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Date : 20200417


Dossier : IMM‑48‑19

Référence : 2020 CF 530

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 avril 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

AMERIK SINGH HAER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Amerik Singh Haer souhaite parrainer la demande de résidence permanente au Canada de sa partenaire conjugale, Halaa Saad Alghamdi. La Section d’appel de l’immigration (la SAI) a reconnu l’authenticité de leur relation conjugale, mais a néanmoins conclu que celle‑ci était exclue aux termes du paragraphe 4(1) du Règlement de l’immigration et de la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR], car elle n’a pas accepté la preuve de M. Haer portant qu’il ne vivait plus une telle relation avec son épouse. N’étant pas convaincue du caractère exclusif de la relation entre M. Haer et Mme Alghamdi, la SAI a conclu que cela rendait Mme Alghamdi inadmissible au parrainage.

[2]  La SAI s’est appuyée sur trois motifs principaux pour conclure que la relation conjugale de M. Haer n’était pas exclusive : il avait eu un rapport sexuel avec son épouse à la fin de 2011, après leur séparation; il avait conservé avec elle un compte bancaire conjoint qu’il utilisait pour y verser des paiements alimentaires et en surveiller l’utilisation; il n’avait pas obtenu le divorce. L’analyse de la SAI sur chacun de ces points était déraisonnable. Il était déplacé d’invoquer le rapport sexuel unique survenu bien avant l’audience, tandis que les deux autres motifs reposaient sur des présomptions non étayées quant à ce à quoi il serait « raisonnable de s’attendre » dans les circonstances de M. Haer. La SAI n’a pas non plus évalué l’intégralité des éléments de preuve lorsqu’elle a examiné la question de l’exclusivité, invoquant ces trois préoccupations sans tenir compte de la preuve étayant l’existence d’une relation conjugale authentique.

[3]  Par conséquent, je conclus que la décision de la SAI est déraisonnable.

II.  Question à trancher et norme de contrôle

[4]  La question soulevée dans le cadre de la présente demande concerne le caractère raisonnable de la décision de la SAI portant que la relation entre M. Haer et Mme Alghamdi n’était pas exclusive et par conséquent, que cette dernière ne pouvait pas être parrainée.

[5]  Les parties conviennent que la décision de la SAI soulève des questions de fait et de droit soumises à la norme de la décision raisonnable : Trieu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 925, au paragraphe 19. La décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, après que la présente affaire eut été débattue, confirme que cette norme régit le contrôle du bien‑fondé de la décision de la SAI : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux paragraphes 16 et 17, 23 à 25.

[6]  Suivant cette norme, je dois faire preuve de retenue à l’endroit des conclusions de la SAI, en évitant de me lancer dans la « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » souvent citée, et ne revenir sur la conclusion de la SAI quant à la relation que si elle repose sur des considérations dépourvues de pertinence ou qu’elle fait fi d’éléments de preuve importants : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54; Harris c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 932, aux paragraphes 20 à 24.

III.  La décision de la SAI est déraisonnable

A.  « Relations conjugales » au sens du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés

[7]  Aux termes de l’alinéa 117(1)a) du RIPR, le partenaire conjugal du répondant appartient à la catégorie du regroupement familial. Suivant la définition qui en est donnée à l’article 2 du RIPR, le « partenaire conjugal » doit entretenir une « relation conjugale » avec le répondant depuis au moins un an :

partenaire conjugal À l’égard du répondant, l’étranger résidant à l’extérieur du Canada qui entretient une relation conjugale avec lui depuis au moins un an. (conjugal partner)

conjugal partner means, in relation to a sponsor, a foreign national residing outside Canada who is in a conjugal relationship with the sponsor and has been in that relationship for a period of at least one year. (partenaire conjugal)

[8]  L’expression « relation conjugale » n’est pas définie dans le RIPR. Cependant, feu le juge Cory faisait remarquer, au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt M c H (dans le contexte de la Loi sur le droit de la famille, LRO 1990, c F.3) qu’une relation conjugale présente des « caractéristiques généralement acceptées », notamment le partage d’un toit, les rapports personnels et sexuels, les services, les activités sociales, le soutien financier, les enfants ainsi que l’image sociétale du couple : M c H, [1999] 2 RCS 3, au paragraphe 59, souscrivant à Molodowich c Penttinen, 1980 CanLII 1537 (ONSC). La Cour suprême a reconnu que « ces éléments peuvent être présents à des degrés divers et […] tous ne sont pas nécessaires pour que l’union soit tenue pour conjugale » : M c H, au paragraphe 59.

