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Date : 20200407


Dossier : IMM-1306-19

Référence : 2020 CF 495

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 avril 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

DAKSHESH KISHOR PATIL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le présent litige porte sur la décision d’un agent d’immigration datée du 13 février 2019 par laquelle le demandeur s’est vu refuser sa demande de résidence permanente.

[2]  Le demandeur soutient que la décision de l’agent repose sur des hypothèses inappropriées et que ce dernier a failli à son devoir d’équité procédurale. En revanche, le défendeur soutient que l’agent a examiné la preuve convenablement, que les arguments du demandeur visent à demander à la Cour de soupeser à nouveau la preuve, et que, tout compte fait, le degré d’équité procédurale peu élevé auquel pouvait s’attendre le demandeur a été observé en l’espèce.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je juge qu’il y a lieu d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire.

II.  La question préliminaire concernant la preuve

[4]  Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur a annexé à son mémoire (pièce B) un « rapport sur les salaires » publié par le gouvernement du Canada, lequel dresse une liste des salaires dans les provinces et territoires du pays pour les employés occupant un poste de « superviseur de ventes – commerce de détail », appellation qui correspond au code 6211 de la Classification nationale des professions (CNP). Je note cependant que le demandeur n’avait pas annexé ce rapport à sa demande de résidence permanente au départ.

[5]  En réponse, le défendeur a soumis en preuve des annonces d’emploi publiées dans la région du Grand Toronto (RGT) dans lesquelles figurent les salaires offerts à des gérants de stations-service – tout en faisant remarquer que le demandeur occupait non pas un poste de « gérant de station-service » mais de « superviseur » – et il a aussi produit des documents montrant les salaires offerts aux superviseurs de station-service.

[6]  Cependant, lors d’un contrôle judiciaire, la Cour doit s’en tenir à la preuve dont était saisi le décideur initial, comme l’indique clairement la jurisprudence (George c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 FC 1315 (CanLII), par. 12; Bodine c Canada (Citoyenneté et Immigration, 2008 CF 848 (CanLII), par. 12). Les éléments de preuve que les avocats des parties ont présentés sont par conséquent inadmissibles. Mais, puisque les annonces d’emploi dans la RGT et le rapport sur les salaires ont été invoqués abondamment au cours des plaidoiries, je me permets d’y faire référence brièvement dans ma décision.

[7]  Du reste, pour les besoins de l’analyse, je tiens à dire d’emblée que même si les annonces d’emploi dans la RGT avaient été admises en preuve, elles n’auraient pas été concluantes en l’espèce, car nul ne conteste que des superviseurs dans certaines stations-service sont rémunérés au-delà du taux de salaire minimum. Ce qui importe est que certains superviseurs de stations‑service soient effectivement rémunérés au taux de salaire minimum – comme c’était le cas pour le demandeur et comme l’indique le rapport sur les salaires.

III.  Les faits

A.  Le demandeur

[8]  Le demandeur, Dakshesh Kishor Patel, a 33 ans et est citoyen de l’Inde. Il est marié et a un enfant. Son épouse et leur fils, âgé d’un an, résident en Inde.

[9]  Le demandeur est venu au Canada en septembre 2015 muni d’un visa d’étudiant. Il a étudié au Centennial College à Toronto et a obtenu son diplôme décembre 2016. Il a par la suite présenté une demande afin d’obtenir un « permis de travail postdiplôme », lequel lui a été octroyé.

[10]  Durant ses études, le demandeur a commencé à travailler chez DebbieWilliams Enterprises Inc., une entreprise qui exploite des stations-service Shell. Il a occupé un poste de préposé de station-service à temps partiel. Après avoir terminé son programme au Centennial College, il est demeuré à l’emploi de Debbie Williams Enterprises Inc. et y a travaillé à temps plein à compter du 15 février 2017. La même année, le 1er mai, le demandeur a été promu « superviseur des ventes » à temps plein (un poste de superviseur de station-service).

