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Date : 20200327


Dossier : IMM-4326-19

Référence : 2020 CF 435

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 mars 2020

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

GIFT OGONNA OSSAI

demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse a demandé l’asile au Canada en 2017 en raison de la persécution dont elle était victime au Nigéria. Sa demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] en 2018 et son appel auprès de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a été rejeté le 19 juin 2019. La SPR et la SAR ont conclu qu’elle disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Lagos, au Nigéria.

[2]  La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur en n’énonçant pas la norme de contrôle qu’elle appliquait, en appliquant de façon inadéquate les Directives numéro 4 du président, intitulées « Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe » [les Directives no 4], à sa situation et en ne tenant pas compte de sa situation personnelle lorsqu’elle a appliqué la décision antérieure qui avait été désignée comme guide jurisprudentiel pour les demandes d’asile de ressortissants nigériens. Pour ces motifs, la demanderesse soutient que la décision de la SAR devrait être annulée et que l’affaire devrait être renvoyée pour nouvelle décision.

[3]  Comme je l’indiquerai plus loin, j’estime qu’aucune erreur n’a été commise. Je conclus également que la conclusion de la SAR relativement à la PRI est raisonnable.

Contexte

[4]  La demanderesse est citoyenne du Nigéria. Elle est mariée à un citoyen nigérien avec qui elle a deux enfants nés au Canada. Elle est née en 1985 dans l’État du Delta et y a vécu jusqu’à sa fuite du pays en 2014. La demanderesse a été forcée de se marier à 13 ans, et son mari [le premier mari] la battait, la violait et l’obligeait à se faire avorter. Elle a porté plainte à la police, mais celle‑ci ne l’a pas aidée. À la suite de la mort de son premier mari en 2005, la demanderesse a été [traduction] « donnée » au frère de son mari [le frère] dans le cadre d’un mariage coutumier. Il était également très violent. En 2009, la demanderesse a tenté de fuir vers Port Harcourt, la grande ville la plus proche d’où elle se trouvait, mais le frère l’a retrouvée. Cette fois encore, la police n’a été d’aucune aide.

[5]  En 2013, la demanderesse a obtenu un baccalauréat en administration des affaires de l’Université de l’État du Delta. La même année, elle a commencé à fréquenter un homme [le second mari] qu’elle a épousé à l’insu du frère en décembre 2013. En octobre 2014, après que la demanderesse est tombée enceinte du fils de son second mari, les époux se sont enfuis aux Émirats arabes unis dans le but de planifier une nouvelle vie loin du Nigéria. Après un bref séjour à Lagos, au Nigéria, la demanderesse s’est rendue seule en Afrique du Sud, avant de rejoindre son second mari au Kenya, puis de retourner à Lagos. Ils ont tous deux obtenu des visas de visiteur au Canada, mais le second mari n’a pu y accompagner la demanderesse, car sa mère était gravement malade.

[6]  La demanderesse s’est rendue au Canada en mai 2015 et a accouché en juillet 2015. Le frère a gelé le compte bancaire de la demanderesse et a communiqué avec la famille de cette dernière alors qu’il était à sa recherche. Il la considérait toujours comme [traduction] « sa femme » et ne savait rien du mariage avec le second mari. La demande d’asile de la demanderesse était fondée sur sa crainte du frère.

[7]  La demanderesse est tombée enceinte lors d’un bref séjour de son second mari au Canada. Leur deuxième enfant est né au Canada en 2017.

[8]  La SPR a accepté les faits tels qu’ils ont été présentés par la demanderesse et l’a jugée crédible. Toutefois, la SPR a conclu qu’elle disposait d’une PRI à Lagos, au Nigéria.

[9]  La SAR a conclu que la SPR s’est conformée aux Directives no 4 en suivant un raisonnement qui tenait compte du traumatisme vécu par la demanderesse et en ne tirant aucune conclusion défavorable inappropriée. En effet, la SPR avait admis l’ensemble de la preuve présentée par la demanderesse au sujet de sa persécution. La SAR a appliqué le critère à deux volets relatif à la PRI aux faits au dossier et a convenu avec la SPR que Lagos constituait une PRI viable. Au moment d’évaluer le second volet du critère relatif à la PRI, à savoir s’il était raisonnable pour la demanderesse de chercher refuge à Lagos compte tenu des circonstances, la SAR a appliqué le raisonnement adopté dans le dossier no TB7-19851 [la décision JG]. Le président de la CISR avait auparavant désigné cette affaire comme guide jurisprudentiel pour les décideurs qui examinent la viabilité de villes du Sud et du Centre du Nigéria comme PRI pour les demandeurs d’asile persécutés par des acteurs non étatiques.