[9]  Bien que les facteurs des arrêts M c H/Molodowich aient été élaborés dans le contexte du droit de la famille, leur pertinence a été reconnue à l’égard de la définition du RIPR, à condition de l’adapter convenablement au contexte de l’immigration, en particulier pour les couples vivant dans des pays différents : Leroux c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 403, au paragraphe 23; Traverse c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 551, au paragraphe 15. Le guide opérationnel actuellement en ligne d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), servant à « Évaluer les relations conjugales » et cité par M. Haer, mentionne les facteurs des arrêts M c H/Molodowich. Le guide indique également ce qui suit :

Dans les relations entre partenaires conjugaux et les unions de fait, il n’existe pas nécessairement de moment précis auquel un engagement est pris, et aucun document juridique unique n’atteste l’engagement. Il faut plutôt tenir compte de la cohabitation pendant au moins un an, des liens intimes et affectifs créés, et de l’accumulation d’autres types de preuve, comme le fait que les partenaires se sont désignés l’un l’autre à titre de bénéficiaires de la police d’assurance ou de la succession, la propriété commune de biens, la prise de décisions communes lorsque les conséquences pour un des partenaires touchent l’autre, et le soutien financier mutuel (dépenses communes ou mise en commun des revenus, etc.). Pris globalement, ces faits indiquent qu’il y a un engagement sérieux et une interdépendance dans une relation monogame d’une certaine permanence, similaire à celle d’un couple marié.

Voir également Quezada Bustamente c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1198, aux paragraphes 29 à 32, où le guide opérationnel alors en vigueur est mentionné.

[10]  Le RIPR précise également qui ne sera pas considéré comme un partenaire conjugal. Aux termes du paragraphe 4(1), l’étranger ne sera pas considéré comme un partenaire conjugal si la relation conjugale n’est pas de bonne foi.

Mauvaise foi

Bad faith

4 (1) Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas :

4 (1) For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common‑law partner or a conjugal partner of a person if the marriage, common‑law partnership or conjugal partnership

a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi;

(a) was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act; or

b) n’est pas authentique.

(b) is not genuine.

[11]  Les facteurs des arrêts M c H/Molodowich sont, du moins dans une certaine mesure, liés au paragraphe 4(1), en ce qu’une « prétendue relation conjugale doit comporter assez de caractéristiques associées à un mariage pour démontrer qu’elle constitue plus qu’un moyen d’entrer au Canada à titre de membre de la catégorie du regroupement familial » : Leroux, au paragraphe 23; Pashanov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 788, aux paragraphes 5 et 6.

B.  Le cadre analytique adopté par la SAI

[12]  Deux aspects de l’analyse de la SAI appellent un commentaire initial, quoiqu’aucun d’eux ne soit déterminant, compte tenu de mes conclusions ci‑après. Le premier est que la SAI, a dans les faits, considéré l’« exclusivité » comme une caractéristique absolument essentielle de la relation conjugale. Cette approche pourrait aller plus loin que la question posée dans Molodowich de savoir si les parties [TRADUCTION] « maintiennent un semblant de fidélité l’une envers l’autre », comme un facteur parmi d’autres : Molodowich, au paragraphe 16; Quezada Bustamente, au paragraphe 32. Dans le cas présent, M. Haer a effectivement concédé que l’exclusivité était une caractéristique nécessaire de la relation conjugale, mais que la SAI n’a pas tenu compte d’autres facteurs issus des arrêts M c H/Molodowich. Il ne m’est pas nécessaire de trancher la question de savoir s’il est essentiel ou absolument requis qu’une relation conjugale soit « exclusive ».