[11]  Debbie Williams Enterprises Inc. a toujours rémunéré le demandeur au salaire minimum. Lorsque ce dernier a été embauché en octobre 2015, le salaire horaire minimum était établi à 11,25 $. La rémunération horaire du demandeur a par la suite augmenté au rythme des augmentations du salaire minimum, lequel est passé à 14 $ l’heure en janvier 2018.

B.  L’historique procédural

[12]  Le 25 juillet 2018, le demandeur a reçu une invitation à présenter une demande de résidence permanente sous la « catégorie de l’expérience canadienne » (CEC) du régime d’immigration économique au Canada. Il y a répondu favorablement et a présenté sa demande de résidence permanente suivant les dispositions de la CEC le 19 septembre 2018.

[13]  Les critères de la CEC sont prescrits au paragraphe 87.1(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (RIPR), lequel prévoit ceci :

Qualité

(2) Fait partie de la catégorie de l’expérience canadienne l’étranger qui satisfait aux exigences suivantes:

a) l’étranger a accumulé au Canada au moins une année d’expérience de travail à temps plein, ou l’équivalent temps plein pour un travail à temps partiel, dans au moins une des professions, autre qu’une profession d’accès limité, appartenant au genre de compétence 0 Gestion ou aux niveaux de compétence A ou B de la matrice de la Classification nationale des professions au cours des trois ans précédant la date de présentation de sa demande de résidence permanente;

b) pendant cette période d’emploi, il a accompli l’ensemble des tâches figurant dans l’énoncé principal établi pour la profession dans les descriptions des professions de la Classification nationale des professions;

c) pendant cette période d’emploi, il a exercé une partie appréciable des fonctions principales de la profession figurant dans les descriptions des professions de la Classification nationale des professions, notamment toutes les fonctions essentielles;

d) il a fait évaluer sa compétence en français ou en anglais par une institution ou une organisation désignée en vertu du paragraphe 74(3) qui utilise un test d’évaluation linguistique approuvé en vertu de ce paragraphe et les résultats de ce test démontrent qu’il a obtenu, pour chacune des quatre habiletés langagières, le niveau de compétence applicable établi par le ministre en vertu du paragraphe 74(1);

e) s’il a acquis l’expérience de travail visée à l’alinéa a) dans le cadre de plus d’une profession, il a obtenu le niveau de compétence en anglais ou en français établi par le ministre en vertu du paragraphe 74(1) à l’égard de la profession pour laquelle il a acquis le plus d’expérience au cours des trois années visées à l’alinéa a).

Member of the class

(2) A foreign national is a member of the Canadian experience class if

(a) they have acquired in Canada, within the three years before the date on which their application for permanent residence is made, at least one year of full-time work experience, or the equivalent in part-time work experience, in one or more occupations that are listed in Skill Type 0 Management Occupations or Skill Level A or B of the National Occupational Classification matrix, exclusive of restricted occupations; and

(b) during that period of employment they performed the actions described in the lead statement for the occupation as set out in the occupational descriptions of the National Occupational Classification;

(c) during that period of employment they performed a substantial number of the main duties of the occupation as set out in the occupational descriptions of the National Occupational Classification, including all of the essential duties;

(d) they have had their proficiency in the English or French language evaluated by an organization or institution that is designated under subsection 74(3) using a language test that is approved under that subsection, the results of which must indicate that the foreign national has met the applicable threshold that is fixed by the Minister under subsection 74(1) for each of the four language skill areas; and

(e) in the case where they have acquired the work experience referred to in paragraph (a) in more than one occupation, they meet the threshold for proficiency in the English or French language, fixed by the Minister under subsection 74(1), for the occupation in which they have acquired the greater amount of work experience in the three years referred to in paragraph (a).

[14]  Le demandeur a présenté sa demande de résidence permanente au titre de la CEC en faisant valoir son expérience d’au moins une année à temps plein comme travailleur qualifié en tant que superviseur de station-service, poste qui correspond selon lui au groupe 6211 de la CNP.

