 2012. Vers la même date, il a été acquitté d’autres accusations criminelles portées contre lui au Canada. La SPR a déclaré que ces accusations n’avaient aucune incidence sur le règlement de la demande d’asile du demandeur.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[10]  La SPR a conclu que les questions déterminantes portaient sur le lien de la demande d’asile avec les motifs énoncés à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], sur la crainte de persécution invoquée à l’appui de la demande d’asile fondée sur l’article 97 de la LIPR, et sur la crédibilité.

[11]  La SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, la crainte du demandeur n’avait aucun lien avec l’un des cinq motifs prévus dans la Convention relative au statut des réfugiés. Le demandeur craignait d’être pris pour cible du fait qu’il avait été témoin d’un meurtre, mais cette crainte n’était pas liée à un motif prévu par la Convention.

[12]  La SPR a cité la décision Kang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1128, pour illustrer le principe selon lequel le fait d’être victime de crime, de corruption ou de vendetta personnelle ne peut généralement pas établir un lien entre la crainte de persécution et les motifs prévu par la Convention. Bien que l’appartenance à un groupe social particulier soit un motif prévu à l’article 96 de la LIPR, les victimes d’actes criminels ne constituent pas, à elles seules, un tel groupe. La SPR a conclu à l’absence de lien avec l’un des motifs prévus à l’article 96 de la LIPR étant donné que la crainte du demandeur était fondée sur une vendetta personnelle contre lui et que la preuve documentaire indiquait que la criminalité est courante à la Barbade et le fait de divers acteurs.

[13]  La SPR a ensuite estimé qu’il était plus probable que le contraire que le demandeur ne serait pas exposé à un risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait à la Barbade, et qu’il n’avait donc pas la qualité de personne à protéger au titre de l’article 97 de la LIPR.

[14]  La SPR a déclaré que le demandeur était tenu de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il ne pouvait se prévaloir de la protection adéquate de l’État contre une vendetta criminelle à la Barbade. La SPR a souligné qu’il existe une présomption sous‑jacente selon laquelle un État, sauf dans le cas d’un effondrement total, est en mesure de protéger ses citoyens, mais qu’il revient au demandeur de réfuter cette présomption en présentant des éléments de preuve clairs et convaincants du contraire.

[15]  La SPR a estimé que le demandeur n’avait pas réussi à réfuter la présomption de l’existence d’une protection de l’État. Elle a souligné que le demandeur a omis de signaler à la police les deux rencontres avec le détenu et ses acolytes. La SPR a également constaté que la preuve documentaire objective, notamment le « Barbados 2017 Human Rights Report » (rapport national sur les pratiques des droits de l’Homme à la Barbade de 2017) du Département d’État des États‑Unis, n’établissait pas une absence de protection de l’État à la Barbade.

[16]  La SPR a souligné l’affirmation de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration) c Kadendo (1996), 143 DLR (4th) 532, selon laquelle le fardeau de la preuve qui incombe au demandeur est proportionnel au degré de démocratie atteint chez l’État en cause. La SPR a souligné que la Barbade est une démocratie et a examiné la structure des corps de police et des organismes de surveillance de la police à la Barbade. La SPR a conclu qu’il n’existait aucun élément de preuve objectif à l’appui de la croyance du demandeur selon laquelle la police n’est pas disposée à le protéger, et que, le cas échéant, celui‑ci dispose de moyens de recours.

[17]  La SPR a également constaté que les documents sur la situation dans le pays laissent entendre qu’il existe une protection adéquate de l’État sur le plan opérationnel pour les victimes d’actes criminels à la Barbade et que l’État déploie de sérieux efforts, tant sur le plan législatif qu’opérationnel, pour s’attaquer au problème de la criminalité. La SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, la police de la Barbade assure une protection adéquate à ses citoyens, pariculièrement à ceux sont pris pour cible par des criminels et sont victimes d’actes criminels.

[18]  La SPR a estimé que le demandeur n’était pas un témoin crédible en ce qui concerne l’allégation selon laquelle l’ancien détenu était toujours à sa recherche en 2018. Il était invraisemblable qu’un ancien détenu poursuive le demandeur plus de 13 ans après l’incident allégué.