[13]  Deuxièmement, la SAI a clairement indiqué qu’elle jugeait la relation authentique, notant que « [l]’évaluation de l’authenticité de la relation entre l’appelant et la demandeure ne sera pas prise en considération, étant donné que l’agent d’immigration est convaincu que la relation est de bonne foi, tout comme le tribunal ». Elle n’a pas non plus analysé la question de savoir si la relation visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], ni n’a tiré de conclusion explicite à ce sujet. Elle a néanmoins déterminé que la question en litige était de savoir si Mme Alghamdi relevait de la catégorie des personnes visées au paragraphe 4(1) du RIPR et si elle était donc exclue de la catégorie des partenaires conjugaux. Estimant que M. Haer n’avait pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que « sa relation conjugale avec la demandeure, que [l’agent d’]immigration [a] jugée authentique, est mutuellement exclusive », la SAI a conclu que le paragraphe 4(1) du RIPR trouvait à s’appliquer et que Mme Alghamdi ne pouvait être considérée comme une partenaire conjugale.

[14]  Dans son analyse, la SAI fait remarquer que pour que M. Haer ait gain de cause en appel, il doit démontrer que les deux critères énoncés au paragraphe 4(1) ne s’appliquent pas à sa relation avec Mme Alghamdi. Cependant, elle n’a jamais indiqué quel alinéa du paragraphe 4(1) s’appliquait selon elle, c’est‑à‑dire si la relation conjugale a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR, et (ou) si b) elle n’était pas authentique. Comme la SAI n’a pas mené d’analyse ni tiré de conclusion apparente concernant le premier alinéa, et qu’elle a expressément conclu que le second n’était pas applicable, il est difficile de déceler le fondement sur lequel elle a conclu que le paragraphe 4(1) trouvait à s’appliquer.

[15]  Il est possible que la SAI ait implicitement appliqué l’approche décrite dans la décision Leroux, à savoir qu’une prétendue relation conjugale doit présenter « assez de caractéristiques [associées à un mariage] » pour attester qu’elle constitue plus qu’un moyen d’entrer au Canada à titre de membre de la catégorie du regroupement familial. Mais ce raisonnement paraît incompatible avec la reconnaissance par la SAI de la bonne foi de la relation et avec l’absence de toute évaluation visant à déterminer si elle visait principalement l’acquisition d’un statut sous le régime de la LIPR. Subsidiairement, il se pourrait que la SAI ait conclu que la relation, bien qu’authentique, ne constituait pas une « relation conjugale » au sens de l’article 2 du RIPR, car elle n’était pas exclusive. Mais cela semble contredire sa conclusion qui fonde l’exclusion sur le paragraphe 4(1).

[16]  L’absence d’un fondement clair et cohérent étayant l’analyse de la SAI relative à la relation conjugale soulève des préoccupations quant à son caractère raisonnable, c’est‑à‑dire quant à sa « justification, [son] intelligibilité et [sa] transparence » : Vavilov, au paragraphe 99, qui reprend l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47, 74. Mais encore une fois, il n’est pas nécessaire que je recadre l’analyse de la SAI ou que je détermine si la décision pourrait subsister malgré le cadre juridique incertain, puisque j’ai décidé que la conclusion principale concernant l’exclusivité est déraisonnable.

C.  La décision de la SAI quant à l’exclusivité est déraisonnable.

[17]  La SAI a conclu que M. Haer n’avait pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que la relation conjugale était exclusive. Notant que les témoignages sous serment sont présumés véridiques, elle n’a pas jugé que la preuve de M. Haer et de Mme Alghamdi était « suffisamment crédible, digne de foi ou fiable pour dissiper les préoccupations de l’agent d’immigration ainsi que celles du tribunal ». La préoccupation en question concernait la nature de la relation qu’entretenait M. Haer avec son épouse, avec qui il a quatre enfants et est encore marié. La SAI a énoncé trois motifs pour étayer cette préoccupation : 1) M. Haer et son épouse ont eu un rapport sexuel en 2011; 2) ils conservent un compte bancaire conjoint; et 3) M. Haer n’a pas obtenu le divorce. M. Haer conteste les conclusions de la SAI sur chacun de ces points.