[15]  Au moment de la demande, le Système mondial de gestion des cas (SMGC) indiquait que le demandeur avait demandé un permis de travail pour un époux ou un conjoint dans le passé, mais que ce permis avait été refusé parce que le demandeur avait travaillé comme commis‑vendeur à l’époque, poste qui ne faisait pas partie des catégories de compétences 0, A ou B de la CNP.

[16]  Dans sa demande de résidence permanente, le demandeur a inclus son épouse, Priyanka Dakshesh Patil, ainsi que leur fils, Prerit Dakshesh Patil, qui est né récemment.

[17]  La demande de résidence permanente a été rejetée par décision datée du 13 février 2019. La présente demande de contrôle judiciaire vise cette décision.

C.  La décision contestée

[18]  L’agent d’immigration a conclu que le demandeur ne répondait pas aux critères de la CEC. Ces critères prévoyaient notamment le fait d’avoir [traduction« le statut de résident temporaire au Canada durant la période de travail admissible, les compétences linguistiques minimales en anglais ou en français, ainsi que l’expérience requise à titre de travailleur qualifié au Canada ». L’agent a noté que la demande était évaluée en fonction de l’emploi du demandeur à titre de travailleur qualifié comme superviseur de station-service (groupe 6211 de la CNP) chez Debbie Williams Enterprises Inc.

[19]  Cependant, l’agent a conclu que le demandeur ne répondait pas au critère de l’expérience à titre de travailleur qualifié aux termes de la CEC, car ses talons de paye indiquaient que sa rémunération était demeurée au salaire minimum. L’agent a estimé que le salaire ou le taux horaire d’un poste de superviseur (la fonction actuelle du demandeur) aurait dû être supérieur à celui d’un poste de commis-vendeur (la fonction précédente du demandeur). Il a par conséquent conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le poste du demandeur chez Debbie Williams Enterprises Inc. ne correspondait pas au groupe 6211 de la CNP.

[20]  Le paragraphe 11.2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), prévoit ceci :

11.2 (1) Ne peut être délivré à l’étranger à qui une invitation à présenter une demande de résidence permanente a été formulée en vertu de la section 0.1 un visa ou autre document à l’égard de la demande si, lorsque l’invitation a été formulée ou que la demande a été reçue par l’agent, il ne répondait pas aux critères prévus dans une instruction donnée en vertu de l’alinéa 10.3(1)e) ou il n’avait pas les attributs sur la base desquels il a été classé au titre d’une instruction donnée en vertu de l’alinéa 10.3(1)h) et sur la base desquels cette invitation a été formulée.

11.2 (1) An officer may not issue a visa or other document in respect of an application for permanent residence to a foreign national who was issued an invitation under Division 0.1 to make that application if — at the time the invitation was issued or at the time the officer received their application — the foreign national did not meet the criteria set out in an instruction given under paragraph 10.3(1)(e) or did not have the qualifications on the basis of which they were ranked under an instruction given under paragraph 10.3(1)(h) and were issued the invitation.

[21]  L’agent a conclu que puisque le demandeur ne répondait plus aux critères de la CEC, sa demande ne satisfaisait pas aux exigences du paragraphe 11.2(1) de la LIPR. Il a donc refusé sa demande de résidence permanente.

[22]  Il est bel et bien établi en jurisprudence que les notes inscrites au SMGC font partie des motifs de décisions prises par les agents d’immigration (Khowaja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 823 (CanLII), par. 3; Ghirmatsion c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 519 (CanLII), par. 8). Dans les notes versées au SMGC le 13 février 2019, l’agent a noté que les augmentations salariales du demandeur reflétaient celles correspondant au taux de salaire minimum et qu’il n’était pas raisonnable que le demandeur touche [traduction« le même salaire que les préposés aux ventes qu’il affirme superviser ».