[19]  La SPR a estimé que la déclaration du demandeur selon laquelle sa mère a été menacée à la Barbade en 2018 n’était pas crédible. Le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve crédible ou convaincant pour corroborer cet événement. La SPR a également souligné qu’aucun incident impliquant l’ancien détenu et la famille du demandeur n’avait été signalé entre 2011 et 2018, et elle a estimé que le demandeur a fabriqué cet incident pour donner plus de poids à sa demande d’asile et pour faire ressortir le caractère actuel de sa crainte.

[20]  La SPR a estimé que la lettre et l’affidavit présentés par l’ami du demandeur à la Barbade n’avaient aucune valeur probante, servaient les intérêts personnels du demandeur et n’aidaient pas le tribunal à conclure que l’incident d’avril 2011 entre le détenu et le demandeur s’était produit. La SPR a constaté que le demandeur n’avait pas demandé la protection de la police à la Barbade et que le tribunal ne disposait d’aucun élément de preuve selon lequel le demandeur n’aurait pas été en mesure d’obtenir de l’État une protection s’il en faisait la demande.

[21]  La SPR a estimé que le demandeur n’était pas un témoin crédible à l’égard de l’allégation selon laquelle l’ancien détenu cherchait à se venger de lui depuis plus de sept ans après son départ de la Barbade. Compte tenu du témoignage du demandeur selon lequel tout le monde à la Barbade connaîtrait bientôt ses allées et venues s’il retournait au pays, la SPR a estimé qu’il n’était pas logique qu’un puissant criminel prenne plus de sept ans pour trouver et menacer la mère du demandeur. Il n’était pas logique que l’ancien détenu se mette de nouveau à la recherche du demandeur en 2018 en raison d’un incident qui aurait eu lieu 13 ans auparavant, lors d’une émeute non réprimée dans une prison, et dont ont été témoins plusieurs personnes.

[22]  La SPR a conclu, après avoir examiné l’ensemble de la preuve, que le demandeur n’a pas établi qu’il existe plus qu’une simple possibilité de persécution pour l’un des motifs prévus dans la Convention, ou, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il devait retourner à la Barbade.

IV.  Les dispositions législatives applicables

[23]  À titre de référence, les articles 96 et 97 de la LIPR sont reproduits à l’annexe ci‑jointe.

V.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[24]  Le demandeur conteste la conclusion de la SPR selon laquelle il pouvait se prévaloir de la protection de l’État et affirme que le tribunal a commis une erreur en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité. Il allègue également que son ancien conseil a fait preuve d’incompétence, ce qui a entraîné un manquement à la justice naturelle.

[25]  Comme il suffit pour décider de la présente affaire de trancher la question de l’analyse erronée de la SPR concernant le risque auquel était exposé le demandeur, de sorte qu’il aurait besoin de la protection de l’État, il n’est pas nécessaire de se pencher sur les autres questions.

[26]  Il existe maintenant une présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable pour contrôler une décision administrative : l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [l’arrêt Vavilov], au par. 10. La présomption peut être réfutée si le législateur prévoit l’application d’une norme de contrôle différente ou si la règle de droit appelle un examen selon la norme de la décision correcte. Ni l’une ni l’autre de ces situations ne s’applique en l’espèce.

[27]  La norme de contrôle applicable à la décision contestée est celle du caractère raisonnable, qui est le fondement sur lequel la présente affaire a été débatue.

[28]  L’arrêt Vavilov n’a pas modifié l’objectif principal de la jurisprudence antérieure. L’obligation bien connue en droit administratif, suivant laquelle les motifs doivent démontrer que la décision est transparente, intelligible et justifiée demeure en vigueur : l’arrêt Vavilov, au par. 15. L’arrêt Vavilov a plutôt renforcé cet objectif en confirmant que le raisonnement suivi, tout autant que l’issue d’une décision, doivent être examinés au moment de déterminer si la décision en question est raisonnable : l’arrêt Vavilov, au par. 86.