[18]  Je remarque qu’en ce qui concerne la crédibilité de M. Haer et de Mme Alghamdi, la SAI a fondé ses conclusions sur les trois motifs en question, plutôt que d’évaluer leur comportement, de relever des incohérences dans leur preuve ou d’autres indices d’absence de crédibilité. C’est plutôt que la SAI n’a pas accepté les explications offertes par M. Haer à l’égard des trois préoccupations, et qu’elle ne l’a donc apparemment pas cru lorsqu’il a déclaré qu’il n’entretenait pas de relation suivie avec son épouse.

(1)  Le rapport sexuel de M. Haer avec son épouse à la fin de 2011

[19]  M. Haer a déclaré qu’il s’est séparé de son épouse en juin 2011. À l’époque, il travaillait en Arabie saoudite, tandis que son épouse est retournée avec leurs trois enfants dans les îles Fidji dont ils étaient originaires. À la fin de 2011, M. Haer a commencé à fréquenter Mme Alghamdi, mais leur relation n’est devenue intime qu’au printemps 2012.

[20]  En décembre 2011, l’épouse de M. Haer est revenue au Canada avec les enfants pour des formalités liées à son passeport canadien. M. Haer est venu au Canada à ce moment‑là pour voir les enfants, et il a passé du temps avec eux sur une période de deux semaines. Durant ce séjour, lui et son épouse ont eu un rapport sexuel, qui a abouti à la naissance de leur quatrième enfant en septembre 2012. M. Haer a déclaré qu’il n’a pas eu d’autres relations avec son épouse après ce séjour, et qu’il ne l’a d’ailleurs pas revue, sauf à l’occasion de rares visites aux Fidji, comme pour les funérailles de son père.

[21]  La SAI a tiré la conclusion suivante fondée sur ces faits :

[…] le tribunal n’a aucune idée crédible de l’état de la relation entre l’appelant et son épouse à ce stade‑ci. L’appelant a eu une relation sexuelle avec son épouse six mois après leur séparation, à une époque où il a déclaré être retourné au Canada pour avoir une vie de famille avec ses enfants. Cela donne à penser que leur relation avait toujours cours ou qu’elle pouvait facilement être rétablie.

[Non souligné dans l’original.]

[22]  Même si la conclusion portant que « leur relation avait [possiblement] toujours cours » à la fin de 2011 malgré la séparation pouvait être raisonnable, il ne s’agit pas de la question que la SAI était appelée à trancher. La question était celle de savoir si, au moment de l’audience qui s’est déroulée devant elle à la fin de 2018, M. Haer entretenait toujours une relation avec son épouse. J’estime respectueusement que le fait que ce dernier a eu un rapport sexuel avec elle sept ans plus tôt n’est pas pertinent au regard de cette question, que le couple ait été ou non séparé à l’époque. La SAI n’était pas non plus saisie de la question de savoir si la relation « pouvait facilement être rétablie ». Quand bien même elle pourrait l’être, la preuve d’un contact sexuel survenu bien avant est sans rapport avec cette question, surtout en l’absence d’éléments de preuve concernant la facilité avec laquelle la relation pouvait être rétablie, et compte tenu des éléments de preuve à l’effet contraire.

[23]  La SAI s’est de nouveau attardée sur ce rapport sexuel lorsqu’elle a évoqué la preuve de Mme Alghamdi, déclarant :

Bien que le tribunal soit convaincu que l’appelant et la demandeure entretiennent une relation et qu’ils ont cohabité à ce titre en Afrique du Sud et en Australie pendant au moins un an et qu’ils continuent de le faire aujourd’hui au Canada avec leur fille, l’appelant n’a pas réussi à démontrer qu’il n’y a plus de relation conjugale entre lui et son épouse dont il s’est séparé aux environs de juin 2011. En effet, il a eu un rapport sexuel avec elle après leur séparation et avant que lui et la demandeure aient eu des rapports intimes, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’étaient pas en couple au moment de la relation sexuelle avec son épouse [...]

[Non souligné dans l’original.]