[23]  Dans les notes au SMGC, l’agent a aussi noté que [traduction« la demande du client pourrait soulever des préoccupations en matière de crédibilité », car le demandeur avait continué à toucher le salaire minimum même après qu’il eut été promu au poste de superviseur de station‑service. L’agent a fait remarquer que les talons de paye du demandeur indiquaient qu’il avait occupé le poste de [traduction« préposé aux ventes » jusqu’en novembre 2017. Il a aussi fait remarquer que le libellé de la lettre d’emploi du demandeur ressemblait beaucoup à celui de la lettre que ce dernier avait fourni pour justifier sa demande de résidence permanente, soulevant ainsi des doutes quant à l’authenticité de la lettre d’emploi.

IV.  La question en litige et la norme de contrôle

[24]  Selon moi, la question concernant l’équité procédurale permet à elle seule de disposer de la présente demande de contrôle judiciaire et je conclus que l’unique question en litige est la suivante :

  1. L’agent a-t-il failli à son obligation d’équité procédurale envers le demandeur en omettant de lui accorder la possibilité de répondre à ses préoccupations en ce qui avait trait à son salaire horaire?

[25]  Avant que la Cour suprême ne rende sa décision récemment dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], les questions d’équité procédurale étaient susceptibles de révision selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa], par. 72; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (CanLII), par. 54; Saatchi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1037, par. 15). Dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 23, la Cour suprême a énoncé ceci :

Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond (c.-à-d. le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle qu’elle applique doit refléter l’intention du législateur sur le rôle de la cour de révision, sauf dans les cas où la primauté du droit empêche de donner effet à cette intention. L’analyse a donc comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable.

[26]  Aux paragraphes 76 et 77 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a reconnu que « les exigences de l’obligation d’équité procédurale dans une affaire donnée […] auront une incidence sur l’exercice par une cour de justice du contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable ». À mon avis, cela signifie qu’une cour siégeant en révision doit d’abord se pencher sur l’existence d’une obligation en matière d’équité procédurale, puis, compte tenu des exigences de l’obligation (le cas échéant), poursuivre suivant la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable à l’ensemble de la décision. Dans l’arrêt Vavilov, la question concernant l’équité procédurale était de savoir si la décision administrative contestée devait avoir été motivée par écrit (Vavilov, par. 78). Ayant conclu que c’était le cas et que le décideur administratif avait effectivement fourni des motifs, la Cour suprême a poursuivi son analyse sur le fond pour décider si la décision revêtait un caractère raisonnable. L’extrait qui suit est également pertinent en l’espèce, puisqu’il explique la distinction entre l’obligation d’équité procédurale et l’analyse relative au caractère raisonnable (Vavilov, par. 81) :

[…] Notre analyse prend donc comme point de départ que, lorsque des motifs sont requis, ceux-ci constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision. En conséquence, la communication des motifs à l’appui d’une décision administrative est susceptible d’avoir des répercussions sur sa légitimité, à la fois au regard de l’équité procédurale et du caractère raisonnable de ceux-ci sur le fond.

[27]  Cela dit, la question soulevée par le demandeur en l’espèce, à savoir si l’agent était tenu de lui donner la possibilité de répondre à ses préoccupations, est une question d’équité procédurale susceptible de révision selon la norme de la décision correcte, ainsi que l’établit la jurisprudence (Hamza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 264 (CanLII), par. 9 et 13 [Hamza]). Il s’agit d’une question qui ne commande aucune retenue en contrôle judiciaire (Hamza, par. 13). La norme de la décision correcte demeure par conséquent applicable.

V.  Analyse

A.  Les prétentions du demandeur

[28]  Le demandeur soutient que l’agent a manqué à son devoir d’équité procédurale en omettant de lui faire part de ses préoccupations concernant sa demande de résidence permanente. Il affirme que l’agent aurait pu communiquer avec son employeur pour s’assurer de l’authenticité de la lettre d’emploi, mais qu’il ne l’a pas fait. Ainsi, en ne donnant pas au demandeur la possibilité de répondre à ses préoccupations, l’agent a failli à son obligation d’équité procédurale.