VI.  Analyse

[29]  Le demandeur soutient que la SPR n’a pas correctement établi son profil lorsqu’elle a évalué la question de savoir s’il pouvait se prévaloir de la protection de l’État. Par conséquent, la SPR n’a pas évalué sa capacité de se prévaloir de la protection de l’État en tenant compte des personnes se trouvant dans une situation semblable. Il allègue également que le tribunal a mal interprété la preuve contenue dans le cartable national de documentation (CND), faisant ainsi défaut d’évaluer exhaustivement le caractère adéquat au niveau opérationnel de la protection de l’État offerte à la Barbade.

[30]  Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas réussi à établir de lien avec un motif prévu à la Convention au titre de l’article 96 ou 97 de la LIPR, car le « crime », pas plus qu’une vendetta, n’appartient pas à un groupe social.

[31]  L’analyse à effectuer au regard de l’article 97 diffère de celle au regard de l’article 96. Dans l’arrêt Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 31, aux paragraphes 6 et 7, la Cour d’appel a décrit la différence de la façon suivante :

[6]  Contrairement à l’article 96, l’article 97 de la Loi vise à accorder une protection sans obliger l’intéressé à « établir qu’il [est exposé à un risque] pour l’un des motifs énumérés à l’article 96 » (Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, [2005] 3 R.C.F. 239, au paragraphe 33).

[7]  Pour décider si un demandeur d’asile a qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, il faut procéder à un examen personnalisé en se fondant sur les preuves présentées par le demandeur d’asile « dans le contexte des risques actuels ou prospectifs » auxquels il serait exposé (Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 99, au paragraphe 15) (en italique dans l’original). Dans sa rédaction actuelle, la question certifiée a une portée trop large.

(Je souligne.)

A.  Le profil du demandeur

[32]  En analysant le lien entre la crainte d’être persécuté du demandeur et un motif prévu à la Convention, la SPR l’a décrit comme suit :

Un criminel notoire est prétendument à la recherche du demandeur d’asile parce que ce dernier a vu cet homme tuer un autre homme en prison. Le tribunal conclut qu’il ne s’agit pas d’un motif suffisant pour constituer une appartenance à un « groupe social ». Il estime, selon la prépondérance des probabilités, que la crainte du demandeur d’asile d’être la cible d’un acte criminel de la part d’un malfaiteur parce qu’il a été témoin d’un meurtre en prison n’a aucun lien avec l’un des cinq motifs prévus dans la Convention.

[33]  En effectuant l’analyse au regard de l’article 97, la SPR a décrit le demandeur non pas comme le témoin d’un crime, mais plutôt comme la « victime d’un crime » et « la cible d’une vendetta personnelle », estimant qu’il était recherché parce qu’il « pourrait informer les autorités du crime commis par l’homme en prison ». La SPR a conclu que toute menace dont le demandeur faisait l’objet découlait de l’acte initial, qui constituait un acte criminel.

[34]  Ayant ainsi caractérisé le profil du demandeur, la SPR a conclu que notre Cour avait statué à maintes reprises que les victimes d’actes criminels, de corruption ou de vendettas ne parviennent généralement pas à établir un lien entre leur crainte de persécution et l’un des motifs prévus par la Convention. C’est pour cette raison que la demande du demandeur fondée sur l’article 96 a été rejetée.

[35]  La SPR s’est ensuite penchée sur la question de savoir si le demandeur est une personne à protéger au sens de l’article 97. Elle a déclaré qu’elle devait trancher la question de savoir s’il existait, selon la prépondérance des probabilités, des motifs sérieux de croire que le demandeur serait victime de torture ou qu’il risquerait de perdre la vie ou encore d’être soumis à des traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait à la Barbade. La SPR a déclaré à juste titre que la preuve documentaire qui démontre la violation systémique et généralisée des droits de la personne ne suffirait pas pour appuyer une demande d’asile fondée sur l’article 97, à moins qu’elle puisse établir un lien avec la situation particulière du demandeur.

[36]  C’est en examinant la nature des circonstances propres au demandeur que le tribunal a fait fausse route.

[37]  La SPR a décrit la situation particulière du demandeur comme une vendetta criminelle. Elle n’a pas tenu compte du risque que constitue pour le demandeur le fait d’avoir été témoin d’un meurtre.