L’omission de la SAR d’énoncer la norme de contrôle appliquée

[10]  La demanderesse fait valoir que la SAR a commis une erreur en omettant d’énoncer la norme de contrôle et qu’elle semble avoir incorrectement appliqué la norme de l’erreur manifeste et dominante. Elle affirme que la Cour ne peut donc pas évaluer le caractère raisonnable de la décision de la SAR, puisque la norme de contrôle appliquée est inconnue et que la SAR n’a pas effectué d’examen indépendant des éléments de preuve.

[11]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la décision dans son ensemble montre que la SAR comprenait que l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, s’appliquait, et qu’elle a effectué un examen de novo de la décision de la SPR, sauf sur les questions de crédibilité, où la SPR avait un avantage puisqu’elle avait entendu la preuve de vive voix.

[12]  La SAR a retenu la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse était crédible. Toutefois, elle a indiqué qu’elle procéderait à sa « propre évaluation » de la preuve, et c’est précisément ce qu’elle a fait dans son analyse. La décision dans son ensemble montre que la SAR a appliqué la norme de contrôle appropriée. Ainsi, la demanderesse n’a pas relevé d’erreur susceptible de contrôle à cet égard.

L’application par la SAR des Directives no 4

[13]  La demanderesse soutient que la SAR a appliqué les Directives no 4 de façon mécanique, en limitant leur application au caractère adéquat de la procédure d’audience de la SPR. Elle affirme que la SAR a déraisonnablement omis de tenir compte de la gravité de sa persécution dans l’analyse de la PRI et qu’elle n’a pas suivi le principe énoncé au paragraphe C4 des Directives no 4, selon lequel les décideurs doivent tenir compte de la capacité d’un demandeur de se rendre à la PRI en toute sécurité.

[14]  Les Directives no 4 visent principalement à empêcher que les décideurs tirent des conclusions défavorables injustes lors de l’audience de demandeurs d’asile dont le témoignage véridique pourrait ne pas présenter les caractéristiques habituelles de la crédibilité et de la fiabilité en raison des effets de la violence fondée sur le genre qu’ils ont subie. À cet égard, la SAR a accepté l’ensemble du récit de la demanderesse concernant sa persécution, tout comme l’avait fait la SPR. Par conséquent, les préoccupations soulevées dans les Directives no 4 ne sont pas présentes en l’espèce.

[15]  Lorsqu’elle a examiné le préjudice auquel la demanderesse pouvait être exposée si elle devait se réfugier à Lagos, la SAR a souscrit aux conclusions de la SPR voulant que son témoignage selon lequel le frère ou des personnes qu’il connaissait l’y traqueraient était de la pure spéculation. Fait important, la demanderesse ne relatait pas ce qu’elle a vécu, mais faisait part de ses observations quant à la probabilité que le frère la retrouve dans une aussi grande ville. Il était raisonnable pour la SAR de conclure qu’il s’agissait de spéculations, puisque la demanderesse n’a présenté aucune preuve concrète que le frère avait des liens à Lagos et n’a pas non plus fourni de motifs logiques expliquant pourquoi il serait en mesure de la traquer à cet endroit. Il ne s’agit pas d’une mauvaise application des Directives no 4, ni de conclusions défavorables injustes relativement aux expériences de la demanderesse; il incombe toujours à la demanderesse de prouver qu’elle risque de subir un préjudice à l’endroit offrant une PRI.

[16]  La SAR a également examiné la capacité de la demanderesse de se rendre à Lagos et a conclu qu’elle pourrait s’y rendre en avion directement sans risque d’être persécutée dans l’État du Delta. Par conséquent, contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, la décision respectait le principe énoncé au paragraphe C4 des Directives no 4.

[17]  Contrairement à ce que soutient la demanderesse, les Directives no 4 ne permettent pas que la gravité de sa persécution dans l’État du Delta compense la sécurité relative qu’offre la ville de Lagos et la pertinence de cette ville comme PRI. La SAR a appliqué les Directives no 4 de façon raisonnable et la demanderesse n’a pas prouvé que celle‑ci a commis une erreur.

Lagos en tant que PRI viable

[18]  Pour déterminer s’il existe une PRI viable, le tribunal doit s’assurer : 1) que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la région proposée où il existe une PRI et 2) qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge compte tenu de toutes les circonstances : Thirunavukkarasu c Canada (Emploi et Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF).

[19]  La demanderesse soutient qu’il était déraisonnable de considérer Lagos comme une PRI, puisque les faits énoncés dans la décision JG se distinguaient de l’espèce et que la SAR n’a pas tenu compte de sa situation personnelle en examinant les facteurs de la décision JG dans l’analyse du second volet.

[20]  Je préfère retenir l’observation du défendeur selon laquelle la question principale est celle de savoir si les facteurs appliqués par la SAR dans son examen du second volet ont donné lieu à une décision raisonnable.