[24]  Outre le renvoi à la preuve concernant le compte bancaire conjoint et au fait que M. Haer n’a pas divorcé, dont il sera question plus loin, la SAI ne donne aucune indication quant à ce que M. Haer « n’a pas réussi à démontrer », ce qui constitue une question importante, étant donné que ce dernier tentait essentiellement de prouver quelque chose qui n’existait pas, à savoir qu’il n’entretenait pas de relation avec son épouse. La SAI s’est plutôt penchée de nouveau sur le rapport sexuel de 2011 et sur le fait qu’il est survenu après la séparation et pendant la relation avec Mme Alghamdi. Je conclus qu’il est déraisonnable que la SAI ait considéré le seul rapport sexuel survenu sept ans plus tôt comme une preuve substantielle de l’existence d’une relation suivie, et plus encore comme une preuve suffisante pour l’emporter sur les autres éléments. Ceux‑ci comprenaient notamment les déclarations de M. Haer portant qu’il n’avait eu aucun contact avec son épouse pendant des années sauf en ce qui concernait les enfants, et la preuve claire et acceptée de sa relation avec Mme Alghamdi, y compris l’enfant qu’ils ont eu ensemble.

[25]  Le fait que M. Haer a commencé à fréquenter Mme Alghamdi à l’époque du fameux rapport sexuel ne dit rien non plus de la nature suivie de la relation ni de sa crédibilité (sans parler de celle de Mme Alghamdi). La SAI a manifestement ajouté foi au témoignage de M. Haer quant au rapport sexuel qu’il a eu avec son épouse et cet événement ne rend pas moins crédible sa preuve portant qu’il n’y a pas eu d’autres contacts et qu’il n’y a aucune relation suivie. Par ailleurs, la SAI semble avoir jugé pertinent le fait que le rapport sexuel survenu sept ans plus tôt était sans doute une infidélité, puisqu’elle a mentionné le fait qu’ils étaient « en couple au moment de la relation sexuelle avec son épouse ». À cet égard, bien que les situations diffèrent, je conviens avec M. Haer que nous pouvons nous laisser guider par la conclusion du juge Kelen dans Quezada Bustamente selon laquelle une infidélité conjugale peut s’avérer pertinente pour statuer sur l’authenticité d’un mariage, mais elle doit être appréciée à la lumière d’autres facteurs et éléments de preuve : Quezada Bustamente, aux paragraphes 29, 33 à 35. Quoi qu’il en soit, il est question d’un rapport sexuel unique qui remonte à longtemps. La question de savoir s’il s’agissait d’une infidélité n’a pas beaucoup d’importance, d’autant plus que M. Haer et Mme Alghamdi n’affirmaient pas qu’ils entretenaient une relation conjugale en 2011, mais plutôt qu’une telle relation s’est développée au fil du temps.

[26]  En somme, je trouve déraisonnable la manière dont la SAI a traité et invoqué l’unique rapport sexuel qu’a eu M. Haer avec son épouse après leur séparation et plusieurs années avant l’audience.

(2)  Compte bancaire conjoint de M. Haer avec son épouse

[27]  M. Haer conserve un compte bancaire conjoint avec son épouse aux Fidji. Il a déclaré qu’il utilisait ce compte pour envoyer de l’argent à son épouse et à ses enfants, et qu’un compte bancaire conjoint lui permettait de voir comment l’argent était dépensé. Pour la SAI, l’explication de M. Haer « ne [faisait] aucun sens », étant donné qu’il pouvait subvenir aux besoins de son épouse et de ses enfants sans passer par un compte conjoint, par exemple en envoyant les fonds à ses parents ou à ses frères et sœurs. La SAI a tiré la conclusion suivante :

Le fait même que l’appelant ait un compte conjoint avec son épouse donne à penser qu’ils vivent encore sous certains aspects comme un couple. Il serait raisonnable de croire que, puisqu’il y a eu séparation de couple, il y aurait également eu séparation des affaires. Le compte bancaire conjoint ne suggère pas une séparation des affaires. Comme il existe un compte bancaire conjoint, le tribunal ignore quels autres aspects d’une relation de couple existent entre l’appelant et son épouse.

[Non souligné dans l’original.]