[38]  Lors des observations présentées à la fin de l’audience, la SPR a interrompu le conseil du demandeur et a admis que le demandeur éprouvait une crainte subjective :

[traduction

Permettez‑moi de vous aider sur un aspect de la question de la crédibilité. Tout d’abord, le demandeur éprouve de la crainte à l’égard de quelqu’un, n’est‑ce pas, et nous avons établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il s’agit probablement d’un criminel, et ensuite, qu’il existe une crainte subjective. D’accord. Nous avons bien établi l’existence d’une crainte subjective en l’espèce. […] Si j’étais témoin de quelque chose, si je voyais quelque chose survenir, j’éprouverais également de la crainte. D’accord. Toutefois, nous examinons les choses d’un point de vue objectif.

[39]  Le demandeur a ensuite fait valoir à la SPR que sa demande était fondée sur le risque auquel il serait exposé s’il était renvoyé à la Barbade. Compte tenu de la petite taille de la Barbade et du fait que l’auteur de l’infraction avait des acolytes, le demandeur a fait valoir que l’auteur du meurtre ou ses acolytes seraient probablement en mesure de trouver le demandeur.

[40]  Dans ses observations, le demandeur a expressément mentionné qu’il existait des hiérarchies de criminels, comme les bandes de motards. À son avis, il y a des limites à ce que la police peut faire, même au Canada, lorsqu’une personne craint les gangs de criminels. Dans certains cas, les individus bénéficient du programme de protection des témoins.

[41]  Le demandeur a expressément déclaré qu’il ne fuyait pas un taux de criminalité élevé, mais plutôt une personne en particulier qui pourrait avoir des acolytes criminels capables de mettre à exécution sa volonté.

[42]  La SPR a généralisé en tant que risque de criminalité courante le risque spécifique auquel était exposé le demandeur du fait qu’il a été témoin d’un meurtre, et qui devait ainsi se prévaloir du programme de protection des témoins s’il dénonçait le meurtre. En concluant son analyse de la protection de l’État, la SPR a estimé ce qui suit :

Le risque auquel est exposé le demandeur d’asile est celui d’être victime d’actes criminels commis contre lui et ce risque n’est pas supérieur à celui auquel est exposée la population en général.

[43]  En interprétant incorrectement la nature spécifique et personnalisée du risque auquel est exposé le demandeur, la SPR n’a pas tenu compte de la nature même du risque, qui est examinée plus loin.

B.  La conclusion fondée sur l’invraisemblance

[44]  Le principal motif invoqué par la SPR pour conclure que le demandeur n’était exposé à aucun risque portait sur le temps écoulé depuis le meurtre. La SPR a conclu qu’il était invraisemblable que l’auteur pourchasse le demandeur plus de 13 ans après le meurtre.

[45]  La SPR a soulevé cette question auprès du demandeur à l’audience en lui demandant : [traduction« Pourquoi cette personne s’intéresserait‑elle à vous en 2018? »

[46]  Le demandeur a répondu que c’est parce qu’il a été témoin de quelque chose, d’un acte qui ramènerait son auteur en prison, et que sa présence à la Barbade constituerait une menace pour le criminel en question.

[47]  Comme il a été mentionné plus tôt, la SPR a expressément restreint la portée de l’observation du demandeur lorsqu’elle a admis l’existence d’une crainte subjective. Soulignant que le demandeur [traduction« a été témoin de quelque chose », le commissaire a déclaré que s’il avait été témoin, il éprouverait également des craintes. Bien sûr, il a été admis que le [traduction« quelque chose » en cause signifiait avoir été témoin d’un meurtre.

[48]  Il est bien connu que « [l]e tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est‑à‑dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend » : décision Valtchev c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2001 FCT 776.

[49]  Outre l’écoulement du temps, la SPR n’a présenté aucun motif à l’appui de cette conclusion sur l’invraisemblance.

[50]  Le fait de passer de la constatation selon laquelle le demandeur, ayant été témoin du meurtre, éprouvait une crainte subjective, à la constatation selon laquelle il était invraisemblable que l’auteur du meurtre ne s’intéresse pas à lui 13 ans plus tard n’est ni rationnel, ni fondé sur des éléments de preuve clairs et convaincants. Il est loin d’être évident que le fait qu’un témoin oculaire du crime d’un meurtrier soit en vie et revienne dans son pays d’origine ne soulèverait pas l’intérêt ou l’inquiétude du meurtrier.