[21]  Soulignant que la SAR a examiné de façon détaillée la possibilité de persécution de la demanderesse et qu’elle a examiné sa situation personnelle eu égard aux facteurs énoncés dans la décision JG, le défendeur soutient que la demanderesse n’a pas réussi à démontrer la présence d’erreurs qui rendraient la décision déraisonnable. Je suis d’accord.

[22]  La demanderesse ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer qu’elle serait exposée à une possibilité sérieuse de persécution à Lagos, ou qu’il serait déraisonnable qu’elle y trouve refuge dans les circonstances.

[23]  Dans la décision JG, la question principale consiste à savoir quel est le critère à appliquer pour évaluer si une ville au Nigéria peut être considérée comme une PRI dans une affaire de persécution non étatique, ce qui correspond exactement à la situation de la demanderesse. Les faits présentés par la demanderesse pour établir une distinction entre la décision JG et l’espèce sont axés sur sa persécution antérieure et non sur la question de la viabilité de la PRI proposée. La SAR a raisonnablement conclu que la décision JG contenait des orientations pertinentes sur la question à trancher et a appliqué les critères qui y sont énoncés. Comme le souligne le défendeur, contrairement à l’observation de la demanderesse, l’évaluation par la SAR du second volet du critère est entièrement fondée sur sa situation personnelle.

[24]  En ce qui a trait au premier volet, la SAR a conclu que le changement de nom de la demanderesse, la distance qui sépare Lagos de l’État du Delta, l’analphabétisme fonctionnel du frère, ainsi que la taille de la ville supposaient qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que la demanderesse y soit persécutée par le frère. La SAR a tenu compte de l’observation de la demanderesse présentée à la SPR selon laquelle le frère pourrait la traquer à Lagos par l’intermédiaire de sa famille, de ses amis ou de la police. Néanmoins, la SAR a présenté des motifs convaincants pour rejeter cette observation au motif qu’elle était hypothétique.

[25]  Par conséquent, la demanderesse ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de prouver qu’elle serait exposée à une possibilité sérieuse de persécution à Lagos. La décision est fondée sur une analyse logique et est donc raisonnable en ce qui a trait au premier volet.

[26]  Dans son examen du second volet, la SAR a appliqué les facteurs énoncés dans la décision JG à la situation personnelle de la demanderesse. Elle a conclu que le transport, la langue, les perspectives d’emploi, le logement, la religion, le groupe ethnique et la disponibilité des soins médicaux étaient tous des facteurs neutres ou positifs dans le choix de Lagos comme refuge raisonnable. En s’appuyant sur le cartable national de documentation du Nigéria, la SAR a établi que la demanderesse pourrait prendre des vols directs jusqu’à Lagos, qu’elle parlait la langue principale de la ville (l’anglais), qu’elle avait tenu un salon de coiffure auparavant et qu’elle pourrait le faire à nouveau, qu’elle pourrait y vivre avec son second mari, qu’elle pourrait exercer sa religion chrétienne sans être persécutée et qu’elle aurait accès à des soins médicaux. Contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, la SAR n’a pas récité de façon mécanique la décision de la SPR, mais a appliqué de manière détaillée sa situation eu égard à un ensemble complet de critères prospectifs. De façon générale, la SAR a conclu que la présence du second mari à Lagos favorisait le choix de cette ville comme PRI et a conclu que la demanderesse ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait de prouver qu’il serait déraisonnable qu’elle trouve refuge à Lagos.

[27]  La demanderesse soutient que la gravité de sa persécution devrait jouer en sa faveur dans l’analyse du second volet du critère relatif à la PRI. La SAR a reconnu le terrible traumatisme vécu par la demanderesse. Toutefois, ce traumatisme et ses effets constitueront un facteur partout où la demanderesse cherchera refuge, que ce soit au Nigéria ou ailleurs. La SAR a déjà conclu qu’il n’y avait pas de risque sérieux de persécution à Lagos. Par conséquent, il n’est pas logique de tenir compte de la sévérité de la persécution qu’a subie la demanderesse dans le passé au moment de décider s’il serait raisonnable pour elle de chercher refuge à Lagos à l’avenir. Il était raisonnable pour la SAR de tenir compte uniquement des facteurs énumérés dans la décision JG, qui avaient tous trait à la pertinence de Lagos comme lieu de refuge à l’avenir. La SAR a raisonnablement analysé le second volet du critère relatif à la PRI.

Conclusion

[28]  Pour ces motifs, la présente demande est rejetée. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification. Je conclus que les fais de l’espèce n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4326-19

LA COUR STATUE que la demande est rejetée et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 28e jour d’avril 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4326-19

 

INTITULÉ :

GIFT OGONNA OSSAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

vancouver (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 FÉVRIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 27 MARS 2020

COMPARUTIONS :

Roger S. Bhatti

POUR LA DEMANDERESSE

Robert L. Gibson

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Roger Bhatti

Avocat

Surrey (Colombie-Britannique)

POUR La DEMANDEresse

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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