[28]  Je conviens avec M. Haer que cette conclusion est déraisonnable. Le maintien d’un compte bancaire conjoint aux fins de paiements alimentaires ne donne guère à penser qu’ils « vivent encore » comme un couple sous d’autres aspects émotifs ou conjugaux. Comme le fait remarquer M. Haer, les comptes bancaires conjoints sont souvent utilisés pour le versement de paiements alimentaires entre époux séparés ou divorcés : voir, par exemple, Leithoff c Leithoff, 2004 ABQB 698, aux paragraphes 3, 9 à 15; Aquilini c Aquilini, 2013 BCSC 217, au paragraphe 2; Smaggus c Madonna, 2017 ONSC 6015, au paragraphe 11.

[29]  Pour la même raison, je ne trouve pas sensée l’inférence de la SAI selon laquelle il est « raisonnable de croire que, puisqu’il y a eu séparation de couple, il y aurait également eu séparation des affaires ». Cela pourrait être le cas pour de nombreux couples séparés. Cependant, la relation financière nécessairement suivie que supposent le fait d’avoir des enfants à charge et leur entretien signifie que les « affaires » pourraient ne pas être séparées de la manière que la SAI semblait escompter. Il n’est certainement pas si invraisemblable ou improbable d’inférer du maintien d’un compte conjoint aux fins de paiements alimentaires que la relation se poursuit sur le plan romantique ou conjugal. Cela est d’autant plus vrai en l’absence de la moindre preuve établissant que le compte servait à d’autres fins. Le fait que ces paiements auraient pu s’effectuer par un autre moyen ou par une voie différente ne peut signifier que le choix du couple de recourir à un compte bancaire conjoint « ne fait aucun sens ».

[30]  Le ministre laisse entendre qu’il est hypocrite de la part de M. Haer de reprocher à la SAI d’invoquer l’existence d’un compte bancaire conjoint, étant donné qu’il s’est appuyé sur le fait qu’il partage un tel compte avec Mme Alghamdi pour prouver que leur relation conjugale est authentique. Je ne trouve pas cet argument convaincant. La pertinence d’un compte bancaire conjoint dépend du contexte. Il peut s’agir d’un indicateur parmi d’autres de l’interdépendance financière du couple, pertinente au regard du facteur du « soutien financier » issu des arrêts M c H et Molodowich. Mais cela ne veut pas dire que l’existence d’un compte bancaire conjoint, qui sert au paiement d’aliments pour enfants, atteste aussi une relation conjugale suivie avec l’ancien partenaire.

[31]  Par conséquent, j’estime qu’il était déraisonnable dans les circonstances que la SAI s’appuie sur l’existence d’un compte bancaire conjoint pour y déceler l’indice d’une relation suivie ou soulever des préoccupations à cet égard.

(3)  M. Haer et son épouse n’ont pas divorcé.

[32]  M. Haer est encore marié à son épouse. À la question de savoir pourquoi il n’a pas obtenu le divorce, il a déclaré durant son témoignage qu’il ne voulait pas causer du stress à ses parents, qui avaient mal vécu son divorce précédent, ni imposer plus de stress à ses enfants ou crisper davantage sa relation avec eux, en particulier avec ses deux plus jeunes.

[33]  La SAI n’a pas accepté cette explication, notant que M. Haer ne vit pas avec son épouse et ses enfants, et que ces derniers savent qu’il n’a pas de relation avec leur mère. Pour la SAI, le fait que les enfants de M. Haer savent qu’il n’est pas en couple avec son épouse « risque […] d’avoir des répercussions négatives sur sa relation avec ses enfants aux Fidji », ajoutant que cette situation est « déjà assez stressante ». La SAI a donc conclu :

Compte tenu de cette information et du fait qu’il ne vit pas avec eux, il serait raisonnable de s’attendre à ce qu’il entame des procédures de divorce d’avec son épouse, puisqu’il n’y a pas de relation apparente, ce qui est connu de ses enfants, afin d’établir des bases plus concrètes et formelles avec la demandeure qui demande à immigrer au Canada avec l’appelant. Par conséquent, le divorce semble être une solution logique ou inévitable. Ce n’est toutefois pas le cas.