[29]  Le demandeur conteste en outre les arguments du défendeur fondés sur la décision Hamza, car cette décision portait selon lui sur le caractère insuffisant de la preuve qui avait été fournie pour appuyer une demande de résidence permanente. Selon le demandeur, la preuve dont disposait l’agent en l’espèce n’était pas insuffisante, au contraire, mais ce dernier en a tout de même fait fi sans lui donner l’occasion de répondre à ses préoccupations, ce qui constitue un manquement à l’équité procédurale.

[30]  Le demandeur attire l’attention de la Cour en particulier sur le fait que sa lettre d’emploi faisait état de sa rémunération de 14 $ l’heure avec avantages en sus. Selon lui, l’agent aurait dû s’enquérir au sujet de la signification du terme « avantages », car cela aurait pu répondre à ses préoccupations.

B.  Les prétentions du défendeur

[31]  Le défendeur soutient que l’obligation d’équité procédurale envers les personnes qui demandent un visa ou la résidence permanente se situe à l’extrémité inférieure de l’échelle d’obligation en matière d’équité procédurale. Il invoque plusieurs décisions à l’appui de sa prétention : Tahereh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 90 (CanLII), par. 12; Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 345 (CanLII), par. 31‑32 [Khan]; Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297 (CAF), par. 41.

[32]  Le défendeur soutient aussi que lorsque les préoccupations de l’agent découlent des exigences de la loi, ce dernier n’est pas tenu de donner au demandeur la possibilité d’y répondre (Zeeshan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 248 (CanLII), par. 33; Rukmangathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 284 (CanLII), par. 23).

[33]  Le défendeur soutient en outre que la décision Hamza appuie le principe selon lequel l’agent n’est pas tenu d’informer le demandeur des lacunes relevées dans sa demande (Hamza, par. 24). Il fait valoir que la véritable question qui se pose en l’espèce concerne les lacunes relevées dans les documents que le demandeur a fournis pour appuyer sa demande de résidence permanente. La décision Chadha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 105 (CanLII), par. 37‑39 et 47‑49, appuie également le principe selon lui [Chadha].

[34]  Enfin, le défendeur soutient qu’un agent peut légitimement faire appel à son expérience et à son expertise, et qu’il n’est pas tenu d’aviser le demandeur lorsqu’il tire des conclusions en s’appuyant sur ses connaissances (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 526 (CanLII), par. 52; Bahr c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 527 (CanLII), par. 42). Selon lui, il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale en l’espèce, car l’agent s’est appuyé sur son expérience et son expertise pour tirer ses conclusions.

C.  Analyse

[35]  J’estime que l’agent a failli à son devoir d’équité procédurale envers le demandeur et que la décision de la Cour dans Hamza est particulièrement éclairante en l’espèce. Dans la décision Hamza, le demandeur avait présenté une demande de résidence permanente dans le cadre du programme fédéral des travailleurs qualifiés. Sa demande a été rejetée parce que l’agente des visas avait conclu que les documents qu’il avait fournis étaient insuffisants pour justifier son expérience à titre de médecin omnipraticien ou de médecin de famille (Hamza, par. 1). L’agente avait des réserves au sujet de la lettre d’emploi qu’avait fournie le demandeur, car celle-ci reflétait la description de tâches de la CNP pour la profession en question (Hamza, par. 7).

[36]  La Cour a fourni les précisions suivantes dans la décision Hamza, au paragraphe 10, sur la question de savoir s’il y avait eu manquement à l’équité procédurale :

Eu égard à cette question, la Cour doit d’abord déterminer si les préoccupations de l’agente étaient liées à la crédibilité de la lettre d’emploi fournie par le demandeur, ou au manque de preuve suffisante. Deuxièmement, si la Cour est convaincue que les préoccupations de l’agente étaient liées à la véracité de la lettre d’emploi, elle doit alors déterminer si, dans les circonstances de la présente affaire, l’agente aurait dû donner la chance au demandeur de dissiper les préoccupations qu’elle avait à cet égard.