[51]  Bien que le tribunal ait admis le risque auquel était exposé le demandeur du fait d’avoir été témoin d’un meurtre dont l’auteur voudrait s’en prendre à lui afin d’échapper à la responsabilité de ses actes criminels passés, il n’a pas analysé ce risque. La SPR a plutôt continué d’examiner le risque lié à une vendetta criminelle ou à des activités criminelles.

[52]  La juge Gleason, qui siégeait à l’époque à la Cour, a décrit le problème de la qualification erronée de la nature du risque comme suit dans la décision Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678, au paragraphe 40 :

[40]  À mon avis, le point de départ essentiel de l’analyse relative à l’article 97 de la LIPR consiste à définir correctement la nature du risque auquel le demandeur est exposé. Pour ce faire, il faut déterminer si le demandeur est exposé à un risque persistant ou à venir (c.‑à‑d. s’il continue à être exposé à un « risque personnalisé »), quel est le risque en question et s’il consiste à être exposé à des traitements ou à des peines cruels et inusités et, enfin, le fondement de ce risque. Fréquemment, dans plusieurs décisions récentes dans lesquelles notre Cour a interprété l’article 97 de la LIPR, ainsi que le juge Zinn le fait observer dans le jugement Guerrero, aux paragraphes 27 et 28, « […] trop de décideurs omettent totalement d’énoncer [le] risque » auquel le demandeur est exposé ou « […] restent […] souvent vagues à cet égard ». Dans bon nombre des affaires dans lesquelles elle a annulé la décision de la Commission, notre Cour a estimé que la façon dont celle‑ci avait qualifié la nature du risque auquel était exposé le demandeur d’asile était déraisonnable et que la Commission avait commis une erreur en confondant un risque plus élevé lié à une raison très personnelle avec un risque général de criminalité auquel l’ensemble ou une bonne partie de la population était exposé dans un pays déterminé.

[53]  Selon mon interprétation de la décision et du dossier original, y compris de la transcription, la SPR n’a pas décrit le risque de façon précise, ce qui l’a amenée à conclure que le demandeur n’était exposé qu’à un risque général plutôt qu’à un risque personnalisé. Par ricochet, la SPR n’a pas été en mesure de procéder à un examen personnalisée sur le risque actuel et futur auquel s’expose le demandeur s’il retourne à la Barbade.

[54]  L’importance de la nature du risque ne saurait être minimisée. Notre Cour a statué à plus d’une reprise que lorsqu’une personne risque expressément et personnellement d’être tuée par un gang dans des circonstances où d’autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque, elle a droit à la protection de l’article 97 de la Loi si les autres exigences légales sont remplies : la décision Guerrero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1210, au par. 34.

VII.  Conclusion

[55]  Pour les motifs énoncés ci‑dessus, j’estime que les motifs exposés par la SPR montrent que la décision n’est pas fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles. Il en découle que la décision n’est pas raisonnable : l’arrêt Vavilov, au par. 85.

[56]  La décision est donc annulée et l’affaire est renvoyée à la SPR pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

[57]  Ni l’une ni l’autre partie n’a proposé de question grave de portée générale aux fins de la certification, et les faits de présente affaire n’en soulèvent aucune.

[58]  Aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5843‑18

LA COUR STATUE que :
  • 1) La demande est accueillie et la décision est infirmée.

  • 2) L’affaire est renvoyée à la SPR pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

  • 3) Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

  • 4) Aucuns dépens ne sont adjugés.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14jour de mai 2020.

Semra Denise Omer, traductrice


ANNEXE

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Définition de réfugié

Convention Refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée:

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Personne à protéger

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de  personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Person in need of protection

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5843‑18

 

INTITULÉ :

THEO DEWAYNE CALLENDER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 JUIN 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 15 AVRIL 2020

 

COMPARUTIONS :

ALI ESNAASHARI

 

POUR LE DEMANDEUR

 

ERIN ESTOK

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Migration Law Chambers

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

For The Applicant

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

For The Respondent

 

 

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