[34]  J’estime que cette conclusion est déraisonnable pour deux raisons. Premièrement, il est inapproprié que la SAI substitue simplement sa propre évaluation du stress et des répercussions découlant de deux plans d’action différents sur les enfants de M. Haer. Il n’y avait aucun motif raisonnable de conclure, au regard de la preuve, que le fait de ne pas divorcer serait aussi stressant pour les enfants que le divorce, ou que cela justifiait donc de divorcer. Deuxièmement, la conclusion de la SAI selon laquelle un divorce aurait dû être obtenu à des fins d’immigration est problématique. L’évaluation d’une relation conjugale a pour objet de déterminer si elle est, en sa forme actuelle, authentique au sens du RIPR. Laisser entendre qu’une partie doit prendre, à l’égard de sa relation, des mesures qu’elle n’était autrement pas disposée à envisager, dans le seul but d’améliorer une demande en immigration, est contraire à cette fin. Cela risquerait d’ailleurs de passer pour une preuve que la relation relève de l’alinéa 4(1)a) du RIPR.

[35]  La SAI semble laisser entendre que M. Haer devrait divorcer et épouser ensuite Mme Alghamdi afin de convaincre la SAI que leur relation est exclusive. Ayant suggéré qu’il serait raisonnable de s’attendre à ce que M. Haer « établi[sse] des bases plus concrètes et formelles avec [Mme Alghamdi] », la SAI s’est exprimée encore plus clairement dans son analyse de la preuve de Mme Alghamdi :

En supposant que [Mme Alghamdi] est réellement divorcée, [M. Haer] demeure marié à son épouse et il ne semble pas enclin à divorcer, alors qu’il a la possibilité de le faire. Comme il n’y a aucune interdiction à cet effet, le divorce pourrait et devrait être envisagé, d’autant plus que [Mme Alghamdi] se trouve actuellement à l’extérieur de l’Arabie saoudite, où aucune sanction n’est prévue en cas de divorce. [M. Haer] et [Mme Alghamdi] seraient alors libres de se marier en toute légalité dans une autre administration que l’Arabie saoudite où la demandeure n’aurait pas à demander le consentement d’un homme de sa famille pour le faire.

[Non souligné dans l’original.]

[36]  M. Haer n’est pas tenu de divorcer et d’épouser Mme Alghamdi pour pouvoir la parrainer à titre de résidente permanente. Cela ressort clairement de l’énoncé même de l’alinéa 117(1)a) du RIPR qui reconnaît que la catégorie du regroupement familial du répondant comprend « son époux, conjoint de fait ou partenaire conjugal ». Le guide d’IRCC confirme qu’« [u]ne personne mariée à un tiers peut être considérée comme un conjoint de fait à condition que le mariage ait été rompu et qu’elle vit séparément de son époux depuis au moins un an ».

[37]  La SAI l’a elle‑même reconnu, déclarant que M. Haer « ne peut être contraint à divorcer s’il ne le souhaite pas, compte tenu de ses raisons pour ne pas obtenir un divorce » et que « la catégorie des partenaires conjugaux est considérée comme égale à celle des époux […] à des fins d’immigration parce que ces types de relations sont reconnus au Canada ». La SAI a néanmoins jugé qu’il serait raisonnable de s’attendre à ce que M. Haer « établi[sse] des bases plus concrètes et formelles avec [Mme Alghamdi] », ajoutant que « le divorce pourrait et devrait être envisagé […] [et qu’ils] seraient alors libres de se marier ». Il est inapproprié et contraire au cadre prévu par le RIPR d’accorder la primauté au mariage légal. Laisser entendre que c’est ce qui doit advenir pour dissiper les préoccupations de la SAI liées à l’absence de divorce trahit un raisonnement circulaire.

[38]  Comme le concède M. Haer, le fait qu’un répondant demeure marié à un ex‑partenaire peut sans aucun doute s’avérer pertinent pour déterminer si la nouvelle relation est de nature conjugale, dans les circonstances appropriées. Cependant, je trouve déraisonnable que la SAI ait invoqué dans les circonstances le fait que M. Haer n’était pas divorcé, de même que les motifs qu’elle a fournis pour étayer son analyse de la question.