[37]  Le défendeur a raison de soutenir que lorsque les préoccupations d’un agent concernent le caractère suffisant de la preuve, l’équité procédurale ne fait pas naître un droit de réponse de la part du demandeur (Chadha, par. 47‑49). Il a raison aussi de soutenir que le degré d’équité procédurale auquel pouvait s’attendre le demandeur en l’espèce se situe à l’extrémité inférieure de l’échelle d’obligation en matière d’équité procédurale (Khan, par. 31‑32; Hamza, par. 23).

[38]  Toutefois, la Cour a précisé ceci dans la décision Hamza, au paragraphe 25 :

Néanmoins, l’agent peut être tenu de donner la chance au demandeur de répondre à ses préoccupations lorsqu’il s’agit de préoccupations liées à la crédibilité, à la véracité ou à l’authenticité des documents présentés par le demandeur et non de préoccupations liées au caractère suffisant de la preuve qui a été présentée.

[39]  Par ailleurs, bien que les agents ne soient pas tenus de tirer de conclusions explicites en matière de crédibilité, lorsqu’une décision dans son ensemble montre que l’agent a des doutes à l’égard des prétentions du demandeur, le droit du demandeur de répondre aux préoccupations de l’agent entre dès lors en jeu (Hamza, par. 30, citant Adeoye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 680 (CanLII), par. 8 [Adeoye]).

[40]  Dans la décision Hamza, la Cour était en outre d’avis que l’agente des visas avait douté de la véracité des prétentions du demandeur, puisqu’elle avait décrit la lettre d’emploi comme étant « intéressée » et qu’elle l’avait jugée « insuffisante en l’absence d’autres documents à l’appui » (Hamza, par. 38‑39). Par conséquent, la Cour a conclu que l’agente avait manqué à son obligation d’équité procédurale en n’accordant pas au demandeur la possibilité de répondre à ses préoccupations à l’égard des documents qu’il avait soumis.

[41]  De manière analogue, l’agent en l’espèce a évoqué des doutes quant à la crédibilité des documents du demandeur en mentionnant que [traduction« la demande du client pourrait soulever des préoccupations en matière de crédibilité ». L’agent a remis en question la preuve du demandeur, notamment en ce qui avait trait à sa rémunération au taux de salaire minimum et au moment à partir duquel les talons de paye ont changé pour refléter sa promotion au poste de superviseur de station-service. Tout compte fait, les motifs de l’agent laissent entendre que la preuve fournie n’était pas crédible selon lui, et non qu’elle était insuffisante pour justifier l’expérience professionnelle du demandeur.

[42]  De plus, les commentaires de l’agent indiquent selon moi qu’il avait des réserves à l’égard des prétentions du demandeur. Ses doutes en matière de crédibilité reposaient sur le fait que le demandeur touchait le salaire minimum. L’agent n’a pas conclu de manière explicite et déterminante que le demandeur n’était pas crédible, mais il semblait néanmoins avoir des doutes quant à l’authenticité de la preuve fournie, et ce, pour l’unique raison que le demandeur était rémunéré au taux de salaire minimum. Or, comme l’a indiqué la Cour dans les décisions Hamza et Adeoye, une décision qui, dans l’ensemble, révèle l’existence de doutes en matière de crédibilité peut amener le tribunal à conclure que l’agent a manqué à son obligation d’équité procédurale.

[43]  Nul ne conteste le fait que le demandeur a fourni une lettre d’emploi faisant état de son poste de superviseur de station-service, de sa rémunération et de ses fonctions. Comme l’a indiqué la Cour dans la décision Hamza, « [a]ucune règle n’exige que le demandeur fournisse plus d’une lettre d’emploi pour établir une expérience professionnelle suffisante. Une demande peut être considérée comme étant complète, même si une seule lettre d’emploi atteste de l’expérience professionnelle, pourvu que ladite lettre énumère avec précision une liste complète des principales fonctions exercées par le demandeur » (Hamza, par. 39). En l’espèce, bien que l’agent n’ait pas laissé entendre dans ses motifs que la lettre d’emploi du demandeur n’énumérait pas précisément ou suffisamment les fonctions à accomplir pour le poste en question, l’agent a néanmoins refusé la demande de résidence permanente au motif que le demandeur touchait le salaire minimum.

[44]  Étant donné que l’agent s’est fondé principalement sur la rémunération du demandeur à titre de facteur déterminant, sa décision donne à penser que la lettre d’emploi ne constituait pas une source d’information fiable ou crédible selon lui. Dans cette lettre, l’employeur affirmait que le demandeur touchait 14 $ l’heure comme superviseur de station-service et exécutait telles et telles fonctions rattachées au poste; malgré cela, l’agent a – de toute évidence – remis en question la crédibilité de la lettre d’emploi en concluant qu’un superviseur de station-service serait rémunéré davantage qu’au taux de salaire minimum à14 $ l’heure.

[45]  À l’audience, la Cour a fait remarquer, à l’intention du défendeur, qu’une analyse fondée sur le [traduction« bon sens » est inapplicable en l’espèce. Le défendeur a prétendu que le « bon sens » aurait dû inciter le demandeur à tenter d’obtenir un poste similaire offrant une rémunération supérieure. Cependant, il est inutile de faire appel au « bon sens ». La preuve indiquait que le demandeur occupait bel et bien le poste de superviseur, mais l’agent a refusé d’accepter le fait en tant que tel, compte tenu de ses conclusions défavorables en matière de crédibilité. Pendant l’audience, le défendeur a aussi soulevé la question de savoir pourquoi le demandeur n’était pas allé travailler pour un employeur offrant un meilleur salaire, ou pourquoi il n’avait pas cherché un meilleur emploi, étant donné qu’il n’avait reçu aucune augmentation salariale dans son poste actuel, en dépit de sa promotion au poste de superviseur des ventes.

[46]  Or, ce type de questionnement contrefactuel est inapproprié et ce n’est certainement pas le rôle du défendeur de formuler des hypothèses quant aux raisons pour lesquelles le demandeur est demeuré dans son poste actuel. En réalité, certaines personnes n’ont pas le loisir de changer d’emploi aisément ou de négocier une augmentation salariale. Par surcroît, je déplore le fait que le défendeur ait fait valoir, de manière condescendante, que le taux de salaire minimum constitue selon lui un [traduction« salaire de débutant » pour les superviseurs de stations-service.

[47]  En l’espèce, la question en litige fait intervenir l’équité procédurale et la déférence n’est pas de mise à l’endroit de l’agent. Le demandeur était en droit de s’attendre à la possibilité de répondre aux préoccupations de l’agent, puisque la décision dans son ensemble révélait que l’agent avait des doutes quant à ses prétentions, à savoir qu’il était superviseur de station-service. Il ne s’agissait pas d’une simple question concernant le caractère suffisant de la preuve. L’agent a estimé que la rémunération du demandeur minait sa crédibilité et, de la même manière, il a laissé entendre, implicitement, que la lettre d’emploi du demandeur n’était pas digne de foi.

VI.  Questions à certifier

[48]  J’ai demandé à l’avocat de chaque partie si des questions devaient être certifiées aux fins d’un appel. Tous deux ont affirmé que l’affaire n’en soulève aucune et je suis de leur avis.

VII.  Conclusion

[49]  L’agent a remis en question l’authenticité de la demande de résidence permanente du demandeur sans lui accorder la possibilité de répondre à ses préoccupations. Ce faisant, il a failli à son obligation d’équité procédurale envers le demandeur. J’accueille par conséquent la présente demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1306-19

LA COUR STATUE que :

  1. La décision contestée est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


DOSSIER :

IMM‑1306‑19

 

INTITULÉ :

DAKSHESH KISHOR PATIL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 novembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge AHMED

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 7 avril 2020

 

COMPARUTIONS :

Dan Miller

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Alex C. Kam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dan Miller

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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