(4)  Considérations cumulatives

[39]  Aucune des considérations précédentes ne constitue à elle seule le fondement de la conclusion de la SAI. Cette dernière a plutôt estimé « [e]n somme, [que] les éléments de preuve suggèrent que la relation n’est pas exclusive comme [M. Haer et Mme Alghamdi] aimeraient le faire croire au tribunal ». Le ministre soutient que même si aucun facteur ne permettait à lui seul de conclure que M. Haer ne s’est pas acquitté de son fardeau de montrer qu’il vivait une relation conjugale avec Mme Alghamdi, l’évaluation cumulative de la preuve par la SAI appelle la retenue.

[40]  Je souscris au principe général selon lequel une série de préoccupations peuvent, même si elles ne s’avèrent peut‑être pas déterminantes individuellement, étayer cumulativement une conclusion raisonnable portant qu’un demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau. Cependant, dans la présente affaire, l’analyse de la SAI à l’égard de chaque motif principal sur lequel elle s’est appuyée était lacunaire. Par ailleurs, elle a présenté ces motifs comme s’ils étaient interreliés en reconnaissant par exemple que M. Haer n’était pas tenu de divorcer tout en soulignant sa préoccupation au sujet du rapport sexuel. Dans les circonstances, je conclus que l’évaluation cumulative de ces facteurs par la SAI était déraisonnable.

(5)  Autres facteurs

[41]  M. Haer fait valoir que malgré ses préoccupations, la SAI était tenue d’évaluer l’authenticité de la relation à la lumière de l’ensemble de la preuve, l’exclusivité n’étant qu’un facteur parmi d’autres : Paulino c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 542, aux paragraphes 59 à 61; Quezada Bustamente, aux paragraphes 32 à 34. M. Haer cite la preuve se rapportant aux différentes considérations qui attestent une relation conjugale en s’appuyant sur les facteurs des arrêts M c H/Molodowich, notamment la cohabitation avec Mme Alghamdi et l’existence de leur enfant. Il invoque entre autres la conclusion du juge Barnes dans la décision Gill selon laquelle la naissance d’un enfant crée une forte présomption d’authenticité de la relation : Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 122, au paragraphe 8.

[42]  Nous pourrions considérer que la reconnaissance par la SAI de l’authenticité et de la bonne foi de la relation entre M. Haer et Mme Alghamdi englobe une grande partie de cette analyse. En même temps, compte tenu de sa conclusion concomitante portant que la relation tombait sous le coup du paragraphe 4(1), il incombait à la SAI de considérer toute la preuve pertinente lorsqu’elle a évalué la question qu’elle jugeait déterminante – celle de savoir si la relation était exclusive. La SAI semble conclure que M. Haer pourrait vivre une relation authentique avec Mme Alghamdi tout en continuant à entretenir une relation avec son épouse. Cependant, la SAI n’a pas vraiment évalué en quoi l’existence de la relation authentique au Canada pourrait avoir une incidence sur la probabilité qu’il continue d’entretenir une relation intime avec son épouse aux Fidji. Le défaut d’entreprendre une évaluation globale de la preuve, en s’appuyant uniquement sur les trois éléments défavorables décrits précédemment, vient accentuer le caractère déraisonnable de la décision de la SAI.

IV.  Conclusion

[43]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus que le rejet par la SAI de l’appel de M. Haer est déraisonnable. La décision est infirmée et l’affaire est renvoyée à la SAI pour qu’elle rende une nouvelle décision.

[44]  Ni l’une ni l’autre partie n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑48‑19

LA COUR STATUE que :

  1. Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire. La décision par laquelle la SAI a rejeté l’appel de M. Haer est infirmée et l’affaire est renvoyée à la SAI pour qu’elle rende une nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3jour de juin 2020.

Semra Denise Omer, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑48‑19

 

INTITULÉ :

AMERIK SINGH HAER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 AOÛT 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 17 AVRIL 2020

 

COMPARUTIONS :

Daniel Kingwell

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann Sandaluk & Kingwell LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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